Extraits de l'ouvrage " Le cheval à bascule " - 1975
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par Alain ROY
(Les événements sont réels ; les noms sont des pseudos)
En 1944, j'étais rédacteur en chef des radios secrètes du IIIe Reich, sous les ordres de Goebbels. J'avais vingt-deux ans. Depuis cinq ans, je travaillais pour le compte des Services Secrets français. Ceci est mon histoire, telle que je l'ai vécue au jour le jour, sans fard et sans complaisance.
J'ai été un cheval à bascule, un " W ", comme on dit dans l'argot du métier, - l'un des " doubles " que les Services Secrets français ont envoyé de par le monde avec mission de se faire récupérer par l'Abwehr, c'est-à-dire les Services Secrets allemands.
J'ai commencé ma mission en Espagne franquiste, à dix-sept ans. Je l'ai menée à bien au milieu de cinq ans de tourmente, vivant successivement l'apogée puis l'écroulement de l'empire nazi. Alors que d'autres avaient le privilège de combattre à visage découvert, j'ai dû sans cesse me dissimuler, mentir, me méfier de tout et de tout le monde, m'adapter immédiatement - pour survivre - à tous les milieux dans lesquels la guerre me plongeait.
J'ai survécu - alors que la plupart des " doubles " envoyés en mission par mon Service n'en sont pas rentrés.
C'est aussi en leur mémoire que je me décide enfin, aujourd'hui, à relater ce qu'on m'avait prié de taire jusqu'ici. C'est une histoire de peur, de mensonge et de sang. Je ne souhaite à personne de l'avoir vécue. ...
Troisième Partie I- MATAAM CHANTECLERC Au Mataam - c'est-à-dire au restaurant - Chanteclerc, à Rabat, je dus attendre quelques instants au bar, avant qu'un officier supérieur des « Tabor », flanqué d'une épaisse matrone qui devait être sa femme légitime, quittât la salle en étouffant un rôt de satisfaction gourmande. Le garçon indigène avait libéré la table en un tournemain, changé la nappe, posé un nouveau couvert, et placé sur l'assiette une serviette rutilante.
Le brouhaha des conversations emplissait la salle. D'autant que la consommation de « gris de Boulahouane » accompagnant les langoustes, poissons et coquillages, allait bon train à toutes les tables.
Il y avait dans la salle une majorité d'uniformes, quelques civils à la silhouette mince et au visage distingué et quantité de jeunes femmes émoustillées. Je passai commande, à mon tour, de palourdes farcies et d'un rouget grillé.
Le Maroc, décidément, n'était pas, à l'image de la métropole, un pays vaincu par la guerre, envahi par la grisaille, la peur et l'obscurité. Ici, sous un ciel transparent, c'étaient l'animation, le bruit, la couleur et l'extravagance. A une table, devant la baie vitrée, quelqu'un m'observait furtivement, à chaque fois que je plongeais le nez sur mon assiette. J'avais remarqué son manège, mais, apparemment, l'inconnu tenait à voir sans être vu.
Dès que je me redressais, il détournait la tête. Il n'était pas seul. Deux convives lui faisaient face. Tout en déjeunant, ils poursuivaient une conversation à voix basse. De l'endroit où j'étais assis, je ne pouvais en saisir un traître mot, mais j'avais l'impression, pourtant, que les trois hommes ne s'exprimaient pas en français. Ou je me trompais fort, ou il y avait à cette table un de mes prochains partenaires.
Je terminai le repas sans me presser et demandai l'addition, qui me parut particulièrement élevée. Même avec le viatique remis par le colonel Dernbach, qui n'était pas avare des deniers de l'Abwehr, je n'aurais pas été en mesure de faire du Chanteclerc mon ordinaire. Je quittai le restaurant et pris, à pied, une des rues qui montaient en direction du palais du Sultan. Elles étaient désertes à cette heure de la journée.
J'avais fait quelques centaines de mètres lorsque j'entendis le bruit d'un moteur. Une traction avant stoppa à ma hauteur, la portière s'ouvrit et le visage de l'homme aperçu au restaurant se pencha vers moi: - « Monsieur Roy? demanda-t-il... Montez! » Je n'avais aucune raison de me méfier et grimpai dans la voiture.
Le chauffeur embraya, passa les vitesses et, quelques instants plus tard, nous roulions en direction de Casablanca. C'est alors seulement que mon compagnon songea à se présenter : « Johann Wessmann, dit-il. Je suis l'adjoint du Fregattenkapitân von Gibhardt... Nous devons le rencontrer à Anfa cet après-midi...
Avez-vous fait bon voyage, monsieur Roy? » - Oui, merci!... Est-ce avec vous que je vais opérer? - Herr von Gibhardt vous renseignera à cet égard. Étant donné la complexité des problèmes à résoudre au Maroc, Berlin a fait procéder à une répartition du travail. Ce qui fait que chacun de nous a une certaine spécialisation, un domaine d'études réservé, mais qui n'est pas exhaustif... Tout fait ventre, si je puis dire!...
Au Tirpitzufer de s'y retrouver!... Où êtes-vous descendu? - A l'Hôtel des Ambassadeurs, à Casa. - Pas mal!... Vous y serez bien. Et puis, c'est près du centre. Comment va notre colonel Dernbach?... Vous l'avez rencontré à Paris ou à Angers? - A Angers! Il parlait français, presque sans accent. - Si je ne suis pas indiscret, monsieur, d'où êtes-vous? demandai-je. - De Brême!... Pourquoi?... Ah, ma connaissance du français?... Eh bien, j'ai passé plusieurs années dans un collège suisse, près de Lausanne. Rien de sorcier!... Mais si vous préférez que nous parlions allemand...
Wessmann donna un brusque coup de frein pour éviter un groupe d'indigènes qui traversaient la chaussée, sans se soucier de la circulation. - C'est la route la plus meurtrière que je connaisse!... fit-il... Il n'y a pas de jour que l'on n'ait à y déplorer des accidents mortels. Il prit une cigarette, qu'il me demanda d'allumer. Déjà nous arrivions aux faubourgs de Casablanca que nous traversâmes pour prendre la route d'Anfa. Vingt minutes plus tard, la Citroën stoppa devant l'Hôtel Suisse. Nous en franchîmes le seuil et prîmes l'ascenseur pour monter au troisième étage.
Wessmann frappa à l'une des portes et entendant un Herein, prononcé d'une voix claire, il me précéda dans l'appartement, meublé avec goût. Le Fregattenkapitän était en civil, assis à un petit secrétaire de style. En nous voyant, il interrompit son écriture, se leva et vint à notre rencontre. Il avait une démarche nonchalante et des gestes de grand seigneur. Il serra la main de Wessmann et, se tournant vers moi, me désigna un siège : -
Heureux de vous voir, monsieur Roy! fit-il. Puis-je vous commander quelque chose à boire? Le lieutenant Claude Delorme ne s'était donc pas trompé. - Je vous fiche mon billet, m'avait-il dit la veille - avant que je ne prenne le car pour Rabat - que l'Abwehr a prévu de vous mettre entre les pattes de Unterberg, qui s'appelle maintenant Gibhardt... Un vieux de la vieille de l'équipe Canaris, au S.R. depuis 1925. Il opère sous couverture de la Wako .
Ce sera votre examen de passage, mon vieux!... Dès mon arrivée à Casa, je m'étais, en effet, présenté à l'autorité militaire française. Le commandant Chabret, auquel j'avais rendu compte de ma situation, m'avait alors aiguillé vers le contre-espionnage, où j'avais été pris en charge par le lieutenant Delorme. Il m'avait - d'emblée - accordé une totale confiance, ce qui établissait entre nous un vif courant de sympathie. Jeune officier au geste rond et au verbe méditerranéen, il avait servi auparavant à la Légion étrangère et conservait, des combats de 1940, les séquelles d'une blessure à la hanche.
Me séduisaient en lui, outre son intelligence profonde des êtres et un rare esprit de synthèse, sa prodigieuse érudition et sa mémoire infaillible. Il devait faire, d'ailleurs, une carrière exceptionnelle dans le Renseignement, carrière servie par son génie de la mise en scène. Je l'avais informé, dans les moindres détails, de ma mésaventure de Toulouse. - Vous n'aurez pas avec moi de tels problèmes! conclut-il. Ça, je vous le garantis.
J'ai l'habitude de jouer cartes sur table. J'en acceptais volontiers l'augure. Lorsque nous nous revîmes, après mon entretien d'Anfa, Delorme écouta mon compte rendu en tapotant distraitement avec son crayon sur le bord de la table. - C'est bien ce que je pensais, Alain! conclut-il enfin. Ce Gibhardt n'est pas intéressant! Du moins pour nous... Bien sûr, c'est le seul type de valeur à la Wako. Mais trop sceptique pour faire du renseignement en profondeur.
La Wako est truffée de sous-agents de l'Abwehr. Leur rôle, néanmoins, ressortirait plutôt d'un service de la Marine ou de l'Air. Ils ne s'intéressent qu'aux mouvements des unités, en dilettantes. Le capitaine de frégate Simon, qui dirige notre Sécurité navale à Casa, les a tous, plus ou moins, « logés » et fait le vide autour d'eux. On peut juger des hommes quand on les connaît. Et je connais bien notre type.
Son poste d'observation ici, c'est un peu une récompense pour les services passés. Il rêvait de soleil, de vie calme et sans histoires. Il a tout ça, il se baigne à la « Réserve » d'AïnDiab, fait du S.R. courtois, en discutant avec les courtiers maritimes, avec le consul d'Italie et quelques informateurs qu'on connaît et qu'on lui met régulièrement dans les pattes.
Bref, je considère qu'il serait un parfait chef d'état-major de préfet maritime, mais pas autre chose... Toutefois, on ne m'ôtera pas de l'idée qu'on l'a également placé ici pour freiner les initiatives du général Fellner, le président de la commission d'armistice, un officier brutal et maladroit, parfaitement capable de provoquer un esclandre...
- Ce qui revient à dire, si je vous ai bien compris, que j'ai fait chou blanc? - Mais non, Alain! Seulement, il ne faut pas s'attarder sur le bonhomme. Il va vous mettre à l'épreuve. Il attendra de vous des renseignements détaillés sur ce qui se passe dans le port de Casa et ça, des informations réelles - indiscutables, j'entends - je ne pourrai pas vous en donner beaucoup. Vous le comprenez!... Et même, qu'est-ce que vous pourriez en tirer en retour, de ce Gibhardt, que je ne sache déjà?...
Il faudrait trouver un moyen pour qu'il vous largue sur Rabat, sur Tanger ou Tétouan. C'est là qu'il se passe quelque chose, là qu'on trouvera des gens valables, avec quelque chose au ventre. Tenez, si vous fouinez un peu, vous entendrez peut-être parler, un jour, d'un type qui s'appelle Si Abderrahmane ou encore Hadj el Tijini, pour prouver qu'il a fait le pèlerinage à La Mecque. Or, celui-là, on le retrouve derrière toutes les intrigues qui aboutissent au palais du Sultan.
Et c'est au palais, voyez-vous, qu'est le noeud du problème. Le reste n'est que routine, sans grand intérêt pour nous. * J'enfouis le nom au fond de ma mémoire. Il s'agissait maintenant d'aller plus avant dans les desseins de Delorme. Je comprenais à demi-mot ce qu'il attendait de moi. Encore fallait-il attendre l'occasion propice. Je devais évidemment faire acte de présence au bureau d'Oktogon, où l'Abwehr m'avait affecté.
Le travail que j'y effectuais justifiait ma présence au Maroc. Il consistait essentiellement à faire une revue de presse hebdomadaire des problèmes économiques du protectorat, en partant des sujets traités dans les journaux quotidiens et les revues spécialisées. Il entrait également dans mes attributions d'effectuer des enquêtes sur les aspects financiers de certaines entreprises locales et de prendre des contacts avec ces sociétés, en vue de collaborations futures. Ce qui - pour Berlin - constituait une couverture idéale puisqu'elle expliquait mes déplacements fréquents.
Mon chef de service - un Suisse austère, de Berne - semblait avoir reçu des instructions précises à cet égard et me garantissait la plus large liberté de mouvements. Non sans ronchonner, d'ailleurs... Et afin de ne pas attirer l'attention sur des transferts réguliers de francs suisses, mon salaire m'était directement versé à Casa par la comptabilité de la société Oktogon.
