Extraits de l'ouvrage " Spy catcher " - 1988
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par Peter WRIGHT p.116.
Le Capitole ressemblait à un gigantesque tableau : floraisons roses, ciel bleu et marbre blanc, surmonté d'une coupole d'or étincelant. J'adorais me promener dans Washington, surtout au printemps. Londres était si terne, le MI 5 si médiocre et si étriqué.
Comme la plupart des jeunes officiers recrutés après la guerre, j'espérais beaucoup de l'Amérique. Je la voyais un peu comme le pivot autour duquel tournait la grande roue des services secrets de l'Ouest. J'étais prêt à accueillir leur influence à bras ouverts. Ironiquement, c'est à la fin des années cinquante que les relations entre les services secrets anglais et américains étaient au plus mal. Le MI 6 et la CIA avaient rompu toute collaboration après la crise de Suez. Et depuis, ils ne cessaient de s'affronter, non seulement au Moyen-Orient, mais en Afrique et en Extrême-Orient. La vieille garde du MI 6 acceptait difficilement l'idée de laisser la place aux jeunes : pendant toute la guerre, elle avait contrôlé entièrement les services secrets anglo-américains. Différentes raisons pouvaient expliquer ces tensions entre la CIA et le MI 6.
La CIA était un organisme jeune, qui exerçait ses talents sur la scène internationale pour la première fois. Son but : collecter des informations. Mais elle était censée obtenir l'autorisation du MI 5 pour opérer à Londres. Hollis et Dick White savaient que la CIA se moquait de ces accords. En amont de toutes ces difficultés, on trouvait le ferment de la suspicion, qui datait de la défection de Burgess et de Maclean, et de la réhabilitation officielle de Philby (1).
Aux yeux des Américains, le MI 5 avait fait preuve d'une incompétence criminelle en laissant échapper ces trois officiers. Et comme la plupart des officiers du MI 6 étaient des amis proches de Philby, le MI 6 souffrait du même ostracisme. Seul le CGHQ échappait à ces tourbillons d'antagonisme entre les deux ex-associés : depuis 1948 en effet, un contrat de coopération anglo-américain avait été signé entre la NSA et le CGHQ.
Quand Hollis est arrivé au poste du DG, il a essayé vaillamment d'arranger les choses avec le FBI. Tout le monde connaissait les préjugés anti-britanniques de Hoover : ils remontaient à la guerre, quand la BSC (British Security Cooperation) s'était installée à New York sous la direction de William Stephenson, « Un homme nommé Courage ». La BSC avait pour tâche de surveiller les activités allemandes sur le territoire américain. Mais Hoover ne pouvait pas supporter l'idée qu'une autre organisation que la sienne opère sur son territoire, à plus forte raison si elle était étrangère. Pendant des années, il a refusé toute coopération avec l'équipe de Stephenson. Et l'affaire Burgess et Maclean est arrivée à point pour renforcer ses préjugés.
Pendant un temps, les officiers du MI 6 n'avaient même pas le droit d'entrer dans les locaux du FBI, et ceux du MI 5 n'avaient pas accès aux dossiers établis par les Américains. Hollis a rendu visite à Hoover en 1956 pour essayer d'améliorer cette situation et obtenir qu'il accepte à nouveau le MI 5 sur la liste de ses partenaires. Assez bizarrement, Hollis et Hoover se sont bien entendus. Ils étaient aussi attachés l'un que l'autre à leurs prérogatives territoriales. Bien que, parfois, la faiblesse de caractère de Hollis ait pu lui donner l'air d'un mendiant en face des éclats fanfarons de Hoover. Comme la plupart des Américains qui avaient dû beaucoup travailler pour réussir, Hoover avait une sacrée tendance au snobisme. Sa suffisance démesurée lui faisait ressentir la vue d'un aristocrate anglais en chapeau melon - fût-il un maître espion - comme un affront.
On m'a présenté un peu comme un gage de bonne volonté. Hollis a prétendu que ma nomination au poste d'officier scientifique principal prouvait que le MI 5 se modernisait et se décidait à intensifier la lutte contre les espions soviétiques. A la suite de cette visite de Hollis, Hoover m'a invité à visiter le QG du FBI afin que je puisse me faire une idée de la variété de leur matériel technique. Depuis mon arrivée au MI 5, j'étais persuadé qu'à long terme notre association avec les Américains serait la clé du succès, puisqu'elle seule pouvait nous permettre de profiter de leur avance technologique.
C'est donc avec enthousiasme que j'ai accueilli la nouvelle de mon voyage. Mais les fantasmes de la grandeur de l'Empire étaient demeurés très vivaces à Leconfield House, et mes opinions n'étaient pas très bien vues. Cumming, par exemple, bien que patron de la section technique du MI 5, n'avait jamais mis les pieds en Amérique, et n'y voyait toujours pas le moindre intérêt. J'ai d'abord été frappé par le vaste choix d'appareils dont ils disposaient, sans commune mesure avec ce que nous pouvions imaginer au MI 5. Mais aussi gâtés qu'ils fussent, je ne pouvais pas m'empêcher de remarquer quel piètre usage ils en faisaient. Au lieu de se charger de la fabrication des appareils dont ils avaient besoin, ils se contentaient de ceux qu'on trouvait dans le commerce. Leurs radios étaient des Motorola modèle standard, utilisées aussi par les taxis et les voitures de police. Pourtant, ils disposaient d'un extraordinaire réseau de liaisons ondes courtes entre les antennes du FBI à travers tout le pays. Leur seule innovation intéressante, c'était leur utilisation des empreintes digitales dans les enquêtes de contre-espionnage. Les dossiers de notre fichier central ne contenaient aucune empreinte digitale. J'ai pensé qu'ils avaient une longueur d'avance dans cette façon quasi policière d'établir leurs dossiers.
