| Extraits   	  de l'ouvrage " Le cheval à bascule " -  1975 Voir la présentation de cet ouvrage sur notre site  par Alain ROY  (Les événements sont réels ; les noms sont des pseudos)   	   	 En 1944, j'étais rédacteur en chef des radios secrètes du IIIe Reich, sous   	les ordres de Goebbels. J'avais vingt-deux ans.   	   	Depuis cinq ans, je travaillais pour le compte des Services Secrets   	français.   	Ceci est mon histoire, telle que je l'ai vécue au jour le jour, sans fard et   	sans complaisance.   	   	 J'ai été un cheval à bascule, un " W ", comme on dit dans l'argot du métier,   	- l'un des " doubles " que les Services Secrets français ont envoyé de par   	le monde avec mission de se faire récupérer par l'Abwehr, c'est-à-dire les   	Services Secrets allemands.   	   	 J'ai commencé ma mission en Espagne franquiste, à dix-sept ans. Je l'ai   	menée à bien au milieu de cinq ans de tourmente, vivant successivement   	l'apogée puis l'écroulement de l'empire nazi.   	   	Alors que d'autres avaient le privilège de combattre à visage découvert,   	j'ai dû sans cesse me dissimuler, mentir, me méfier de tout et de tout le   	monde, m'adapter immédiatement - pour survivre - à tous les milieux dans   	lesquels la guerre me plongeait.   	   	 J'ai survécu - alors que la plupart des " doubles " envoyés en mission par   	mon Service n'en sont pas rentrés.   	   	 C'est aussi en leur mémoire que je me décide enfin, aujourd'hui, à relater   	ce qu'on m'avait prié de taire jusqu'ici.   	   	C'est une histoire de peur, de mensonge et de sang.   	Je ne souhaite à personne de l'avoir vécue.   	   	...   	   	 Troisième Partie   	I-   	   	MATAAM CHANTECLERC   	   	Au Mataam - c'est-à-dire au restaurant - Chanteclerc, à Rabat, je dus   	attendre quelques instants au bar, avant qu'un officier supérieur des «   	Tabor », flanqué d'une épaisse matrone qui devait être sa femme légitime,   	quittât la salle en étouffant un rôt de satisfaction gourmande. Le garçon   	indigène avait libéré la table en un tournemain, changé la nappe, posé un   	nouveau couvert, et placé sur l'assiette une serviette rutilante.   	   	 Le brouhaha des conversations emplissait la salle. D'autant que la   	consommation de « gris de Boulahouane » accompagnant les langoustes,   	poissons et coquillages, allait bon train à toutes les tables.  Il y avait   	dans la salle une majorité d'uniformes, quelques civils à la silhouette   	mince et au visage distingué et quantité de jeunes femmes émoustillées.   	Je passai commande, à mon tour, de palourdes farcies et d'un rouget grillé.   	 Le Maroc, décidément, n'était pas, à l'image de la métropole, un pays vaincu   	par la guerre, envahi par la grisaille, la peur et l'obscurité. Ici, sous un   	ciel transparent, c'étaient l'animation, le bruit, la couleur et   	l'extravagance.   	   	A une table, devant la baie vitrée, quelqu'un m'observait furtivement, à   	chaque fois que je plongeais le nez sur mon assiette. J'avais remarqué son   	manège, mais, apparemment, l'inconnu tenait à voir sans être vu.  Dès que je   	me redressais, il détournait la tête. Il n'était pas seul. Deux convives lui   	faisaient face. Tout en déjeunant, ils poursuivaient une conversation à voix   	basse. De l'endroit où j'étais assis, je ne pouvais en saisir un traître   	mot, mais j'avais l'impression, pourtant, que les trois hommes ne   	s'exprimaient pas en français.   	   	Ou je me trompais fort, ou il y avait à cette table un de mes prochains   	partenaires.  Je terminai le repas sans me presser et demandai l'addition,   	qui me parut particulièrement élevée. Même avec le viatique remis par le   	colonel Dernbach, qui n'était pas avare des deniers de l'Abwehr, je n'aurais   	pas été en mesure de faire du Chanteclerc mon ordinaire. Je quittai le   	restaurant et pris, à pied, une des rues qui montaient en direction du   	palais du Sultan. Elles étaient désertes à cette heure de la journée.   	   	 J'avais fait quelques centaines de mètres lorsque j'entendis le bruit d'un   	moteur. Une traction avant stoppa à ma hauteur, la portière s'ouvrit et le   	visage de l'homme aperçu au restaurant se pencha vers moi:    	- « Monsieur Roy? demanda-t-il... Montez! »   	Je n'avais aucune raison de me méfier et grimpai dans la voiture.  Le   	chauffeur embraya, passa les vitesses et, quelques instants plus tard, nous   	roulions en direction de Casablanca. C'est alors seulement que mon compagnon   	songea à se présenter : « Johann Wessmann, dit-il. Je suis l'adjoint du   	Fregattenkapitân von Gibhardt... Nous devons le rencontrer à Anfa cet   	après-midi...  Avez-vous fait bon voyage, monsieur Roy? »   	- Oui, merci!... Est-ce avec vous que je vais opérer?   	   	- Herr von Gibhardt vous renseignera à cet égard. Étant donné la complexité   	des problèmes à résoudre au Maroc, Berlin a fait procéder à une répartition   	du travail. Ce qui fait que chacun de nous a une certaine spécialisation, un   	domaine d'études réservé, mais qui n'est pas exhaustif... Tout fait ventre,   	si je puis dire!...  Au Tirpitzufer de s'y retrouver!... Où êtes-vous   	descendu?   	- A l'Hôtel des Ambassadeurs, à Casa.   	- Pas mal!... Vous y serez bien. Et puis, c'est près du centre.   	Comment va notre colonel Dernbach?... Vous l'avez rencontré à Paris ou à   	Angers?    	- A Angers!   	   	Il parlait français, presque sans accent.   	- Si je ne suis pas indiscret, monsieur, d'où êtes-vous? demandai-je.   	- De Brême!... Pourquoi?... Ah, ma connaissance du français?... Eh bien,   	j'ai passé plusieurs années dans un collège suisse, près de Lausanne. Rien   	de sorcier!... Mais si vous préférez que nous parlions allemand...   	   	 Wessmann donna un brusque coup de frein pour éviter un groupe d'indigènes   	qui traversaient la chaussée, sans se soucier de la circulation.   	- C'est la route la plus meurtrière que je connaisse!... fit-il... Il n'y a   	pas de jour que l'on n'ait à y déplorer des accidents mortels.   	   	Il prit une cigarette, qu'il me demanda d'allumer.   	Déjà nous arrivions aux faubourgs de Casablanca que nous traversâmes pour   	prendre la route d'Anfa. Vingt minutes plus tard, la Citroën stoppa devant   	l'Hôtel Suisse.   	Nous en franchîmes le seuil et prîmes l'ascenseur pour monter au troisième   	étage.  Wessmann frappa à l'une des portes et entendant un Herein, prononcé   	d'une voix claire, il me précéda dans l'appartement, meublé avec goût.   	   	Le Fregattenkapitän était en civil, assis à un petit secrétaire de style. En   	nous voyant, il interrompit son écriture, se leva et vint à notre rencontre.   	Il avait une démarche nonchalante et des gestes de grand seigneur. Il serra   	la main de Wessmann et, se tournant vers moi, me désigna un siège :   	-  Heureux de vous voir, monsieur Roy! fit-il. Puis-je vous commander quelque   	chose à boire?   	   	Le lieutenant Claude Delorme ne s'était donc pas trompé.   	- Je vous fiche mon billet, m'avait-il dit la veille - avant que je ne   	prenne le car pour Rabat - que l'Abwehr a prévu de vous mettre entre les   	pattes de Unterberg, qui s'appelle maintenant Gibhardt... Un vieux de la   	vieille de l'équipe Canaris, au S.R. depuis 1925. Il opère sous couverture   	de la Wako .  Ce sera votre examen de passage, mon vieux!...   	   	   	   	Dès mon arrivée à Casa, je m'étais, en effet, présenté à l'autorité   	militaire française. Le commandant Chabret, auquel j'avais rendu compte de   	ma situation, m'avait alors aiguillé vers le contre-espionnage, où j'avais   	été pris en charge par le lieutenant Delorme.   	   	Il m'avait - d'emblée - accordé une totale confiance, ce qui établissait   	entre nous un vif courant de sympathie. Jeune officier au geste rond et au   	verbe méditerranéen, il avait servi auparavant à la Légion étrangère et   	conservait, des combats de 1940, les séquelles d'une blessure à la hanche.   	 Me séduisaient en lui, outre son intelligence profonde des êtres et un rare   	esprit de synthèse, sa prodigieuse érudition et sa mémoire infaillible. Il   	devait faire, d'ailleurs, une carrière exceptionnelle dans le Renseignement,   	carrière servie par son génie de la mise en scène.   	   	Je l'avais informé, dans les moindres détails, de ma mésaventure de   	Toulouse.   	- Vous n'aurez pas avec moi de tels problèmes! conclut-il. Ça, je vous le   	garantis.  J'ai l'habitude de jouer cartes sur table. J'en acceptais   	volontiers l'augure.   	   	Lorsque nous nous revîmes, après mon entretien d'Anfa, Delorme écouta mon   	compte rendu en tapotant distraitement avec son crayon sur le bord de la   	table.   	   	- C'est bien ce que je pensais, Alain! conclut-il enfin. Ce Gibhardt n'est   	pas intéressant! Du moins pour nous... Bien sûr, c'est le seul type de   	valeur à la Wako. Mais trop sceptique pour faire du renseignement en   	profondeur.  La Wako est truffée de sous-agents de l'Abwehr. Leur rôle,   	néanmoins, ressortirait plutôt d'un service de la Marine ou de l'Air. Ils ne   	s'intéressent qu'aux mouvements des unités, en dilettantes. Le capitaine de   	frégate Simon, qui dirige notre Sécurité navale à Casa, les a tous, plus ou   	moins, « logés » et fait le vide autour d'eux. On peut juger des hommes   	quand on les connaît.   	    	Et je connais bien notre type.  Son poste d'observation ici, c'est un peu une   	récompense pour les services passés. Il rêvait de soleil, de vie calme et   	sans histoires. Il a tout ça, il se baigne à la « Réserve » d'AïnDiab, fait   	du S.R. courtois, en discutant avec les courtiers maritimes, avec le consul   	d'Italie et quelques informateurs qu'on connaît et qu'on lui met   	régulièrement dans les pattes.  Bref, je considère qu'il serait un parfait   	chef d'état-major de préfet maritime, mais pas autre chose... Toutefois, on   	ne m'ôtera pas de l'idée qu'on l'a également placé ici pour freiner les   	initiatives du général Fellner, le président de la commission d'armistice,   	un officier brutal et maladroit, parfaitement capable de provoquer un   	esclandre...   	   	 - Ce qui revient à dire, si je vous ai bien compris, que j'ai fait chou   	blanc?   	- Mais non, Alain! Seulement, il ne faut pas s'attarder sur le bonhomme. Il   	va vous mettre à l'épreuve. Il attendra de vous des renseignements détaillés   	sur ce qui se passe dans le port de Casa et ça, des informations réelles -   	indiscutables, j'entends - je ne pourrai pas vous en donner beaucoup. Vous   	le comprenez!... Et même, qu'est-ce que vous pourriez en tirer en retour, de   	ce Gibhardt, que je ne sache déjà?...    	   	 Il faudrait trouver un moyen pour qu'il vous largue sur Rabat, sur Tanger ou   	Tétouan. C'est là qu'il se passe quelque chose, là qu'on trouvera des gens   	valables, avec quelque chose au ventre. Tenez, si vous fouinez un peu, vous   	entendrez peut-être parler, un jour, d'un type qui s'appelle Si Abderrahmane   	ou encore Hadj el Tijini, pour prouver qu'il a fait le pèlerinage à La   	Mecque. Or, celui-là, on le retrouve derrière toutes les intrigues qui   	aboutissent au palais du Sultan.  Et c'est au palais, voyez-vous, qu'est le   	noeud du problème. Le reste n'est que routine, sans grand intérêt pour nous.   	   	   	   	*   	   	J'enfouis le nom au fond de ma mémoire. Il s'agissait maintenant d'aller   	plus avant dans les desseins de Delorme. Je comprenais à demi-mot ce qu'il   	attendait de moi. Encore fallait-il attendre l'occasion propice.   	   	Je devais évidemment faire acte de présence au bureau d'Oktogon, où l'Abwehr   	m'avait affecté.  Le travail que j'y effectuais justifiait ma présence au   	Maroc. Il consistait essentiellement à faire une revue de presse   	hebdomadaire des problèmes économiques du protectorat, en partant des sujets   	traités dans les journaux quotidiens et les revues spécialisées. Il entrait   	également dans mes attributions d'effectuer des enquêtes sur les aspects   	financiers de certaines entreprises locales et de prendre des contacts avec   	ces sociétés, en vue de collaborations futures. Ce qui - pour Berlin -   	constituait une couverture idéale puisqu'elle expliquait mes déplacements   	fréquents.    	   	 Mon chef de service - un Suisse austère, de Berne - semblait avoir reçu des   	instructions précises à cet égard et me garantissait la plus large liberté   	de mouvements. Non sans ronchonner, d'ailleurs... Et afin de ne pas attirer   	l'attention sur des transferts réguliers de francs suisses, mon salaire   	m'était directement versé à Casa par la comptabilité de la société Oktogon.   	   	 