Der Herr Fregattenkapitän - qui m'avait mis à l'épreuve - se rendit rapidement compte - pour sa part - que je ne lui serais pas d'un grand secours à Casa. Je n'avais pas la manière pour forcer les secrets du grand port, ni pour apprendre à dissocier le renseignement exclusif, de premier ordre, de ceux qui étaient déjà connus de tous.
Il ne m'en tenait pas rigueur. Je n'étais pas fait pour cette forme de recherche! C'était tout! Peut-être ailleurs?
Discrètement, il me dirigea à nouveau sur Rabat, auprès de collègues plus à même d'utiliser mes compétences. C'est ainsi que je pénétrai dans un milieu particulier et fort imbu de ses prérogatives. Parce qu'agissant sur le sultan du Maroc, il était naturellement disposé à croire que c'était lui qui, en fait, dirigeait secrètement les destinées du pays.
Ce qui était bien présomptueux de sa part et témoignait d'une méconnaissance totale des problèmes arabes. Delorme, cependant, fit quelques sacrifices, en l'occurrence, et me fournit des renseignements exacts sur des camouflages d'armes dans le Sud, fief du Glaoui, pacha de Marrakech. Il m'autorisa également à révéler qu'une cargaison assez importante de carburant venait d'être acheminée vers l'Est, sous l'égide d'un certain Parker, du consulat des États-unis à Casa, représentant l'O.S.S. du général Donovan .
Nous savions, bien entendu, que cela ne tirerait pas à conséquence. Avant même que les Allemands aient demandé des instructions à la Wako d'Alger ou à Wiesbaden, tout serait terminé et ils ne seraient plus en mesure de prouver quoi que ce fût, l'essentiel étant que messieurs les Nazis fussent convaincus de l'authenticité de mes renseignements (ils avaient des moyens de recoupement). Mais ils arriveraient trop tard.
Bref, je gagnais ainsi l'estime et la reconnaissance de mes partenaires. Je parvins, après des filtrages successifs, à un échelon plus élevé : un quadragénaire, plutôt bel homme, grand, de type nordique, pétillant de malice et dont les veines paraissaient charrier du vif-argent.
Il occupait, à Rabat, une ravissante villa ceinte de massifs de bougainvillées et parquait, dans une allée de gravillons longeant la pelouse bien tondue, sa petite voiture mue par des batteries électriques. Ce qui économisait le carburant, rare à l'époque.
Cet excellent homme exerçait une profession peu banale : il était professeur de tennis. Ses bonnes manières, son charme inné, un petit côté snob, en faisaient la coqueluche du Tout-Rabat qui estimait avoir un rang à tenir. Il était de toutes les parties, de toutes les fêtes, invitait lui- même au Chanteclerc où il avait sa table réservée et faisait profiter de ses leçons tout l'état-major du C.S.T.O. (Commandement supérieur du Territoire Opérations), recueillant, au passage, les confidences des uns et les indiscrétions des autres.
Ce charmant professeur portait un nom rare, presque une caricature : Johnny Dollar. Il aimait d'ailleurs jouer au réfugié d'origine anglo -saxonne. Dollar était un homme habile : il ne se dévoila pas du jour au lendemain et, quelque temps durant, réédita avec moi le jeu du chat et de la souris. Sur un court de tennis, nous échangeâmes quelques balles. Il vit tout de suite que je n'avais pas de dispositions, que je tenais ma raquette en dépit du bon sens et que mon coup de poignet ne s'améliorerait pas avec le temps.
Mais, sans y laisser paraître, il m'étudiait attentivement, cherchait dans nos dialogues la réponse à ses questions. Peu à peu, il acquit la certitude que sa confiance en moi était bien placée et, comme il avait une vocation de professeur, il crut bon de faire de moi son disciple. * Il me faut ici - pour faciliter la compréhension des événements qui vont suivre - ouvrir une parenthèse et rappeler à mes lecteurs le contexte dans lequel nous opérions, au Maroc, en cet automne 1941.
L'Afrique du Nord était, en quelque sorte, le prolongement de la zone libre. Les Allemands n'y apparaissaient officiellement qu'au niveau des Wako, chargés du contrôle des conventions d'armistice définies en 1940, et à titre consulaire. Leurs agents secrets y opéraient donc à leurs risques et périls. Pris, ils étaient inculpés d'intelligence avec l'ennemi et condamnés en vertu des articles 75 et suivants du Code pénal. Si, par contre, une fois la condamnation prononcée par un tribunal militaire, ils pouvaient se prévaloir de la nationalité allemande, les conventions d'armistice contraignaient les autorités françaises à les remettre aux représentants du IIIème Reich. Il n'en allait pas autrement en métropole.
L'armée française en A.F.N. comptait au total une centaine de milliers d'hommes, pratiquement dépourvus d'armement moderne. L'aviation était réduite à un strict minimum. Elle eût été bien incapable de repousser une attaque germano-italiemne, dans l'hypothèse où les états-majors de l'Axe eussent décidé, en violation des clauses signées en forêt de Rethondes, de porter la guerre au Maghreb.
Le climat de cette année demeurait, certes, anti-allemand, mais ses chefs étaient généralement plus attentistes qu'animés par le souci de reconstituer une force offensive, capable d'en découdre un jour avec l'ennemi. Ils se référaient volontiers à Vichy, au maréchal Pétain et à l'amiral Darlan, auxquels l'éloignement conférait un prestige accru et dont ils exécutaient les ordres.
Le général Weygand, cependant, dont Foch avait dit: « Si la France est en danger, appelez Weygand », avait, depuis sa désignation par le gouvernement, un an plus tôt, au titre de délégué général pour l'Afrique française, repris les choses en main et organisé - principalement au Maroc - le camouflage d'importants stocks d'armes. Il avait, simultanément, préparé une mobilisation secrète rapide pour parer à toute éventualité. Mais il devait, sous la pression de Hitler, être rappelé en novembre 1941.
Le Service français de Renseignements, officiellement dissous - comme en métropole - en application des conventions d'armistice, n'en continuait pas moins à fonctionner sous des appellations militaires différentes ou, clandestinement, sous la direction d'officiers mis en congé par leurs unités. Ce qui était le cas du lieutenant Claude Delorme. Son action se révélait indispensable.
On peut, en effet, juger de l'intérêt que portait l'Abwehr à l'Afrique du Nord lorsqu'on saura que, pour le seul territoire marocain, plus de 600 agents allemands furent arrêtés en 1941. Même après le débarquement allié de novembre 1942, l'effort ne s'y ralentit pas puisque, en 1943, quelque 750 arrestations furent opérées au Maroc et plus de 800 en Algérie .
Notre contre-espionnage constatait cependant que les chefs de cet immense troupeau demeuraient prudemment tapis en France occupée. Ils opéraient aussi à partir de la Kriegsorganisation de Madrid, commandés par le colonel Hildebrandt, et de ses postes avancés de Tanger et de Tétouan, en zone espagnole du Maroc, où ils bénéficiaient de l'aide effective du S.R. espagnol.
Par contre, les Allemands s'étaient totalement trompés sur l'état d'esprit des masses musulmanes, dont ils espéraient, à l'origine, un soutien réel. Dans l'ensemble du Maghreb - sauf rares exceptions - les Arabes demeuraient fidèles dans le malheur. Ils n'en épousaient pas pour autant nos querelles et demeuraient à l'écart des problèmes, des intrigues et des courants politiques. On peut dire que ce conflit ne les concernait pas.
Émergeant de cette masse, quelques intellectuels et des « professionnels » du nationalisme ou de l'agitation panislamique qui - en revanche - allaient tenter, avec l'Abwehr, de pousser le sultan du Maroc à commettre l'irréparable.
Le IIIème Reich avait tout mis en oeuvre pour canaliser à son profit ce réveil, encore timide, du nationalisme nord-africain. Il agissait à la fois de Berlin, avec les émissions spéciales en langue arabe de Radio-Zeesen, et de Paris, où l'Abwehr installait un centre de propagande sur les Champs-Élysées en même temps que se constituait à l'état-major de l'hôtel Majestic une section musulmane, activée par les meilleurs spécialistes allemands de l'Islam.
Simultanément, un effort de propagande intense s'exerçait sur les prisonniers de guerre musulmans, dans les stalags. C'est parmi eux que le S.R. recruta beaucoup de ses agents qui, par les relais institués en France et en Espagne, regagnaient le territoire chérifien pour y être, le plus souvent, démasqués par notre contre-espionnage et passés par les armes.
La Wehrmacht se préparait ainsi à intervenir, un jour ou l'autre, en Afrique du Nord, pour y créer l' « Empire arabe de 1000 ans ». Elle devait être prise de court par le débarquement américain de 1942 que Berlin n'avait pas su prévoir ou dont il n'avait pas retenu l'hypothèse.
II- Je continuais à revoir discrètement Johnny Dollar mais j'avais l'impression qu'il me demandait surtout une présence et remettait à plus tard le soin de me demander de participer activement à ses opérations. Il m'interrogeait sur mon séjour à Hambourg, sur les filles que j'y fréquentais, simple entrée en matière pour me questionner sur les officiers et techniciens qui m'avaient initié à cette mission.
Il n'était, pourtant, plus question d'émettre par radio. Je devais, maintenant, servir d'auxiliaire sans plus avoir à me préoccuper de la manière dont les informations seraient transmises à bon port. Parfois, aussi, Dollar s'inquiétait de mon enfance et riait de bon coeur au récit que je lui faisais de mes parties de pêche, lorsque je guettais le meunier dans l'eau claire de la Chantourne. Il était sensible à cette frange du temps où l'adolescence ne perçoit pas encore la réalité qui l'entoure, aveuglée qu'elle est par les rêves issus des plus tendres années.
Quant au lieutenant Delorme, il voyait enfin émerger dans son collimateur un... interlocuteur valable. Tout un faisceau d'informations avait, en effet, permis à Delorme et à son patron, le capitaine Casais, de « loger » Johnny Dollar.
Le contre-espionnage français avait déjà commencé à s'intéresser à lui. Sa fiche rappelait que Dollar était d'origine balte, né à Riga. Dès avant la guerre, l'ambassade de France en Lettonie l'avait utilisé comme informateur politique. Puis, les événements de 1939 ayant mis en sommeil le dispositif français dans ce pays, on l'avait perdu de vue. Il était réapparu au Maroc, au début de 1941, y bénéficiant du statut de réfugié et du patronage de la Croix-Rouge. A Rabat, il recevait des fonds de l' « Association des réfugiés baltes » et exerçait sa profession, sans que personne n'y trouvât à redire.
Il entretenait des relations cordiales avec tout le monde et on ne tarissait pas d'éloges à son égard. - Mais moi, je ne crois pas aux contes de fées! me dit le lieutenant. C'est pas ma nature... Une enquête avait été confiée au délégué français à la commission d'armistice de Wiesbaden. Or, elle avait révélé que Dollar s'était, en 1940, installé en Allemagne, où il avait de la famille. Il y connaissait, pour les avoir pratiqués, des joueurs de tennis, tels que Kleinschroth et le Dr Busse, partenaires du champion von Cramme. Mais, aussi, membres de l'Abwehr. C'est ainsi que nous apprîmes que Johnny avait été recruté pour les services de l'amiral Canaris.
Après une courte préparation, il avait été envoyé au Maroc. Qu'était-il venu y faire? C'est ce qu'il nous restait à découvrir.
J'avais retrouvé Delorme dans un café du boulevard de la gare, l'artère principale du centre de Casablanca. Dans la foule volubile et bruyante, nous passions inaperçus. D'ailleurs, comme de coutume, il commença à m'entretenir de sujets qui n'avaient rien à voir avec notre affaire. Il se ménageait ainsi un suspense, avant d'en venir au fait. - Nous nous sommes posé la question de savoir - dit-il enfin - qui a bien pu introduire notre ami Dollar au Palais et le placer ainsi pour recueillir de première main des renseignements d'intention et d'atmosphère.