L'officier du FBI responsable de la recherche scientifique s'appelait Dick Millen. Millen était juriste de formation, et non pas scientifique, ce qui limitait son efficacité ; mais avec lui, j'ai eu droit au grand jeu. J'ai d'abord visité les stands de tir, dans les sous-sols de leur QG, et j'ai eu droit à ma première leçon. Millen m'a appris avec fierté que même « le vieux », Hoover, venait s'entraîner régulièrement. Puis on m'a emmené dans le Maryland, au centre d'entraînement du FBI, où j'ai fait la connaissance d'un vieil Indien qui était leur instructeur pour le maniement d'armes. Il nous a fait quelques démonstrations : comment viser la cible dans un miroir, comment atteindre une balle de ping-pong perchée sur un jet d'eau en tirant par-dessus son épaule. C'était fruste, typiquement américain. On sentait encore affleurer la société sans foi ni loi des années trente, celle qui avait donné naissance au FBI. Je me demandais parfois si tout ce cirque avait quelque chose à voir avec le contre-espionnage.
L'idée de faire à Hoover un exposé sur l'affaire Tisler ne me disait rien du tout. A la façon dont il avait mené cette enquête, on se rendait bien compte qu'il n'attendait qu'une chose : que nous n'arrivions pas à découvrir le mouchard infiltré chez nous. Il tiendrait alors un prétexte en or pour demander à son président de mettre un terme définitif à leur collaboration avec les Britanniques. J'espérais quand même un peu que les précédentes visites de Hollis allaient faciliter ma mission.
C'est Harry Stone, l'officier du MI 5 chargé de la liaison avec Washington, qui m'a accompagné. Harry était le type le plus génial qu'on puisse rencontrer. Il partageait avec Hollis la même passion du golf, avec un vrai handicap de professionnel, et il avait été international irlandais de rugby. Tout le monde l'aimait bien, sans doute parce qu'il prenait un plaisir évident à faire son travail. Par contre, il avait un tempérament et une tournure d'esprit qui le rendaient inapte à vivre à l'ère des satellites et des ordinateurs, ère qui se profilait déjà à Washington à cette époque. Harry avait horreur de rencontrer Hoover, et quand il n’y avait plus moyen de l'éviter, il adoptait une tactique simple : - Suivez mon conseil, Peter, mon vieux, laissez-le parler, et, pour l'amour du ciel, ne l'interrompez pas ! Et n'oubliez pas de dire : « Merci beaucoup, monsieur Hoover » quand il a fini.
J'ai réservé une excellente table pour midi. Nous en aurons bien besoin ! Nous sommes entrés sous l'arche d'un magnifique mausolée triomphaliste, le porche principal du FBI. C'est Al Belmont qui est venu nous accueillir, en compagnie de son adjoint, Bill Sullivan. Al Belmont était le patron de la sécurité intérieure pour les USA et Bill Sullivan était responsable des affaires communistes. (Au milieu des années soixante-dix, Sullivan a été retrouvé abattu au cours d'une chasse au canard dans l'État de New England. On a conclu à l'assassinat.) Belmont faisait partie du bureau depuis le début ; c'était tout à fait la brute à l'ancienne mode, le « G Man » (Gun Man : tueur) comme on les appelait à l'époque d'Elliot Ness. Sullivan était le cerveau, et Belmont l'homme d'action (sans pour cela être stupide). Tous les deux s'accordaient à préférer le poignard au Magnum. Belmont avait beaucoup d'ennemis, mais j'ai toujours été d'accord avec lui. Lui aussi avait eu une enfance difficile : son père avait trouvé la mort dans une bagarre de rue et sa mère s'était saignée aux quatre veines pour qu'il fasse son droit. C'est son travail acharné et sa loyauté à toute épreuve envers « le vieux » qui l'avaient conduit au sommet de la hiérarchie du FBI.
Malgré leur brutalité affichée et leur poste élevé, Belmont et Sullivan étaient intimidés par Hoover. Je pensais qu'ils en faisaient un peu trop. Bien sûr, il y avait l'admiration qu'ils portaient à Hoover. C'est lui qui avait transformé avec succès l'organisation incompétente et corrompue des premiers temps en une arme efficace et impressionnante de lutte contre le crime. Mais tout le monde savait que Hoover se prenait pour Dieu le Père, et j'ai quand même trouvé bizarre que personne n'y fasse jamais allusion, même en privé. Pendant la plus grande partie de la journée, j'ai discuté avec Belmont et Sullivan du dossier Tisler et des résultats techniques de RAFTER, jusqu'à ce que ce soit l'heure de notre rendez-vous avec Hoover.