Der Herr Fregattenkapitän - qui m'avait mis à l'épreuve - se rendit   	rapidement compte - pour sa part - que je ne lui serais pas d'un grand   	secours à Casa. Je n'avais pas la manière pour forcer les secrets du grand   	port, ni pour apprendre à dissocier le renseignement exclusif, de premier   	ordre, de ceux qui étaient déjà connus de tous.  Il ne m'en tenait pas   	rigueur. Je n'étais pas fait pour cette forme de recherche! C'était tout!   	Peut-être ailleurs?  Discrètement, il me dirigea à nouveau sur Rabat, auprès   	de collègues plus à même d'utiliser mes compétences.   	   	C'est ainsi que je pénétrai dans un milieu particulier et fort imbu de ses   	prérogatives. Parce qu'agissant sur le sultan du Maroc, il était   	naturellement disposé à croire que c'était lui qui, en fait, dirigeait secrètement les destinées du pays.  Ce qui était bien présomptueux de sa part   	et témoignait d'une méconnaissance totale des problèmes arabes. Delorme,   	cependant, fit quelques sacrifices, en l'occurrence, et me fournit des   	renseignements exacts sur des camouflages d'armes dans le Sud, fief du   	Glaoui, pacha de Marrakech.    	Il m'autorisa également à révéler qu'une cargaison assez importante de   	carburant venait d'être acheminée vers l'Est, sous l'égide d'un certain   	Parker, du consulat des États-unis à Casa, représentant l'O.S.S. du général   	Donovan .    	 Nous savions, bien entendu, que cela ne tirerait pas à conséquence. Avant   	même que les Allemands aient demandé des instructions à la Wako d'Alger ou à   	Wiesbaden, tout serait terminé et ils ne seraient plus en mesure de prouver   	quoi que ce fût, l'essentiel étant que messieurs les Nazis fussent   	convaincus de l'authenticité de mes renseignements (ils avaient des moyens   	de recoupement). Mais ils arriveraient trop tard.   	   	 Bref, je gagnais ainsi l'estime et la reconnaissance de mes partenaires. Je   	parvins, après des filtrages successifs, à un échelon plus élevé : un   	quadragénaire, plutôt bel homme, grand, de type nordique, pétillant de   	malice et dont les veines paraissaient charrier du vif-argent.  Il occupait,   	à Rabat, une ravissante villa ceinte de massifs de bougainvillées et   	parquait, dans une allée de gravillons longeant la pelouse bien tondue, sa   	petite voiture mue par des batteries électriques. Ce qui économisait le   	carburant, rare à l'époque.  Cet excellent homme exerçait une profession peu   	banale : il était professeur de tennis. Ses bonnes manières, son charme   	inné, un petit côté snob, en faisaient la coqueluche du Tout-Rabat qui   	estimait avoir un rang à tenir. Il était de toutes les parties, de toutes   	les fêtes, invitait lui-   	même au Chanteclerc où il avait sa table réservée et faisait profiter de ses   	leçons tout l'état-major du C.S.T.O. (Commandement supérieur du Territoire   	Opérations), recueillant, au passage, les confidences des uns et les   	indiscrétions des autres.    	 Ce charmant professeur portait un nom rare, presque une caricature : Johnny   	Dollar. Il aimait d'ailleurs jouer au réfugié d'origine anglo -saxonne.   	   	Dollar était un homme habile : il ne se dévoila pas du jour au lendemain et,   	quelque temps durant, réédita avec moi le jeu du chat et de la souris. Sur   	un court de tennis, nous échangeâmes quelques balles. Il vit tout de suite   	que je n'avais pas de dispositions, que je tenais ma raquette en dépit du   	bon sens et que mon coup de poignet ne s'améliorerait pas avec le temps.   	 Mais, sans y laisser paraître, il m'étudiait attentivement, cherchait dans   	nos dialogues la réponse à ses questions. Peu à peu, il acquit la certitude   	que sa confiance en moi était bien placée et, comme il avait une vocation de   	professeur, il crut bon de faire de moi son disciple.   	   	   	   	*   	   	Il me faut ici - pour faciliter la compréhension des événements qui vont   	suivre - ouvrir une parenthèse et rappeler à mes lecteurs le contexte dans   	lequel nous opérions, au Maroc, en cet automne 1941.   	   	 L'Afrique du Nord était, en quelque sorte, le prolongement de la zone libre.   	Les Allemands n'y apparaissaient officiellement qu'au niveau des Wako,   	chargés du contrôle des conventions d'armistice définies en 1940, et à titre   	consulaire. Leurs agents secrets y opéraient donc à leurs risques et périls.   	Pris, ils étaient inculpés d'intelligence avec l'ennemi et condamnés en   	vertu des articles 75 et suivants du Code pénal. Si, par contre, une fois la   	condamnation prononcée par un tribunal militaire, ils pouvaient se prévaloir   	de la nationalité allemande, les conventions d'armistice contraignaient les   	autorités françaises à les remettre aux représentants du IIIème Reich. Il   	n'en allait pas autrement en métropole.   	 L'armée française en A.F.N. comptait au total une centaine de milliers   	d'hommes, pratiquement dépourvus d'armement moderne. L'aviation était   	réduite à un strict minimum. Elle eût été bien incapable de repousser une   	attaque germano-italiemne, dans l'hypothèse où les états-majors de l'Axe   	eussent décidé, en violation des clauses signées en forêt de Rethondes, de   	porter la guerre au Maghreb.   	   	 Le climat de cette année demeurait, certes, anti-allemand, mais ses chefs   	étaient généralement plus attentistes qu'animés par le souci de reconstituer   	une force offensive, capable d'en découdre un jour avec l'ennemi. Ils se   	référaient volontiers à Vichy, au maréchal Pétain et à l'amiral Darlan,   	auxquels l'éloignement conférait un prestige accru et dont ils exécutaient   	les ordres.   	   	 Le général Weygand, cependant, dont Foch avait dit: « Si la France est en   	danger, appelez Weygand », avait, depuis sa désignation par le gouvernement,   	un an plus tôt, au titre de délégué général pour l'Afrique française, repris   	les choses en main et organisé - principalement au Maroc - le camouflage   	d'importants stocks d'armes. Il avait, simultanément, préparé une   	mobilisation secrète rapide pour parer à toute éventualité. Mais il devait,   	sous la pression de Hitler, être rappelé en novembre 1941.   	   	   	 Le Service français de Renseignements, officiellement dissous - comme en   	métropole - en application des conventions d'armistice, n'en continuait pas   	moins à fonctionner sous des appellations militaires différentes ou,   	clandestinement, sous la direction d'officiers mis en congé par leurs   	unités. Ce qui était le cas du lieutenant Claude Delorme.   	Son action se révélait indispensable.  On peut, en effet, juger de l'intérêt   	que portait l'Abwehr à l'Afrique du Nord lorsqu'on saura que, pour le seul   	territoire marocain, plus de 600 agents allemands furent arrêtés en 1941.   	Même après le débarquement allié de novembre 1942, l'effort ne s'y ralentit   	pas puisque, en 1943, quelque 750 arrestations furent opérées au Maroc et   	plus de 800 en Algérie .   	   	 Notre contre-espionnage constatait cependant que les chefs de cet immense   	troupeau demeuraient prudemment tapis en France occupée. Ils opéraient aussi   	à partir de la Kriegsorganisation de Madrid, commandés par le colonel   	Hildebrandt, et de ses postes avancés de Tanger et de Tétouan, en zone   	espagnole du Maroc, où ils bénéficiaient de l'aide effective du S.R.   	espagnol.   	   	 Par contre, les Allemands s'étaient totalement trompés sur l'état d'esprit   	des masses musulmanes, dont ils espéraient, à l'origine, un soutien réel.   	Dans l'ensemble du Maghreb - sauf rares exceptions - les Arabes demeuraient   	fidèles dans le malheur. Ils n'en épousaient pas pour autant nos querelles   	et demeuraient à l'écart des problèmes, des intrigues et des courants   	politiques. On peut dire que ce conflit ne les concernait pas.   	   	 Émergeant de cette masse, quelques intellectuels et des « professionnels »   	du nationalisme ou de l'agitation panislamique qui - en revanche - allaient   	tenter, avec l'Abwehr, de pousser le sultan du Maroc à commettre   	l'irréparable.   	   	 Le IIIème Reich avait tout mis en oeuvre pour canaliser à son profit ce   	réveil, encore timide, du nationalisme nord-africain. Il agissait à la fois   	de Berlin, avec les émissions spéciales en langue arabe de Radio-Zeesen, et   	de Paris, où l'Abwehr installait un centre de propagande sur les   	Champs-Élysées en même temps que se constituait à l'état-major de l'hôtel   	Majestic une section musulmane, activée par les meilleurs spécialistes   	allemands de l'Islam.  Simultanément, un effort de propagande intense   	s'exerçait sur les prisonniers de guerre musulmans, dans les stalags.    	   	C'est parmi eux que le S.R. recruta beaucoup de ses agents qui, par les   	relais institués en France et en Espagne, regagnaient le territoire   	chérifien pour y être, le plus souvent, démasqués par notre   	contre-espionnage et passés par les armes.   	   	 La Wehrmacht se préparait ainsi à intervenir, un jour ou l'autre, en Afrique   	du Nord, pour y créer l' « Empire arabe de 1000 ans ». Elle devait être   	prise de court par le débarquement américain de 1942 que Berlin n'avait pas   	su prévoir ou dont il n'avait pas retenu l'hypothèse.   	   	   	   	   	   II-   	   	Je continuais à revoir discrètement Johnny Dollar mais j'avais l'impression   	qu'il me demandait surtout une présence et remettait à plus tard le soin de   	me demander de participer activement à ses opérations. Il m'interrogeait sur   	mon séjour à Hambourg, sur les filles que j'y fréquentais, simple entrée en   	matière pour me questionner sur les officiers et techniciens qui m'avaient   	initié à cette mission.  Il n'était, pourtant, plus question d'émettre par   	radio. Je devais, maintenant, servir d'auxiliaire sans plus avoir à me   	préoccuper de la manière dont les informations seraient transmises à bon   	port.   	   	Parfois, aussi, Dollar s'inquiétait de mon enfance et riait de bon coeur au   	récit que je lui faisais de mes parties de pêche, lorsque je guettais le   	meunier dans l'eau claire de la Chantourne. Il était sensible à cette frange   	du temps où l'adolescence ne perçoit pas encore la réalité qui l'entoure,   	aveuglée qu'elle est par les rêves issus des plus tendres années.   	   	 Quant au lieutenant Delorme, il voyait enfin émerger dans son collimateur   	un... interlocuteur valable. Tout un faisceau d'informations avait, en   	effet, permis à Delorme et à son patron, le capitaine Casais, de « loger »   	Johnny Dollar.    	 Le contre-espionnage français avait déjà commencé à s'intéresser à lui. Sa   	fiche rappelait que Dollar était d'origine balte, né à Riga. Dès avant la   	guerre, l'ambassade de France en Lettonie l'avait utilisé comme informateur   	politique. Puis, les événements de 1939 ayant mis en sommeil le dispositif   	français dans ce pays, on l'avait perdu de vue. Il était réapparu au Maroc,   	au début de 1941, y bénéficiant du statut de réfugié et du patronage de la   	Croix-Rouge. A Rabat, il recevait des fonds de l' « Association des réfugiés   	baltes » et exerçait sa profession, sans que personne n'y trouvât à redire.   	 Il entretenait des relations cordiales avec tout le monde et on ne tarissait   	pas d'éloges à son égard.   	   	- Mais moi, je ne crois pas aux contes de fées! me dit le lieutenant. C'est   	pas ma nature...   	    	Une enquête avait été confiée au délégué français à la commission   	d'armistice de Wiesbaden. Or, elle avait révélé que Dollar s'était, en 1940,   	installé en Allemagne, où il avait de la famille. Il y connaissait, pour les   	avoir pratiqués, des joueurs de tennis, tels que Kleinschroth et le Dr   	Busse, partenaires du champion von Cramme. Mais, aussi, membres de l'Abwehr.   	C'est ainsi que nous apprîmes que Johnny avait été recruté pour les services   	de l'amiral Canaris.  Après une courte préparation, il avait été envoyé au   	Maroc.   	Qu'était-il venu y faire? C'est ce qu'il nous restait à découvrir.   	   	 J'avais retrouvé Delorme dans un café du boulevard de la gare, l'artère   	principale du centre de Casablanca. Dans la foule volubile et bruyante, nous   	passions inaperçus. D'ailleurs, comme de coutume, il commença à m'entretenir   	de sujets qui n'avaient rien à voir avec notre affaire. Il se ménageait   	ainsi un suspense, avant d'en venir au fait.   	- Nous nous sommes posé la question de savoir - dit-il enfin - qui a bien pu   	introduire notre ami Dollar au Palais et le placer ainsi pour recueillir de   	première main des renseignements d'intention et d'atmosphère.   	 