Selon nos sources - ajouta-t-il - l'auxiliaire de ce moderne cheval de Troie ne serait autre que l'écuyer du Sultan, dont Johnny a fait la connaissance au cours d'une surprise-party. C'est un beau cavalier, mais plutôt borné. Ce qui exclut toute préméditation de sa part. En tout état de cause, s'il y avait eu conspiration, on aurait cherché un autre complice. Johnny était donc devenu, sur les courts de l'enceinte royale, le partenaire du sultan Mohammed. Mais, aussi, d'un certain El Ouazzani, apparenté au monarque.
Or, celui-ci, khalifat, du pacha de Fez, arabe évolué, était depuis longtemps surveillé à la fois par le « Bureau des menées anti-nationales » et par le capitaine Gervais, du contre-espionnage.
- Incontestablement, ce Ouazzani joue un rôle équivoque, reprit Delorme. Mais, franchement, il est difficilement repérable au milieu des éléments religieux. Nous n'y avons pratiquement pas d'informateurs. Chaque fois que nous poussons nos avantages au Palais, nous nous heurtons aux services du général Noguès et sommes contraints de rebrousser chemin.
Le terme d'arabe évolué m'avait intrigué. Qu'entendait-on par là? - Je veux dire qu'il s'agit d'un personnage sortant de l'ordinaire et qui, de plus, exerce un ascendant certain sur le Sultan. Or - poursuivit le lieutenant - El Ouazzani s'est rendu à Berlin, pour les Jeux Olympiques de 1936. Il en est revenu enthousiasmé, autant par l'Allemagne national-socialiste que par son programme d'antisémitisme. On assure même qu'il a été reçu en audience par Hitler, en sa qualité de membre de la famille alaouite.
Depuis plusieurs années, il entretient aussi des relations étroites avec le consul d'Espagne à Fez, M. Solis y Martinez. Leurs propos, pour autant que l'on sache, tournent autour d'histoire ancienne : le royaume maure de Grenade. Mais le rêve de l'un et le sens pratique de l'autre cachent certainement des réalités plus terre à terre...
Vous le voyez, avec toutes ces présomptions, nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. * Il se fit que - à quelques jours de là - j'eus l'occasion de rencontrer ce personnage insolite dont Delorme venait de tracer le portrait.
Johnny Dollar m'avait, en effet, demandé de l'accompagner à la Médina de Rabat-Salé, sans pour autant me préciser le but de notre promenade. Nous avions traversé la Kissaria et ses multiples échoppes de vanniers, avant de pénétrer dans une enceinte discrète, close de murs blanchis à la chaux.
Au milieu du jardin, soigneusement entretenu, une villa moderne de plain-pied. Là, dans un salon meublé à l'orientale, nous attendait El Ouazzani. Je me souviens de son regard très mobile et d'une poignée de main énergique. Dollar me présenta comme un proche collaborateur.
Notre hôte nous invita à prendre un rafraîchissement. Il avait des manières affables et se montrait empressé. Il témoignait aussi d'une vive curiosité. Car, ayant appris que je venais de Paris, il m'interrogea sur les films qui venaient de sortir, les nouvelles pièces de théâtre, les restaurants à la mode, sans omettre de poser des questions sur l'état d'esprit des Français, eu égard aux succès militaires remportés par l'Allemagne. Rien, à son avis, ne pourrait plus désormais briser l'élan et le dynamisme de la Wehrmacht.
L'Allemagne avait, d'ores et déjà, gagné la guerre. Seule, restait à délimiter l'étendue de ses conquêtes. C'est de cette conclusion que devaient s'inspirer les États arabes encore sous la domination des puissances coloniales. Ouazzani paraissait sincère, mais il n'allait pas au bout de son raisonnement. Dollar l'écoutait parler sans manifester de sentiments personnels.
Tous deux s'en tenaient à des généralités et je ne pouvais, pour ma part, pousser notre interlocuteur à se dévoiler davantage. Je notai seulement une connivence entre les deux hommes, faite de hochements de tête, de silences, de regards échangés, voire de soupirs.
Ma présence empêchait sans doute d'aller au fond des choses et de faire état de cette complicité qui m'apparaissait évidente. A un moment, El Ouazzani posa cependant à Johnny Dollar une question plus précise : - Si notre ami - il me désigna du doigt - dispose d'un passeport suisse, il pourrait se déplacer facilement, sans attirer l'attention sur lui. A Tétouan, par exemple... Je dressai l'oreille. Bien sûr! N'étais-je pas ressortissant d'un pays neutre? Ma nationalité ne constituait-elle pas un sésame, permettant de franchir les frontières et d'assurer des liaisons sûres? Était-ce ce qu'on voulait savoir?
Décontenancé par ma question, Dollar coupa court : - Ce n'est qu'une hypothèse formulée par notre hôte. Nous en reparlerons... plus tard! Dès lors, notre conversation n'avait plus d'objet. Elle se confina en des banalités et je compris que mes interlocuteurs étaient d'avis qu'ils en avaient assez dit ce jour-là.
Visiblement, Dollar ne m'avait invité que pour me présenter à El Ouazzani, comme un pion dans la partie d'échecs que les deux compères avaient engagée. En quittant la propriété, Johnny, tout en m'indiquant que la villa appartenait à un cousin de Ouazzani, absent de Rabat, tint à me préciser que celui-ci était un « pur » au milieu de la « racaille » constituant la camarilla du Palais.
Le lieutenant Delorme - que, décidément, rien n'étonnait - se félicita de ce que nous ayions pu ferrer aussi rapidement notre proie. Avec l'autorité que lui conféraient son grade, son expérience, son instinct ou son esprit de synthèse, je ne sais trop, il en conclut que les événements allaient maintenant se précipiter et qu'il tenait bien en main tous les fils qui devaient mouvoir ces marionnettes, sur fond d'empire chérifien.
Personnellement, je n'étais pas pressé outre mesure et, dès que mon travail au bureau d'Oktogon m'en laissait le loisir, j'errais dans Casa au gré de ma fantaisie. Ce jour-là, j'étais entré dans un petit café, près de la place Mers-Sultan. Mais il n'y avait personne, ni dans la salle ni derrière le comptoir, et je mourais de soif.
En me juchant sur un des tabourets placés devant le bar, je tambourinai sur le zinc, d'un geste impatient. C'est alors seulement que surgit, de derrière le comptoir, une tête ronde, ébouriffée, une expression de surprise sur le visage. Puis le corps se redressa lentement, comme à regret. - Excusez-moi, je rangeais des bouteilles! dit la jeune femme qui m'était apparue. A cette heure-ci, il n'y a jamais de clients...
Sa voix, aux inflexions méridionales, était une fête. Je ne dissimulai pas ma surprise en la dévisageant. Son visage était maquillé avec soin, les yeux sombres agrandis par une touche de noir, les lèvres pleines et appétissantes. Sensible à mon compliment muet, elle secoua ses boucles brunes, se pencha vers moi et demanda : -- Qu'est-ce que je peux vous servir? - Une bière bien fraîche! Vous prendrez bien un verre avec moi? Elle n'hésita que pour le principe : - Volontiers!... De la limonade! Je la questionnai, tandis qu'elle emplissait les verres : - Vous êtes d'ici? - Non, je suis Corse. De Propriano. Elle me fixait avec, dans son regard, une curiosité bienveillante et, sur les lèvres, un sourire amusé.
Je venais de me faire confectionner deux nouveaux costumes par un excellent tailleur espagnol et mon aspect extérieur ne correspondait peut-être pas à celui de la clientèle habituelle de ce café, d'apparence minable. - Vous êtes la propriétaire? demandai-je. Elle eut une petite moue, en considérant la salle au parquet gluant, les tables recouvertes de nappes défraîchies et sales : - Non, gérante seulement, dit-elle. Depuis quelques jours... Il y a encore beaucoup à faire ici! Avant, je m'occupais d'une boutique de modes. Mais ça ne marchait pas très fort, alors j'ai dû me reconvertir... Voilà!... Ici, à l'apéritif, c'est toujours plein, on fait aussi des plats chauds. Il vient beaucoup de sous-officiers et de soldats de la garnison. Je n'ai pas à me plaindre... Mais il faudrait avoir le temps de remettre un peu d'ordre et de nettoyer tout ça!
Elle parlait dans une envolée de gestes, trahissant son ascendance méridionale. Je savais, d'instinct, que l'atmosphère ainsi créée me permettrait d'aller plus avant dans l'improvisation. D'ailleurs, plus je regardais la jeune femme, plus je la trouvais séduisante. - Si je ne suis pas indiscret, poursuivis-je, puis-je vous demander votre nom? - Lena. - Lena... comment? - Oh, peu importe! Mon nom de famille serait imprononçable pour vous.
Je sentais mon coeur battre la chamade. Mais je me risquai : - Eh bien, Lena, puis-je vous inviter à dîner ce soir? Tant de désinvolture la surprit, venant d'un client parfaitement inconnu. Je lus, sur ses traits, une désapprobation, nuancée par une curiosité évidente. - Ce n'est pas possible! dit-elle. A partir de six heures, le café va être plein. Je ne peux pas m'absenter, vous comprenez! Elle réfléchissait simultanément aux motifs qui déterminaient ma conduite et ajouta : - Mais pourquoi voulez-vous m'inviter?
Au fait, pourquoi? Simplement parce qu'elle me plaisait? Bien que la continence commençât à me peser, il devait y avoir une autre motivation. Je crois qu'en apercevant Lena, quelque chose avait fait « tilt ». Tant d'impressions extérieures agissent sur (p.170) l'inconscient d'un individu qu'il se demande souvent pourquoi il s'engage dans telle ou telle voie sans motif apparent. A plus forte raison quand il s'agit d'un agent secret, dont la sensibilité est toujours à vif.
Dans le moment, je mis toute mon éloquence au service de ma cause : - Ne vous méprenez pas sur mes intentions, Lena! Vous devez être très sollicitée ici, je le suppose. Mais on devine en vous une retenue qui me séduit. Bref, je tentai de lui expliquer que j'avais été si agréablement surpris par la ravissante frimousse surgissant de manière aussi inattendue, que j'en avais déduit qu'une sorte de providence m'avait poussé jusqu'ici. Or, quand le ciel s'en mêle, ce serait péché d'échapper aux conséquences qui en découlent.
De plus, le ton des propos échangés, le brillant du regard, cette gentillesse et cette féminité qui émanaient d'elle, m'avaient subjugué. - Providence ou coïncidence, Lena, appelez-le comme vous voudrez, on ne peut pas les ignorer! repris-je. Elle m'écoutait, intriguée, mais encore sur ses gardes. Puis le mécanisme que je venais de déclencher se libéra soudain, sous l'effet de la curiosité. - Je ne sais même pas qui vous êtes! dit-elle. - Qu'à cela ne tienne! Je me présentai et fis état de mon emploi dans le cadre d'une entreprise suisse.
Lena réfléchit encore quelques secondes, puis enchaîna : - Demain soir, peut-être! Je pourrais demander à une copine de me remplacer au bar... Mais vous me promettez de... Je lui promis tout ce qu'elle voulait, rendu indulgent par le fait d'en être arrivé si vite à mes fins.
En dépit de cet engagement solennel, je me retrouvai cependant le lendemain soir dans le deux-pièces cuisine-salle-de-bains que Lena occupait au rez-de-chaussée d'une maison située dans une rue très calme, à proximité de la place d'Armes. Nous avions dîné dans un restaurant indigène, assis sur des matelas, et avions sans doute trop insisté sur l'anisette et le « Chaudsoleil » que nous recommandait le maître d'hôtel. J'avais remarqué que mon invitée y connaissait beaucoup de monde. Elle faisait un signe de tête aux uns, agitait la main en direction d'autres tables.
- Ici, me dit-elle, on est entre amis. Et puis, à Casa, on se connaît tous plus ou moins! J'avais enregistré mécaniquement ses paroles. C'est elle-même qui, plus tard, m'avait demandé de la raccompagner. J'étais un peu étourdi par nos libations et, durant le trajet, empilai pêle-mêle dans mon esprit des mots d'amour, des expressions à l'emporte-pièce et des attitudes convaincantes, pour le cas où Lena, ayant recouvré son équilibre, m'eût empêché de franchir le dernier obstacle. Il n'en avait rien été. La nuit était tiède. Nous étions maintenant détendus, exprimant de la voix et du geste un trop-plein de tendresse. J'admirais le granulé de sa peau, la courbe du sein. Quel âge pouvait-elle avoir? Vingt-sept ans, vingt-huit peut-être?
