Le 14 octobre 1964 est appelé certainement à devenir une de ces dates historiques que des générations futures d’écoliers et de candidats aux jeux-concours de la télévision seront obligés de connaître par cœur.

“Ce jour-là, diront les manuels d’histoire de nos petits-enfants, a débuté l’agonie du régime léninomarxiste en Russie “. Certains mémorialistes ne manqueront pas, à l’occasion, de noter que l’importance d’un tel événement avait dans l’ensemble échappé aux contemporains. Il est de fait que la majeure partie des observateurs n’a vu dans la révolution de palais de Moscou que son aspect immédiat : la disparition de la scène politique de Nikita Khrouchtchev…, ce bon monsieur K auquel on avait fini par s’habituer. Tout naturellement on s’est beaucoup plus préoccupé de savoir qui étaient ses successeurs, quelle serait leur politique et, accessoirement, ce que devenait l’intéressé lui-même, plutôt que de se demander ce que signifiait l’événement lui-même.

Le fait que le” pape-empereur “de la théocratie matérialiste ait pu être démissionné comme n’importe quel premier ministre bourgeois a été uniquement interprété comme une preuve de la démocratisation du régime, ou tout au moins de son humanisation. Or, c’est justement dans cette humanisation que réside le drame d’un système par définition inhumain. Une théocratie, même matérialiste, ne peut pas être humaine dans la mesure où elle a la prétention d’imposer à des hommes la volonté de la divinité. Cette dernière, dans le cas considéré, était représentée par la nécessité historique dont le bien-fondé aurait été scientifiquement démontré.

Seul habilité à interpréter les lois mystérieuses de cette nécessité, le pape-empereur du système se confondait avec elle. C’est ainsi que Staline avait fini par devenir le” dieu vivant “du marxisme-léninisme, exerçant un pouvoir absolu, spirituel et temporel, non seulement sur l’Union soviétique mais également sur l’ensemble du monde communiste. Ce pouvoir, renforcé par l’existence d’une Inquisition omniprésente et omnipotente, se concrétisait dans l’appareil du Parti, cette extraordinaire administration cléricale du système. Emanation du dieu vivant, monolithique et strictement hiérarchisé, ce clergé constituait l’épine dorsale de la théocratie.

A sa tête, au contact direct de la divinité, se trouvaient les “cardinaux-satrapes” du Présidium du Comité central. Au-dessous d’eux, il y avait toute la gamme des “prélats-gouverneurs” des républiques, territoires, régions ou grandes villes, coiffant l’armée des “chanoines-préfets” des districts. Enfin, à la base s’affairaient les “curés-adjudants “des cellules du Parti. Encadrés par ces prêtres-administrateurs, les fidèles et les sans-parti se trouvaient réduits à l’état de robots œuvrant à la gloire de la nécessité faite homme. L’appareil gouvernemental, les syndicats, les jeunesses communistes et autres organisations étaient autant de courroies de transmission permettant au clergé de mieux contrôler et dépersonnaliser ses esclaves.

Il a fallu onze ans aux successeurs de Staline pour ébranler définitivement cet édifice unique au monde. Pendant ces onze années nous avons assisté à un processus d’autodestruction dont il était parfois difficile de mesurer la portée. L’Inquisition, privée d’une partie de ses prérogatives, a été partiellement démantelée; le clergé miné par les luttes intestines s’est désacralisé en s’attaquant à l’infaillibilité de la divinité défunte; accumulant les fautes, le dernier pape-empereur n’était avant sa chute qu’un pauvre homme impuissant.

Sa peu glorieuse disparition marque le début d’une phase nouvelle dans la longue maladie du régime : celle de son agonie. Notre diagnostic est formel : tous les symptômes sont là. Pourtant peu nombreux sont les gens qui veulent se rendre à l’évidence. Les tenants du régime s’accrochent désespérément à l’espoir de le voir survivre. Les sympathisants inquiets voient le salut dans une miraculeuse évolution. Les adversaires, eux, n’osent pas y croire. L’éventualité de la disparition d’un ennemi est toujours déconcertante. L’image de “l’homme au couteau entre les dents “avait des côtés avantageux. L’évocation du” diable communiste “était par fois bien commode.