Selon nos sources - ajouta-t-il - l'auxiliaire de ce moderne cheval de Troie   	ne serait autre que l'écuyer du Sultan, dont Johnny a fait la connaissance   	au cours d'une surprise-party. C'est un beau cavalier, mais plutôt borné. Ce   	qui exclut toute préméditation de sa part. En tout état de cause, s'il y   	avait eu conspiration, on aurait cherché un autre complice.   	   	Johnny était donc devenu, sur les courts de l'enceinte royale, le partenaire   	du sultan Mohammed. Mais, aussi, d'un certain El Ouazzani, apparenté au   	monarque.  Or, celui-ci, khalifat, du pacha de Fez, arabe évolué, était   	depuis longtemps surveillé à la fois par le « Bureau des menées   	anti-nationales » et par le capitaine Gervais, du contre-espionnage.   	 - Incontestablement, ce Ouazzani joue un rôle équivoque, reprit Delorme.   	Mais, franchement, il est difficilement repérable au milieu des éléments   	religieux. Nous n'y avons pratiquement pas d'informateurs. Chaque fois que   	nous poussons nos avantages au Palais, nous nous heurtons aux services du   	général Noguès et sommes contraints de rebrousser chemin.   	   	 Le terme d'arabe évolué m'avait intrigué. Qu'entendait-on par là?   	   	- Je veux dire qu'il s'agit d'un personnage sortant de l'ordinaire et qui,   	de plus, exerce un ascendant certain sur le Sultan.   	Or - poursuivit le lieutenant - El Ouazzani s'est rendu à Berlin, pour les   	Jeux Olympiques de 1936. Il en est revenu enthousiasmé, autant par   	l'Allemagne national-socialiste que par son programme d'antisémitisme. On   	assure même qu'il a été reçu en audience par Hitler, en sa qualité de membre   	de la famille alaouite.  Depuis plusieurs années, il entretient aussi des   	relations étroites avec le consul d'Espagne à Fez, M. Solis y Martinez.   	Leurs propos, pour autant que l'on sache, tournent autour d'histoire   	ancienne : le royaume maure de Grenade. Mais le rêve de l'un et le sens   	pratique de l'autre cachent certainement des réalités plus terre à terre...   	 Vous le voyez, avec toutes ces présomptions, nous ne sommes pas encore au   	bout de nos peines.   	   	   	   	*   	   	Il se fit que - à quelques jours de là - j'eus l'occasion de rencontrer ce   	personnage insolite dont Delorme venait de tracer le portrait.   	   	 Johnny Dollar m'avait, en effet, demandé de l'accompagner à la Médina de   	Rabat-Salé, sans pour autant me préciser le but de notre promenade. Nous   	avions traversé la Kissaria et ses multiples échoppes de vanniers, avant de   	pénétrer dans une enceinte discrète, close de murs blanchis à la chaux.  Au   	milieu du jardin, soigneusement entretenu, une villa moderne de plain-pied.   	Là, dans un salon meublé à l'orientale, nous attendait El Ouazzani.   	   	Je me souviens de son regard très mobile et d'une poignée de main énergique.   	Dollar me présenta comme un proche collaborateur.  Notre hôte nous invita à   	prendre un rafraîchissement.   	   	Il avait des manières affables et se montrait empressé. Il témoignait aussi   	d'une vive curiosité. Car, ayant appris que je venais de Paris, il   	m'interrogea sur les films qui venaient de sortir, les nouvelles pièces de   	théâtre, les restaurants à la mode, sans omettre de poser des questions sur   	l'état d'esprit des Français, eu égard aux succès militaires remportés par   	l'Allemagne. Rien, à son avis, ne pourrait plus désormais briser l'élan et   	le dynamisme de la Wehrmacht.  L'Allemagne avait, d'ores et déjà, gagné la   	guerre. Seule, restait à délimiter l'étendue de ses conquêtes. C'est de   	cette conclusion que devaient s'inspirer les États arabes encore sous la   	domination des puissances coloniales.   	   	Ouazzani paraissait sincère, mais il n'allait pas au bout de son   	raisonnement. Dollar l'écoutait parler sans manifester de sentiments   	personnels.  Tous deux s'en tenaient à des généralités et je ne pouvais, pour   	ma part, pousser notre interlocuteur à se dévoiler davantage. Je notai   	seulement une connivence entre les deux hommes, faite de hochements de tête,   	de silences, de regards échangés, voire de soupirs.  Ma présence empêchait   	sans doute d'aller au fond des choses et de faire état de cette complicité   	qui m'apparaissait évidente.   	   	A un moment, El Ouazzani posa cependant à Johnny Dollar une question plus   	précise :    	   	- Si notre ami - il me désigna du doigt - dispose d'un passeport suisse, il   	pourrait se déplacer facilement, sans attirer l'attention sur lui. A   	Tétouan, par exemple...   	   	Je dressai l'oreille. Bien sûr! N'étais-je pas ressortissant d'un pays   	neutre? Ma nationalité ne constituait-elle pas un sésame, permettant de   	franchir les frontières et d'assurer des liaisons sûres? Était-ce ce qu'on   	voulait savoir?   	   	 Décontenancé par ma question, Dollar coupa court :   	- Ce n'est qu'une hypothèse formulée par notre hôte. Nous en reparlerons...   	plus tard!   	Dès lors, notre conversation n'avait plus d'objet. Elle se confina en des   	banalités et je compris que mes interlocuteurs étaient d'avis qu'ils en   	avaient assez dit ce jour-là.  Visiblement, Dollar ne m'avait invité que pour   	me présenter à El Ouazzani, comme un pion dans la partie d'échecs que les   	deux compères avaient engagée.   	   	En quittant la propriété, Johnny, tout en m'indiquant que la villa   	appartenait à un cousin de Ouazzani, absent de Rabat, tint à me préciser que   	celui-ci était un « pur » au milieu de la « racaille » constituant la   	camarilla du Palais.   	   	 Le lieutenant Delorme - que, décidément, rien n'étonnait - se félicita de ce   	que nous ayions pu ferrer aussi rapidement notre proie. Avec l'autorité que   	lui conféraient son grade, son expérience, son instinct ou son esprit de   	synthèse, je ne sais trop, il en conclut que les événements allaient   	maintenant se précipiter et qu'il tenait bien en main tous les fils qui   	devaient mouvoir ces marionnettes, sur fond d'empire chérifien.   	   	   	 Personnellement, je n'étais pas pressé outre mesure et, dès que mon travail   	au bureau d'Oktogon m'en laissait le loisir, j'errais dans Casa au gré de ma   	fantaisie.   	Ce jour-là, j'étais entré dans un petit café, près de la place Mers-Sultan.   	Mais il n'y avait personne, ni dans la salle ni derrière le comptoir, et je   	mourais de soif.   	   	 En me juchant sur un des tabourets placés devant le bar, je tambourinai sur   	le zinc, d'un geste impatient. C'est alors seulement que surgit, de derrière   	le comptoir, une tête ronde, ébouriffée, une expression de surprise sur le   	visage. Puis le corps se redressa lentement, comme à regret.   	   	- Excusez-moi, je rangeais des bouteilles! dit la jeune femme qui m'était   	apparue. A cette heure-ci, il n'y a jamais de clients...   	 Sa voix, aux inflexions méridionales, était une fête. Je ne dissimulai pas   	ma surprise en la dévisageant. Son visage était maquillé avec soin, les yeux   	sombres agrandis par une touche de noir, les lèvres pleines et   	appétissantes. Sensible à mon compliment muet, elle secoua ses boucles   	brunes, se pencha vers moi et demanda :   	-- Qu'est-ce que je peux vous servir?   	- Une bière bien fraîche! Vous prendrez bien un verre avec moi?   	Elle n'hésita que pour le principe :   	- Volontiers!... De la limonade!   	Je la questionnai, tandis qu'elle emplissait les verres :   	- Vous êtes d'ici?   	- Non, je suis Corse. De Propriano.   	Elle me fixait avec, dans son regard, une curiosité bienveillante et, sur   	les lèvres, un sourire amusé.   	   	 Je venais de me faire confectionner deux nouveaux costumes par un excellent   	tailleur espagnol et mon aspect extérieur ne correspondait peut-être pas à   	celui de la clientèle habituelle de ce café, d'apparence minable.   	   	- Vous êtes la propriétaire? demandai-je.   	Elle eut une petite moue, en considérant la salle au parquet gluant, les   	tables recouvertes de nappes défraîchies et sales :   	- Non, gérante seulement, dit-elle. Depuis quelques jours... Il y a encore   	beaucoup à faire ici! Avant, je m'occupais d'une boutique de modes. Mais ça   	ne marchait pas très fort, alors j'ai dû me reconvertir... Voilà!... Ici, à   	l'apéritif, c'est toujours plein, on fait aussi des plats chauds. Il vient   	beaucoup de sous-officiers et de soldats de la garnison. Je n'ai pas à me   	plaindre... Mais il faudrait avoir le temps de remettre un peu d'ordre et de   	nettoyer tout ça!   	 Elle parlait dans une envolée de gestes, trahissant son ascendance   	méridionale.   	   	Je savais, d'instinct, que l'atmosphère ainsi créée me permettrait d'aller   	plus avant dans l'improvisation. D'ailleurs, plus je regardais la jeune   	femme, plus je la trouvais séduisante.   	- Si je ne suis pas indiscret, poursuivis-je, puis-je vous demander votre   	nom?   	- Lena.   	- Lena... comment?   	- Oh, peu importe! Mon nom de famille serait imprononçable pour vous.   	 Je sentais mon coeur battre la chamade. Mais je me risquai :   	- Eh bien, Lena, puis-je vous inviter à dîner ce soir?   	Tant de désinvolture la surprit, venant d'un client parfaitement inconnu. Je   	lus, sur ses traits, une désapprobation, nuancée par une curiosité évidente.   	- Ce n'est pas possible! dit-elle. A partir de six heures, le café va être   	plein. Je ne peux pas m'absenter, vous comprenez!   	   	Elle réfléchissait simultanément aux motifs qui déterminaient ma conduite et   	ajouta :   	- Mais pourquoi voulez-vous m'inviter?   	 Au fait, pourquoi? Simplement parce qu'elle me plaisait? Bien que la   	continence commençât à me peser, il devait y avoir une autre motivation. Je   	crois qu'en apercevant Lena, quelque chose avait fait « tilt ». Tant   	d'impressions extérieures agissent sur (p.170) l'inconscient d'un individu   	qu'il se demande souvent pourquoi il s'engage dans telle ou telle voie sans   	motif apparent. A plus forte raison quand il s'agit d'un agent secret, dont   	la sensibilité est toujours à vif.   	   	 Dans le moment, je mis toute mon éloquence au service de ma cause :   	- Ne vous méprenez pas sur mes intentions, Lena! Vous devez être très   	sollicitée ici, je le suppose. Mais on devine en vous une retenue qui me   	séduit.   	Bref, je tentai de lui expliquer que j'avais été si agréablement surpris par   	la ravissante frimousse surgissant de manière aussi inattendue, que j'en   	avais déduit qu'une sorte de providence m'avait poussé jusqu'ici. Or, quand   	le ciel s'en mêle, ce serait péché d'échapper aux conséquences qui en   	découlent.  De plus, le ton des propos échangés, le brillant du regard, cette   	gentillesse et cette féminité qui émanaient d'elle, m'avaient subjugué.   	- Providence ou coïncidence, Lena, appelez-le comme vous voudrez, on ne peut   	pas les ignorer! repris-je.   	   	Elle m'écoutait, intriguée, mais encore sur ses gardes. Puis le mécanisme   	que je venais de déclencher se libéra soudain, sous l'effet de la curiosité.   	- Je ne sais même pas qui vous êtes! dit-elle.    	- Qu'à cela ne tienne!   	Je me présentai et fis état de mon emploi dans le cadre d'une entreprise   	suisse.   	 Lena réfléchit encore quelques secondes, puis enchaîna :   	- Demain soir, peut-être! Je pourrais demander à une copine de me remplacer   	au bar... Mais vous me promettez de...   	Je lui promis tout ce qu'elle voulait, rendu indulgent par le fait d'en être   	arrivé si vite à mes fins.   	   	 En dépit de cet engagement solennel, je me retrouvai cependant le lendemain   	soir dans le deux-pièces cuisine-salle-de-bains que Lena occupait au   	rez-de-chaussée d'une maison située dans une rue très calme, à proximité de   	la place d'Armes.   	Nous avions dîné dans un restaurant indigène, assis sur des matelas, et   	avions sans doute trop insisté sur l'anisette et le « Chaudsoleil » que nous   	recommandait le maître d'hôtel. J'avais remarqué que mon invitée y   	connaissait beaucoup de monde. Elle faisait un signe de tête aux uns,   	agitait la main en direction d'autres tables.   	 - Ici, me dit-elle, on est entre amis. Et puis, à Casa, on se connaît tous   	plus ou moins!   	   	J'avais enregistré mécaniquement ses paroles. C'est elle-même qui, plus   	tard, m'avait demandé de la raccompagner. J'étais un peu étourdi par nos   	libations et, durant le trajet, empilai pêle-mêle dans mon esprit des mots   	d'amour, des expressions à l'emporte-pièce et des attitudes convaincantes,   	pour le cas où Lena, ayant recouvré son équilibre, m'eût empêché de franchir   	le dernier obstacle. Il n'en avait rien été.   	   	La nuit était tiède. Nous étions maintenant détendus, exprimant de la voix   	et du geste un trop-plein de tendresse. J'admirais le granulé de sa peau, la   	courbe du sein. Quel âge pouvait-elle avoir? Vingt-sept ans, vingt-huit   	peut-être?  