Témoignages par le Général de C.A. Henri NAVARRE
Dès son arrivée à Alger comme Délégué Général du Gouvernement en AFRIQUE
FRANCAISE, le Général WEYGAND m'avait désigné comme Chef de son 2ème Bureau.
A ce titre, il me confia un rôle beaucoup plus large que celui normalement
dévolu à cette fonction.
Il s'agissait non seulement de renseigner le
Général sur toutes les activités extérieures et intérieures de ceux que nous
appelions toujours "l’ennemi" mais de servir de Chef d'orchestre à la lutte
contre ces activités.
Il fallait informer certes, mais surtout agir. La
consigne qui me fut donnée dès le premier entretien que j'eus avec le
Général était nette : s'opposer par tous les moyens, officiels et
clandestins, à l'infiltration allemande et italienne en Afrique du Nord
ainsi qu'aux agissements des Commissions de contrôle.
Cette mission, je la conçus dans un sens très large, et mes initiatives
trouvèrent toujours chez le Général WEYGAND un appui total.
J'avais aussi un
auxiliaire précieux en la personne du Commandant GASSER, Chef de Cabinet du
Général, ami de longue date et qui avait été mon adjoint à la Section
allemande du S.R, en 1939.
Une des parties essentielles de ma mission était de protéger la mobilisation
clandestine décidée par le Général et confiée par lui à un Officier de son
Etat-Major, le Capitaine PENETTE, aujourd'hui Général et Attaché Militaire à
WASHINGTON.
Cet Officier ne dépendait pas de moi, mais nous travaillions en
étroite liaison et j'avais à donner à son activité une couverture permanente
de renseignements d'autant plus capitale et difficile, que cette activité
était étendue à toute l’A.F.N, et portait sur des domaines très divers :
camouflage d'armes en quantités importantes, organisation clandestine de
l'Armée d'Afrique, distribution secrète des fiches de mobilisation, etc. etc.
Une autre partie de ma mission, très importante aussi, fut la lutte contre
les activités hostiles des Allemands et surtout des Italiens, spécialement
en matière de propagande politique.
J’avais à ma disposition, deux procédés : le renseignement et l’action,
ainsi que divers moyens :
- les organes de recherches (SR et TR)
- les services spécialisés (BMA, Police de la Surveillance du Territoire,
Contrôle Technique, …)
Dans le domaine du renseignement, nous organisâmes un contrôle clandestin
sur les correspondances des Commissions d’Armistice ; mais surtout un
service spécial d’écoutes téléphoniques fut monté de toutes pièces. Sous
prétexte de protection, une surveillance constante des membres des
Commissions d’Armistice fut établie.
Malgré leurs protestations, aucun d'eux
ne pouvait se déplacer sans être pris aussitôt en filature,
Dans le domaine de l'action, notre principal atout résidait dans le manque
de courage des membres des Commissions d'Armistice Italiennes ; il était
possible, en créant autour d'elles une atmosphère d’insécurité, de paralyser
leur activité.
Divers moyens furent employés pour cela ; menace, attentats
réels ou simulés, disparition d'informateurs en relation avec eux, etc.
Nous organisâmes également un service spécial de contre-propagande
politique, destiné à lutter contre la propagande à laquelle se livraient les
Commissions de contrôle.
Ce service dépendait directement du 2ème Bureau
mais était très ramifié et avait des représentants dans toute l’A.F.N. Il
utilisait toutes les méthodes possibles, tracts, propagande de bouche à
oreille, chanteurs et conteurs arabes, médailles portant des devises en
opposition avec la propagande adverse, etc .
Dans tous ces domaines; nous obtimes d’excellents résultats et l'on peut
dire que l'activité des Commissions de contrôle fut, sinon entièrement
paralysée, du moins très minimisée.
La plupart des informateurs de ces
Commissions furent démasqués et mis hors d'état de nuire.
D’une façon plus
générale, la lutte contre les agissements ennemis (Abwehr et SR italien) se
révèla efficace et la répression en fut impitoyable grâce à l'impulsion
donnée par le Général WEYGAND aux Tribunaux Militaires Nord-Africains,
Mais le 2ème Bureau d’Alger étendit son action bien au delà de sa mission
primitive.
Avec l'accord du Général, il intervint directement dans les
opérations militaires que les forces de l'Axe menaient contre les Anglais en
LIBYE.
D'importants convois de navires transportaient d'Italie en Tripolitaine des
troupes et du matériel allemands ou italiens. Ils longeaient les côtes
tunisiennes à la limite des eaux territoriales : un service de surveillance
par postes à terre et par patrouilles navales et aériennes fut organisé sous
le prétexte de constater les violations des eaux territoriales. Les
résultats de cette surveillance étaient communiqués sur l'heure à MALTE par
un poste de radio clandestin et ont à plusieurs reprises permis l'attaque et
la destruction des convois de l’Axe .
