La recherche de « Cette Sacrée Vérité » ne saurait exclure l’actualité et encore moins l’avenir. Ce titre se propose donc d’accueillir et de réunir les contributions traitant de nos préoccupations.
Notre bulletin s’enorgueillit d’ouvrir ses modestes colonnes à la prestigieuse signature de M. Pierre de Villemarest spécialiste incontesté des questions internationales. Ses analyses fines et précises voire percutantes sont régulièrement publiées dans la lettre d’information du Centre Européen d’Information qu’il a créé en 1971 (1)
Auteur d’une quinzaine d’ouvrages sur L’U.R.S.S., comptant des abonnés dans dix-sept pays, il nous a semblé tout particulièrement désigné pour traiter de cette récente affaire d’espionnage révélée aux Etats-Unis.
Par Pierre de VILLEMAREST
Depuis la chute du Mur de Berlin, des livres, des articles, des commentaires n’ont cessé, dans les medias, d’expliquer qu’avec la fin de la guerre froide, l’ère s’ouvrait d’une véritable coopération est-ouest et que seuls les nostalgiques de l’anti-communisme, les malades d’espionnite, ou ceux qui voulaient justifier le maintien des budgets des Services Spéciaux, entretenaient le mythe de la permanence de la subversion et de l’espionnage venant de l’Est. Au moment même où naissaient tardivement des soupçons sur Aldrich H. Ames, en 1993, ... Stella Rimington, directeur du M.I.-5 britannique, exposait à Londres, devant un parterre d’initiés, « qu’avec la fin de la guerre froide s’était amorcé le déclin de l’espionnage, auquel se substituaient de nouveaux dangers : la prolifération des armements, la drogue... » Trente-six pages de la sorte, pour expliquer la nécessaire coopération avec Moscou, face à ces maux, comme le demandait Evgueni Primakov, le directeur du S.V.R. (qui a remplacé le Ier Directorat Principal du K.G.B., en janvier 1992, c’est-à-dire l’espionnage russe dans le monde).
Des arbres pour cacher la forêt! Une ambiance savamment entretenue dans nos pays contre « la stratégie du soupçon » dont parlait dans son dernier ouvrage David Wise, avec en sous-titre : « Enquête sur la paranoïa de la C.I.A. ». La traduction en a paru en France au moment même où Aldrich H. Ames, de décembre 1983 à 1990, chef du contre-espionnage de cette Agence pour les pays de l’ex-Empire soviéto-satellite, était arrêté.
Un coup de tonnerre dans le ciel d’un printemps dit du Nouvel Ordre International. On a crié au scandale : comment ? Existait-il encore un clan d’attardés à Moscou, — de suite comparé aux attardés de l’ouest — qui dans l’ombre du pouvoir voulait, pour justifier sa présence, relancer « la guerre froide »?
Désinformation totale : le S.V.R. avait pris la suite du K.G.B., et son agent Ames, au cœur de la C.I.A., était passé banalement de l’un à l’autre. A peine était-il arrêté qu’un éditorialiste du New York Times demandait, en titre : « La C.I.A. est-elle encore nécessaire? » (12-3-1994). Au même moment aussi, quatre officiers du S.V.R. et deux autres, du G.R.U., étaient expulsés d’Australie, où ils téléguidaient en commun le « travail » d’un traducteur spécialisé dans les documents secrets, au cœur du contre-espionnage de Canberra. Pas un mot là-dessus dans la « grande presse » européenne, où certains ont « surfé » sur la vague « Ames », pendant deux ou trois jours, en limitant d’ailleurs leurs comptes-rendus au spectaculaire, au détriment du fond de cette mer toujours recommencée qu’est l’espionnage, et particulièrement des détails qui déjà éclairaient cette affaire. Elle n’a d’équivalent que celle du groupe Burgess-MacLean-Philby-Blunt, du moins dans ses conséquences.
UN BILAN DEJA DRAMATIQUE
C’est Richard Haver, au siège de la C.I.A., qui est chargé d’évaluer les ravages causés par la trahison d’Ames, et de découvrir à partir de quel moment ce personnage, entré à Langley en 1962 (son père était récemment analyste, au siège de l’Agence) est passé au service du K.G.B. Un premier bilan, bien incomplet, est déjà dramatique. Selon nos sources à Washington, au moins 200 officiers chargés depuis dix ou quinze ans de pénétrer l’U.R.S.S. et ses satellites, ont été brûlés par lui. Du coup, ils ont évidemment cessé tout travail : contacts coupés avec leurs informateurs, mise en sommeil d’activités qui commençaient à peine. Autrement dit les yeux et les oreilles de la C.I.A. sont bouchés pour longtemps, à l’heure où en revanche le G.R.U. et le S.V.R. travaillent autant, sinon mieux, encore qu’avant 1989.