Nous voilà partis dans un dédale de couloirs où nous avons rencontré un nombre incalculable de jeunes officiers, tous calqués sur le même modèle : bien propres, bien habillés, en bonne santé, les cheveux ras et le regard vide. Partout, du carrelage blanc, brillant, aseptisé. Et il y avait des ouvriers dans tous les coins, continuellement affairés à repeindre, à nettoyer, à astiquer. Cette obsession de l'hygiène puait en réalité l'esprit immonde. Le bureau de Hoover était situé tout au fond d'une enfilade de quatre pièces communicantes. Belmont a frappé et il est entré. Hoover s'est levé derrière son bureau. Il était vêtu d'un costume bleu vif et il avait l'air plus grand et plus mince que sur les photos. Sa chair ridée pendait un peu sur son visage. Il m'a gratifié d'une poignée de main franche et joviale. Belmont a commencé à expliquer les raisons de ma visite, mais Hoover l'a interrompu brutalement : - J'ai lu le rapport, Al! C'est M. Wright que je veux entendre !
Hoover m'a fixé de ses yeux noirs comme du charbon, et j'ai voulu commencer par la découverte de RAFTER. Il m'a aussitôt arrêté : - J'en conclus que votre service a été satisfait des informations obtenues par notre source tchèque ? J'ai ouvert la bouche pour répondre, mais il a balayé l'air de la main : - Vos organisations de sécurité comptent plusieurs installations ici, à Washington, monsieur Wright... Son ton se fit menaçant : - Quand ces installations mettent en danger notre sécurité nationale, je suis obligé d'en faire part au président des États-Unis. C'est mon devoir de régler ce genre de problème, surtout si on tient compte des ennuis que vous avez eus récemment ! J'ai besoin de savoir où nous mettons les pieds ! Est-ce que je me suis fait bien comprendre ? - Bien sûr, monsieur, je comprends parfaitement. Harry Stone étudiait ses lacets de chaussures avec obstination. Belmont et Bill Sullivan étaient assis dans l'ombre à côté du bureau de Hoover. Je devais m'en sortir tout seul : - Je pense que vous trouverez dans mon rapport... - Nous avons tous digéré votre rapport, monsieur Wright. Ce qui m'intéresse, c'est de savoir quelles leçons vous en avez tirées.
Avant que j'aie pu ajouter quoi que ce soit, il s'est lancé dans un discours passionné sur l'incapacité dans laquelle se trouvait l'Ouest à lutter contre les assauts du communisme. J'étais d'accord avec tout ce qu'il disait, mais pas avec sa manière de le dire. Il a fini par mettre Burgess et Maclean sur le tapis. En prononçant chaque syllabe de leurs noms avec un plaisir venimeux : - Sachez qu'au Bureau, monsieur Wright, ce genre de chose serait tout à fait impossible. Mes officiers sont triés sur le volet. Vous avez encore des choses à apprendre. Est-ce que c'est clair ? J'ai approuvé de la tête et Harry Stone a fait l'écho : - Bien sûr, monsieur Hoover. Hoover m'a fixé brusquement avec insistance : - Une vigilance absolue, monsieur Wright. Une vigilance absolue. Ici, dans notre QG, les lumières restent allumées en permanence. Il se releva brutalement, mettant fin à l'entretien.
Le lendemain de mon supplice chez Hoover, j'ai déjeuné avec James Angleton, le patron du contre-espionnage pour la CIA. On s'était déjà rencontrés en 1957, lors de mon premier voyage à Washington, et il m'avait frappé par une certaine intensité dans sa volonté de gagner la guerre froide à tout prix, par l'agilité de son esprit ; et tout cela ne semblait rien avoir à faire avec le simple plaisir de la compétition. Il était fasciné par les nuances et les subtilités de sa profession. Quant à son goût pour les intrigues, il était prodigieux. Je l'aimais bien et il m'avait laissé entendre qu'il était tout disposé à une collaboration avec nous. Son étoile brillait de plus en plus fort dans le ciel des services secrets à Washington vers la fin des années cinquante. Et surtout depuis que, grâce à ses contacts en Israël, il avait obtenu la preuve que Khrouchtchev avait désavoué Staline. Il faisait partie de ses recrues d'origine de l'OSS (Overseas Security Service) pendant la guerre. Il avait été formé par Kim Philby dans les anciens bureaux du MI 6 à Ryder Street. Le jeune intellectuel de Yale s'était immédiatement pris d'amitié pour son instructeur anglais fumeur de pipe. Et lorsque, en 1949, Philby avait été nommé directeur de notre agence de Washington, leur amitié s'était affermie. C'est assez amusant de penser que Philby avait été le premier à remarquer que ce blanc-bec qui dirigeait le contre-espionnage pour la CIA était un véritable obsédé du complot.
Parmi les officiers du renseignement britannique, Angleton n'a pas tardé à se rendre célèbre par sa manie de diviser pour régner : il essayait toujours de tirer avantage de l'hostilité qui existait entre le MI 5 et le MI 6. Je me suis rendu à Georgetown en taxi. Au passage, j'ai compris pourquoi c'était le quartier privilégié des officiels du gouvernement : élégantes maisons de brique rouge, grandes avenues bordées d'arbres, librairies et cafés. En arrivant chez Harvey, j'ai vu qu'Angleton était déjà installé à sa table : le visage émacié d'un tuberculeux, vêtu d'un costume gris, une énorme bouteille de Jack Daniels dans une main et une cigarette dans l'autre. Je le rejoignis, et, comme je m'asseyais, il me demanda d'une voix éraillée : - Comment ça s'est passé, avec Hoover ? - Vous êtes bien informé aujourd'hui, Jim ! Sa mine cadavérique s'est éclairée d'un sourire qui contrastait fort avec son allure de croque-mort. Je savais qu'il voulait me tirer les vers du nez.
