Par le Général de Marolles
(deuxième partie de l’exposé prononcé le 13 mai 1994 devant l’assemblée générale de l’AASSDN.) LES
BOULEVERSEMENTS DE L’ORDRE MONDIAL
Ce passage d’un monde à l’autre entraîne des bouleversements. Ils sont au nombre de quatre et ce sont eux qui vont ordonner les rapports de force et les rapports d’intérêts qui conditionnent les rapports entre les nations et la vie des nations elles-mêmes.
Sans que nous nous en apercevions, d’une façon très précise, nous avons vécu une nouvelle révolution scientifique depuis le début de ce siècle. Cette révolution scientifique a eu son application technologique la plus considérable dans le domaine de l’électronique et plus précisément dans celui de l’informatique et de ses dérivés. Mais cette informatique n’est pas devenue le pouvoir principal que dans l’appareil de production. Elle s’est étendue dans le reste de l’appareil économique, c’est-à-dire dans l’appareil de distribution et des services.
C’est de l’ordre de mille milliards de dollars/ jour qui s’échangent à la vitesse de la lumière et qui échappent à tout contrôle, servis par un système informatisé, automatisé et expert par rapport auquel il n’y a plus que des abonnés ou des laissés pour compte.
L’appareil de l’information et l’information sont devenus les clefs du pouvoir politique. Aujourd’hui tout le monde sait combien l’appareil d’information a enlevé l’adhésion des populations de l’ex-empire communiste qui se sont rendues compte de l’échec du marxisme et de la réussite du monde capitaliste.
Enfin, l’information, le renseignement, la connaissance et le savoir sont devenus les clefs de la puissance militaire. La guerre du Golfe en a fait la démonstration.
L’armement intelligent a réglé le problème, on pourrait dire presque dans le premier trois quarts d’heure en paralysant l’adversaire puis qu’il permettait de voir sans être vu, d’entendre sans être entendu, de tirer sans être atteint. La guerre conventionnelle n’a été qu’une parade et une gesticulation de cent heures par rapport à l’action précédente menée par les armes intelligentes.
Il faudrait noter d’ailleurs que l’effondrement du monde communiste est lié à ce phénomène de l’entrée de l’informatique dans l’armement. Il a rendu archaïque l’armement conventionnel de la période industrielle qui s’était développée autour du couple char-avion recopié. Il était à la base de la puissance militaire soviétique qui nous a menacés pendant des années.
C’est grâce en particulier à la guerre des étoiles décidée par le Président Reagan, que la direction soviétique, les analystes du K.G.B., le commandement des forces stratégiques et la direction du complexe militaro-industriel, ont pris conscience que l’Union Soviétique n’était plus en mesure d’opérer une conversion et que la puissance soviétique allait se trouver disqualifiée. Ce qui explique que la direction soviétique ait voulu gérer la crise en essayant d’anticiper.
Nous connaissons la suite. Ceci montre que la connaissance, le savoir, au niveau de l’individu comme au niveau des collectivités sont devenus aujourd’hui la structure principale du pouvoir. Cette constatation est fondamentale, si on veut bien comprendre le monde moderne dans lequel nous entrons. Mais ce système a un grave défaut. C’est que par rapport à lui, au niveau des hommes ou des entreprises, au niveau des collectivités, au niveau des nations et des états, au niveau des grands ensembles, homogènes, géopolitiques ou géostratégiques comme l’Europe, comme les Etats-Unis ou au niveau du monde, il y a des gagnants et il y a des perdants.
Or le monde des gagnants, c’est celui du G7 et des organisations multinationales qui vont s’internationalisant. Elles deviennent de plus en plus hyper performantes par une productivité sans limite qui se développe au niveau du monde sans connaître de frontières.
A l’autre bout, il y a des perdants, au même niveau des hommes, des entreprises, des collectivités, des nations, des états, des continents et ces perdants n’ont comme réactions que de se replier sur les cercles de proximité qui leur offrent le plus de solidarité mais qui constituent souvent des ghettos politiques, idéologiques, religieux ou raciaux, ce qui est effectivement un phénomène de désintégration.
Il y a quelque chose de commun entre les mouvements extrêmes que nous constatons en Europe de l’Ouest et les mouvements ethniques des Balkans, les mouvements fondamentalistes du monde arabe, les mouvements tribaux d’Afrique. Tout ce monde-là constitue le monde des exclus.
Le grand danger c’est que ce monde évolue entre deux pôles, entre le pôle intégrateur, hyper performant, hyper productif et mondialisé et le monde de la désintégration qui est celui du tribalisme, du para tribalisme ou du nationalisme mal conçu. Il y a là un phénomène fondamental aggravé par le deuxième bouleversement auquel on ne prête peut-être pas suffisamment attention. C’est le bouleversement démographique.
Pendant que les pays riches se développent, les pays pauvres stagnent. Pendant que l’Amérique du Nord reste stable, l’Amérique du Sud, elle, double sa démographie. Pendant que sur les rives nord de la Méditerranée, le monde reste stable. Il se multiplie par trois au sud, sinon par cinq et déjà l’Asie représente 64 % de la population mondiale.