En 1990, Aldrich Ames était devenu l’un des patrons de la (nouvelle) section anti-narcotique de la C.I.A., mais continuait à mettre à jour, pour Moscou, ses renseignements sur les activités et les hommes de son ancien Département et des Services d’opérations à l’Est. Comment ? D’une part, il allait et venait, en toutes occasions, bavarder dans les bureaux autrefois supervisés par lui. Histoire de bavarder et de se tenir au fait, sur l’essentiel; d’autre part, à partir d’un ordinateur de pointe, il avait réussi à pénétrer les ordinateurs de la Direction des Opérations et du Personnel. On a trouvé chez lui (ce qui n’a pas été noté dans la presse française) une disquette qui le prouve.
Par lui, Moscou a su par quels moyens techniques la marine américaine réussissait ces dernières années, à déjouer la surveillance et le harcèlement des sous-marins russes. Par lui, entre 1985 et 1993, près d’une vingtaine d’informateurs soviétiques de très haut rang — jusqu’à un personnage situé au sein de l’Etat-major du K.G.B. — ont été démasqués, et une dizaine, fusillés. Or la majorité de ces hommes ne travaillaient pas pour de l’argent, mais parce qu’ils voulaient avant 1989 détruire le régime communiste qui encadrait la Russie, et après 1989 empêcher le retour du communisme au pouvoir. C’est lui qui en août 1985 a « traité » son quasi homologue soviétique du point de vue fonctions : Vitali S. Yourtchenko, prétendument transfuge. Une vaste intoxication fort bien réussie, qui fut montée, selon nous, en sorte de crédibiliser un peu plus Ames, dans son travail, à la direction du contre-espionnage. Quelques agents de l’U.R.S.S. non encore démasqués ont été effectivement neutralisés. Mais Yourtchenko, quatre mois plus tard, regagnait Moscou. Et en 1986 j’ai raconté dans une de mes publications, en posant des questions, comment il se faisait que Yourtchenko ait figuré, lors d’une remise de décorations du K.G.B., parmi soixante-quinze personnalités présentes. Deux ans après, un de mes confrères américains relevait que le « patron » de Yourtchenko, le général Krioutchkov (putschiste de l’été 1991) devenait soudain directeur du K.G.B. avec félicitations et médaille d’importance pour ses réussites, depuis quelques années.
INCOLORE ET D’AUTANT PLUS DANGEREUX
Voici sèchement l’itinéraire d’Ames à partir du moment où il devient « actif » à l’étranger : à Ankara, 1969-1972; de nouveau à Langley, 1972-1977; auprès de l’O.N.U., New York, 1978-1981 ; à Mexico, 1981-1983 ; décembre 1983 à 1990 chef du C.E. pour l’U.R.S.S. et les pays satellites; après 1990, Département anti-narcotique de la C.I.A.
La C.I.A. doit repasser au tamis toutes ces étapes. Déjà des « trous » au Mexique, base essentielle de Moscou pour l’Amérique Latine, il doit approcher les diplomates soviétiques, comme partout ailleurs, puisque son rôle est de tenter de recruter chez l’adversaire. Une des informatrices de la C.I.A. est une diplomate colombienne. Il la « traite » si bien qu’il couche avec elle. C’est interdit, ou alors il faut rendre compte. Il ne le fait pas, sauf dix- huit mois plus tard, lorsqu’il décide de l’épouser. Personne ne sourcille à Langley, puisque juste à ce moment « on » le place à la direction du C.E. Question : qui en décide, et pourquoi lui ?
Tous ses voisins de la C.I.A. le décrivent comme un paresseux, incolore, enclin à vivre en travaillant le moins possible, mais qui tout de même dans la période 1981-1983 change d’attitude. Moins de désinvolture, plus de caractère. Est-ce le moment où sa double vie commence? L’avenir le dira.
Mais pour comprendre l’ascension d’Ames il faut se souvenir de la période qui a précédé cette montée aux grandes responsabilités. De 1972 à 1977 une vague libérale déclenchée, par l’Establishment, s’en est prise au civisme, au patriotisme, à l’armée, à la C.I.A., sous prétexte de la guerre « infâme » au Vietnam. J’ai à l’époque dénombré 250 publications, dont des grands quotidiens et chaînes de radio-TV, « à l’assaut » contre le Pentagone et la C.I.A. A la fin de cet épisode, les libéraux ont la peau de l’Agence 2.000 cadres sont renvoyés dont 200 mis en retraite anticipée. Parmi eux, tous les officiers du Contre-espionnage de la C.I.A., en tête James Jesus Angleton, qui le dirigeait depuis les années 1950.