C'était le corps d'une femme mûre, physiquement comblée. Son regard quêtait mon approbation et bien qu'elle eût, par des caresses savantes, tiré de moi beaucoup de ressources, je ne pouvais prétendre - à dix-neuf ans - être à la hauteur de sa science amoureuse. Si mes yeux furent suffisamment éloquents, ma retenue traduisit aussi mon manque d'expérience du corps à corps. Lena ne joua pas un rôle majeur dans ce récit mais elle contribua efficacement - et à son insu - au bon déroulement du scénario qu'écrivait le contre-espionnage français, au fur et à mesure qu'il analysait les informations recueillies par l'ensemble de ses sources.
De toute manière, Lena m'apporta cette bouffée de fraîcheur, d'air pur et d'honnêteté, qui m'était nécessaire pour suivre une route semée d'embûches. Et c'est à ce titre que j'évoque ici sa mémoire, car elle périt au début de 1956 des suites d'un attentat terroriste au coeur de Casa.
Las de l'hôtel, j'avais loué un grand studio meublé, dans le quartier de l'Horloge. Ce qui me permettrait de recevoir mon amie sans avoir à redouter de présence importune. Mais, aussi, de rencontrer Delorme sans témoins. Car nous avions pris conscience du fait que les bars et les brasseries de Casa ne constituaient pas, à la longue, un cadre idéal pour deux acteurs voués, de par leur fonction, à la plus extrême discrétion.
Une entrée de service, par la cuisine, permettait d'ailleurs de repartir discrètement dans l'hypothèse où s'annoncerait une visite imprévue. La pièce était meublée au goût du propriétaire, un avocat de Cannes. Les cuivres y brillaient et, sur tout un côté, des étagères de livres grimpaient jusqu'au plafond, mêlant de petits bouquins aux couvertures jaunies à de gros ouvrages reliés, parmi lesquels figurait une édition complète des oeuvres de Jules Verne.
Je n'avais guère le temps d'y puiser ma part d'évasion. J'appréciais, par contre, le confort de deux gros fauteuils de velours beige, dans lesquels j'avais tendance à m'asseoir fréquemment. Ce jour-là, Delorme, que j'avais appelé à son bureau quelques heures plus tôt, me fit la surprise de venir accompagné d'un homme d'une quarantaine d'années, que je ne connaissais pas. J'ai oublié le nom sous lequel il me le présenta. Peu importe, d'ailleurs : il était certainement faux.
Ce que je retins, par contre, de cet entretien, ce fut l'exposé sur la situation au palais du Sultan, telle qu'elle apparaissait à des esprits avertis, ayant sondé toutes les coulisses d'une monarchie théocratique. L'élément principal de notre problème était, évidemment, Sidi Mohammed ben Youssef, autour duquel se concentraient les aspirations du nationalisme marocain. Il était alors âgé de trente-deux ans et, depuis son élection au trône, en 1927, par le (p. 172) collège des Ulemas, avait déjà usé bien des résidents généraux. De sorte que le système de Lyautey, en équilibre sur une pseudo évidence, à savoir le loyalisme du Sultan, était souvent battu en brèche.
Or, dans l'enceinte du Palais, il y avait, d'un côté, l'équipe mise en place bien des années auparavant par le maréchal Lyautey. Elle était dominée par Si Kaddour ben Ghabrit et Si Nammeri, devenus tous deux octogénaires et n'exerçant plus grande influence sur le plan politique. Mais ils étaient des Sages.
Il y avait aussi Si Cherif, téléguidé par le vieux portier de l'Atlas, le Glaoui, pacha de Marrakech, adversaire prononcé du trône alaouite et vieil esprit féodal. Thami el Glaoui exerçait ainsi, par l'intermédiaire de Si Cherif, un adroit chantage sur le Sultan, en lui rappelant qu'il n'était, en fin de compte, qu'un bâtard, fils d'une esclave juive, que le colonel Noguès, naguère, avait, à la demande de Lyautey, tiré de l'obscurité et d'un demi exil pour en faire un souverain régnant. Car tel était l'intérêt de la France...
On sait, en effet, que le Sultan précédent, Moulay Youssef, s'était souhaité pour successeur son fils aîné, Moulay Idriss. Mais, passant outre à son voeu, le collège des Ulémas avait désigné son troisième fils, Mohammed, qui était alors un jeune homme réservé et timide, à peine âgé de dix-huit ans. Tenant compte du fait que la loi de primogéniture n'était pas inscrite dans la tradition islamique du Maroc, le résident général Steeg avait orienté les suffrages du collège en faveur de celui dont la France estimait qu'il serait un seigneur vassal et soumis.
Or, Mohammed, bien que toujours très prudent, avait été, avec le temps, sensible aux appels des partisans de l'indépendance qui se recrutaient surtout chez les jeunes bourgeois de Fez, disciples passionnés d'Allal el Fassi. Instruit de quelques contacts entamés avec le Sultan, Si Cherif venait lui rappeler, avec un certain à-propos, que les jours du Califat des Ommeyades à Cordoue étaient définitivement révolus. Insistant aussi sur le fait que Mohammed n'était, après tout, qu'un rejeton latéral des Alaouites et que le collège des Ulemas pouvait le destituer pour consacrer un autre souverain.
La dynastie, d'ailleurs, n'était guère reluisante, ajoutait-il, puisque toute une branche de la famille alaouite, les Mehdi ben Alaoui, vivait des subsides que lui octroyait généreusement le gouvernement français. Si Kaddour ben Ghabrit, Si Nammeri et Si Cherif jouaient donc, tant bien que mal, le jeu des autorités françaises.
Au milieu, il y avait un neutre, le Dr Dubois-Roquevert, médecin du Sultan et gynécologue de ses femmes. Plusieurs fois sollicité par la « Résidence », il s'était toujours refusé à exercer quelque influence que ce soit sur son illustre client et il se tenait à l'écart de toutes les intrigues. Neutre également, le capitaine Laforest, aide de camp de Sa Majesté le Sultan. Il restait donc la fraction religieuse, âme de l'opposition à toute politique francophile, et favorable aux Allemands. Elle savait que le Sultan était un faible, sous l'influence de ses femmes. En conséquence, elle agissait par le Harem.
C'est à cette fraction religieuse que Johnny Dollar s'était intégré. C'est par elle qu'il agissait au profit de l'Allemagne. L'action de ce groupe s'exerçait par le truchement du fils d'une esclave soudanaise, un certain Taleb Bachir, eunuque, nlassc'ur et gardien du sérail. Il était noir de peau, fin lettré et possédait les deux langues, arabe et française. Ses fonctions d'intendant du sérail en faisaient le factotum et l'exécuteur des missions de confiance.
Ce Concini d'une coterie féodale pro allemande, manoeuvrée par les nationalistes, était, en fait, entre les mains de Abdelhafid ben Alaoui, frère de lait du Sultan. Celui-ci était surintendant du Palais d'Eté et l'homme de confiance de son souverain. C'est également à cette fraction qu'appartenait El Ouazzani, qui assurait la liaison entre l'université Maraouine de Fez (Tombeau de Moulay Idriss), blottie au coeur de la vieille ville tortueuse et secrète, et la Zaouïa (établissement d'instruction musulmane) de Xauen, ville sainte du Maroc, accrochée à une âpre falaise du Rif et encore toute empreinte du souvenir d'Abd el-Krim.
On n'avait pu, jusque-là, établir la preuve formelle du recrutement d'El Ouazzani par l'Abwehr. Pour Delorme, il était possible, en effet, que Dollar le manipulât " blind ", comme disent les Allemands, c'est-à-dire à son insu.
Il apparaissait, en tout état de cause, qu'il n'avait pas une personnalité suffisante pour agir de son propre chef. Très rapidement, il était devenu un jouet entre les mains de Si Abderrahmane, dit Hadj el Tijini, dont nous avons déjà parlé, un aventurier et un mystique, qui se terrait à Xauen, y prêchant la Djihad, la guerre sainte.
Or, Aûderrahmane était aussi, de son refuge en zone espagnole, un super-espion allemand, disciple spirituel d'Isabelle Eberhardt, la fameuse aventurière de la fin du siècle dernier. Le général Noguès, notre Résident, tenait le protectorat bien en main. Mais on assistait bel et bien au début d'un complot.
Tout juste si mes deux visiteurs ne conclurent pas leur exposé par un impératif : - A vous de le déjouer! Je plaisante, bien sûr. On ne pouvait pas surestimer mes capacités. J'avais eu dix-neuf ans trois mois plus tôt.
Mais je suppose que mes amis pensaient qu'étant placé comme je l'étais, le moindre renseignement que je pourrais recueillir, dans le contexte évoqué, serait d'une valeur inestimable. A condition que le gharbi, l'Occidental que j'étais, s'y retrouve dans les sinueux méandres de cette saga orientale.
Dans les semaines qui suivirent, Johnny Dollar ne me reparla plus d'El Ouazzani. Il semblait plutôt soucieux de rassembler un maximum d'informations sur ce qu'il appelait la collusion entre les services spéciaux américains et français.
Je devais donc aller vérifier certains transferts à Nouaceur, enquêter à Oued-Zem ou à la base de Levis-Gentil, sans toutefois prendre - il insistait là-dessus - de risques exagérés.
Je lui avais parlé de mes relations avec Lena. Il appréciait le fait que je fusse ainsi placé - au mieux de ses intérêts - dans un établissement presque uniquement fréquenté par des militaires. Ce qui faciliterait ma tâche, les soldats et sous-officiers n'ayant pas une conscience exagérée de la valeur du secret militaire. Pourtant, il en fallait bien, des soldats, pour camoufler des automitrailleuses dans l'enceinte de l'Office chérifien des phosphates ou faire disparaître des pièces détachées des bases aériennes de Meknès ou de Marrakech.
Je ferai grâce au lecteur de cet aspect technique de la question. Mais Dollar n'avait pas tort. Les clients de Lena étaient trop bavards et j'entendais souvent des conversations édifiantes sur l'art de tourner en ridicule les commissions allemandes d'armistice. Il y avait même surenchère dans les dialogues que j'écoutais. Inutile de dire que Delorme passait au crible les informations que je recueillais. Certaines étaient fondées, d'autres incontestablement fausses ou, au mieux, très exagérées. Mais il m'autorisait à les transmettre telles que je les avais recueillies.
A cette moisson, il ajoutait d'autres renseignements, dont je n'étais pas en mesure de vérifier l'authenticité, mais qui m'apparaissaient vraisemblables. Ils étaient, en tout cas - et de loin - plus importants que les miens.
A chaque fois, le lieutenant fixait une origine à ces informations et, lui aussi, utilisait intelligemment mon amie Lena pour justifier mes sources. Il est vrai que, dans l'intervalle, mes relations avec elle étaient devenues si étroites qu'en dehors de mes heures de présence à Oktogon, et des impératifs de ma mission, nous ne nous quittions pratiquement plus. Autant que je pouvais en juger, son affaire était florissante et, n'étant moi-même pas avare de mes revenus, nous ne connaissions point de soucis matériels.
Elle ne m'avait pas menti en faisant état de ses nombreuses relations. Partout où nous allions, au restaurant, dans les boîtes de nuit, dans la rue même, on interpellait Lena, on lui demandait de ses nouvelles et on me saluait moi aussi, cordialement. Invités par les uns et par les autres, nous passions souvent nos soirées dans les villas des quartiers résidentiels, ou à Anfa, aussi bien que dans de confortables appartements du centre de Casa.
Mes oreilles s'emplissaient alors d'un déluge verbal, d'une incroyable floraison de termes colorés, d'accents savoureux, de phrases chantantes et d'expressions pittoresques. Bien que les amis de Lena fussent en général des commerfriands : à savoir qui couche avec qui (ce qu'il était souvent d'une soirée plaisante et des détails d'atmosphère, fort utiles à l' « enveloppe » de mes rapports. D'autant que je recueillais aussi des informations dont les services secrets sont toujours friands : à savoir qui couche avec qui, ce qu'il était souvent déconcertant d'apprendre) et quelles intrigues se nouaient ici ou là.
Je remarquais d'ailleurs que l'apparition de Lena suscitait littéralement les confidences.