C'était le corps d'une femme mûre, physiquement comblée. Son   	regard quêtait mon approbation et bien qu'elle eût, par des caresses   	savantes, tiré de moi beaucoup de ressources, je ne pouvais prétendre - à   	dix-neuf ans - être à la hauteur de sa science amoureuse. Si mes yeux furent   	suffisamment éloquents, ma retenue traduisit aussi mon manque d'expérience   	du corps à corps.   	   	Lena ne joua pas un rôle majeur dans ce récit mais elle contribua   	efficacement - et à son insu - au bon déroulement du scénario qu'écrivait le   	contre-espionnage français, au fur et à mesure qu'il analysait les   	informations recueillies par l'ensemble de ses sources.   	 De toute manière, Lena m'apporta cette bouffée de fraîcheur, d'air pur et   	d'honnêteté, qui m'était nécessaire pour suivre une route semée d'embûches.   	Et c'est à ce titre que j'évoque ici sa mémoire, car elle périt au début de   	1956 des suites d'un attentat terroriste au coeur de Casa.   	   	 Las de l'hôtel, j'avais loué un grand studio meublé, dans le quartier de   	l'Horloge. Ce qui me permettrait de recevoir mon amie sans avoir à redouter   	de présence importune. Mais, aussi, de rencontrer Delorme sans témoins. Car   	nous avions pris conscience du fait que les bars et les brasseries de Casa   	ne constituaient pas, à la longue, un cadre idéal pour deux acteurs voués,   	de par leur fonction, à la plus extrême discrétion.  Une entrée de service,   	par la cuisine, permettait d'ailleurs de repartir discrètement dans   	l'hypothèse où s'annoncerait une visite imprévue.   	   	La pièce était meublée au goût du propriétaire, un avocat de Cannes. Les   	cuivres y brillaient et, sur tout un côté, des étagères de livres grimpaient   	jusqu'au plafond, mêlant de petits bouquins aux couvertures jaunies à de   	gros ouvrages reliés, parmi lesquels figurait une édition complète des   	oeuvres de Jules Verne.  Je n'avais guère le temps d'y puiser ma part   	d'évasion. J'appréciais, par contre, le confort de deux gros fauteuils de   	velours beige, dans lesquels j'avais tendance à m'asseoir fréquemment.   	   	Ce jour-là, Delorme, que j'avais appelé à son bureau quelques heures plus   	tôt, me fit la surprise de venir accompagné d'un homme d'une quarantaine   	d'années, que je ne connaissais pas. J'ai oublié le nom sous lequel il me le   	présenta. Peu importe, d'ailleurs : il était certainement faux.  Ce que je   	retins, par contre, de cet entretien, ce fut l'exposé sur la situation au   	palais du Sultan, telle qu'elle apparaissait à des esprits avertis, ayant   	sondé toutes les coulisses d'une monarchie théocratique.   	L'élément principal de notre problème était, évidemment, Sidi Mohammed ben   	Youssef, autour duquel se concentraient les aspirations du nationalisme   	marocain. Il était alors âgé de trente-deux ans et, depuis son élection au   	trône, en 1927, par le (p. 172) collège des Ulemas, avait déjà usé bien des   	résidents généraux. De sorte que le système de Lyautey, en équilibre sur une   	pseudo évidence, à savoir le loyalisme du Sultan, était souvent battu en   	brèche.   	   	 Or, dans l'enceinte du Palais, il y avait, d'un côté, l'équipe mise en place   	bien des années auparavant par le maréchal Lyautey. Elle était dominée par   	Si Kaddour ben Ghabrit et Si Nammeri, devenus tous deux octogénaires et   	n'exerçant plus grande influence sur le plan politique. Mais ils étaient des   	Sages.  Il y avait aussi Si Cherif, téléguidé par le vieux portier de   	l'Atlas, le Glaoui, pacha de Marrakech, adversaire prononcé du trône   	alaouite et vieil esprit féodal. Thami el Glaoui exerçait ainsi, par   	l'intermédiaire de Si Cherif, un adroit chantage sur le Sultan, en lui   	rappelant qu'il n'était, en fin de compte, qu'un bâtard, fils d'une esclave   	juive, que le colonel Noguès, naguère, avait, à la demande de Lyautey, tiré   	de l'obscurité et d'un demi exil pour en faire un souverain régnant. Car tel   	était l'intérêt de la France...   	   	 On sait, en effet, que le Sultan précédent, Moulay Youssef, s'était souhaité   	pour successeur son fils aîné, Moulay Idriss. Mais, passant outre à son   	voeu, le collège des Ulémas avait désigné son troisième fils, Mohammed, qui   	était alors un jeune homme réservé et timide, à peine âgé de dix-huit ans.   	Tenant compte du fait que la loi de primogéniture n'était pas inscrite dans   	la tradition islamique du Maroc, le résident général Steeg avait orienté les   	suffrages du collège en faveur de celui dont la France estimait qu'il serait   	un seigneur vassal et soumis.   	   	 Or, Mohammed, bien que toujours très prudent, avait été, avec le temps,   	sensible aux appels des partisans de l'indépendance qui se recrutaient   	surtout chez les jeunes bourgeois de Fez, disciples passionnés d'Allal el   	Fassi.   	   	Instruit de quelques contacts entamés avec le Sultan, Si Cherif venait lui   	rappeler, avec un certain à-propos, que les jours du Califat des Ommeyades à   	Cordoue étaient définitivement révolus. Insistant aussi sur le fait que   	Mohammed n'était, après tout, qu'un rejeton latéral des Alaouites et que le   	collège des Ulemas pouvait le destituer pour consacrer un autre souverain.   	 La dynastie, d'ailleurs, n'était guère reluisante, ajoutait-il, puisque   	toute une branche de la famille alaouite, les Mehdi ben Alaoui, vivait des   	subsides que lui octroyait généreusement le gouvernement français.   	   	Si Kaddour ben Ghabrit, Si Nammeri et Si Cherif jouaient donc, tant bien que   	mal, le jeu des autorités françaises.   	   	 Au milieu, il y avait un neutre, le Dr Dubois-Roquevert, médecin du Sultan   	et gynécologue de ses femmes. Plusieurs fois sollicité par la « Résidence »,   	il s'était toujours refusé à exercer quelque influence que ce soit sur son   	illustre client et il se tenait à l'écart de toutes les intrigues. Neutre   	également, le capitaine Laforest, aide de camp de Sa Majesté le Sultan.   	Il restait donc la fraction religieuse, âme de l'opposition à toute   	politique francophile, et favorable aux Allemands. Elle savait que le Sultan   	était un faible, sous l'influence de ses femmes. En conséquence, elle   	agissait par le Harem.  C'est à cette fraction religieuse que Johnny Dollar   	s'était intégré. C'est par elle qu'il agissait au profit de l'Allemagne.   	   	L'action de ce groupe s'exerçait par le truchement du fils d'une esclave   	soudanaise, un certain Taleb Bachir, eunuque, nlassc'ur et gardien du   	sérail. Il était noir de peau, fin lettré et possédait les deux langues,   	arabe et française. Ses fonctions d'intendant du sérail en faisaient le   	factotum et l'exécuteur des missions de confiance.  Ce Concini d'une coterie   	féodale pro allemande, manoeuvrée par les nationalistes, était, en fait,   	entre les mains de Abdelhafid ben Alaoui, frère de lait du Sultan. Celui-ci   	était surintendant du Palais d'Eté et l'homme de confiance de son souverain.   	   	C'est également à cette fraction qu'appartenait El Ouazzani, qui assurait la   	liaison entre l'université Maraouine de Fez (Tombeau de Moulay Idriss),   	blottie au coeur de la vieille ville tortueuse et secrète, et la Zaouïa   	(établissement d'instruction musulmane) de Xauen, ville sainte du Maroc,   	accrochée à une âpre falaise du Rif et encore toute empreinte du souvenir d'Abd   	el-Krim.  On n'avait pu, jusque-là, établir la preuve formelle du recrutement   	d'El Ouazzani par l'Abwehr.    	   	Pour Delorme, il était possible, en effet, que Dollar le manipulât " blind   	", comme disent les Allemands, c'est-à-dire à son insu.  Il apparaissait, en   	tout état de cause, qu'il n'avait pas une personnalité suffisante pour agir   	de son propre chef. Très rapidement, il était devenu un jouet entre les   	mains de Si Abderrahmane, dit Hadj el Tijini, dont nous avons déjà parlé, un   	aventurier et un mystique, qui se terrait à Xauen, y prêchant la Djihad, la   	guerre sainte.   	   	 Or, Aûderrahmane était aussi, de son refuge en zone espagnole, un   	super-espion allemand, disciple spirituel d'Isabelle Eberhardt, la fameuse   	aventurière de la fin du siècle dernier. Le général Noguès, notre Résident,   	tenait le protectorat bien en main. Mais on assistait bel et bien au début   	d'un complot.   	 Tout juste si mes deux visiteurs ne conclurent pas leur exposé par un   	impératif :   	- A vous de le déjouer!   	Je plaisante, bien sûr. On ne pouvait pas surestimer mes capacités. J'avais   	eu dix-neuf ans trois mois plus tôt.  Mais je suppose que mes amis pensaient   	qu'étant placé comme je l'étais, le moindre renseignement que je pourrais   	recueillir, dans le contexte évoqué, serait d'une valeur inestimable. A   	condition que le gharbi, l'Occidental que j'étais, s'y retrouve dans les   	sinueux méandres de cette saga orientale. Dans les semaines qui suivirent, Johnny Dollar ne me reparla plus d'El   	Ouazzani. Il semblait plutôt soucieux de rassembler un maximum   	d'informations sur ce qu'il appelait la collusion entre les services   	spéciaux américains et français.  Je devais donc aller vérifier certains   	transferts à Nouaceur, enquêter à Oued-Zem ou à la base de Levis-Gentil,   	sans toutefois prendre - il insistait là-dessus - de risques exagérés.   	 Je lui avais parlé de mes relations avec Lena. Il appréciait le fait que je   	fusse ainsi placé - au mieux de ses intérêts - dans un établissement presque   	uniquement fréquenté par des militaires. Ce qui faciliterait ma tâche, les   	soldats et sous-officiers n'ayant pas une conscience exagérée de la valeur   	du secret militaire. Pourtant, il en fallait bien, des soldats, pour   	camoufler des automitrailleuses dans l'enceinte de l'Office chérifien des   	phosphates ou faire disparaître des pièces détachées des bases aériennes de   	Meknès ou de Marrakech.   	   	 Je ferai grâce au lecteur de cet aspect technique de la question. Mais   	Dollar n'avait pas tort. Les clients de Lena étaient trop bavards et   	j'entendais souvent des conversations édifiantes sur l'art de tourner en   	ridicule les commissions allemandes d'armistice. Il y avait même surenchère   	dans les dialogues que j'écoutais.   	   	Inutile de dire que Delorme passait au crible les informations que je   	recueillais. Certaines étaient fondées, d'autres incontestablement fausses   	ou, au mieux, très exagérées. Mais il m'autorisait à les transmettre telles   	que je les avais recueillies.  A cette moisson, il ajoutait d'autres   	renseignements, dont je n'étais pas en mesure de vérifier l'authenticité,   	mais qui m'apparaissaient vraisemblables. Ils étaient, en tout cas - et de   	loin - plus importants que les miens.  A chaque fois, le lieutenant fixait   	une origine à ces informations et, lui aussi, utilisait intelligemment mon   	amie Lena pour justifier mes sources.   	   	Il est vrai que, dans l'intervalle, mes relations avec elle étaient devenues   	si étroites qu'en dehors de mes heures de présence à Oktogon, et des   	impératifs de ma mission, nous ne nous quittions pratiquement plus. Autant   	que je pouvais en juger, son affaire était florissante et, n'étant moi-même   	pas avare de mes revenus, nous ne connaissions point de soucis matériels.   	   	 Elle ne m'avait pas menti en faisant état de ses nombreuses relations.   	Partout où nous allions, au restaurant, dans les boîtes de nuit, dans la rue   	même, on interpellait Lena, on lui demandait de ses nouvelles et on me   	saluait moi aussi, cordialement. Invités par les uns et par les autres, nous   	passions souvent nos soirées dans les villas des quartiers résidentiels, ou   	à Anfa, aussi bien que dans de confortables appartements du centre de Casa.   	 Mes oreilles s'emplissaient alors d'un déluge verbal, d'une incroyable   	floraison de termes colorés, d'accents savoureux, de phrases chantantes et   	d'expressions pittoresques.   	   	Bien que les amis de Lena fussent en général des commerfriands : à savoir   	qui couche avec qui (ce qu'il était souvent d'une soirée plaisante et des   	détails d'atmosphère, fort utiles à l' « enveloppe » de mes rapports.   	D'autant que je recueillais aussi des informations dont les services secrets   	sont toujours friands : à savoir qui couche avec qui, ce qu'il était souvent   	déconcertant d'apprendre) et quelles intrigues se nouaient ici ou là.  Je   	remarquais d'ailleurs que l'apparition de Lena suscitait littéralement les   	confidences.   	   	   	   	   