« Il est vrai, me disait en 1992 « Pete » Bagley, qui fut jusqu’alors le second d’Angleton, que James était malade de ne pas pouvoir dénicher avec assez de preuves quelques taupes qui, sans nul doute, avaient pénétré la C.I.A. aussi bien que le Département d’Etat, et d’autres rouages gouvernementaux. Mais avait-il raison sur le fond? Etait-ce une raison pour détruire le contre- espionnage, service chargé de protéger le secret dans notre maison, et nos officiers et agents, sur le terrain ?... »
Après quoi, en effet, divers incolores comme Ames font tranquillement leur chemin. Une taupe n’a rien de brillant. Elle se confond avec le terrain. Elle ne gêne personne puisqu’elle œuvre sans bruit, ni sans la fureur de ceux qui ont du tempérament.
UNE AFFAIRE AMES EST-ELLE POSSIBLE EN FRANCE
De plus, un service secret qui ne travaille plus pour l’Etat mais pour un clan ou un parti, autrement dit qui est politisé (et la C.I.A. l’a été par le haut) devient l’objet d’intrigues internes et produit des rapports destinés à plaire en haut lieu plutôt qu’à dépeindre la réalité. Il est condamné alors soit au drame, soit à l’échec, l’un et l’autre allant de pair.
Croit-on vraiment que l’affaire Ames ne puisse survenir en France? Il en existait en puissance à la Libération de la France, jusqu’au sein de la D.G.E.R. Des ouvrages de Michel Garder (1967) et du Colonel Paillole y ont largement fait allusion. Il en existait en puissance dans le climat du drame de l’Algérie, de 1958 à 1962. Il en a existé au Quai d’Orsay comme à l’Elysée, même si l’opinion ne l’a pas su. Le Général Grossin, qui fut patron du S.D.E.C.E. me confiait en 1971 (avec promesse alors de n’en rien dire avant des années) comment et par qui Moscou avait su dans les trois jours, le jour et l’heure auxquels le président de Gaulle avait décidé de fabriquer l’arme nucléaire, et par quelle filière ! Un de mes amis qui fut (mais oui, et il vit encore) ministre de la Sécurité d’un pays satellite pendant des années, poste qui couvrait l’espionnage anti-américain dans plusieurs Etats d’Amérique Latine mais aussi contre la France des années 1960, m’a récemment conté comment ils avaient recruté « Samo », en 1966, « personnage très haut placé dans la communauté française du renseignement. » A ma connaissance « Samo » n’a jamais été arrêté ni même démasqué.
Aux campagnes anti-civiques et anti-militaristes américaines d’hier ont correspondu en France les campagnes des années 1968 à aujourd’hui. L’absence de climat national, de fierté de servir l’Etat, l’idée que puisqu’on change d’époque on doit renier traditions et convictions nationales, sont la porte ouverte à des personnages comme Ames. En revanche, en U.R.S.S. ou Russie, des hommes existent qui ont la fierté d’être des officiers, la fierté de servir leur pays, et une opinion qui, même dans le désarroi actuel, se raccroche à la fierté d’une Armée digne de ce nom, et d’officiers dignes de la servir. Quelles que soient les époques ou les latitudes, le renseignement — et pas seulement l’espionnage économique ou industriel — reste une nécessité, et sa protection naturelle : le contre-espionnage. Il ne s’agit pas d’être anti-russe après avoir été anti-soviétique ni d’être anti-américain ou anti qui que ce soit, mais de savoir, par la connaissance des intentions du rival ou de l’adversaire potentiel, comment protéger la communauté à laquelle on appartient par la naissance ou par le sang versé.
Un raisonnement ringard ou paranoïaque? L’ancien Ministre de la Sécurité que j’évoquais plus haut, dont la vie et la santé ont été menacées par des communistes, une fois soupçonné par eux, me disait l’an passé, en désignant l’étage d’un immeuble vis-à-vis du sien, depuis sa fenêtre : « Là vient de s’installer une firme commerciale russe. Dirigée par trois hommes dont il se trouve qu’ils ont débuté ici même, dans la même carrière que moi, aux années 1960. Ils sont restés trois ans, puis ont disparu. Les voici donc de retour. Comme près de 70% des anciens du K.G.B. et du G.R.U..
(1) C.E.L, « La Vendomière », 27930 Cierrey.
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