III- Vint le mois de décembre qui fut assez frais. En cette fin d'année, l'attitude de l'état-major français s'était raidie, en considération du travail de renseignement et d'intoxication qui caractérisait de plus en plus le rôle de la commission d'armistice. On estimait donc qu'il fallait l'isoler. Mais comme elle était l'émanation du vainqueur, toutes les mesures de sécurité intérieure étaient prises sous les prétextes les plus courtois, telle une protection policière, se révélant indispensable, eu égard aux menaces d'arabes surexcités.
Des officiers français accompagnaient désormais les membres de la commission dans leurs inspections. Et tout cela ne facilitait pas le travail de von Gibhardt ou celui de ses collègues. A ce point que l'honorable correspondant de l'Abwehr se déchargeait peu à peu de ses responsabilités sur le consul général d'Allemagne à Casablanca, Paul Auer, bientôt promu, lui aussi, au rôle de « cocu », dans le langage coloré de notre contre-espionnage.
Restait Johnny Dollar. Delorme continuait de s'interroger sur la manière dont il transmettait à Berlin les renseignements que je lui tenais, ou ceux qu'il obtenait de ses autres informateurs. Il avait abandonné l'hypothèse d'une liaison directe avec Si Abderahmane, dont la ligne de courriers passait par les djebels, au nord de Taza.
Pourtant, s'ils avaient pu intercepter ses rapports, Delorme et ses compagnons auraient été plus avancés. On n'ignorait pas qu'il y avait des relais de l'Abwehr en Espagne et le contrôle postal avait donc été renforcé dans cette direction. Ce qui supposait des centaines de lettres ouvertes chaque jour, passées aux rayons X, soumises à un examen chimique si elles recélaient le moindre signe suspect et, enfin, recollées, sans que le destinataire pût soupçonner une trace d'intervention.
Tant de persévérance finit par porter ses fruits. Au début de décembre, une de ces lettres, adressée à une Senorita Mercédès Quintian, à Barcelone, éveilla le soupçon des censeurs. Elle était pourtant anonyme et banale dans sa rédaction, seulement signée d'un prénom : Johnny. L'auteur y exprimait son affection et l'espoir de revoir bientôt l'objet de son entêtante passion. Il traçait pour finir un tableau complaisant de son existence professionnelle à Rabat. Il n'y avait pas là de quoi fouetter un chat.
Ce qui frappa les censeurs, c'est que cette lettre comportait de grands espaces entre les lignes. Pourquoi tant de place perdue? s'étaient-ils dit. Seconde anomalie : la lettre était numérotée. Sans en référer préalablement à leurs supérieurs, les censeurs la firent soumettre en laboratoire à un examen chimique poussé. Les premiers essais se révélèrent vains. On allait abandonner l'expérience lorsque, au cours d'une dernière tentative, on découvrit enfin un texte invisible, rédigé en allemand et à l'encre sympathique.
Celui-ci contenait, avec évidemment beaucoup de retard, le détail de codicilles ultra-secrets au traité signé en février par le général Weygand avec Robert Murphy, représentant du président Roosevelt. L'accord - connu par les Allemands - prévoyait le ravitaillement de l'Afrique du Nord par les États-unis. Mais le fait que des minerais rares, tels le thorium et le vanadium, nécessaires aux alliages, étaient livrés par le Maroc aux U.S.A., en contrepartie d'un apport important de carburant, ou l'échange de renseignements militaires, cela ressortissait du secret le mieux gardé.
Le rapport de Dollar, en style télégraphique, mentionnait également des renseignements que je lui avais moi-même fournis et rapportait les progrès enregistrés dans l'action politique au Makhzen, le palais du Sultan. La nouveauté étant qu'ils semblaient correspondre à un plan allemand pour l'occupation du Maroc.
Il apparaissait, par conséquent, que l'on avait minimisé le rôle de Johnny Dollar, dont les sources d'informations se situaient bien au-dessus de ce que Delorme et ses amis pouvaient contrôler. Mais, après mûre réflexion, ceux-ci ordonnèrent que la lettre fût expédiée à sa destinataire.
Dans le même temps, on procéda, sur l'ensemble du territoire maghrébin, à un fichage systématique de cette Mercédès Quintian, qui se faisait adresser' son courrier à un bureau de correspondance à Barcelone.
Mais, ni en Algérie ni en Tunisie, la censure ne découvrit d'autres épistoles. Par contre, trois nouvelles lettres lui furent adressées de Rabat par Johnny Dollar. Une comparaison d'écritures établit d'ailleurs, sans équivoque possible, que Johnny était bien le scripteur de ces messages. Le ton des dernières correspondances devenait de plus en plus tendre, l'érotisme s'y substituant vite aux sentiments.
Ces lettres apportèrent d'autres révélations : à savoir que Dollar était toujours en relations étroites avec von Gibhardt et qu'un des meilleurs informateurs de cet officier n'était autre qu'un certain capitaine Nicolaï, ancien officier de la Légion étrangère, qui demeurait à Rabat et y faisait de la propagande en faveur des unités de libération géorgiennes.
D'origine russe, il avait été un excellent soldat et jouissait de l'amitié de ses anciens frères d'armes. Il s'était ainsi constitué un réseau qui lui permettait de recueillir des renseignements aux meilleures sources.
L'enquête révéla qu'il rendait compte de son travail à Gibhardt. Les deux hommes se rencontraient à Casablanca, à la Maisonnette russe. Cette boîte, qu'on appelait aussi Chez Maroussia, était le siège de l'Union des anciens combattants russes, dite « Étendard de Saint-André ».
Située dans une petite rue, proche elle aussi de la place Mers-Sultan, j'y avais dîné une ou deux fois avec Lena, mais n'y avais jamais vu Gibhardt qui y avait pourtant ses habitudes. Il y venait souvent manger du chachlik, arrosé d'une vodka de fabrication locale, aux sons de violons tziganes.
Malgré sa trahison, le capitaine Nicolaï bénéficia d'un certain répit, avant d'être arrêté. Car il s'agissait, avant tout, de ne pas donner matière à soupçons à Dollar et Gibhardt, qui pensaient continuer impunément leur besogne.
Or, tous leurs rapports étaient maintenant connus de notre contre-espionnage qui, après en avoir pris copie, continuait imperturbablement de faire suivre les originaux à leur destinataire. Puis, vers la fin de ce mois de décembre 1941, la censure intercepta une nouvelle lettre. Adressée cette fois de France à Johnny Dollar. Banale, elle aussi, dans sa conception.
Elle était tapée à la machine et contenait des indications sur différents articles de tennis, comme si l'expéditeur eût ainsi répondu à une demande de renseignements. Les censeurs y avaient, cependant, découvert des traces de manipulation au « bâtonnet ». On en déduisit que la lettre contenait de nouvelles instructions pour Dollar et son équipe. Les traces, cependant, indiquaient un message non plus entre les lignes, mais dans le sens perpendiculaire. Or, il se produisit un incident au laboratoire, dû à une surchauffe du révélateur.
Le papier fut ainsi abîmé et le texte invisible demeura à jamais soustrait à la curiosité du contre-espionnage français. Cet incident jeta la consternation parmi mes amis qui décidèrent d'en référer à l'instance supérieure, à Alger.
C'est de là que partit la décision de procéder immédiatement à l'arrestation de Johnny Dollar et de l'inculper d'intelligence avec l'ennemi.
Il fut appréhendé le l7 janvier 1942 et placé au secret à la prison militaire, où il fut bientôt rejoint par le capitaine Nicolaï, tandis que le Fregattenkapitàn von Gibhardt, protégé par son statut de membre d'une commission d'armistice, échappait à la vindicte des justiciers de l'ordre maghrébin.
Mais l'action répressive du C.E. lui ôtait désormais tout élan et réduisait davantage encore ses moyens d'investigation. En attendant une indication de mes « employeurs » de l'Abwehr, qui ne pouvait tarder, nous convînmes que les événements qui venaient de se passer ne devaient, en principe, avoir aucune interférence sur mon travail à Oktogon.
Dans (p.180) l'immédiat, par conséquent, je poursuivrais mes occupations, comme si de rien n'était. Il serait temps d'aviser, si Dollar faisait état de ma complicité, au cours de ses interrogatoires. De toute façon, je n'étais pas censé savoir qu'il venait d'être placé sous mandat de dépôt.
Or, Johnny avoua bien au juge d'instruction militaire, commis à cet effet, le détail de sa mission pour le compte de l'Abwehr et tout ce qu'il pouvait savoir du plan allemand élaboré l'été précédent, prévoyant notamment une coopération espagnole et l'intervention de forces aéroportées. Il resta muet, par contre, malgré toutes les pressions exercées, sur les noms de ses informateurs et de ses agents.
Un premier appel me vint de El Ouazzani. Un coup de téléphone à mon bureau de Casa, tout en allusions et sans qu'un nom fût prononcé. Mon interlocuteur me priait de venir tel jour à Fez et de me rendre à une adresse indiquée.
Il faisait, je m'en souviens, un froid très dur. J'avais pris le train. Arrivé en début d'après-midi, je m'étais perdu dans le labyrinthe des ruelles pittoresques de la Médina, avant de me rendre, en traversant les souks très colorés et animés, malgré le froid, jusqu'au voisinage du sanctuaire de Moulay Idriss.
A l'heure convenue, j'étais au rendez-vous fixé, devant l'entrée d'une banale habitation du quartier. Un serviteur noir m'y attendait. Quelle ne fut pas ma stupéfaction, une fois le porche franchi, de découvrir un patio somptueux, que rien ne laissait deviner de l'extérieur! Puis, les portes intérieures s'ouvrirent sur un palais oriental, luxueusement aménagé et dont les mosaïques panachées m'enchantaient.
Le salon, dans lequel on me fit pénétrer, était partiellement meublé à l'européenne. C'est-à-dire qu'il contenait un canapé et deux fauteuils, recouverts de satin vert, qui s'intégraient habilement, de par leur seule couleur, au style du mobilier indigène, comportant des pièces de grande valeur, telle une selle de chameau richement ciselée que j'étais en train d'admirer lorsque mon hôte fit son apparition.
Il marqua un temps d'arrêt pour me laisser étudier la pièce tout à mon goût. L'accueil de El Ouazzani fut chaleureux, mais il semblait très contrarié par l'annonce de l'arrestation de « notre ami » Johnny, dont il me réservait la primeur. - Vous étiez un de ses proches collaborateurs, me dit-il. Que comptez-vous faire maintenant? J'étais pris de court par cette question... Que savait-il exactement de moi? Dieu merci, il ne me laissa pas le temps d'enchaîner : - Seriez-vous en mesure, reprit-il, d'assurer certaines liaisons avec nos amis en zone espagnole? Il en revenait donc à l'objet de notre premier entretien.
El Ouazzani avait de la suite dans les idées. - Rien de dangereux! s'empressa-t-il d'ajouter. Mais ces contacts deviennent urgents et nous devons être sûrs de notre messager. Je le remerciai de sa confiance. Nous travaillions d'ailleurs dans le même but. Je ne pouvais que confirmer, une fois de plus, les facilités que me procuraient l'usage d'un passeport helvétique et ma situation dans une entreprise ayant pignon sur rue.
Cette constatation redonna une sorte de sérénité à son masque inquiet. - Je me charge de l'attribution d'un visa espagnol, dit-il enfin, après un temps de réflexion. Je préfère cette solution légale au franchissement clandestin de la frontière inter-zonale. Vous verrez pourquoi!
Une jeune servante berbère, aux cheveux blonds, pénétra dans le salon, un plateau sur les bras : - Thé à la menthe ou café? demanda mon hôte. J'optai pour le café. El Ouazzani fit claquer ses doigts et la servante repartit après avoir fait une inclination de la tête. Puis, Ouazzani, devenu plus loquace, s'inquiéta des répercussions consécutives à l'arrestation de Dollar.
Nous devrions être, désormais, plus prudents encore. N'avais-je rien remarqué d'anormal autour de moi, ces jours derniers? Je le rassurai : en venant ici, je m'étais, comme d'habitude, assuré que je n'étais pas suivi. Réflexe banal. Pour des gens formés à la clandestinité, comme nous l'étions, déceler une filature était enfantin.