III-   	   	Vint le mois de décembre qui fut assez frais. En cette fin d'année,   	l'attitude de l'état-major français s'était raidie, en considération du   	travail de renseignement et d'intoxication qui caractérisait de plus en plus   	le rôle de la commission d'armistice. On estimait donc qu'il fallait   	l'isoler. Mais comme elle était l'émanation du vainqueur, toutes les mesures   	de sécurité intérieure étaient prises sous les prétextes les plus courtois,   	telle une protection policière, se révélant indispensable, eu égard aux   	menaces d'arabes surexcités.    	 Des officiers français accompagnaient désormais les membres de la commission   	dans leurs inspections. Et tout cela ne facilitait pas le travail de von   	Gibhardt ou celui de ses collègues. A ce point que l'honorable correspondant   	de l'Abwehr se déchargeait peu à peu de ses responsabilités sur le consul   	général d'Allemagne à Casablanca, Paul Auer, bientôt promu, lui aussi, au   	rôle de « cocu », dans le langage coloré de notre contre-espionnage.   	   	 Restait Johnny Dollar.    	   	Delorme continuait de s'interroger sur la manière dont il transmettait à   	Berlin les renseignements que je lui tenais, ou ceux qu'il obtenait de ses   	autres informateurs. Il avait abandonné l'hypothèse d'une liaison directe   	avec Si Abderahmane, dont la ligne de courriers passait par les djebels, au   	nord de Taza.  Pourtant, s'ils avaient pu intercepter ses rapports, Delorme   	et ses compagnons auraient été plus avancés.   	   	On n'ignorait pas qu'il y avait des relais de l'Abwehr en Espagne et le   	contrôle postal avait donc été renforcé dans cette direction. Ce qui   	supposait des centaines de lettres ouvertes chaque jour, passées aux rayons   	X, soumises à un examen chimique si elles recélaient le moindre signe   	suspect et, enfin, recollées, sans que le destinataire pût soupçonner une   	trace d'intervention.  Tant de persévérance finit par porter ses fruits.   	   	Au début de décembre, une de ces lettres, adressée à une Senorita Mercédès   	Quintian, à Barcelone, éveilla le soupçon des censeurs. Elle était pourtant   	anonyme et banale dans sa rédaction, seulement signée d'un prénom : Johnny.   	L'auteur y exprimait son affection et l'espoir de revoir bientôt l'objet de   	son entêtante passion. Il traçait pour finir un tableau complaisant de son   	existence professionnelle à Rabat. Il n'y avait pas là de quoi fouetter un   	chat.   	   	 Ce qui frappa les censeurs, c'est que cette lettre comportait de grands   	espaces entre les lignes. Pourquoi tant de place perdue? s'étaient-ils dit.   	Seconde anomalie : la lettre était numérotée. Sans en référer préalablement   	à leurs supérieurs, les censeurs la firent soumettre en laboratoire à un   	examen chimique poussé. Les premiers essais se révélèrent vains. On allait   	abandonner l'expérience lorsque, au cours d'une dernière tentative, on   	découvrit enfin un texte invisible, rédigé en allemand et à l'encre   	sympathique.  Celui-ci contenait, avec évidemment beaucoup de retard, le   	détail de codicilles ultra-secrets au traité signé en février par le général   	Weygand avec Robert Murphy, représentant du président Roosevelt.    	   	L'accord - connu par les Allemands - prévoyait le ravitaillement de   	l'Afrique du Nord par les États-unis. Mais le fait que des minerais rares,   	tels le thorium et le vanadium, nécessaires aux alliages, étaient livrés par   	le Maroc aux U.S.A., en contrepartie d'un apport important de carburant, ou   	l'échange de renseignements militaires, cela ressortissait du secret le   	mieux gardé.  Le rapport de Dollar, en style télégraphique, mentionnait   	également des renseignements que je lui avais moi-même fournis et rapportait   	les progrès enregistrés dans l'action politique au Makhzen, le palais du   	Sultan. La nouveauté étant qu'ils semblaient correspondre à un plan allemand   	pour l'occupation du Maroc.   	   	 Il apparaissait, par conséquent, que l'on avait minimisé le rôle de Johnny   	Dollar, dont les sources d'informations se situaient bien au-dessus de ce   	que Delorme et ses amis pouvaient contrôler. Mais, après mûre réflexion,   	ceux-ci ordonnèrent que la lettre fût expédiée à sa destinataire.   	   	 Dans le même temps, on procéda, sur l'ensemble du territoire maghrébin, à un   	fichage systématique de cette Mercédès Quintian, qui se faisait adresser'   	son courrier à un bureau de correspondance à Barcelone.  Mais, ni en Algérie   	ni en Tunisie, la censure ne découvrit d'autres épistoles. Par contre, trois   	nouvelles lettres lui furent adressées de Rabat par Johnny Dollar. Une   	comparaison d'écritures établit d'ailleurs, sans équivoque possible, que   	Johnny était bien le scripteur de ces messages. Le ton des dernières   	correspondances devenait de plus en plus tendre, l'érotisme s'y substituant   	vite aux sentiments.   	   	 Ces lettres apportèrent d'autres révélations : à savoir que Dollar était   	toujours en relations étroites avec von Gibhardt et qu'un des meilleurs   	informateurs de cet officier n'était autre qu'un certain capitaine Nicolaï,   	ancien officier de la Légion étrangère, qui demeurait à Rabat et y faisait   	de la propagande en faveur des unités de libération géorgiennes.   	   	 D'origine russe, il avait été un excellent soldat et jouissait de l'amitié   	de ses anciens frères d'armes. Il s'était ainsi constitué un réseau qui lui   	permettait de recueillir des renseignements aux meilleures sources.   	 L'enquête révéla qu'il rendait compte de son travail à Gibhardt. Les deux   	hommes se rencontraient à Casablanca, à la Maisonnette russe. Cette boîte,   	qu'on appelait aussi Chez Maroussia, était le siège de l'Union des anciens   	combattants russes, dite « Étendard de Saint-André ».  Située dans une petite   	rue, proche elle aussi de la place Mers-Sultan, j'y avais dîné une ou deux   	fois avec Lena, mais n'y avais jamais vu Gibhardt qui y avait pourtant ses   	habitudes. Il y venait souvent manger du chachlik, arrosé d'une vodka de   	fabrication locale, aux sons de violons tziganes.   	   	 Malgré sa trahison, le capitaine Nicolaï bénéficia d'un certain répit, avant   	d'être arrêté. Car il s'agissait, avant tout, de ne pas donner matière à   	soupçons à Dollar et Gibhardt, qui pensaient continuer impunément leur   	besogne.  Or, tous leurs rapports étaient maintenant connus de notre   	contre-espionnage qui, après en avoir pris copie, continuait   	imperturbablement de faire suivre les originaux à leur destinataire.   	   	Puis, vers la fin de ce mois de décembre 1941, la censure intercepta une   	nouvelle lettre. Adressée cette fois de France à Johnny Dollar. Banale, elle   	aussi, dans sa conception.  Elle était tapée à la machine et contenait des   	indications sur différents articles de tennis, comme si l'expéditeur eût   	ainsi répondu à une demande de renseignements. Les censeurs y avaient,   	cependant, découvert des traces de manipulation au « bâtonnet ». On en   	déduisit que la lettre contenait de nouvelles instructions pour Dollar et   	son équipe. Les traces, cependant, indiquaient un message non plus entre les   	lignes, mais dans le sens perpendiculaire. Or, il se produisit un incident   	au laboratoire, dû à une surchauffe du révélateur.  Le papier fut ainsi abîmé   	et le texte invisible demeura à jamais soustrait à la curiosité du   	contre-espionnage français.   	   	Cet incident jeta la consternation parmi mes amis qui décidèrent d'en   	référer à l'instance supérieure, à Alger.  C'est de là que partit la décision   	de procéder immédiatement à l'arrestation de Johnny Dollar et de l'inculper   	d'intelligence avec l'ennemi.  Il fut appréhendé le l7 janvier 1942 et placé   	au secret à la prison militaire, où il fut bientôt rejoint par le capitaine   	Nicolaï, tandis que le Fregattenkapitàn von Gibhardt, protégé par son statut   	de membre d'une commission d'armistice, échappait à la vindicte des   	justiciers de l'ordre maghrébin.  Mais l'action répressive du C.E. lui ôtait   	désormais tout élan et réduisait davantage encore ses moyens   	d'investigation.   	   	En attendant une indication de mes « employeurs » de l'Abwehr, qui ne   	pouvait tarder, nous convînmes que les événements qui venaient de se passer   	ne devaient, en principe, avoir aucune interférence sur mon travail à   	Oktogon.    	   	 Dans (p.180) l'immédiat, par conséquent, je poursuivrais mes occupations,   	comme si de rien n'était. Il serait temps d'aviser, si Dollar faisait état   	de ma complicité, au cours de ses interrogatoires. De toute façon, je   	n'étais pas censé savoir qu'il venait d'être placé sous mandat de dépôt.  Or,   	Johnny avoua bien au juge d'instruction militaire, commis à cet effet, le   	détail de sa mission pour le compte de l'Abwehr et tout ce qu'il pouvait   	savoir du plan allemand élaboré l'été précédent, prévoyant notamment une   	coopération espagnole et l'intervention de forces aéroportées. Il resta   	muet, par contre, malgré toutes les pressions exercées, sur les noms de ses   	informateurs et de ses agents.   	   	 Un premier appel me vint de El Ouazzani. Un coup de téléphone à mon bureau   	de Casa, tout en allusions et sans qu'un nom fût prononcé. Mon interlocuteur   	me priait de venir tel jour à Fez et de me rendre à une adresse indiquée.   	   	 Il faisait, je m'en souviens, un froid très dur. J'avais pris le train.   	Arrivé en début d'après-midi, je m'étais perdu dans le labyrinthe des   	ruelles pittoresques de la Médina, avant de me rendre, en traversant les   	souks très colorés et animés, malgré le froid, jusqu'au voisinage du   	sanctuaire de Moulay Idriss.    	 A l'heure convenue, j'étais au rendez-vous fixé, devant l'entrée d'une   	banale habitation du quartier. Un serviteur noir m'y attendait. Quelle ne   	fut pas ma stupéfaction, une fois le porche franchi, de découvrir un patio   	somptueux, que rien ne laissait deviner de l'extérieur! Puis, les portes   	intérieures s'ouvrirent sur un palais oriental, luxueusement aménagé et dont   	les mosaïques panachées m'enchantaient.  Le salon, dans lequel on me fit   	pénétrer, était partiellement meublé à l'européenne. C'est-à-dire qu'il   	contenait un canapé et deux fauteuils, recouverts de satin vert, qui   	s'intégraient habilement, de par leur seule couleur, au style du mobilier   	indigène, comportant des pièces de grande valeur, telle une selle de chameau   	richement ciselée que j'étais en train d'admirer lorsque mon hôte fit son   	apparition.  Il marqua un temps d'arrêt pour me laisser étudier la pièce tout   	à mon goût.   	   	L'accueil de El Ouazzani fut chaleureux, mais il semblait très contrarié par   	l'annonce de l'arrestation de « notre ami » Johnny, dont il me réservait la   	primeur.   	- Vous étiez un de ses proches collaborateurs, me dit-il. Que comptez-vous   	faire maintenant?   	   	J'étais pris de court par cette question... Que savait-il exactement de moi?   	Dieu merci, il ne me laissa pas le temps d'enchaîner :   	- Seriez-vous en mesure, reprit-il, d'assurer certaines liaisons avec nos   	amis en zone espagnole?   	Il en revenait donc à l'objet de notre premier entretien.  El Ouazzani avait   	de la suite dans les idées.   	   	- Rien de dangereux! s'empressa-t-il d'ajouter. Mais ces contacts deviennent   	urgents et nous devons être sûrs de notre messager.   	Je le remerciai de sa confiance. Nous travaillions d'ailleurs dans le même   	but. Je ne pouvais que confirmer, une fois de plus, les facilités que me   	procuraient l'usage d'un passeport helvétique et ma situation dans une   	entreprise ayant pignon sur rue.  Cette constatation redonna une sorte de   	sérénité à son masque inquiet.   	   	- Je me charge de l'attribution d'un visa espagnol, dit-il enfin, après un   	temps de réflexion. Je préfère cette solution légale au franchissement   	clandestin de la frontière inter-zonale. Vous verrez pourquoi!   	   	 Une jeune servante berbère, aux cheveux blonds, pénétra dans le salon, un   	plateau sur les bras :   	- Thé à la menthe ou café? demanda mon hôte.   	J'optai pour le café. El Ouazzani fit claquer ses doigts et la servante   	repartit après avoir fait une inclination de la tête.   	   	Puis, Ouazzani, devenu plus loquace, s'inquiéta des répercussions   	consécutives à l'arrestation de Dollar.  Nous devrions être, désormais, plus   	prudents encore. N'avais-je rien remarqué d'anormal autour de moi, ces jours   	derniers? Je le rassurai : en venant ici, je m'étais, comme d'habitude,   	assuré que je n'étais pas suivi. Réflexe banal. Pour des gens formés à la   	clandestinité, comme nous l'étions, déceler une filature était enfantin.  