La CIA n'était au courant de rien pour Tisler, et nous avions accepté de donner les renseignements sur RAFTER à condition que ça reste au FBI. - La routine habituelle, vous savez. Juste faire ami-ami avec le FBI. C'est la mode à Londres en ce moment. - C'est une perte de temps ! Du plus loin que je me souvienne, vous avez toujours essayé, mais il nous dit toujours qu'il ne peut pas encaisser les Britanniques. Je savais qu'il me provoquait, mais je n'ai pu réprimer un frémissement : - Bien, mais on ne peut pas dire que votre agence soit plus amicale... Il s'est versé un autre verre et m'a répondu : - Votre crédit à Washington n'est plus ce qu'il était il y a dix ans, vous savez. Des gens comme Hoover, quand ils voient Burgess et Maclean, quand ils voient dans quel état se trouve le MI 5, ils se disent : « A quoi bon ? »
Il a fait signe au serveur et nous avons commandé. A mon tour j'ai expliqué : - Vous êtes à côté de la plaque, Jim. Les choses sont en train de changer. Il y a dix ans, ils ne m'auraient jamais pris comme chercheur. Mais là, j'y suis, et tous les jours il en arrive des nouveaux. Il a pris un ton sarcastique : - J'ai été dans une public school anglaise, alors je connais le niveau de vos gars ! Ma propre véhémence m'a surpris. - Ça ne sert à rien de nous resservir tout le temps l'affaire Burgess et Maclean ! C'est du passé maintenant ! Le monde est petit, nous devons recommencer à unir nos forces. Angleton n'a pas bougé, immobile dans un halo de fumée. Puis il a grommelé : - Vous n'obtiendrez rien de Hoover, il ne vous aidera pas. Quant à Angleton, il ne m'a rien proposé non plus. Ce déjeuner fut interminable. Angleton n'a laissé échapper aucun renseignement, mais il ne s'est pas privé d'essayer d'en obtenir : à chaque verre qu'il se versait, il me bombardait de questions. Que s'est-il passé pour Philby ? J'ai répondu franchement que je le croyais coupable.
L'affaire de Suez était un souvenir encore cuisant, même en 1959, mais il voulait tous les détails. Il m'a même demandé si je ne pourrais pas lui sortir le dossier sur Armand Hammer, le patron de la société Occidental Petroleum, et je lui ai dit qu'il dépassait les limites de la décence : - Nous sommes amis, Jim, mais pas encore à ce point ! Vers cinq heures de l'après-midi, j'ai raccompagné Angleton à sa voiture. Il avait une Mercedes, très élégante si on comparait avec l'aspect sinistre de son allure personnelle. J'ai su qu'il pouvait se permettre des goûts de luxe avec ses parts de l'entreprise familiale, la « National Cash Register » (NCR : les caisses enregistreuses dans la plupart des grands magasins). Il fut bien plus ennuyé que moi quand il s'est rendu compte que ses clés de voiture étaient enfermées à l'intérieur du véhicule. J'ai sorti mon petit fil de fer spécial Leslie Jagger, que j'avais toujours dans ma poche, et je lui ai ouvert sa portière en moins de trente secondes. Il savait que je savourais cet instant, et c'est avec un grand sourire qu'il m'a félicité : - Pas mal, Peter, pas mal !
Mais j'ai voulu revenir à notre conversation : - A propos, je ne plaisante pas. Si vous ne voulez pas m'aider à Washington, je trouverai quelqu'un d'autre. En se glissant derrière son volant, il a murmuré : - Je vais voir ce que je peux faire. Puis, sans même un regard dans ma direction, il a filé. Malgré le scepticisme général à Washington, d'importants changements étaient en train de se produire dans le domaine technique du côté des services secrets britanniques. Le MI 5 faisait un grand effort pour diffuser les nouveautés techniques comme RAFTER ou ENGULF. Pour commencer, nous avons placé l'ambassade soviétique sous surveillance constante grâce à la fourgonnette RAFTER. Hollis avait obtenu du ministère des Finances qu'ils achètent une maison au beau milieu des bâtiments appartenant à la diplomatie soviétique, achat qui dépassait largement les possibilités du budget secret alloué au MI 5. Nous avons installé les postes récepteurs de RAFTER à l'intérieur de la maison, et grâce à un tunnel creusé entre la maison et notre poste de surveillance permanent, dans une rue voisine, nous avons pu installer tous les câbles dont nous avions besoin. Pendant toute cette opération, le locataire officiel de cette maison était le fameux Cyrill Mills, propriétaire d'un cirque et ancien officier du MI 5. Pendant des années, Mills a utilisé cette maison comme siège social de son cirque. Chaque fois que nous avions besoin de sortir les gravats du tunnel ou d'amener du matériel ou des hommes à la maison, nous utilisions la camionnette bariolée de son cirque.
C'était une couverture impeccable et les Russes n'ont jamais rien soupçonné. Pour les opérations RAFTER, nous prenions bien soin d'utiliser des récepteurs simples, munis d'une seule fréquence, afin de ne pas avoir à utiliser un oscillateur qui aurait révélé notre présence aux Russes dans l'éventualité où ils auraient eux aussi un genre de RAFTER. Le secret caché dans la maison de Mills n'a été découvert que dans les années soixante. Une nuit, les alarmes se sont déclenchées : il y avait deux Russes sur le toit ; ils ont cassé une lucarne mais ils n'ont pas pu s'introduire dans le grenier parce que Mills leur a fait peur. Le lendemain, Cyrill Mills a protesté officiellement auprès de l'ambassade russe, mais nous savions que d'une façon ou d'une autre les Russes avaient découvert notre présence dans cette maison.