Je terminai en émettant l'opinion que Dollar ne me paraissait pas homme à trahir ses amis. - Dans ce cas, monsieur Roy, à bientôt! conclut mon hôte. Je vous ferai prévenir de nos dispositions en temps utile. Il se leva pour signifier que l'entretien était terminé.
Pour le retour, je dus emprunter un autocar dont la suspension paraissait inexistante et qui mit plus de six heures à effectuer les deux cents et quelques kilomètres qui me séparaient de Rabat où je devais passer la nuit.
C'est là, à mon hôtel, que je devais rencontrer en effet le lieutenant Delorme, impatient de connaître les résultats de mon entretien avec Ouazzani. Cette conversation - selon l'officier - n'apportait pas la preuve formelle de son appartenance à l'Abwehr, mais elle permettait, néanmoins, de pencher en faveur de cette hypothèse.
D'ailleurs, un fait nouveau était apparu que Delorme me révéla. Ouazzani avait, pour le compte du pacha de Fez, ouvert un bureau de géomètres.
Il n'y avait pas pléthore de personnel, mais l'inscription du bureau au Registre du Commerce permettait de justifier une demande de permis de recherches - délivré par le Service des Mines de Rabat - et d'effectuer ainsi des prospections dans le bled.
Or - et c'était là où l'affaire se corsait - El Ouazzani avait lui-même écrit, sur papier à en-tête de la société, à un certain Herrn Ruschwehy, au bureau de Zurich de la société Oktogon, dont, ne l'oublions pas, j'étais l'employé à Casa.
Depuis quelque temps, tout le courrier adressé vers l'étranger était ouvert systématiquement. Des rapports que j'établissais, la censure n'avait pas pris ombrage. Mais, à Fez, le censeur, M. Spoery, fut étonné de trouver dans cette lettre rédigée en allemand (que Ouazzani parlait assez couramment) un rapport circonstancié sur les résultats obtenus par les sociétés et certains aventuriers qui, depuis les années 20, prospectaient le sous-sol marocain.
Le rapport faisait état de la teneur des minerais dans les roches, de la puissance des veines et d'indications témoignant d'une régression certaine, dans ce domaine, pour le présent. Alors que cette richesse pouvait facilement être exploitée.
L'enquête avait, assez rapidement, permis d'établir que Herr Ruschwehy était un directeur allemand, d'origine suisse. Mobilisable, il avait été considéré comme « indispensable au Reich » et avait fondé une « holding » à filiales multiples. Marié à une jeune Française, il était domicilié à Baden-Baden, où il avait une somptueuse propriété, baptisée « Maria Kloster ».
Cette identification répondait aux questions que nous nous étions déjà posées, à propos d'Oktogon. Le lecteur se souvient, en effet, des conditions dans lesquelles avait été établie ma « couverture » à Hambourg.
Mais, jusque-là, le C.E. avait préféré ne pas aller trop au fond des choses, pour ne pas mettre la puce à l'oreille des Allemands.
Ruschwehy avait également des intérêts dans la société Intercommerciale, installée place Vendôme, à Paris, et qui - on le sait - dépendait en fait du Service de renseignements économiques allemand (le I.W.I.). Celui-ci avait placé une antenne au Maroc, chez Epinat, grosse puissance financière contrôlant l' « Omnium marocain » (mines, travaux publics, domaines agricoles, conserveries, sociétés de textiles, etc.).
L'appartenance de Ruschwehy au S.R. allemand ne faisait donc plus de doute. Ce qui éclairait d'une lumière très différente les conclusions des précédentes enquêtes qui avaient établi qu'Oktogon était, certes, une société de paille, camouflant des avoirs allemands, mais domiciliée à Vaduz, Liechtenstein.
Cette réputation de neutralité avait donc permis à Ruschwehy de venir au Maroc explorer des possibilités minières dans l'Atlas (où des filons de minerais rares avaient été découverts dans la région de Figuig-Bou Arfa), d'ouvrir des bureaux à Casablanca et, pour ne pas attirer l'attention sur lui-même, de proposer à Epinat (qui contrôlait aussi des mines de plomb, de molybdène, d'étain et de wolfram) une association d'exploitation.
Par son bureau de géomètres à Fez, El Ouazzani vérifiait alors l'état des permis de recherche accordés par Rabat et en sollicitait d'autres. Ordre fut donné au censeur de laisser passer la lettre.
Mais, à l'archivage, Ruschwehy-Oktogon ayant été rapproché de Ruschwehy-Intercommerciale le fut également de Ruschwehy, titulaire d'un visa délivré par la Résidence générale de France à Rabat, à la demande de M. Epinat.
C'est ainsi que, grâce à la lettre imprudente d'El Ouazzani, tout le pot aux roses du S.R. économique allemand au Maroc put être dévoilé.
Pour ne pas gêner la partie en cours, les autorités françaises attendirent (p.184) cependant avant de prendre des sanctions et ce n'est qu'en 1943 que M. Epinat fut appréhendé et se vit confisquer tous ses biens.
Le bureau de géomètres s'insérait aussi dans un autre aspect du complot découvert. Il correspondait, en effet, à la naissance d'un mythe propagé par la fraction religieuse du Palais, à savoir celui d'un « âge d'or » auquel la conquête française aurait prématurément mis fin.
Pour ces exégètes, soucieux d'apporter au Sultan des arguments supplémentaires, le Maroc, avant 1912, était prospère, influent dans le monde des affaires, et respecté de tous. Or, le sous-sol, d'une richesse incommensurable, demeurait inexploité et la régression économique était générale.
Ce point de vue ne résistait, évidemment, pas à une analyse sérieuse, mais le mythe, habilement entretenu, éveillait la nostalgie des jeunes et des moins jeunes. L'évocation de « l'âge d'or » devait, dans l'esprit de ses promoteurs, amener ceux qui prendraient la peine de réfléchir à se dire : « Assez de la tutelle française! Nous voulons notre pleine souveraineté nationale. Notre pays est assez riche (minerais rares, phosphates, fruits, primeurs) pour se suffire à lui-même. Les Allemands ont écrasé la France. Pourquoi ne viennent-ils pas nous délivrer à notre tour? » .
J'étais revenu à Casa. Delorme prévoyait que je ne tarderais pas à avoir des nouvelles de l'un ou l'autre de mes « amis » de l'Abwehr. Dollar arrêté, Gibhardt mis dans l'impossibilité d'exercer ses talents, Nikolaï également sous les verrous, il n'en demeurait pas moins que, comme au cirque, la représentation continuait.
En attendant mon entrée sur la piste, je me lançais, en compagnie de Lena, dans les plaisirs de la nuit, soulignés par les plaintes des banjos, des clarinettes, des saxophones, des violons ou des balalaïkas. Et pendant que je m'agitais dans ce tourbillon de futilités, l'acteur principal de notre grand spectacle, Sidi Mohammed ben Youssef, Sultan du Maroc, Calife et Cemmar.deur des Croyants, héritier d'une dynastie fondée par Moula Rachid - dont un fils faillit épouser une fille de Louis XIV - descendant du Prophète, représentant d'Allah, personnage sacré et arbitre suprême, s'interrogeait dans la paix et le secret de sa conscience.
Il était un homme très pieux. Le teint pâle, la démarche un peu voûtée, il se levait avec le jour et passait aussitôt une demi-heure en prières. Après le petit déjeuner où il grignotait, avec son café et son thé, un peu de poulet grillé et du fromage, il montait à cheval avec son aide de camp, puis estimait venu le moment de s'atteler aux affaires de l'État. Il parlait peu, écoutait beaucoup. Tant le langage familier de ses vizirs que celui des roumis, c'est-à-dire du Résident ou de ses représentants, dont les propos étaient traduits par l'interprète de la Cour.
Étiquette oblige, car Sa Majesté parlait couramment le français. Il ne quittait sa djellaba et ses babouches qu'en fin d'après-midi, pour revêtir un pantalon de toile ou de flanelle, un chandail et de petites chaussures. C'était pour lui le meilleur moment de la journée, celui du tennis. Car le Sultan était une très bonne raquette.
Mais il avait dû choisir d'autres partenaires, maintenant que son souriant et sympathique professeur, Johnny Dollar, avait quitté, trop précipitamment à son gré, le court de ciment rouge. L'insidieuse mélodie que lui susurrait l'agent allemand s'était, elle aussi, brutalement interrompue.
Le soir, après la prière et un dîner léger que lui préparait son cuisinier français, Sidi Mohammed passait quelque temps avec ses femmes et ses enfants. Et, sauf les jours de fêtes officielles, il se retirait tôt dans ses appartements où il aimait méditer.
Extérieurement soumis aux « suggestions » de la Résidence, ,apparemment fidèle aux conseils des Sages, le Sultan n'en était pas moins ballotté entre les complots intérieurs du sérail, les intrigues de sa nombreuse famille, les exigences d'une foi étroite et les arguments de la camarilla nationaliste, manoeuvrée par Si Abderrahmane et ses chefs allemands. Il mesurait ainsi ses limites et réfléchissait.
Or, invariablement, il en revenait à cette constatation : la tutelle française était peut-être nécessaire, en tout cas possible et tolérable dans les années 20 ou 30. Elle n'était plus admissible de la part des grands vaincus de 1940. L'Allemagne pouvait bien être, par conséquent, une carte à jouer. A condition, évidemment, que la tutelle française pût être écartée... Mais comment?
Or, c'était là, très exactement, la conclusion que les Allemands, en gens pratiques et réalistes, souhaitaient voir tirer par le Sultan. * Je reçus, un matin, à Oktogon, un appel téléphonique de Paul Auer, consul général d'Allemagne à Casablanca. - Herr Roy, vous serait-il possible de passer à mon bureau? dit-il. Mon ministère m'a demandé de prendre contact avec votre société. Je feignis la naïveté : - Je crains de n'être pas qualifié, Monsieur. Ne quittez pas... Je vais vous passer mon directeur! Il insista, avec quelque irritation dans la voix : - Mais non, mais non, Herr Roy, c'est bien avec vous que je souhaite m'entretenir. C'est bien vous qui êtes chargé des synthèses économiques? -
IV- ... oui! - Alors d'accord! Demain après-midi, à quatre heures. vous convient? - Jawohl, Herr Doktor!... Je ne risquais rien à appeler Doktor un Allemand exerçant une profession libérale. Ils le sont tous.
Celui-ci avait une voix de tête, désagréable. Je l'imaginais sec comme un coup de trique, des lunettes d'intellectuel cerclées d'or, imbu de son importance et de la qualité de sa fonction. bref, la caricature d'un fonctionnaire du Reich.
Or, l'homme que je rencontrai au consulat différait sensiblement de ce portrait stéréotypé. Une certaine rondeur, des traits fins le geste mesuré, le regard intéressé et enveloppant, la poignée de main lourde... un peu trop lourde à mon gré.
Il paraissait étonné - et ravi à la fois - de la jeunesse de son visiteur. - Nos amis ne m'avaient pas indiqué votre âge! dit-il. - Nos amis? - Mais oui, voyons, der Herr Korvettenkapitain, et... Johnny. Pauvre Johnny!... Mais, rassurez-vous, ces Franzosen seront bien contraints de le remettre en liberté. - Ah!... et pourquoi? - Mais parce qu'ils n'ont aucune preuve contre lui... Et parce que, ne l'oublions quand même pas, c'est nous qui avons gagné la guerre. - Bien sûr. Mais, moi, qu'est-ce que je viens faire là-dedans?
Il alluma tranquillement un cigare avant de me répondre, en soufflant bruyamment sa fumée : - Vous devez continuer, mon garçon! Voyons les choses en face maintenant : nous avons subi un fâcheux contretemps. C'est à moi qu'il appartiendra désormais de vous diriger, c'est à moi que vous devrez remettre vos rapports. Nous sommes bien d'accord? - Oui! A condition que vous m'indiquiez ce que je dois faire.
Je ne pus m'empêcher, au cours de ce dialogue, de faire état de mon anxiété et des craintes que j'éprouvais par suite de l'intervention de la police française. Je pouvais, moi aussi, être arrêté, jugé et condamné à mort pour trahison. Car les flics ne seraient pas longs à établir ma véritable identité.
Cette attitude toute d'instinct me paraissait opportune. Le consul eût difficilement compris que, dans le contexte donné, je fasse preuve de trop d'assurance.