Je   	terminai en émettant l'opinion que Dollar ne me paraissait pas homme à   	trahir ses amis.   	- Dans ce cas, monsieur Roy, à bientôt! conclut mon hôte. Je vous ferai   	prévenir de nos dispositions en temps utile.   	Il se leva pour signifier que l'entretien était terminé.   	   	   	   	   Pour le retour, je dus emprunter un autocar dont la suspension paraissait   	inexistante et qui mit plus de six heures à effectuer les deux cents et   	quelques kilomètres qui me séparaient de Rabat où je devais passer la nuit.   	 C'est là, à mon hôtel, que je devais rencontrer en effet le lieutenant   	Delorme, impatient de connaître les résultats de mon entretien avec Ouazzani.   	   	Cette conversation - selon l'officier - n'apportait pas la preuve formelle   	de son appartenance à l'Abwehr, mais elle permettait, néanmoins, de pencher   	en faveur de cette hypothèse.  D'ailleurs, un fait nouveau était apparu que   	Delorme me révéla.    	   	Ouazzani avait, pour le compte du pacha de Fez, ouvert un bureau de   	géomètres.  Il n'y avait pas pléthore de personnel, mais l'inscription du   	bureau au Registre du Commerce permettait de justifier une demande de permis   	de recherches - délivré par le Service des Mines de Rabat - et d'effectuer   	ainsi des prospections dans le bled.  Or - et c'était là où l'affaire se   	corsait - El Ouazzani avait lui-même écrit, sur papier à en-tête de la   	société, à un certain Herrn Ruschwehy, au bureau de Zurich de la société   	Oktogon, dont, ne l'oublions pas, j'étais l'employé à Casa.    	   	 Depuis quelque temps, tout le courrier adressé vers l'étranger était ouvert   	systématiquement. Des rapports que j'établissais, la censure n'avait pas   	pris ombrage. Mais, à Fez, le censeur, M. Spoery, fut étonné de trouver dans   	cette lettre rédigée en allemand (que Ouazzani parlait assez couramment) un   	rapport circonstancié sur les résultats obtenus par les sociétés et certains   	aventuriers qui, depuis les années 20, prospectaient le sous-sol marocain.   	 Le rapport faisait état de la teneur des minerais dans les roches, de la   	puissance des veines et d'indications témoignant d'une régression certaine,   	dans ce domaine, pour le présent. Alors que cette richesse pouvait   	facilement être exploitée.   	   	 L'enquête avait, assez rapidement, permis d'établir que Herr Ruschwehy était   	un directeur allemand, d'origine suisse. Mobilisable, il avait été considéré   	comme « indispensable au Reich » et avait fondé une « holding » à filiales   	multiples. Marié à une jeune Française, il était domicilié à Baden-Baden, où   	il avait une somptueuse propriété, baptisée « Maria Kloster ».   	   	 Cette identification répondait aux questions que nous nous étions déjà   	posées, à propos d'Oktogon. Le lecteur se souvient, en effet, des conditions   	dans lesquelles avait été établie ma « couverture » à Hambourg.  Mais,   	jusque-là, le C.E. avait préféré ne pas aller trop au fond des choses, pour   	ne pas mettre la puce à l'oreille des Allemands.   	   	 Ruschwehy avait également des intérêts dans la société Intercommerciale,   	installée place Vendôme, à Paris, et qui - on le sait - dépendait en fait du   	Service de renseignements économiques allemand (le I.W.I.).    	   	Celui-ci avait placé une antenne au Maroc, chez Epinat, grosse puissance   	financière contrôlant l' « Omnium marocain » (mines, travaux publics,   	domaines agricoles, conserveries, sociétés de textiles, etc.).   	 L'appartenance de Ruschwehy au S.R. allemand ne faisait donc plus de doute.   	Ce qui éclairait d'une lumière très différente les conclusions des   	précédentes enquêtes qui avaient établi qu'Oktogon était, certes, une   	société de paille, camouflant des avoirs allemands, mais domiciliée à Vaduz,   	Liechtenstein.   	   	 Cette réputation de neutralité avait donc permis à Ruschwehy de venir au   	Maroc explorer des possibilités minières dans l'Atlas (où des filons de   	minerais rares avaient été découverts dans la région de Figuig-Bou Arfa),   	d'ouvrir des bureaux à Casablanca et, pour ne pas attirer l'attention sur   	lui-même, de proposer à Epinat (qui contrôlait aussi des mines de plomb, de   	molybdène, d'étain et de wolfram) une association d'exploitation.  Par son   	bureau de géomètres à Fez, El Ouazzani vérifiait alors l'état des permis de   	recherche accordés par Rabat et en sollicitait d'autres.   	   	Ordre fut donné au censeur de laisser passer la lettre.  Mais, à l'archivage,   	Ruschwehy-Oktogon ayant été rapproché de Ruschwehy-Intercommerciale le fut   	également de Ruschwehy, titulaire d'un visa délivré par la Résidence   	générale de France à Rabat, à la demande de M. Epinat.    	   	 C'est ainsi que, grâce à la lettre imprudente d'El Ouazzani, tout le pot aux   	roses du S.R. économique allemand au Maroc put être dévoilé.  Pour ne pas   	gêner la partie en cours, les autorités françaises attendirent (p.184)   	cependant avant de prendre des sanctions et ce n'est qu'en 1943 que M.   	Epinat fut appréhendé et se vit confisquer tous ses biens.   	   	 Le bureau de géomètres s'insérait aussi dans un autre aspect du complot   	découvert. Il correspondait, en effet, à la naissance d'un mythe propagé par   	la fraction religieuse du Palais, à savoir celui d'un « âge d'or » auquel la   	conquête française aurait prématurément mis fin.  Pour ces exégètes, soucieux   	d'apporter au Sultan des arguments supplémentaires, le Maroc, avant 1912,   	était prospère, influent dans le monde des affaires, et respecté de tous.   	Or, le sous-sol, d'une richesse incommensurable, demeurait inexploité et la   	régression économique était générale.   	   	 Ce point de vue ne résistait, évidemment, pas à une analyse sérieuse, mais   	le mythe, habilement entretenu, éveillait la nostalgie des jeunes et des   	moins jeunes. L'évocation de « l'âge d'or » devait, dans l'esprit de ses   	promoteurs, amener ceux qui prendraient la peine de réfléchir à se dire : «   	Assez de la tutelle française! Nous voulons notre pleine souveraineté   	nationale. Notre pays est assez riche (minerais rares, phosphates, fruits,   	primeurs) pour se suffire à lui-même. Les Allemands ont écrasé la France.   	Pourquoi ne viennent-ils pas nous délivrer à notre tour? »   	.   	 J'étais revenu à Casa. Delorme prévoyait que je ne tarderais pas à avoir des   	nouvelles de l'un ou l'autre de mes « amis » de l'Abwehr. Dollar arrêté,   	Gibhardt mis dans l'impossibilité d'exercer ses talents, Nikolaï également   	sous les verrous, il n'en demeurait pas moins que, comme au cirque, la   	représentation continuait.   	   	 En attendant mon entrée sur la piste, je me lançais, en compagnie de Lena,   	dans les plaisirs de la nuit, soulignés par les plaintes des banjos, des   	clarinettes, des saxophones, des violons ou des balalaïkas. Et pendant que   	je m'agitais dans ce tourbillon de futilités, l'acteur principal de notre   	grand spectacle, Sidi Mohammed ben Youssef, Sultan du Maroc, Calife et   	Cemmar.deur des Croyants, héritier d'une dynastie fondée par Moula Rachid -   	dont un fils faillit épouser une fille de Louis XIV - descendant du   	Prophète, représentant d'Allah, personnage sacré et arbitre suprême,   	s'interrogeait dans la paix et le secret de sa conscience.   	   	 Il était un homme très pieux. Le teint pâle, la démarche un peu voûtée, il   	se levait avec le jour et passait aussitôt une demi-heure en prières. Après   	le petit déjeuner où il grignotait, avec son café et son thé, un peu de   	poulet grillé et du fromage, il montait à cheval avec son aide de camp, puis   	estimait venu le moment de s'atteler aux affaires de l'État.    	   	Il parlait peu, écoutait beaucoup. Tant le langage familier de ses vizirs   	que celui des roumis, c'est-à-dire du Résident ou de ses représentants, dont   	les propos étaient traduits par l'interprète de la Cour.  Étiquette oblige,   	car Sa Majesté parlait couramment le français. Il ne quittait sa djellaba et   	ses babouches qu'en fin d'après-midi, pour revêtir un pantalon de toile ou   	de flanelle, un chandail et de petites chaussures. C'était pour lui le   	meilleur moment de la journée, celui du tennis. Car le Sultan était une très   	bonne raquette.  Mais il avait dû choisir d'autres partenaires, maintenant   	que son souriant et sympathique professeur, Johnny Dollar, avait quitté,   	trop précipitamment à son gré, le court de ciment rouge. L'insidieuse   	mélodie que lui susurrait l'agent allemand s'était, elle aussi, brutalement   	interrompue.   	   	 Le soir, après la prière et un dîner léger que lui préparait son cuisinier   	français, Sidi Mohammed passait quelque temps avec ses femmes et ses   	enfants. Et, sauf les jours de fêtes officielles, il se retirait tôt dans   	ses appartements où il aimait méditer.   	   	 Extérieurement soumis aux « suggestions » de la Résidence, ,apparemment   	fidèle aux conseils des Sages, le Sultan n'en était pas moins ballotté entre   	les complots intérieurs du sérail, les intrigues de sa nombreuse famille,   	les exigences d'une foi étroite et les arguments de la camarilla   	nationaliste, manoeuvrée par Si Abderrahmane et ses chefs allemands. Il   	mesurait ainsi ses limites et réfléchissait.   	   	 Or, invariablement, il en revenait à cette constatation : la tutelle   	française était peut-être nécessaire, en tout cas possible et tolérable dans   	les années 20 ou 30. Elle n'était plus admissible de la part des grands   	vaincus de 1940.   	L'Allemagne pouvait bien être, par conséquent, une carte à jouer. A   	condition, évidemment, que la tutelle française pût être écartée... Mais   	comment?   	   	 Or, c'était là, très exactement, la conclusion que les Allemands, en gens   	pratiques et réalistes, souhaitaient voir tirer par le Sultan.   	   	   	*   	   	Je reçus, un matin, à Oktogon, un appel téléphonique de Paul Auer, consul   	général d'Allemagne à Casablanca.   	- Herr Roy, vous serait-il possible de passer à mon bureau? dit-il. Mon   	ministère m'a demandé de prendre contact avec votre société.   	Je feignis la naïveté :   	- Je crains de n'être pas qualifié, Monsieur. Ne quittez pas... Je vais vous   	passer mon directeur!   	Il insista, avec quelque irritation dans la voix :   	- Mais non, mais non, Herr Roy, c'est bien avec vous que je souhaite   	m'entretenir. C'est bien vous qui êtes chargé des synthèses économiques?   	-  IV- ... oui!   	- Alors d'accord! Demain après-midi, à quatre heures. vous convient?   	- Jawohl, Herr Doktor!...   	   	Je ne risquais rien à appeler Doktor un Allemand exerçant une profession   	libérale. Ils le sont tous.   	   	 Celui-ci avait une voix de tête, désagréable. Je l'imaginais sec comme un   	coup de trique, des lunettes d'intellectuel cerclées d'or, imbu de son   	importance et de la qualité de sa fonction.   	bref, la caricature d'un fonctionnaire du Reich.   	   	 Or, l'homme que je rencontrai au consulat différait sensiblement de ce   	portrait stéréotypé. Une certaine rondeur, des traits fins le geste mesuré,   	le regard intéressé et enveloppant, la poignée de main lourde... un peu trop   	lourde à mon gré.  Il paraissait étonné - et ravi à la fois - de la jeunesse   	de son visiteur.   	   	- Nos amis ne m'avaient pas indiqué votre âge! dit-il.   	- Nos amis?   	- Mais oui, voyons, der Herr Korvettenkapitain, et... Johnny. Pauvre   	Johnny!... Mais, rassurez-vous, ces Franzosen seront bien contraints de le   	remettre en liberté.   	- Ah!... et pourquoi?   	- Mais parce qu'ils n'ont aucune preuve contre lui... Et parce que, ne   	l'oublions quand même pas, c'est nous qui avons gagné la guerre.   	- Bien sûr. Mais, moi, qu'est-ce que je viens faire là-dedans?   	   	 Il alluma tranquillement un cigare avant de me répondre, en soufflant   	bruyamment sa fumée :   	- Vous devez continuer, mon garçon! Voyons les choses en face maintenant :   	nous avons subi un fâcheux contretemps. C'est à moi qu'il appartiendra   	désormais de vous diriger, c'est à moi que vous devrez remettre vos   	rapports. Nous sommes bien d'accord?   	- Oui! A condition que vous m'indiquiez ce que je dois faire.   	   	 Je ne pus m'empêcher, au cours de ce dialogue, de faire état de mon anxiété   	et des craintes que j'éprouvais par suite de l'intervention de la police   	française. Je pouvais, moi aussi, être arrêté, jugé et condamné à mort pour   	trahison. Car les flics ne seraient pas longs à établir ma véritable   	identité.   	   	 Cette attitude toute d'instinct me paraissait opportune. Le consul eût   	difficilement compris que, dans le contexte donné, je fasse preuve de trop   	d'assurance.   	   	 