Une fois terminée l'installation de tout notre matériel dans la maison, je fus enfin en mesure de tenter l'expérience que j'avais imaginée en lisant le dossier KEYSTONE au Canada. Nous avons cherché à détecter systématiquement des indices que les récepteurs de l'ambassade enregistraient bien des transmissions radio en provenance de Moscou destinées à leurs agents implantés en Grande-Bretagne. Ils utilisaient des ondes à haute fréquence (HF) alors que nos guetteurs utilisaient des ondes à très haute fréquence (VHF). Avec leurs récepteurs HF, les Russes utilisaient des amplis à large bande très puissants, ce qui rendait notre travail plus difficile. Mais le CGHQ a mis au point un matériel plus sophistiqué qui nous a permis de repérer en moins de six mois quatre émissions différentes que les Russes enregistraient régulièrement.
La première de ces émissions fut baptisée GRUFF (bourru). Nous l'avons captée la nuit, à 22 h 30, un mardi. On recevait un signal en morse fort et clair, et nos récepteurs ont immédiatement transmis le gémissement caractéristique de l'oscillateur russe branché sur sa fréquence. Le CGHQ a analysé GRUFF : l'émission arrivait de la région de Moscou deux fois par semaine. Les déchiffreurs du CGHQ étaient à peu près certains que le morse comportait effectivement des transmissions secrètes. Le ROC (Radiations Operations Committee) a alors décidé d'accorder une importance prioritaire à ces transmissions GRUFF. Je me suis adressé à Courtney Young, le chef du contre-espionnage russe (D1), pour savoir s'il avait des renseignements susceptibles de pouvoir nous aider à localiser un agent russe « illégal », puisque nous pensions que ces transmissions lui étaient destinées. Il a paru stupéfait par ce que je lui disais et il m'a raconté que la D 1 avait justement un agent double qui venait de les convaincre de la présence d'un agent russe à Londres. Leur agent double était un jeune infirmier qui avait appartenu au PC.
Quelques années auparavant, les Russes l'avaient contacté pour lui demander un travail clandestin. Il s'était d'abord montré très réticent, puis il avait fini par accepter lorsque son contact lui avait assuré qu'il n'aurait pas à faire l'espion : il s'agissait seulement de poster des lettres et de garder une valise de temps en temps. Au bout d'un certain temps, le jeune infirmier s'était affolé et il était venu tout raconter à la police. Et comme d'habitude, on l'avait dirigé sur les services spéciaux du MI 5. Courtney Young avait alors décidé de retourner cet agent, et pendant quelque temps, les Russes avaient continué à l'utiliser sans méfiance. L'infirmier habitait dans les Midlands, mais ils lui ont demandé de louer un appartement à son nom dans le sud de Londres, à Clapham Common. Puis son instructeur lui a demandé d'utiliser et de vérifier un certain nombre de boîtes aux lettres tout autour de l'appartement. Courtney Young était sûr qu'ils se servaient de lui comme agent de soutien, c'est-à-dire un agent chargé de préparer les liaisons et le logement d'un espion « illégal » avant son arrivée dans le pays.
Puis soudain, l'infirmier a perdu tout contact avec eux et plus personne ne lui a transmis la moindre instruction. Ou bien l'opération avait avorté, ou bien l'agent attendu était déjà arrivé et s'était implanté en toute sécurité par une autre filière. C'était un peu hasardeux, mais il restait quand même une petite chance pour que ce nouvel espion soit le même que celui qui recevait les transmissions GRUFF de Moscou. Le ROC a enquêté de manière intensive dans toute la zone de Clapham à la recherche d'indices. Nous avons conduit notre fourgonnette RAFTER jusqu'à Clapham, et comme base, nous avons utilisé une cour entourée de murs, à l'entrée de l'ancien abri antiaérien qui s'enfonçait sous terre au sud de la commune de Clapham ; nous avions besoin de ses installations électriques. Nous avons monté l'antenne que j'avais conçue pour qu'elle nous permette de couvrir la région dans un rayon de huit cents mètres environ. J'étais assis dans la fourgonnette en compagnie de Tony Sale. On se gelait et on n'avait pas beaucoup d'air, mais il fallait surveiller les cadrans, écouter et attendre.
L'émission de GRUFF était prévue à dix heures du matin. Nous avons donc réglé notre premier récepteur sur sa fréquence, puis, avec l'autre, nous cherchions à détecter le sifflement d'un oscillateur espionnant cette fréquence. La deuxième semaine, nous avons mis dans le mille : un étrange hululement accompagnait la réception de l'émission de Moscou. Quelqu'un était branché sur cette émission à moins de six cents mètres de nous. Tony Sale m'a regardé un moment, les narines frémissantes : il avait repéré la proie.