La première mission que me confia der Herr Konsul concernait des objectifs militaires situés dans la région de Meknès-Fez. Outre l'implantation exacte et l'armement des unités françaises, il me demandait de relever la topographie de certains terrains, susceptibles d'être aménagés en bases d'atterrissage pour avions légers.
Or, c'était là une indication capitale pour nos services, recoupant et confirmant les aveux de Dollar et d'autres renseignements, relatifs au plan d'intervention allemand prévoyant un lâcher de parachutistes dans cette région et leur approvisionnement en armes et munitions. C'est ce que m'affirma Delorme, très satisfait de la tournure des événements.
J'étais donc, dorénavant, entre les mains de Paul Auer. Le travail était celui d'un professionnel averti et exigeant. Auer effectuait une besogne considérable. Nous nous entendions d'ailleurs parfaitement et je répondais, du mieux que je le pouvais, à la confiance qu'il plaçait en moi.
Le contre-espionnage français considérait Paul Auer comme le numéro 1 de l'ingérence allemande au Maroc, le situant à plusieurs coudées au-dessus de Gibhardt, de Johnny Dollar ou de Ouazzani. Mon travail pour lui se limitait à des enquêtes ou à des recherches d'ordre purement militaire, dont le détail n'intéressera sans doute pas le lecteur.
C'est Delorme qui me fournissait les réponses aux questions posées et nous continuions ainsi de « collaborer » fraternellement avec l'Abwehr, en lui faisant tenir des renseignements qui - par le biais des moyens habituels de transmission - lui parvenaient avec beaucoup de retard. La seconde satisfaction - et non des moindres - consistait à lui fournir des sujets de réflexion qui détournaient son attention de problèmes que nous jugions beaucoup plus importants.
V- En février 1942, Johnny Dollar comparut devant le tribunal militaire, siégeant à huis clos, et fut condamné à mort. Mais il avait revendiqué la citoyenneté allemande et - de ce fait - la commission d'armistice de Wiesbaden fut officiellement prévenue par la délégation permanente française, que dirigeait - si mes souvenirs sont bons - le général de la Laurentie. Dollar échappa ainsi à sa peine. Réclamé par les autorités allemandes, il fut rendu au Reich au camp de Sennecey-le-Grand, situé entre Mâcon et Chalon.
C'est à la fin de ce mois de février que je reçus un nouvel appel de El Ouazzani. Après en avoir informé le consul Paul Auer, qui n'éleva pas d'objections, je repris la route de Fez où Ouazzani me demanda - comme Delorme s'y attendait, au demeurant - de me rendre à Tétouan, en zone espagnole du Maroc, pour y remettre en mains propres un... livre au colonel Rudolf, commandant l'antenne de l'Abwehr, installée Avenida del Generalisimo Franco, apartado 55.
Ouazzani ajouta que - pour gagner du temps - il interviendrait lui-même auprès du consul d'Espagne à Fez afin qu'un visa me soit attribué dans les meilleurs délais. J'emportai le livre à Casa et le remis à Delorme, qui le confia à son laboratoire. Il s'agissait d'un ouvrage très épais, édition fort ancienne et très rare du Don Quijote de Cervantès. A l'examen, le laboratoire découvrit qu'il comportait dans sa seconde partie, au chapitre intitulé :« De ce que traita Don Quijote avec son écuyer, ainsi que d'autres événements fameux », de longs messages écrits à l'encre invisible et intéressant la situation au palais du Sultan.
Ce qui ne nous apprenait pas grand-chose que nous ne sachions déjà, si ce n'est qu'un certain Rachid, de l'entourage du monarque, était soupçonné de collaborer avec les services secrets français.
Ce qui, en revanche, intéressa prodigieusement Delorme, ce fut la liste des nouveaux agents de liaison recrutés par El Ouazzani, la police du Protectorat ayant fait récemment une véritable hécatombe des agents mis en place par le Khalifat.
Dernier message : l'accusé de réception de la grille d'un nouveau code qui devait être utilisé dans les courriers entre Fez et Xauen, repaire du fameux Si Abderrahmane, l'Arlésienne du complot. Ce Don Quijote là témoignait abondamment du fait que l'Abwehr ou ses complices me faisaient entièrement confiance.
A moins que je ne fusse considéré comme la dernière carte encore utilisable, au fur et à mesure que le dispositif de l'Abwehr s'écroulait sous les coups de boutoir du contre-espionnage français. De toute manière, l'un n'excluait pas l'autre.
Le lieutenant Delorme était apparemment satisfait de mes prestations. Il ne me couvrait pas de compliments, mais son attitude, les confidences qu'il me faisait, les petits cadeaux insolites qu'il apportait lors de ses visites à mon studio, je les interprétais comme autant de preuves de l'amitié ou de l'affection qu'il me portait.
A la veille de mon départ pour Tanger et Tétouan, il tint à m'expliquer ce qu'il savait sur le complot allemand que nous étions amenés à déjouer et ma mémoire m'en restitue fidèlement les données.
L'amiral Canaris, chef du S.R. allemand, avait tenté, au cours de cette année 1941, de négocier avec le haut commissaire espagnol au Maroc - avec lequel il était personnellement lié - le camouflage d'unités du Lehrregiment Brandenburg au sein de la Légion étrangère espagnole, stationnée à Ceuta et Melilla. Mais l'attitude dilatoire du haut commissaire, très anglophile, avait fait échouer ces négociations.
La balle était alors arrivée dans le camp de Si Abderrahmane, dont les relations avec le poste de Tétouan ne constituaient que l'aspect informatif du plan d'ensemble. Qui était-il? On ignorait sa nationalité réelle, mais on pensait qu'il était Allemand par sa mère.
C'est en Allemagne qu'il avait fait ses études. Pour le reste, était-il demi-Marocain, demi-Algérien, demi-Egyptien? Mystère.
On savait, en revanche, que sa haine des pays coloniaux, tels l'Angleterre et la France, avait été nourrie dès sa plus tendre enfance. Il connaissait tout ce qui, dans le monde, avait un nom dans l'anticolonialisme, depuis Chandra Bose, aux Indes, jusqu'aux chefs d' « El Azhar » au Caire, et aux leaders nationalistes marocains.
Officiellement, il se trouvait au Maroc espagnol en qualité d'ethnographe. En réalité, il y jouait le rôle de spiritus rector de la fraction nationaliste marocaine et diffusait les consignes, les mots d'ordre et les slogans, assurant une liaison régulière avec l'université Karaouine de Fez et, par El Ouazzani toujours, avec les remuants éléments du palais de Rabat.
C'est lui aussi qui, sur instructions de Berlin, s'occupait des dépôts d'armes disséminés en zone espagnole, en vue d'un prochain soulèvement du Maroc français, dont il se voulait le guide.
Déjà, au cours de la Première Guerre mondiale, les Allemands partaient des territoires insoumis et fanatiques du Rif pour fomenter des troubles en pays d'influence française. Ils y avaient accumulé des armes et des munitions en quantité considérable et surexcité les esprits contre les chrétiens. Ce qui eut pour conséquence la révolte des Rifains contre l'occupant espagnol dans les années 20.
En 41-42, les dirigeants allemands se souvenaient de l'expérience, mais ils se montraient beaucoup plus prudents quant à la manière d'atteindre le but. L'Abwehr n'ignorait pas que ses agents arabes étaient manipulés - sauf exceptions - à la fois par les Allemands, par les Espagnols et par les Français et qu'en définitive, ils trahissaient tout le monde.
Or, les nationalistes marocains et l'Abwehr avaient trouvé, en zone espagnole, une oreille complaisante à leurs desseins auprès des interventores, fonctionnaires analogues à ce qu'étaient les « contrôleurs civils » en zone française.
Les interventores accordaient aux comploteurs de larges facilités d'action et leur facilitaient considérablement la tâche. Certains, même, étaient responsables de dépôts d'armes qui devaient être distribués au jour « J », en même temps qu'en zone française les nationalistes devaient faire main basse sur les dépôts d'armes camouflées par l'Armée française. Les Allemands, par conséquent, n'attendaient plus qu'une justification - à savoir un appel du sultan du Maroc - pour entreprendre leur action.
Ce qui n'allait pas tarder. - Votre Abderrahmane me paraît être un socialiste prussien! dis-je à Delorme. Dommage qu'il prêche la guerre sainte contre notre pays. Peut-être que j'aurais été séduit par sa faconde et que je l'aurais suivi!...
Les efforts que j'entrepris pour tenter de le connaître demeurèrent vains. J'eus Tanger et Tétouan sur mon itinéraire. Pas Xauen, cette citadelle rifaine peuplée d'héritiers plus ou moins fous de Mohammed Abd el-Krim, cadi et fils de cadi, qui se morfondait dans l'île de la Réunion où le gouvernement français l'avait exilé.
Pas de colonel Rudolf non plus - ou Recke, comme il se faisait appeler alors - à Tétouan. Le « patron » était à Madrid, en mission de liaison avec la Kriegsorganisation de l'Oberst Hildebrandt. C'est ce que m'expliqua son assistant, le major Langenheim, qui ne tarda pas à me témoigner de vifs sentiments de sympathie en apprenant que j'avais été le collaborateur de son ami le colonel Mode, à Barcelone.
Je lui remis l'édition rare du Don Quijote de la Mancha que m'avait confiée El Ouazzani. Sans autres commentaires. Ma mission s'arrêtait là et je n'avais pas de message à prendre pour le retour.
Langenheim me fit visiter les souks de Tétouan, avec ses ruelles étroites, tantôt plongées dans l'ombre, tantôt dévorées de soleil, mais toujours noires de monde. Puis il m'invita à déjeuner et nous échangeâmes des souvenirs. En 1942, 40 c'était déjà le bon temps! Mon hôte me relata, en effet, ses aventures antérieures à son affectation en zone espagnole du Maroc. Il avait dirigé à Algesiras un poste d'observation sur Gibraltar.
D'une villa isolée sur la baie, lui-même et ses collaborateurs photographiaient avec des caméras automatiques spéciales tout ce qui se passait sur le « Rocher ». Les agrandissements permettaient de repérer le moindre canon dans les cours des casernes, y compris les plus petites batteries antiaériennes. Du poste d'observation, on suivait aussi avec des jumelles spéciales, jour et nuit, les mouvements des unités et des convois alliés qui passaient le détroit. A se demander pourquoi les Allemands n'étaient pas encore maîtres de la Méditerranée!...
Mais, comme ma zone d'activité se situait sur l'Atlantique, je repris la route de Casa où je retrouvai Lena, quelque peu excédée par la fréquence de mes déplacements. Nous eûmes quelques semaines de répit, malgré la routine quotidienne de mon travail. Car El Ouazzani, auquel j'avais rendu compte par téléphone du fait que mon voyage s'était déroulé normalement, ne m'avait plus donné signe de vie.
C'est par le lieutenant Delorme que je fus informé, au début du printemps, de ce que ma carrière au Maroc risquait d'être interrompue plus tôt que nous ne l'avions prévu. En effet, me dit-il, le sultan Mohammed venait d'écrire à Hitler. La lettre avait été portée à Tanger par son frère de lait, Abdelhafid ben Alaoui, et remise au représentant de l'Abwehr au consulat général d'Allemagne, Herr Krüger, qui l'avait fait acheminer à Berlin.
Aujourd'hui encore, j'ignore tout des sources qui informaient Delorme aussi minutieusement. Mais il connaissait même la teneur de l'épître et n'hésita pas à me la communiquer.
S'adressant au Führer, Sidi Mohammed ben Youssef le félicitait des victoires remportées par l'Allemagne et formulait des voeux pour le succès de la croisade antibolchevique, engagée par le Reich, et pour la destruction de l'irreligion. Le Sultan remerciait aussi, chaleureusement, le chancelier Hitler de ses promesses de libération des populations musulmanes opprimées. Enfin, s'exprimant alors en un langage prudent, il déplorait la persistance en Afrique du Nord d'un étroit contrôle français, malgré la défaite militaire de ce pays. Contrôle brimant les aspirations légitimes du Maghreb et ne lui permettant pas de voir se développer une collaboration fructueuse avec l'Allemagne.