La première mission que me confia der Herr Konsul concernait des objectifs   	militaires situés dans la région de Meknès-Fez. Outre l'implantation exacte   	et l'armement des unités françaises, il me demandait de relever la   	topographie de certains terrains, susceptibles d'être aménagés en bases   	d'atterrissage pour avions légers.  Or, c'était là une indication capitale   	pour nos services, recoupant et confirmant les aveux de Dollar et d'autres   	renseignements, relatifs au plan d'intervention allemand prévoyant un lâcher   	de parachutistes dans cette région et leur approvisionnement en armes et   	munitions.   	   	C'est ce que m'affirma Delorme, très satisfait de la tournure des   	événements.  J'étais donc, dorénavant, entre les mains de Paul Auer. Le   	travail était celui d'un professionnel averti et exigeant. Auer effectuait   	une besogne considérable. Nous nous entendions d'ailleurs parfaitement et je   	répondais, du mieux que je le pouvais, à la confiance qu'il plaçait en moi.   	   	 Le contre-espionnage français considérait Paul Auer comme le numéro 1 de   	l'ingérence allemande au Maroc, le situant à plusieurs coudées au-dessus de   	Gibhardt, de Johnny Dollar ou de Ouazzani.   	   	Mon travail pour lui se limitait à des enquêtes ou à des recherches d'ordre   	purement militaire, dont le détail n'intéressera sans doute pas le lecteur.   	   	 C'est Delorme qui me fournissait les réponses aux questions posées et nous   	continuions ainsi de « collaborer » fraternellement avec l'Abwehr, en lui   	faisant tenir des renseignements qui - par le biais des moyens habituels de   	transmission - lui parvenaient avec beaucoup de retard. La seconde   	satisfaction - et non des moindres - consistait à lui fournir des sujets de   	réflexion qui détournaient son attention de problèmes que nous jugions   	beaucoup plus importants.   	   	   	   	 V-   	   	En février 1942, Johnny Dollar comparut devant le tribunal militaire,   	siégeant à huis clos, et fut condamné à mort. Mais il avait revendiqué la   	citoyenneté allemande et - de ce fait - la commission d'armistice de   	Wiesbaden fut officiellement prévenue par la délégation permanente   	française, que dirigeait - si mes souvenirs sont bons - le général de la   	Laurentie. Dollar échappa ainsi à sa peine. Réclamé par les autorités   	allemandes, il fut rendu au Reich au camp de Sennecey-le-Grand, situé entre   	Mâcon et Chalon.   	   	 C'est à la fin de ce mois de février que je reçus un nouvel appel de El   	Ouazzani. Après en avoir informé le consul Paul Auer, qui n'éleva pas   	d'objections, je repris la route de Fez où Ouazzani me demanda - comme   	Delorme s'y attendait, au demeurant - de me rendre à Tétouan, en zone   	espagnole du Maroc, pour y remettre en mains propres un... livre au colonel   	Rudolf, commandant l'antenne de l'Abwehr, installée Avenida del Generalisimo   	Franco, apartado 55.  Ouazzani ajouta que - pour gagner du temps - il   	interviendrait lui-même auprès du consul d'Espagne à Fez afin qu'un visa me   	soit attribué dans les meilleurs délais.   	   	J'emportai le livre à Casa et le remis à Delorme, qui le confia à son   	laboratoire. Il s'agissait d'un ouvrage très épais, édition fort ancienne et   	très rare du Don Quijote de Cervantès. A l'examen, le laboratoire découvrit   	qu'il comportait dans sa seconde partie, au chapitre intitulé :« De ce que   	traita Don Quijote avec son écuyer, ainsi que d'autres événements fameux »,   	de longs messages écrits à l'encre invisible et intéressant la situation au   	palais du Sultan.  Ce qui ne nous apprenait pas grand-chose que nous ne   	sachions déjà, si ce n'est qu'un certain Rachid, de l'entourage du monarque,   	était soupçonné de collaborer avec les services secrets français.   	   	 Ce qui, en revanche, intéressa prodigieusement Delorme, ce fut la liste des   	nouveaux agents de liaison recrutés par El Ouazzani, la police du   	Protectorat ayant fait récemment une véritable hécatombe des agents mis en   	place par le Khalifat.  Dernier message : l'accusé de réception de la grille   	d'un nouveau code qui devait être utilisé dans les courriers entre Fez et   	Xauen, repaire du fameux Si Abderrahmane, l'Arlésienne du complot.   	   	Ce Don Quijote là témoignait abondamment du fait que l'Abwehr ou ses   	complices me faisaient entièrement confiance.  A moins que je ne fusse   	considéré comme la dernière carte encore utilisable, au fur et à mesure que   	le dispositif de l'Abwehr s'écroulait sous les coups de boutoir du   	contre-espionnage français. De toute manière, l'un n'excluait pas l'autre.   	   	 Le lieutenant Delorme était apparemment satisfait de mes prestations. Il ne   	me couvrait pas de compliments, mais son attitude, les confidences qu'il me   	faisait, les petits cadeaux insolites qu'il apportait lors de ses visites à   	mon studio, je les interprétais comme autant de preuves de l'amitié ou de   	l'affection qu'il me portait.   	 A la veille de mon départ pour Tanger et Tétouan, il tint à m'expliquer ce   	qu'il savait sur le complot allemand que nous étions amenés à déjouer et ma   	mémoire m'en restitue fidèlement les données.   	   	   	 L'amiral Canaris, chef du S.R. allemand, avait tenté, au cours de cette   	année 1941, de négocier avec le haut commissaire espagnol au Maroc - avec   	lequel il était personnellement lié - le camouflage d'unités du Lehrregiment   	Brandenburg au sein de la Légion étrangère espagnole, stationnée à Ceuta et   	Melilla. Mais l'attitude dilatoire du haut commissaire, très anglophile,   	avait fait échouer ces négociations.   	   	 La balle était alors arrivée dans le camp de Si Abderrahmane, dont les   	relations avec le poste de Tétouan ne constituaient que l'aspect informatif   	du plan d'ensemble.   	   	Qui était-il?   	   	On ignorait sa nationalité réelle, mais on pensait qu'il était Allemand par   	sa mère.  C'est en Allemagne qu'il avait fait ses études. Pour le reste,   	était-il demi-Marocain, demi-Algérien, demi-Egyptien? Mystère.  On savait, en   	revanche, que sa haine des pays coloniaux, tels l'Angleterre et la France,   	avait été nourrie dès sa plus tendre enfance. Il connaissait tout ce qui,   	dans le monde, avait un nom dans l'anticolonialisme, depuis Chandra Bose,   	aux Indes, jusqu'aux chefs d' « El Azhar » au Caire, et aux leaders   	nationalistes marocains.   	   	 Officiellement, il se trouvait au Maroc espagnol en qualité d'ethnographe.   	En réalité, il y jouait le rôle de spiritus rector de la fraction   	nationaliste marocaine et diffusait les consignes, les mots d'ordre et les   	slogans, assurant une liaison régulière avec l'université Karaouine de Fez   	et, par El Ouazzani toujours, avec les remuants éléments du palais de Rabat.   	 C'est lui aussi qui, sur instructions de Berlin, s'occupait des dépôts   	d'armes disséminés en zone espagnole, en vue d'un prochain soulèvement du   	Maroc français, dont il se voulait le guide.   	   	 Déjà, au cours de la Première Guerre mondiale, les Allemands partaient des   	territoires insoumis et fanatiques du Rif pour fomenter des troubles en pays   	d'influence française. Ils y avaient accumulé des armes et des munitions en   	quantité considérable et surexcité les esprits contre les chrétiens. Ce qui   	eut pour conséquence la révolte des Rifains contre l'occupant espagnol dans   	les années 20.   	   	 En 41-42, les dirigeants allemands se souvenaient de l'expérience, mais ils   	se montraient beaucoup plus prudents quant à la manière d'atteindre le but.   	L'Abwehr n'ignorait pas que ses agents arabes étaient manipulés - sauf   	exceptions - à la fois par les Allemands, par les Espagnols et par les   	Français et qu'en définitive, ils trahissaient tout le monde.    	   	 Or, les nationalistes marocains et l'Abwehr avaient trouvé, en zone   	espagnole, une oreille complaisante à leurs desseins auprès des   	interventores, fonctionnaires analogues à ce qu'étaient les « contrôleurs   	civils » en zone française.  Les interventores accordaient aux comploteurs de   	larges facilités d'action et leur facilitaient considérablement la tâche.   	Certains, même, étaient responsables de dépôts d'armes qui devaient être   	distribués au jour « J », en même temps qu'en zone française les   	nationalistes devaient faire main basse sur les dépôts d'armes camouflées   	par l'Armée française. Les Allemands, par conséquent, n'attendaient plus   	qu'une justification - à savoir un appel du sultan du Maroc - pour   	entreprendre leur action.   	   	 Ce qui n'allait pas tarder.   	   	- Votre Abderrahmane me paraît être un socialiste prussien! dis-je à   	Delorme. Dommage qu'il prêche la guerre sainte contre notre pays. Peut-être   	que j'aurais été séduit par sa faconde et que je l'aurais suivi!...   	   	 Les efforts que j'entrepris pour tenter de le connaître demeurèrent vains.   	J'eus Tanger et Tétouan sur mon itinéraire. Pas Xauen, cette citadelle   	rifaine peuplée d'héritiers plus ou moins fous de Mohammed Abd el-Krim, cadi   	et fils de cadi, qui se morfondait dans l'île de la Réunion où le   	gouvernement français l'avait exilé.   	   	 Pas de colonel Rudolf non plus - ou Recke, comme il se faisait appeler alors   	- à Tétouan. Le « patron » était à Madrid, en mission de liaison avec la   	Kriegsorganisation de l'Oberst Hildebrandt. C'est ce que m'expliqua son   	assistant, le major Langenheim, qui ne tarda pas à me témoigner de vifs   	sentiments de sympathie en apprenant que j'avais été le collaborateur de son   	ami le colonel Mode, à Barcelone.   	   	 Je lui remis l'édition rare du Don Quijote de la Mancha que m'avait confiée   	El Ouazzani. Sans autres commentaires. Ma mission s'arrêtait là et je   	n'avais pas de message à prendre pour le retour.   	   	 Langenheim me fit visiter les souks de Tétouan, avec ses ruelles étroites,   	tantôt plongées dans l'ombre, tantôt dévorées de soleil, mais toujours   	noires de monde. Puis il m'invita à déjeuner et nous échangeâmes des   	souvenirs. En 1942, 40 c'était déjà le bon temps!   	   	Mon hôte me relata, en effet, ses aventures antérieures à son affectation en   	zone espagnole du Maroc. Il avait dirigé à Algesiras un poste d'observation   	sur Gibraltar.  D'une villa isolée sur la baie, lui-même et ses   	collaborateurs photographiaient avec des caméras automatiques spéciales tout   	ce qui se passait sur le « Rocher ». Les agrandissements permettaient de   	repérer le moindre canon dans les cours des casernes, y compris les plus   	petites batteries antiaériennes. Du poste d'observation, on suivait aussi   	avec des jumelles spéciales, jour et nuit, les mouvements des unités et des   	convois alliés qui passaient le détroit.   	A se demander pourquoi les Allemands n'étaient pas encore maîtres de la   	Méditerranée!...   	   	 Mais, comme ma zone d'activité se situait sur l'Atlantique, je repris la   	route de Casa où je retrouvai Lena, quelque peu excédée par la fréquence de   	mes déplacements.   	Nous eûmes quelques semaines de répit, malgré la routine quotidienne de mon   	travail. Car El Ouazzani, auquel j'avais rendu compte par téléphone du fait   	que mon voyage s'était déroulé normalement, ne m'avait plus donné signe de   	vie.   	   	 C'est par le lieutenant Delorme que je fus informé, au début du printemps,   	de ce que ma carrière au Maroc risquait d'être interrompue plus tôt que nous   	ne l'avions prévu. En effet, me dit-il, le sultan Mohammed venait d'écrire à   	Hitler. La lettre avait été portée à Tanger par son frère de lait,   	Abdelhafid ben Alaoui, et remise au représentant de l'Abwehr au consulat   	général d'Allemagne, Herr Krüger, qui l'avait fait acheminer à Berlin.   	   	 Aujourd'hui encore, j'ignore tout des sources qui informaient Delorme aussi   	minutieusement. Mais il connaissait même la teneur de l'épître et n'hésita   	pas à me la communiquer.   	   	 S'adressant au Führer, Sidi Mohammed ben Youssef le félicitait des victoires   	remportées par l'Allemagne et formulait des voeux pour le succès de la   	croisade antibolchevique, engagée par le Reich, et pour la destruction de l'irreligion.   	Le Sultan remerciait aussi, chaleureusement, le chancelier Hitler de ses   	promesses de libération des populations musulmanes opprimées. Enfin,   	s'exprimant alors en un langage prudent, il déplorait la persistance en   	Afrique du Nord d'un étroit contrôle français, malgré la défaite militaire   	de ce pays. Contrôle brimant les aspirations légitimes du Maghreb et ne lui   	permettant pas de voir se développer une collaboration fructueuse avec   	l'Allemagne.  