Les magnétophones se sont mis en marche avec un clic discret. Nous nous sommes branchés sur les générateurs de la fourgonnette et nous voilà partis lentement dans Clapham High Street, vers la station de métro, en nous faufilant au milieu de la circulation. Les pubs étaient bondés. Le long de la route, les petits jardins étaient fleuris de marguerites, et dans les maisons, personne n'avait conscience de la traque que nous étions en train de mener à leur porte. Tony Sale surveillait le signal de l'oscillateur : son intensité nous indiquait la direction à suivre. Nous savions que l'émission GRUFF durait vingt minutes, et il nous en restait dix-sept. A la station de métro, le signal a faibli. Nous sommes alors repartis en direction de Wandsworth, mais il a faibli de nouveau. Nous avons essayé le sud, vers Balham, mais là, le signal a disparu avant même que nous ayons quitté la commune de Clapham. Il nous restait six minutes. C'est à peine si nous avions échangé un mot. Il ne restait plus qu'une direction à essayer : le nord, quelque part dans les rues de Battersea. Notre fourgonnette s'est traînée dans Latchmere Road. J'étais submergé par un intense sentiment de frustration. J'avais envie de me ruer dans tous les coins à la fois, d'appeler à l'aide à grands cris, d'installer des barrages dans les rues. Mais tout ce qu'il nous restait à faire, c'était de surveiller nos cadrans en espérant que l'aiguille allait se mettre à monter au lieu de descendre. A hauteur de Wandsworth Road, on avait déjà perdu le signal, et peu après Moscou avait fini d'émettre. GRUFF avait disparu.
Tony Sale a donné un grand coup de poing dans la paroi de notre véhicule. J'ai retiré mes écouteurs avec un sentiment de rage et d'épuisement. Combien de mois allions-nous devoir encore attendre, assis dans Clapham, pour retrouver une occasion pareille ? J'ai allumé ma treizième cigarette de la journée et j'ai essayé d'y voir clair dans les événements de ces vingt dernières minutes. Nous avions essayé les quatre points cardinaux. Puisque le signal de l'oscillateur diminuait à chaque fois, c'était donc bien la preuve que nous avions détecté un autre récepteur. Et, par rapport à nous, il ne se trouvait ni à l'est, ni au sud, ni à l'ouest, ni au nord. Petit à petit, l'affreuse vérité a émergé dans mon esprit : GRUFF avait dû se trouver en plein au-dessus de nous, à quelques mètres de l'abri antiaérien. Nous sommes retournés à notre base et nous avons exploré ses environs. Caché derrière un mur très élevé, juste après notre cour, il y avait un immense parking désert. GRUFF était probablement garé là, dans sa voiture, ou peut-être dans une fourgonnette comme la nôtre.
De retour à Leconfield House, j'ai transféré les enregistrements de l'oscillateur sur un graphique à l'aide d'un traceur comme celui qu'on utilise pour les électrocardiogrammes. Les ondes sonores donnaient bien un graphe régulier, mais cette petite courbe ne correspondait pas à la fréquence principale que nous avions mesurée. C'était la courbe de la fréquence émise par les batteries que nous utilisions dans les voitures et dans les fourgonnettes pour produire un courant alternatif. Il nous a fallu un moment pour digérer cette malheureuse coïncidence.
Pendant les six mois qui ont suivi, le ROC a mis tous ses hommes disponibles à notre service et nous avons littéralement envahi Clapham. Les officiers examinaient chaque rue en détail à la recherche de tout indice pouvant révéler la présence d'une antenne. Nous avons fait des enquêtes discrètes auprès de tous les revendeurs de matériel radio. Mais tout ça n'a servi à rien. Et chaque mardi et chaque jeudi, dans la nuit, le signal de GRUFF arrivait de Moscou pour nous narguer et déjouer toutes nos tentatives. En même temps que ces opérations en fourgonnette, nous avons organisé des opérations RAFTER aériennes, toujours avec l'aide du ROC. Un avion de la RAF équipé de récepteurs semblables à ceux de la fourgonnette effectuait régulièrement des passages au dessus de Londres. Nous pensions qu'à cette hauteur, nous pourrions nous faire une idée plus générale de la répartition des récepteurs russes qui fonctionnaient dans Londres. Et au cas où nous aurions repéré un signal dans une zone déterminée, nous pouvions envoyer les fourgonnettes la passer au crible.
Notre première mission de survol a été consacrée à l'ambassade soviétique : nous voulions vérifier le fonctionnement de nos récepteurs et nous avons immédiatement capté leur signal habituel. Dans la zone de Finsbury Park, nous avons capté toute une série de sifflements révélateurs, et nous avons envoyé nos hommes éplucher tout le quartier, comme pour Clapham. Mais ce fut la même déception : l'agent « illégal » avait réussi à se fondre dans le décor encombré des banlieues de Londres. Ces missions RAFTER de survol de Londres étaient un véritable supplice. J'ai passé des nuits entières dans le ciel bleu nuit à surveiller les émissions de Moscou, le casque vissé sur les oreilles, isolé grâce à lui des rugissements des moteurs de l'avion. Et en dessous de nous, quelque part dans le tapis miroitant du Londres nocturne, un espion écoutait aussi l'émission, dans son grenier ou dans sa voiture, j'en étais sûr.
Je pouvais capter la preuve qu'il était bien là, mais je n'avais aucun moyen de découvrir où il se cachait, qui il était, s'il travaillait seul ou s'il faisait partie d'un réseau, et surtout je ne pouvais pas savoir ce que Moscou lui disait. J'étais piégé dans cette impasse, à mi-chemin entre le connu et l'inconnu, le purgatoire réservé aux officiers du contre-espionnage. Bien que les opérations RAFTER ne nous aient pas rapporté grand-chose, il nous restait quand même le système ENGULF permettant de déchiffrer les codes secrets. Il nous a valu pas mal de victoires. Les choses ont réellement pris leur essor à partir de 1957, à Cheltenham, à la suite d'une réunion spéciale présidée par Josh Cooper, le directeur adjoint de la recherche au CGHQ. Cooper avait pris conscience qu'une collaboration étroite était désormais nécessaire entre nos trois services si nous voulions continuer sur la voie du déchiffrage des codes.