C'est ainsi, faisait-il notamment remarquer, qu'insensibles aux appels du « sage de Montoire » (le maréchal Pétain), des éléments français faisaient du territoire chérifien une place réservée pour des activités belliqueuses qui n'avaient d'aucune manière l'approbation du Sultan.
Rédigée par un expert quelconque du Palais, cette étude exhaustive n'eût alarmé personne, les autorités françaises connaissant bien la trame du complot. Sous la plume du souverain chérifien, les mêmes phrases se chargeaient de dynamite, car la lettre constituait un appel à l'aide du Reich pour chasser la France de ses territoires maghrébins.
La petite phrase concernant les « activités belliqueuses » se référait, évidemment, à ce que les Allemands savaient déjà, c'est-à-dire la collusion franco-américaine, « désapprouvée » par le Sultan. Or, les États-unis étant maintenant en guerre avec l'Allemagne, les dirigeants du Reich pouvaient ainsi justifier, sur le plan diplomatique, une intervention militaire en Afrique du Nord et, du même coup, libérer le Sultan « prisonnier dans son palais des ennemis de l'Allemagne ».
C'était ouvrir la porte aux desseins secrets de la Wehrmacht. * La manoeuvre à laquelle j'avais participé comme agent double ayant ainsi atteint son apogée, Claude Delorme, prudent et soucieux de ma sécurité, imagina une mise en scène qui mettrait fin à mon apparente « impunité ».
Nous convînmes que je serais officiellement convoqué par la Sécurité militaire pour y être interrogé sur la fréquence de mes déplacements, au Maroc et en zone espagnole. J'étais, bien entendu, en mesure de justifier mes voyages et les réponses mêmes aux questions qui seraient posées m'avaient été inspirées par Delorme.
Je ne fus donc pas inquiété mais, lorsque je rendis compte au consul Auer de cet interrogatoire, il demeura perplexe. Il décida, en définitive, qu'il serait préférable que je quitte le pays, tant dans mon intérêt que dans le sien.
De toute manière, ajouta-t-il, si l'on faisait le bilan de mon travail d'agent de renseignements, celui-ci apparaissait « un peu » décevant. J'avais bien travaillé, certes, mais n'avais pas fourni de renseignements de tout premier ordre. Ce qui n'était pas de ma faute, s'empressa-t-il de dire, car je n'étais pas placé dans un des rouages importants du protectorat français.
Or, si l'on peut prendre des risques avec une source qui se situerait aux plus hauts niveaux, autant les éviter dans mon cas. Le risque n'en valait pas la peine.
Ce petit discours m'était assené avec gentillesse et une pointe de paternalisme, mais partait d'un principe réaliste.
Auer me conseilla de justifier mon départ par la nécessité d'une liaison avec Ma société à Zurich, ce à quoi les autorités françaises ne (p.192) pourraient s'opposer. Je leur dirais que mon déplacement n'excéderait pas une quinzaine de jours. Ainsi fut fait. Delorme approuva l'initiative du consul général et me fit ses dernières recommandations, me prodiguant des conseils utiles, car il savait, lui aussi, que je ne reviendrais pas au Maroc, estimant même que l'Abwehr me mettrait probablement à pied pour quelque temps.
Il fallait jouer le jeu... et rester disponible. Je ne prétends pas, en terminant ce récit, faire oeuvre d'historien. Je me suis borné à relater - dans ce contexte - ma propre aventure qui s'insère dans l'épopée générale du contre-espionnage français, le plus brillant sans doute de tous les services, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.
Mais, au fur et à mesure que j'écrivais ces souvenirs, une foule de questions me venaient à l'esprit, auxquelles je n'avais pas de réponse. J'ai, par conséquent, écrit au colonel Delorme, aujourd'hui à la retraite et retiré dans un petit village de Normandie. Sa réponse à ma lettre sera l'épilogue de ce chapitre marocain qui éclaire cette partie de l'histoire d'une lumière nouvelle.
Le 3 juin 1973,
Mon cher vieux, Je suis comblé! Hier, une carte de votre femme de Cannes, aujourd'hui votre lettre. Toute cette période que vous rappelez est déjà bien lointaine et ne nous rajeunit ni l'un ni l'autre. Mais puisque vous faites appel à ce que vous dites être ma « mémoire d'éléphant », je vais essayer de ne pas trop vous décevoir. Heureuse coïncidence, il fait aujourd'hui un temps qui me rappelle les belles journées de Casa.
Il serait trop long de vous expliquer, mon cher Alain, comment nous en sommes venus à connaître, dans tous ses détails, le plan allemand pour l'occupation du Maroc. Je me considère, d'ailleurs, encore lié par le secret professionnel.
Disons que les écoutes (des micros bien placés) nous ont beaucoup aidés. L'exécution de ce plan avait été prévue par l'état-major allemand pour la fin de 1942, la première phase en étant l'occupation, par des forces aéroportées, de la région Fez-Meknès.
Comme vous le faites remarquer, la lettre de Sidi Mohammed ben Youssef devait servir de justification à cette intervention militaire. L'échéance - fin 1942 - s'expliquait par le fait que les forces allemandes étaient, au printemps, durement engagées sur le front de l'Est, ainsi qu'en Égypte et en Tripolitaine. Elles espéraient avoir gagné avant la fin de l'année.
Elles étaient donc incapables, à réception de la lettre du Sultan, d'intervenir massivement au Maroc. Je suis persuadé, pour ma part (car nous avions informé Londres et Washington) que l'existence de ce plan hâta le débarquement des forces du général Clark, en novembre 1942. Ce qui expliquerait la disproportion entre les 500.000 hommes, les 3.000 avions et la centaine de bâtiments de guerre promis par Robert Murphy aux conjurés d'Alger, par rapport aux maigres unités effectivement engagées le 8 novembre.
Publions, aujourd'hui, le Sultan, rendu au Paradis d'Allah. A la Libération, le général de Gaulle, soucieux de préserver l'avenir n'en fit-il pas un Compagnon de la Libération? Et ne fit-on pas du prince Hassan, futur roi du Maroc, un commandeur de la Légion d'honneur? La haute politique a ses raisons, devant lesquelles je ne puis que m'incliner. Il n'est toutefois pas exclu que de Gaulle ait été parfaitement ignorant de ce qui s'était réellement passé au Maroc en 1942.
Vous savez le mépris qu'il éprouvait pour ses services spéciaux et, peut-être, les Alliés ne l'ont-ils pas tenu informé des rapports que nous leur avions communiqués.
Venons-en donc à la petite histoire. Vous me demandez ce que sont devenus les héros de votre récit. El Ouazzani? Le pôvre! Roosevelt, d'où vinrent tous nos maux, avait promis au Sultan l'indépendance de son pays. Car, arrivant à Anfa en juin 1943 pour assister à la conférence avec Staline, Churchill et de Gaulle, le Président américain, écartant insolemment le Résident général, avait exigé d'avoir avec le Sultan un entretien sans témoin français et il lui avait fait une incroyable surenchère. De cet entretien naquirent tous les démêlés ultérieurs entre le Palais et la Résidence.
Par voie de conséquence, El Ouazzani devint un informateur des services américains. Il est mort, en janvier 1944, après son arrestation consécutive au soulèvement de Fez et dans des conditions demeurées bien mystérieuses. Disons qu'il a « raté la balustrade » de l'escalier qui menait au bureau du commissaire Sportiello, chef de la B.S.T. (Brigade de Sécurité du Territoire) de Fez. Sportiello est mort lui-même, quelques années plus tard, victime de son intempérance.
Dollar, mon cher Alain, s'appelait en réalité Johnny Dorrel. Après sa condamnation à mort, vous le savez, il revendiqua la nationalité allemande et, en vertu des clauses d'armistice, fut remis aux Boches. Nous devions le retrouver à Madrid, fin 1943. Il y dirigeait un réseau de l'Amt VI du Reichs-Sicherheitshauptamt (R.S.H.A.) de Schellenberg. Il continuait d'y travailler sur le Maroc et l'Algérie, sous la responsabilité du colonel Hildebrandt, Leiter de la K.O. Spanien. Il s'y maria avec une ravissante Espagnole et, prévoyant, prit, en juillet 1944, contact avec la mission gaulliste de Madrid, dont je faisais alors partie. Il nous fournit les noms d'une dizaine d'agents importants de l'Abwehr, ou plutôt du R.S.H.A., infiltrés en Afrique du Nord, après être passés par la filière espagnole. Mais, à l'époque, nous refusâmes ses propositions. « On verra après la guerre », lui avons-nous répondu. C'est, effectivement, ce qui arriva. Car, arrêté à Munich par les Américains, à l'automne 1945, Dollar nous fut remis à Baden-Baden. Et nous l'utilisâmes avec succès, durant plusieurs années, contre les Soviétiques. En fait, jusqu'à sa mort, survenue en 1953, d'un arrêt du coeur. C'était logique, après tant d'émotions.
Le capitaine Nicolaï, également condamné à mort pour trahison, fut, lui aussi, remis aux Allemands. Retrouvé à la Libération, il resta quelques années en prison. Nous l'avons connu barman à Paris en 1957 ou 58. Depuis lors, il a totalement disparu. S'il n'était pas décédé, il serait plus qu'octogénaire.
Quant au consul Paul Auer, il tomba en disgrâce et fut rappelé à Berlin après avoir été autorisé par le général Noguès, au débarquement américain, à rejoindre la zone espagnole. Il comparut en 1943 devant le « tribunal du peuple » à Berlin et échappa de justesse à la peine capitale. Les dernières nouvelles de lui datent de 1956-57 : épuré par les Russes, il était Ministerial; et dans les services du secrétaire d'Etat Ackcrmann à Pankow. Il était à la veille d'une affectation en qualité de consul général (officieux) de la D.D.R. au Moyen-Orient. Il est mort cette année 73.
Si Abderrahmane a, lui, totalement disparu après la guerre. On a cru retrouver son empreinte dans certaines actions menées en Syrie ou en Égypte, voire en Irak, mais rien n'a pu être prouvé. Je suppose que, lui aussi, est mort. Sinon sa personnalité eût dominé les événements qui se sont déroulés au Moyen-Orient ces dernières années.
J'en viens au plus important : la lettre du Sultan au Führer. Le « Comité quadripartite d'études et de renseignements », à Berlin, ayant récupéré après la guerre les archives de l'Auswàrtiges Amt, un officier français y retrouva par hasard le rapport de Krüger sur cette affaire et la traduction de la lettre, qui avait été remise à Hitler. Il s'agissait du colonel Serre, qui, ne comprenant pas un mot d'allemand, envoya les documents à notre « Bureau Central d'Archives allemandes », près de Freudenstadt, qui était géré par le commandant Chodzko, vieil officier de la Légion, unijambiste, amateur de jolies filles. C'est là qu'un officier de liaison du S.D.E.C.E., G.H., germaniste de métier (il était professeur d'allemand, originaire de Scheibenhardt, à la frontière du Palatinat), tomba sur ce « dossier Maroc » et en jugea le contenu suffisamment important pour alerter immédiatement l'antenne S.D.E.C.E. de Baden-Baden qui se mit aussitôt à la recherche de Krüger dont les initiales figuraient sur le rapport. Krüger fut retrouvé et authentifia la frappe de sa machine à écrire, sa signature et le post-scriptum manuscrit qu'il avait ajouté au texte. Un rapport ultraconfidentiel fut alors rédigé et un procès-verbal officiel enregistré devant un membre de la Sûreté nationale, détaché à Baden-Baden, le commissaire Bibes, alias Lagarde. Le tout, accompagné des photos du rapport original authentifié par Krüger, fut envoyé à Paris au colonel Verneuil qui dirigeait alors les services de recherche et de contre-espionnage français. Celui-ci le remit au président du Conseil, Georges Bidault. Le maréchal Juin parvint à en obtenir une copie, ainsi que - j'ignore comment - le sénateur Schmittlein. Je ne sais ce qu'est devenu Krüger.
Voilà, grosso modo, ce que je puis ajouter à votre récit, Alain. Si vous aviez besoin de détails complémentaires, n'hésitez pas à m'appeler. Notre vieille amitié et notre complicité vous autorisent à user et abuser de moi. Toute mon affection à vous deux et, à défaut de vous revoir très bientôt, mon fidèle souvenir. Vale! Votre Claude Delorme
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