C'est ainsi, faisait-il notamment remarquer, qu'insensibles aux   	appels du « sage de Montoire » (le maréchal Pétain), des éléments français   	faisaient du territoire chérifien une place réservée pour des activités   	belliqueuses qui n'avaient d'aucune manière l'approbation du Sultan.   	   	 Rédigée par un expert quelconque du Palais, cette étude exhaustive n'eût   	alarmé personne, les autorités françaises connaissant bien la trame du   	complot. Sous la plume du souverain chérifien, les mêmes phrases se   	chargeaient de dynamite, car la lettre constituait un appel à l'aide du   	Reich pour chasser la France de ses territoires maghrébins.  La petite phrase   	concernant les « activités belliqueuses » se référait, évidemment, à ce que   	les Allemands savaient déjà, c'est-à-dire la collusion franco-américaine, «   	désapprouvée » par le Sultan. Or, les États-unis étant maintenant en guerre   	avec l'Allemagne, les dirigeants du Reich pouvaient ainsi justifier, sur le   	plan diplomatique, une intervention militaire en Afrique du Nord et, du même   	coup, libérer le Sultan « prisonnier dans son palais des ennemis de   	l'Allemagne ».   	   	 C'était ouvrir la porte aux desseins secrets de la Wehrmacht.   	   	   	   	*   	   	La manoeuvre à laquelle j'avais participé comme agent double ayant ainsi   	atteint son apogée, Claude Delorme, prudent et soucieux de ma sécurité,   	imagina une mise en scène qui mettrait fin à mon apparente « impunité ».   	 Nous convînmes que je serais officiellement convoqué par la Sécurité   	militaire pour y être interrogé sur la fréquence de mes déplacements, au   	Maroc et en zone espagnole. J'étais, bien entendu, en mesure de justifier   	mes voyages et les réponses mêmes aux questions qui seraient posées   	m'avaient été inspirées par Delorme.    	   	 Je ne fus donc pas inquiété mais, lorsque je rendis compte au consul Auer de   	cet interrogatoire, il demeura perplexe. Il décida, en définitive, qu'il   	serait préférable que je quitte le pays, tant dans mon intérêt que dans le   	sien.  De toute manière, ajouta-t-il, si l'on faisait le bilan de mon travail   	d'agent de renseignements, celui-ci apparaissait « un peu » décevant.   	J'avais bien travaillé, certes, mais n'avais pas fourni de renseignements de   	tout premier ordre. Ce qui n'était pas de ma faute, s'empressa-t-il de dire,   	car je n'étais pas placé dans un des rouages importants du protectorat   	français.  Or, si l'on peut prendre des risques avec une source qui se   	situerait aux plus hauts niveaux, autant les éviter dans mon cas. Le risque   	n'en valait pas la peine.   	   	 Ce petit discours m'était assené avec gentillesse et une pointe de   	paternalisme, mais partait d'un principe réaliste.  Auer me conseilla de   	justifier mon départ par la nécessité d'une liaison avec Ma société à   	Zurich, ce à quoi les autorités françaises ne (p.192) pourraient s'opposer.   	Je leur dirais que mon déplacement n'excéderait pas une quinzaine de jours.   	   	Ainsi fut fait. Delorme approuva l'initiative du consul général et me fit   	ses dernières recommandations, me prodiguant des conseils utiles, car il   	savait, lui aussi, que je ne reviendrais pas au Maroc, estimant même que l'Abwehr   	me mettrait probablement à pied pour quelque temps.  Il fallait jouer le   	jeu... et rester disponible.   	   	Je ne prétends pas, en terminant ce récit, faire oeuvre d'historien. Je me   	suis borné à relater - dans ce contexte - ma propre aventure qui s'insère   	dans l'épopée générale du contre-espionnage français, le plus brillant sans   	doute de tous les services, avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.   	 Mais, au fur et à mesure que j'écrivais ces souvenirs, une foule de   	questions me venaient à l'esprit, auxquelles je n'avais pas de réponse.   	J'ai, par conséquent, écrit au colonel Delorme, aujourd'hui à la retraite et   	retiré dans un petit village de Normandie. Sa réponse à ma lettre sera   	l'épilogue de ce chapitre marocain qui éclaire cette partie de l'histoire   	d'une lumière nouvelle.   	   	   	   	 Le 3 juin 1973,   	   	 Mon cher vieux,   	Je suis comblé! Hier, une carte de votre femme de Cannes, aujourd'hui votre   	lettre.   	Toute cette période que vous rappelez est déjà bien lointaine et ne nous   	rajeunit ni l'un ni l'autre. Mais puisque vous faites appel à ce que vous   	dites être ma « mémoire d'éléphant », je vais essayer de ne pas trop vous   	décevoir. Heureuse coïncidence, il fait aujourd'hui un temps qui me rappelle   	les belles journées de Casa.   	 Il serait trop long de vous expliquer, mon cher Alain, comment nous en   	sommes venus à connaître, dans tous ses détails, le plan allemand pour   	l'occupation du Maroc. Je me considère, d'ailleurs, encore lié par le secret   	professionnel.  Disons que les écoutes (des micros bien placés) nous ont   	beaucoup aidés. L'exécution de ce plan avait été prévue par l'état-major   	allemand pour la fin de 1942, la première phase en étant l'occupation, par   	des forces aéroportées, de la région Fez-Meknès.  Comme vous le faites   	remarquer, la lettre de Sidi Mohammed ben Youssef devait servir de   	justification à cette intervention militaire.   	L'échéance - fin 1942 - s'expliquait par le fait que les forces allemandes   	étaient, au printemps, durement engagées sur le front de l'Est, ainsi qu'en   	Égypte et en Tripolitaine. Elles espéraient avoir gagné avant la fin de   	l'année.  Elles étaient donc incapables, à réception de la lettre du Sultan,   	d'intervenir massivement au Maroc.   	Je suis persuadé, pour ma part (car nous avions informé Londres et   	Washington) que l'existence de ce plan hâta le débarquement des forces du   	général Clark, en novembre 1942. Ce qui expliquerait la disproportion entre   	les 500.000 hommes, les 3.000 avions et la centaine de bâtiments de guerre   	promis par Robert Murphy aux conjurés d'Alger, par rapport aux maigres   	unités effectivement engagées le 8 novembre.   	 Publions, aujourd'hui, le Sultan, rendu au Paradis d'Allah. A la Libération,   	le général de Gaulle, soucieux de préserver l'avenir n'en fit-il pas un   	Compagnon de la Libération? Et ne fit-on pas du prince Hassan, futur roi du   	Maroc, un commandeur de la Légion d'honneur? La haute politique a ses   	raisons, devant lesquelles je ne puis que m'incliner. Il n'est toutefois pas   	exclu que de Gaulle ait été parfaitement ignorant de ce qui s'était   	réellement passé au Maroc en 1942.  Vous savez le mépris qu'il éprouvait pour   	ses services spéciaux et, peut-être, les Alliés ne l'ont-ils pas tenu   	informé des rapports que nous leur avions communiqués.   	 Venons-en donc à la petite histoire. Vous me demandez ce que sont devenus   	les héros de votre récit. El Ouazzani? Le pôvre! Roosevelt, d'où vinrent   	tous nos maux, avait promis au Sultan l'indépendance de son pays. Car,   	arrivant à Anfa en juin 1943 pour assister à la conférence avec Staline,   	Churchill et de Gaulle, le Président américain, écartant insolemment le   	Résident général, avait exigé d'avoir avec le Sultan un entretien sans   	témoin français et il lui avait fait une incroyable surenchère. De cet   	entretien naquirent tous les démêlés ultérieurs entre le Palais et la   	Résidence.  Par voie de conséquence, El Ouazzani devint un informateur des   	services américains. Il est mort, en janvier 1944, après son arrestation   	consécutive au soulèvement de Fez et dans des conditions demeurées bien   	mystérieuses. Disons qu'il a « raté la balustrade » de l'escalier qui menait   	au bureau du commissaire Sportiello, chef de la B.S.T. (Brigade de Sécurité   	du Territoire) de Fez. Sportiello est mort lui-même, quelques années plus   	tard, victime de son intempérance. Dollar, mon cher Alain, s'appelait en réalité Johnny Dorrel. Après sa   	condamnation à mort, vous le savez, il revendiqua la nationalité allemande   	et, en vertu des clauses d'armistice, fut remis aux Boches. Nous devions le   	retrouver à Madrid, fin 1943. Il y dirigeait un réseau de l'Amt VI du   	Reichs-Sicherheitshauptamt (R.S.H.A.) de Schellenberg. Il continuait d'y   	travailler sur le Maroc et l'Algérie, sous la responsabilité du colonel   	Hildebrandt, Leiter de la K.O. Spanien. Il s'y maria avec une ravissante   	Espagnole et, prévoyant, prit, en juillet 1944, contact avec la mission   	gaulliste de Madrid, dont je faisais alors partie. Il nous fournit les noms   	d'une dizaine d'agents importants de l'Abwehr, ou plutôt du R.S.H.A.,   	infiltrés en Afrique du Nord, après être passés par la filière espagnole.   	Mais, à l'époque, nous refusâmes ses propositions. « On verra après la   	guerre », lui avons-nous répondu. C'est, effectivement, ce qui arriva.   	Car, arrêté à Munich par les Américains, à l'automne 1945, Dollar nous fut   	remis à Baden-Baden. Et nous l'utilisâmes avec succès, durant plusieurs   	années, contre les Soviétiques. En fait, jusqu'à sa mort, survenue en 1953,   	d'un arrêt du coeur. C'était logique, après tant d'émotions.   	 Le capitaine Nicolaï, également condamné à mort pour trahison, fut, lui   	aussi, remis aux Allemands. Retrouvé à la Libération, il resta quelques   	années en prison. Nous l'avons connu barman à Paris en 1957 ou 58. Depuis   	lors, il a totalement disparu. S'il n'était pas décédé, il serait plus   	qu'octogénaire.   	 Quant au consul Paul Auer, il tomba en disgrâce et fut rappelé à Berlin   	après avoir été autorisé par le général Noguès, au débarquement américain, à   	rejoindre la zone espagnole. Il comparut en 1943 devant le « tribunal du   	peuple » à Berlin et échappa de justesse à la peine capitale. Les dernières   	nouvelles de lui datent de 1956-57 : épuré par les Russes, il était   	Ministerial; et dans les services du secrétaire d'Etat Ackcrmann à Pankow.   	Il était à la veille d'une affectation en qualité de consul général   	(officieux) de la D.D.R. au Moyen-Orient. Il est mort cette année 73.   	 Si Abderrahmane a, lui, totalement disparu après la guerre. On a cru   	retrouver son empreinte dans certaines actions menées en Syrie ou en Égypte,   	voire en Irak, mais rien n'a pu être prouvé. Je suppose que, lui aussi, est   	mort. Sinon sa personnalité eût dominé les événements qui se sont déroulés   	au Moyen-Orient ces dernières années.   	 J'en viens au plus important : la lettre du Sultan au Führer. Le « Comité   	quadripartite d'études et de renseignements », à Berlin, ayant récupéré   	après la guerre les archives de l'Auswàrtiges Amt, un officier français y   	retrouva par hasard le rapport de Krüger sur cette affaire et la traduction   	de la lettre, qui avait été remise à Hitler.   	Il s'agissait du colonel Serre, qui, ne comprenant pas un mot d'allemand,   	envoya les documents à notre « Bureau Central d'Archives allemandes », près   	de Freudenstadt, qui était géré par le commandant Chodzko, vieil officier de   	la Légion, unijambiste, amateur de jolies filles. C'est là qu'un officier de   	liaison du S.D.E.C.E., G.H., germaniste de métier (il était professeur   	d'allemand, originaire de Scheibenhardt, à la frontière du Palatinat), tomba   	sur ce « dossier Maroc » et en jugea le contenu suffisamment important pour   	alerter immédiatement l'antenne S.D.E.C.E. de Baden-Baden qui se mit   	aussitôt à la recherche de Krüger dont les initiales figuraient sur le   	rapport. Krüger fut retrouvé et authentifia la frappe de sa machine à   	écrire, sa signature et le post-scriptum manuscrit qu'il avait ajouté au   	texte. Un rapport ultraconfidentiel fut alors rédigé et un procès-verbal   	officiel enregistré devant un membre de la Sûreté nationale, détaché à   	Baden-Baden, le commissaire Bibes, alias Lagarde.   	Le tout, accompagné des photos du rapport original authentifié par Krüger,   	fut envoyé à Paris au colonel Verneuil qui dirigeait alors les services de   	recherche et de contre-espionnage français. Celui-ci le remit au président   	du Conseil, Georges Bidault. Le maréchal Juin parvint à en obtenir une   	copie, ainsi que - j'ignore comment - le sénateur Schmittlein. Je ne sais ce   	qu'est devenu Krüger.   	 Voilà, grosso modo, ce que je puis ajouter à votre récit, Alain. Si vous   	aviez besoin de détails complémentaires, n'hésitez pas à m'appeler. Notre   	vieille amitié et notre complicité vous autorisent à user et abuser de moi.   	Toute mon affection à vous deux et, à défaut de vous revoir très bientôt,   	mon fidèle souvenir.   	Vale!   	   	Votre Claude Delorme       |