Toute cette activité résistante ne pouvait évidemment pas se dérouler sans
incidents; j'en raconterai un seul :
Le Général WEYGAND m'avait autorisé à faire faire aux Commissions
d'Armistice italienne quelques "conduites de Grenoble" dans le but de les
rendre "prudentes", et de freiner ainsi les activités politiques
clandestines. Il ne m’avait fixé qu'une limite ... "n'en tuez pas"...
J'avais
confié l'exécution de ces expéditions au Capitaine BERTRAND, Chef du TR qui
trouvait lui-même un auxiliaire précieux dans la Surveillance du Territoire
d’Alger et spécialement en la personne du Commissaire ACHIARY, son Chef.
Nous avions repéré un certain nombre d'italiens de la Commission qui
s'étaient faits des relations dans les milieux indigènes et essayaient de
les exploiter contre nous. Ces relations se traduisaient par des visites -
souvent nocturnes -, des dîners, des rencontres dans des endroits isolés.
Des "commandos", composés de volontaires sûrs, montaient contre nos
adversaires, à l'occasion de leurs sorties clandestines, de petites
opérations telles que "manifestations spontanées" de groupes musulmans
hostiles, bastonnades, etc.
Plusieurs de ces opérations avaient eu lieu sans
incident grave.
Un beau jour, nous décidâmes de nous attaquer à un Colonel italien qui
avait, presque toutes les nuits, dans la Kasbah d'Alger, des rendez-vous
nombreux et suspects. Une embuscade fut tendue sur le chemin qu'il suivait
habituellement pour rentrer chez lui, mais ne donna pas de résultats.
Déçus,
les membres du "Commando" décidèrent de s'en prendre à un autre Italien afin
de ne pas revenir "bredouilles". Ils allèrent rôder autour de l'Hôtel Aletti,
siège de la Commission d'Armistice.
La chance - si l’on peut dire - voulut que l'Amiral BOSELLI, Chef de la
Commission, et son adjoint, un Colonel dont j'ai oublié le nom, aient eu
envie, ce soir-là, de prendre le frais, avant de se coucher, sous les
arcades du front de mer.
Ils venaient à peine de dépasser un angle de rue où stationnaient deux
Gardes mobiles, qu'ils furent assaillis à coups de matraques et laissés
étendus, ruisselants de sang, sur le trottoir. Les deux Gardes mobiles,
certainement enchantés du spectacle, s'étaient pudiquement détournés et ne
portèrent secours aux Italiens que, quand ils furent certains que les
agresseurs étaient hors d’atteinte.
Le retour des Italiens à l’Hôtel Aletti, dont le hall était, à cette heure,
plein de monde, ne passa pas inaperçu. L'affaire fit du bruit ; le
télégraphe fonctionna intensément entre ALGER et VICHY et la Délégation
d'Armistice franco-italienne de TURiN, et nous craignîmes un moment le
rappel du Général WEYGAND.
Ce dernier voulait, d’ailleurs, à toutes forces, au cas où l’enquéte aurait
révélé la complicité des Services de C.E. et de son 2ème Bureau, nous
couvrir de son autorité.
J'eus le plus grand mal à lui faire admettre que
nos fonctions comportaient le risque normal d’être officiellement désavoués
par nos Chefs en cas de "pépin".
Il n'y eut pas de "pépin" d'ailleurs car, en définitive, je fus chargé de la
haute direction de l’enquéte. J'en confiai l'exécution au Chef du TR, le
Capitaine BERTRAND, et au Commissaire ACHIARY , les deux organisateurs de
l'"attentat".
Le résultat fut un magnifique rapport de la Surveillance du Territoire,
concluant à une agression spontanée par des patriotes algérois, que la
présence trop visible et provocante d'italiens en uniforme avait exaspérés.
Ce fut pour nous une occasion d'imposer, sous prétexte de sécurité, un
renforcement de la surveillance des Commissions italiennes et de maintenir
ce renforcement malgré toutes les protestations.
Nous étions, ce faisant, parfaitement logique avec nous-mêmes car, avant de
commencer notre série d'agressions contre les membres des Commissions, nous
leur avions fait écrire par le Général WEYGAND un certain nombre de lettres
où nous les prévenions que nous étions informés de bonnes sources que des
attentats étaient préparés contre eux et que nous leur demandions
l'autorisation de renforcer leur sécurité. Ils avaient refusé. Ils ne
pouvaient donc s'en prendre qu’à eux-mêmes si les évènements nous donnaient
raison.
C'est ce que nous ne manquâmes pas de leur faire observer quand nous leur
imposâmes cette surveillance renforcée:
La seule vengeance du Général WEYGAND à mon égard pour tous les ennuis que
je lui avais causés avec cette affaire, consista à me charger de porter
moi-même à l'Amiral BOSELLI, indisponible pour de longs jours à son hôtel,
la lettre de regrets qu'il avait reçu, de VICHY.
L’ordre formel de lui
adresser : "Nul n'est plus qualifié que vous - me dit-il - pour garantir aux
Italiens que tout sera fait pour retrouver les coupables".
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