Pour la première fois, toutes les parties intéressées étaient présentes : Hugh Alexander et Hugh Denham, les spécialistes du CGHQ ; John Storer, leur responsable scientifique pour le contre-espionnage ; Ray Frawley, Pat O'Hanlon, mon homologue du MI 6, et moi. Les Russes mis à part, les Égyptiens restaient la cible principale du CGHQ. Les Égyptiens utilisaient des machines à chiffrer Hagelin dans toutes leurs ambassades. Ils les avaient réparties en quatre groupes qui utilisaient des codes différents. En admettant qu'on puisse accéder à l'une quelconque de leurs machines, cela rendrait du même coup vulnérables toutes celles du même groupe. Et si nous pouvions obtenir les positions des roues d'une seule de leurs machines, les autres machines du même groupe nous devenaient à leur tour accessibles. Le MI 6 et le CGHQ ont dressé la liste de toutes les ambassades égyptiennes existant dans le monde, avec pour chacune d'entre elles des précisions sur le groupe auquel elle appartenait. Le ROC s'est ensuite chargé d'étudier dans chaque groupe quelle ambassade serait la plus facile à piéger.
J'ai été chargé de mettre les équipes du MI 6 au courant du déroulement des opérations ENGULF. En moins d'un an, nous étions en mesure de décoder tout ce qui passait par les machines à chiffrer égyptiennes. ENGULF nous permettait d'espionner tous les modèles de Hagelin, mais cela nous cantonnait aux pays du tiers monde. En organisant cette réunion, Cooper avait l'espoir qu'il en sortirait des idées permettant d'appliquer les procédures ENGULF à des machines plus élaborées, les ordinateurs du CGHQ n'étant pas assez puissants pour en venir à bout.
Mon idée était très simple : il fallait organiser des opérations de ce type, même si elles ne promettaient rien sur le papier. - Il faut aborder ce problème d'une manière scientifique. Nous ne savons pas jusqu'où cette percée va nous permettre d'aller, mais nous devons faire des essais. Même si ça tourne mal, nous aurons quand même appris quelque chose. Je tenais déjà une amorce de mon projet. Toutes les machines à chiffrer, aussi élaborées soient-elles, ont pour fonction de noyer un texte parfaitement clair dans un flot de caractères jetés au hasard. Dans les années cinquante, le plus sophistiqué des procédés de chiffrage consistait à taper le texte en clair sur une sorte de télégraphe relié à une machine à chiffrer. A l'autre bout, la machine délivrait en cliquetant un message chiffré. La sécurité de tout ce procédé dépendait uniquement d'une bonne isolation. Si l'isolation électromagnétique entre le télégraphe et la machine à chiffrer était insuffisante, il était possible que l'écho du texte en clair subsiste le long des câbles parallèlement au texte codé. Théoriquement, avec des amplis adéquats, il devait être possible de récupérer ce fantôme de texte à sa sortie et de le lire.
Bien entendu, il était impossible de deviner quels pays vérifiaient ou non l'isolation des bureaux du chiffre. Et les opérations de surveillance des lignes électriques que j'avais en tête allaient nous demander au moins deux ans de préparation. Un effort d'une telle envergure, destiné à déchiffrer les transmissions russes, pouvait paraître bien dérisoire en regard de ce que nous savions de leurs mesures de sécurité. Il s'agissait surtout de sélectionner nos cibles en fonction de leur importance et des chances de succès que nous avions contre elles.
Parmi les cibles envisagées pour nos prochaines opérations ENGULF, nous avions retenu le bureau du chiffre de l'ambassade de France. Les Affaires étrangères pressaient le MI 6 et le CGHQ de trouver un moyen d'obtenir des renseignements sur les intentions du gouvernement français concernant notre demande d'entrée dans le Marché commun. En outre, le CGHQ avait étudié le système de chiffrage que les Français utilisaient à Londres : deux machines différentes. L'une, très ordinaire, les reliait par une ligne télex au Quai d'Orsay ; et l'autre, nettement plus sophistiquée, était réservée aux communications de leur ambassadeur. Par mesure de sécurité, cette dernière machine était alimentée par un circuit tout à fait indépendant de l'autre. Hugh Alexander pensait que cette machine serait inattaquable, mais que la machine ordinaire valait la peine qu'on tente l'expérience que j'avais préconisée. Cooper a donné son autorisation, et nous avons commencé l'opération STOCKADE (estocade).