Demain, notre monde à nous, Europe plus Etats-Unis, plus l’Europe de l’Est sera dans la position démographique où se trouve aujourd’hui la population blanche d’Afrique du Sud. Nous avons vu l’évolution de cette situation, nous la connaissons trop pour ne pas la prendre en considération, si l’on veut ne pas qu’à brève échéance se produise un cataclysme équivalent à de nouvelles invasions barbares ou à une guerre civile mondiale génératrice de chaos.
Le troisième facteur du bouleversement structurel vient du fait de la mondialisation. Certes, la communauté internationale a, par le biais de l’O.N.U., du G.A.T.T., du fond monétaire, et d’autres accords ou associations a essayé de gérer cette planétarisation, mais celle-là est transfrontalière et elle a pour conséquence la perte du pouvoir des états nationaux, ce qui est un phénomène majeur car les nations ne sont plus les instances où peuvent se régler d’une façon fondamentale les problèmes majeurs comme celui de l’emploi ou celui de l’économie.
Le quatrième bouleversement, c’est la place de la femme dans la Société et dans le monde. On n’y prête guère aussi suffisamment attention. Avec l’avortement, avec la pilule, avec l’union libre, avec l’entrée de la femme dans le marché du travail, il y a eu un bouleversement des structures sociales sur lesquelles nous ne pouvons pas revenir. Elles marquent une nouvelle place de la femme dans la société et dans le monde jusque dans le domaine politique.
La grande crise des valeurs vient justement de ce que les valeurs étaient essentiellement masculines. Elles doivent aujourd’hui laisser place à des valeurs féminines pour trouver un nouvel équilibre, ce qui ne pourra pas se faire sans douleur. Nous savons dans ce domaine-là toutes les différences qui peuvent exister suivant les cultures. C’est une révolution qui elle aussi vient de l’Ouest, du monde Anglo-saxon et protestant. Elle a du mal à s’étendre chez nous, dans le monde latin et catholique ou dans le monde orthodoxe. Elle est infranchissable quand on parle du monde arabo-musulman
Si nous avons tous les outils d’une révolution technologique, nous n’en n’avons pas pour le moment donné le contenu philosophique, le contenu politique, le contenu moral et le contenu social ni culturel. C’est toute une révolution culturelle dont nous avons le plus grand besoin. Dans ce domaine-là, il est dommage que l’Europe soit très en retard par rapport aux Etats-Unis ou à l’Extrême-Orient. Nous manquons de philosophes et nous manquons de visionnaires, alors qu’on peut les déceler de l’autre côté de l’Atlantique ou vers l’Asie.
Ceci dit, nous ne pouvons pas nous contenter de cette observation sur la révolution structurelle. Il nous faut dire quelques mots sur la situation conjoncturelle sinon je n’aurais pas répondu à votre attente.
Ce que doivent apprendre les responsables, c’est à comprendre les complexités, à les dominer et à les maîtriser et c’est la raison pour laquelle, je crois, que ce qui est le plus important c’est d’avoir cette capacité d’analyse qui donne l’intelligence des choses. Elle n’est possible que par une approche systématique rendue possible par l’existence de moyens scientifiques, tels que l’informatique. Je crois que là est la première réflexion. Dans ces mondes complexes, il n’est pas possible de gouverner à vue. Il faut gouverner avec des outils modernes seuls capables de permettre de comprendre et de gérer des situations complexes.
Aujourd’hui, me semble-t-il, aucune analyse, encore moins aucune conclusion ne peut être prise sans une analyse globale et sans une vision planétaire qui englobe d’une façon synoptique tous les facteurs qui s’enchevêtrent. Et si nous voulons comprendre ce monde moderne et la conjoncture à laquelle nous sommes confrontés, c’est-à-dire l’événement du moment, il est absolument indispensable de connaître ce qu’est cette fin d’un monde et le début d’un autre univers dont nous ne savons pas encore s’il donnera naissance à un nouvel ordre international ou bien si il débouchera sur le chaos comme le prétend Alain Minc.
Je vous proposerais une autre option à laquelle je crois et que nous aurons l’occasion de développer, cela serait plutôt à un retour des empires. L’espace communiste et plus particulièrement la zone d’influence de la Russie devraient retrouver leur calme par un retour de l’empire russe. Le monde troublé Arabo-Islamique devrait donner naissance à un ou deux empires islamiques situés entre l’océan atlantique et l’océan indien. Trouveront-ils leur centre à Téhéran ou à Ankara, nous ne pouvons pas encore le prévoir, mais c’est entre ces deux capitales que se disputera cette position. En Asie, il est bien clair que le Japon a refait, avec sa sphère de prospérité, un empire qui ne porte pas ce nom. Près de 400 millions d’hommes vivent dans le système économique japonais. La Chine redevenant la Chine, constituera un autre empire. Le monde indien aussi. Quant aux Etats-Unis, ils ont la vocation d’un empire sans frontières.
Je crois donc que c’est plutôt vers cette troisième solution que nous allons : un ordre mondial s’articulant autour de ces empires plutôt qu’un ordre mondial uni.
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