| Extraits   	de l'ouvrage " Un espion dans le siècle " -  1994 Voir la présentation de       cet ouvrage sur notre site  par Constantin MELNIK  Chapitre XXIV ,p.309                    ......       Il y avait d'autres de Gaulle qu'ils ne connaissaient pas et qui, une fois       terminée cette tranche d'histoire-là, les écrabouilleraient comme l'on       écrase les mouches après les chaleurs de l'été.  Le de Gaulle du Verbe, qui apparaissait souverain à la télévision alors       naissante ou lors de conférences de presse à allure de grand-messe, afin de       définir, avec un talent dont n'aurait été capable aucun de ses       contemporains, la direction que devait, selon lui, suivre la France dans la       tourmente algérienne.  - Le meilleur acteur français depuis Raimu, constatait le général Grossin.  Il n'exprimait pas toute sa pensée. Au-delà de la paupière lourde, du regard       goguenard et de l'assurance impériale, il y avait la clarté des choix afin       de réaliser les voeux cachés de la nation. Telle avait été l'offre lancée       aux rebelles algériens, dès son retour au pouvoir, de conclure « la paix des       braves » ou, plus récemment, le 16 septembre 1959, la proclamation que       l'effort de guerre sans précédent en Algérie avait pour seul but de       permettre au peuple algérien de choisir librement son destin.  Plus déroutant pour eux était le de Gaulle de la politique avec sa       surprenante indulgence à l'égard de courtisans dont le seul mérite était de       lui cirer les bottes et de défaillir, béats de vénération, devant le moindre       de ses actes. Le respect borné des hiérarchies aboutissait à confier des       responsabilités essentielles à n'importe qui, pourvu qu'il fût paré de       titres et de fonctions acquis souvent à force de souriante médiocrité.  - Ce visionnaire rebelle, constatait Grossin, ne s'entoure que de Gamelins.  L'inconvénient avait des avantages. Ils étaient là pour compenser les       défaillances de généraux ou de ministres qui, tels Jean Berthoin puis Pierre       Chatenet à l'Intérieur ou Pierre Guillaumat aux Armées, étaient peut-être       des gestionnaires avisés mais se révélaient incapables, délégués aux       affaires courantes, de conduire le char de l'État avec compétence et fermeté       en période de crise.  Le remplacement place Beauvau de Jean Berthoin par Pierre Chatenet, au       printemps dernier, était à cet égard révélateur. La guerre faisait rage. Le       premier anniversaire du 13 mai 1958 avait donné lieu à la frappe d'une       médaille que la mythologie a tellement oubliée que je ne la verrai que sur       le bureau de Constantin, symbole, pour lui, des dérisions de l'histoire. Sur       son avers, un immense drapeau tricolore recouvrait la France et l'Algérie       jusqu'au fin fond du Sahara.  Jean Verdier s'inquiétait des réactions que       provoquerait la renonciation à des objectifs aussi irréalisables. De Gaulle,       lui, avait remplacé, au poste crucial de l'Intérieur, l'aimable sénateur       radical sujet à des troubles cardiaques par un conseiller d'État tout aussi       affable mais dont le plus grand titre de gloire était d'avoir usé ses fonds       de culottes au Palais Royal avec Michel Debré et Pierre Racine. Tant qu'Ubu       ne serait pas mort, ils ne risquaient pas de connaître le chômage.  D'autres de Gaulle étaient encore plus insolites.       - La chasse est ouverte. Venez donc à Rambouillet, avait demandé au général       Grossin un de Gaulle désireux d'oublier les retombées de son discours       historique du 16 septembre.       - Je n'ai pas le temps, avait répondu le directeur du SDECE. Je chasse le       FLN.  - Bah, vous pouvez me rejoindre seulement pour le déjeuner...       Grossin avait accepté et, pendant que ministres, ambassadeurs et courtisans       faisaient assaut d'élégance face à des faisans drogués et assommés par les       garde-chasses, les deux hommes s'étaient retrouvés en tête à tête dans les       salons attenants à la grande salle à manger où Charles X avait signé son       abdication.  Le général Ély avait été annoncé à son tour. En uniforme, les       trois généraux avaient, en camarades, commencé à discuter boutique autour       d'un verre de porto.       - A propos, Ély, avait demandé de Gaulle, que pensez-vous de Juin ?  Ély n'était pas l'un de ces courtisans qui feront plus tard, une fois la       guerre terminée, de si belles carrières grâce à leur talent à deviner les       moindres désirs de leur dieu.  Après une carrière mouvementée, le vieux chef       d'état-major général s'apprêtait à partir à la retraite sans solliciter le       moindre poste honorifique.       - J'ai toujours pensé, avait-il répondu, que Juin est notre meilleur soldat.       Une ombre d'irritation était passée sur l'auguste visage.       - Soldat, soldat, avait grommelé de Gaulle. Juin est moins populaire que       moi...          Que de Gaulle veuille s'imposer au pays et à l'histoire ne les gênait en       rien. A chacun sa vocation et il était bon, face à la tragédie algérienne -       la formule de Raymond Aron n'avait jamais été d'une aussi brûlante actualité       -, que la France fût gouvernée par un homme adulé et ressenti comme grand.  Les problèmes ne se posaient que lorsque, emporté par l'ivresse de       l'approbation populaire, le chef suprême se laissait aller, comme lors de       ses premières tournées triomphales en Algérie, à utiliser des formules       flattant trop ouvertement son auditoire. «Je vous ai compris» à des       pieds-noirs promis à la souffrance, «Vive l'Algérie française » à       Mostaganem.          La volonté d'être aimé devenait encore plus préoccupante lorsque Charles de       Gaulle s'efforçait d'être approuvé par une armée avec laquelle il n'avait       aucune affinité. Les «tournées de popotes» en Algérie ne distillaient pas un       clair langage de discipline.  - De Gaulle, commentait Grossin, n'a jamais été un militaire et c'est fort       heureux pour tout le monde. Mais pourquoi désire-t-il tellement conquérir       l'estime d'une corporation dont il ne fera jamais partie ? Lorsque tout est       en ordre à la tête de l'État, l'armée n'a qu'un seul devoir : obéir. «       Servitude et grandeur », constatait déjà Vigny.          De fait, les parachutistes du 11e Choc qui s'étaient montrés si turbulents       durant les événements du 13 mai ne bougeront plus d'un cil sous son       énergique commandement.  A vrai dire, ces limites de Charles de Gaulle leur paraissaient accessoires,       même si elles accroissaient les charges qu'ils étaient heureux de porter sur       leurs épaules.  - Un problème, proclamait Verdier dans une formule qui marquera autant       l'action de Constantin à Matignon que l'«ascension aux extrêmes » de       Clausewitz, un problème est fait pour être résolu.              Aucune solution, en revanche, n'existait aux difficultés que leur causait le       Général qui, reçu à bras ouverts dans des chancelleries éblouies, désirait y       écrire une nouvelle page des relations internationales à la plus grande       gloire de la France et de Charles de Gaulle.  Il parlait de lui-même à la       troisième personne et confondait les deux notions. « Saisissez le FLN par       les couilles », demandait de Gaulle à ses services secrets. Il ne tenait pas       le même langage à son ministre des Affaires étrangères ou aux ambassadeurs       qui formaient sa cour et lorsque Grossin et Constantin se retrouvaient,       incongrus parmi les invités papillonnants dans les grandioses réceptions       données en un Élysée brillamment illuminé, ils sentaient bien que ce n'était       pas leur image d'hommes de guerre que Charles de Gaulle souhaitait laisser       aux autres grands du monde ou aux livres d'histoire qui encenseraient un       jour son action.  - Quand vous aurez fini de vous les rouler à Matignon, avait téléphoné       Grossin à Constantin peu après leur mémorable rencontre, venez passer un       après-midi à la Centrale. Des décisions doivent être prises.  Ils s'étaient installés dans le grand bureau d'angle de la caserne ombragé       par les marronniers du boulevard Mortier.  - Le gouvernement doit connaître mes opérations, avait commencé Grossin en       s'installant confortablement derrière son bureau. Je ne suis pas un marchand       de bretelles à la sauvette et le pouvoir civil doit approuver ce que je       fais.  « Le général de Gaulle, lui, m'a reçu longuement.       «- Que faites-vous donc ? m'a-t-il demandé.       « - Tout - je dis bien tout - ce que désire le gouvernement, lui ai-je       répondu.   Encore faut-il que le pouvoir m'indique       clairement ce qu'il attend de moi. Des années, voire des décennies, sont       nécessaires pour monter une opération de services secrets. Il faut donc que       l'État m'indique à l'avance ses priorités.  - De Gaulle a créé un Comité interministériel du renseignement, intervint       Constantin.  - De la foutaise ! Pour que fonctionne un tel machin, les participants       devraient connaître les possibilités réelles des services secrets. Ce n'est       pas le cas aujourd'hui et n'importe qui me demande n'importe quoi. Les       militaires me réclament le plan de villes soviétiques qu'ils ne bombarderont       jamais. Les diplomates voudraient se délecter des secrets d'alcôve qui les       émoustillent mais qui ne leur serviraient à rien. Les industriels attendent       de moi les brevets de la machine à laver qu'ils devraient pouvoir fabriquer       tout seuls. La première réunion du Comité interministériel du renseignement       m'a fait penser à un poème de Prévert. Alors, je suis revenu voir le père de       Gaulle. Il a été superbe comme toujours. En un tour de main, il m'a rédigé       un «plan de recherche».  Grossin tendit une feuille de papier à Constantin, recouverte d'une écriture       précise mais lâche qui correspondait mal à l'idée que mon ami se faisait de       l'homme du 18 Juin. La signature « C. de Gaulle » était ronde et appliquée.       Les priorités étaient le bloc soviétique et le FLN, auxquels il fallait       ajouter les transformations du Tiers Monde.  - Je voulais vous voir car il y a des trucs qui ne collent plus, grommela       Grossin en ouvrant un mince dossier. La Quatrième République m'a demandé de       financer un centre d'études secret de la psychologie sociale. Nos braves       socialistes se sont laissé persuader par un doux illuminé qu'une image       invisible glissée dans un film peut influencer celui devant lequel elle est       projetée. Quelle aubaine pour la lutte anticommuniste mais, également, pour       toute campagne électorale !  « Tout cela, c'est de la connerie. Ça ne marche pas et si ça marchait, ce       serait du Goebbels clandestin. Je vous propose donc de mettre un terme à       cette activité qui n'a rien à voir avec la mission d'un service de       renseignement.  - D'accord, dit Constantin qui n'en référera même pas à Michel Debré.  - Un autre piège dont j'ai hérité consiste à préparer des réseaux de       résistance à une éventuelle invasion de l'armée rouge. Il a fallu un temps       précieux pour que s'implantent les réseaux contre les Allemands. De       brillants esprits en ont déduit qu'il fallait former d'avance les hommes et       les organisations qui ne seraient activés que si notre pays était occupé par       les troupes de l'Est. C'était valable dans les années 47 mais, depuis la       mort de ce fada de Staline, ça ne tient plus debout. Et c'est dangereux.       Quelle que soit la qualité des contrôles exercés par notre service Action,       ce genre d'activité peut attirer des agités du bocal. Alors, je vous propose       de mettre tout ça en sommeil.  - D'accord, réitéra Constantin.  Le communisme continuait à martyriser les terres russes et l'Europe de       l'Est. Il pouvait s'étendre dans le Tiers Monde, notamment dans cette       Indochine où les Américains commençaient à remplacer les Français. L'armée       rouge, elle, ne se mettrait pas en branle vers l'Ouest, comme on avait pu le       craindre lorsqu'il avait travaillé au cabinet de Charles Brune ou à       l'état-major du maréchal juin. La dramatique intrusion des chars de       Khrouchtchev, il y a trois ans à Budapest, ne provenait que de la volonté de       briser une hérésie à l'intérieur du Saint Empire  .       - C'est vrai que vous n'êtes pas trop con, marmonna Grossin. Avec vos       origines et votre passé antisoviétique, je craignais que vous fassiez des       sauts de cabri. Mais vous avez raison. Le rejet du communisme reste vital       pour un démocrate. Il ne saurait devenir une forme d'hystérie pour détraqués       se trémoussant la bave à la bouche.       « Bon, je désire également me débarrasser des deux directeurs adjoints que       j'ai trouvés dans les placards du service lors de ma prise de commandement.       Sous prétexte qu'ils ont été des résistants remarquables, ils m'emmerdent à       faire de la politique, l'un à droite et l'autre à gauche, tout en rêvant de       renouveler des exploits qui sont inadaptés au monde moderne. D'accord ?  - D'accord.  Constantin admirait la Résistance, mais ne voulait pas qu'elle devînt un       fonds de commerce. De toute façon, la moindre politisation l'horripilait.       La discussion avait duré dix minutes et Constantin était émerveillé. C'était       donc cela le pouvoir ! Une question bien posée. Un bref moment de réflexion.       Une décision qui remettait les choses à leur place.  Grossin attrapa un deuxième dossier.       - Une chose m'inquiète, grogna-t-il. Le père de Gaulle m'a dit : « Allez       donc voir Couve de Murville. » Quoi de plus normal, en effet, qu'un chef de       services secrets se mettant à la disposition du ministre des Affaires       étrangères ?       Il se renversa dans son fauteuil et s'étira, toujours aussi heureux de vivre       et d'agir.       - Je me suis donc pointé, reprit-il, chez Couve de Mon Cul.               (La plaisanterie était trop tentante) (1). Je l'ai connu à Alger quand il       travaillait pour le général Giraud avant de se rallier à de Gaulle. Ça n'a       jamais été un comique troupier mais là, il s'est surpassé. « Mes diplomates,       m'a-t-il annoncé de son air pincé, trouvent déshonorante la présence de vos       gens dans nos ambassades. »  Grossin se leva et pointa un doigt impératif vers Constantin.       - Je ne peux faire travailler « mes gens » à l'étranger que s'ils disposent       d'une « couverture diplomatique ». Le chef du poste de la CIA est le plus       souvent premier secrétaire et je ne parle même pas des ambassades de l'URSS       où c'est le KGB qui tire toutes les ficelles. Chez nous, le Quai ne nous       attribue, du bout des lèvres, qu'une fonction d'attaché militaire adjoint       qui ne trompe personne. Si vous désirez du bon renseignement, il faudra que       vous nous changiez tout cela.  Est-il utile de préciser qu'ils n'y parviendront jamais malgré les       interventions incessantes de Michel Debré ? Constantin avait facilement       obtenu du ministère des Armées que les chefs du SDECE fussent promis au       grade de colonel. Le Quai, lui, restera le Quai, assemblée de diplomates -       le général de Gaulle prononçait « diplotames » - frileux et compassés.  Le général Grossin se rassit, sortit de son dossier un papier vierge de tout       cachet. Ainsi les affaires les plus importantes et les plus secrètes       tenaient en un seul feuillet dont l'apparence banale ne rendait que plus       exaltant leur contenu.  - J'ai là une liste d'opérations à hauts risques que vous devez approuver.       La plus petite erreur de navigation, le moindre manque de baraka et nous       nous retrouvons en culottes courtes avec, sur les bras, un scandale       international littéralement « kolossal » (il martelait le mot à       l'allemande). Couve de Mon Cul ne nous fera pas alors de cadeaux.  Une fois de plus sans en référer au Premier ministre, c'était de la pure       technique, Constantin approuva. Il ne soupçonnait pas ce qui l'attendait.       Dès le printemps, moins de trois mois après son arrivée à Matignon, il se       retrouvait en pleine tempête.       Le général de Gaulle avait eu raison face à Rémy :« Dans ce métier-là, on se       fait toujours pincer. »  (1) Note de Constantin Melnik: J'imagine l'oeil horrifié de mon ami, l'avocat       Patrick Gaultier, devant cette appellation colorée, utilisée alors dans le       Tout-Paris de la Cinquième République. Insulte ! Atteinte à l'honorabilité !       Dans l'histoire officielle, qui ne met en scène que des personnages pompeux       et respectables, tout le monde s'exprime avec la plus parfaite des       courtoisies, à la différence de ce qui se passe dans la réalité.       |