Au cours de cette opération, le CGHQ et le MI 5 étaient associés : notre première tâche consistait à repérer les caractéristiques des installations techniques dans les locaux de l'ambassade de France, et surtout de localiser le bureau du chiffre. Par la municipalité, j'ai pu obtenir les plans du bâtiment, puis j'ai contacté le labo de recherche des Postes. John Taylor était à la retraite et c'était H. T. Mitchell qui le remplaçait. Mitchell était resté paralysé d'un côté à la suite d'une attaque, mais, s'il avait un peu de mal à parler, il conservait l'esprit très clair. Mitchell m'a donné tous les plans décrivant l'implantation des lignes télex et téléphone de l'ambassade. En les comparant aux plans de leur bâtiment, on pouvait facilement en déduire l'emplacement du bureau du chiffre. Nous avons demandé aux Postes de mettre le téléphone de l'ambassade en panne, ce qui nous a permis de faire une reconnaissance à l'intérieur. Au contraire des Égyptiens, le personnel de sécurité français épiait le moindre de nos gestes. Mais nous avons quand même trouvé ce que nous étions venus chercher : il n'y avait pas de téléphone dans le bureau du chiffre ; l'appareil était à l'écart, dans un couloir. La machine à chiffrer et le télex se trouvaient dans deux pièces séparées par une simple cloison de plâtre.
Grâce aux schémas fournis par les Postes, nous avons pu repérer le câble qui nous intéressait à sa sortie dans la rue, dans une armoire de jonction située à l'entrée de Hyde Park, à hauteur de la grille Albert Gate. Avec l'aide de Mitchell, nous avons branché une dérivation sur ce câble, dans l'armoire de jonction. Nous avons pris soin d'utiliser une fréquence éloignée de celle du téléphone. Le signal que nous avions détourné était alors relayé jusqu'à notre chambre du Hyde Park Hotel. Les Postes avaient mis le téléphone de cet hôtel en panne le temps, pour nous, de monter nos installations et nos câbles jusqu'à cette chambre du quatrième étage. Notre ligne espion comportait des condensateurs spéciaux afin d'éviter que notre signal puisse être capté dans l'autre sens, ce qui nous aurait trahis si la ligne avait été surveillée depuis l'intérieur de l'ambassade.
De son côté, basé à Palmer Street, le CGHQ interceptait la totalité des transmissions radio et télex de l'ambassade, dans les deux sens. Puis ils relayaient ce trafic jusqu'à notre chambre d'hôtel pour que nous puissions comparer si ce que nous avions dérivé correspondait bien aux mêmes transmissions. Dès le premier matin, nous avons été en mesure d'enregistrer ce qui passait par la machine ordinaire. Nous l'avons ensuite comparé avec l'émission qui arrivait de Palmer Street. La ligne de téléphone piratée était branchée sur notre téléscripteur : il s'est mis à crépiter en recevant leur message chiffré. Tout de suite, nous avons constaté que deux émissions différentes passaient par cette ligne. Il suffisait de s'asseoir et, crayon en main, de retrouver le texte en clair qui subsistait au milieu du message codé, puis il n'y avait plus qu'à le lire.
J'étais en train de transcrire lorsque je me suis aperçu qu'il y avait un troisième signal superposé aux deux autres. J'ai fait une vérification à l'aide de l'enregistreur graphique, puis j'ai appelé les spécialistes du CGHQ. Une courbe régulière palpitait sur mon écran de contrôle. On voyait très clairement la superposition de deux courbes : celle de la machine à chiffrer et celle du « fantôme » du texte en clair qui l'accompagnait. Mais sur chaque crête, on distinguait encore l'ébauche d'une courbe parasite. Le technicien du CGHQ a murmuré : - Bon sang ! On capte aussi l'autre machine ! Ça doit traverser leur cloison ! Je me suis dépêché de téléphoner au CGHQ pour leur demander de nous relayer aussi l'émission de l'autre machine à chiffrer, car nous étions pressés de comparer. Quand l'émission est arrivée, les techniciens du CGHQ ont modifié les réglages de leurs amplis de manière à ce que notre ligne pirate nous donne un signal assez puissant pour être envoyé dans le téléscripteur.
J'ai relevé les portions de texte en clair, et en moins de dix minutes nous avions une transcription sommaire d'un télex que l'ambassadeur de France était en train d'envoyer au cabinet du général de Gaulle. Pendant près de trois ans, de 1960 à 1963, le MI 5 et le CGHQ ont pu lire toutes les transmissions qui passaient par l'ambassade de France, ce qui nous a permis de connaître le moindre mouvement des Français pendant notre tentative d'accès infructueuse au Marché commun. Les Affaires étrangères se jetaient goulûment sur nos renseignements, et la copie conforme des télex envoyés par de Gaulle parvenait régulièrement à notre secrétaire d'État.
L'opération STOCKADE était la démonstration même de la limite de nos pouvoirs : de Gaulle était tellement déterminé à empêcher notre entrée dans le Marché commun que toutes les informations du monde n'y auraient rien changé. Nous avons communiqué les télex concernant la « force de frappe » française à nos collègues américains, mais cela n'a servi à rien d'autre qu'à renforcer leur méfiance vis-à-vis des Français. STOCKADE a quand même été considéré comme une grande victoire au ministère des Affaires étrangères :
j'ai été convoqué par le secrétaire d'État, et il m'a félicité pour l'ingéniosité de toute l'opération. Il avait vraiment l'air rayonnant : - Des informations inestimables ! Tout simplement inestimables. D'après lui, il ne faisait aucun doute que cette possibilité de lire les transmissions des « Frogs » (les grenouilles : les Français) rivalisait avec la victoire d'Azincourt, l'incendie de Calais et toutes les autres baffes infligées à ces traîtres de Français.
Voir ouvrages présentés
(1) de Kim PHILBY : " Ma guerre silencieuse " et de KNIGHTLEY P., LEITCH D. : " Philby "
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