La Russie de demain posera bien des problèmes. Haïe et vitupérée par tous les communistes ou assimilés de l’univers, elle risque d’être pour les pays occidentaux un nouvel ami encombrant. Les uns et les autres devront se faire une raison. Le mieux d’ailleurs, est de s’y préparer intellectuellement dès aujourd’hui. Quant à nous, en formulant ce diagnostic, nous souhaitons de tout cœur que l’agonie soit la plus courte et la moins douloureuse possible. Après cinquante ans d’épreuves, les peuples de l’Union méritent amplement de connaître enfin une vie meilleure. Puisse le cauchemar d’une nouvelle guerre civile leur être épargné.

Cet ouvrage se trouvait sous presse lorsque, fin mars, plusieurs événements survenus en U.R.S.S. sont venus confirmer le diagnostic de l’auteur. Tout d’abord à l’occasion des élections aux Soviets régionaux la liste officielle s’est trouvée en ballottage dans près de 200 circonscriptions pour la plupart rurales. Ensuite des remaniements sont intervenus au sein de la Direction collective (limogeage d’Illyitchev et de Titov, arrestation d’Oustinov, promotion de Mazourov).

Enfin, après avoir publiquement avoué la faillite de la politique agricole du régime, Brejnev a annoncé un nouveau programme de cinq ans dont l’échéance, 1970, correspond à la période critique prévue par

LE DÉBUT DE LA FIN

Le 15 octobre 1964, dans la soirée, un communiqué laconique de l’agence Tass apprenait à l’univers ébahi que le Comité central, dont personne n’avait annoncé la réunion, avait, sur la demande même de l’intéressé, libéré le camarade Nikita Khrouchtchev de ses doubles fonctions de chef du Parti et du gouvernement, en raison de “son état de santé précaire et de son âge avancé “.

En réalité, l’événement remontait à la veille. II avait fallu vingt-quatre heures pour enlever les portraits du grand homme qui ornaient la Place Rouge, en prévision des festivités en l’honneur des cosmonautes du Voskhod, et désigner ses successeurs. Son “fidèle lieutenant “, Léonide Brejnev, le remplaçait à la tête du Parti; son” ami de vieille date “ Alexis Kossyguine, héritait de la présidence du Conseil. Comme au lendemain de la mort de Staline, une Direction collective prenait la relève du pape empereur.

Un peut partout, dans les chancelleries ou les rédactions des journaux, on consultait les fiches biographiques des successeurs dans le vain espoir d’y découvrir l’indice susceptible de donner un sens à cette révolution de palais à la sauvette. On attachait une grande importance aux déclarations que pouvait faire, à son retour en France, M. Palewski, le dernier homme d’Etat occidental à avoir vu Khrouchtchev. Diverses personnalités avaient émis des commentaires, le plus souvent embarrassés. Dans le nombre, on pouvait relever des perles dans le genre de “M. Khrouchtchev a été la victime des mêmes forces obscures qui ont assassiné le Président Kennedy “. Des kremlinologues parlaient d’une conjuration des Staliniens épaulés par des militaires. Anxieux, certains se demandaient si la coexistence pacifique ne se trouvait pas menacée. De bonnes âmes s’inquiétaient du sort réservé au souverain déchu et à sa famille. Les naïfs s’indignaient du manque de courtoisie du Comité central, lequel aurait pu agrémenter l’éviction de son chef par quelques paroles aimables à son égard.

Cependant, saluant à leur façon la chute peu glorieuse de leur ennemi, les Chinois faisaient exploser, le 16, leur première bombe atomique. Immédiatement ce nouvel événement prit le pas sur le premier. Délaissant Khrouchtchev, les journaux s’occupèrent de Mao. Certains ne manquèrent pas, d’ailleurs, d’avancer une ingénieuse hypothèse. Selon eux la révolution de palais de Moscou se serait effectuée avec la connivence de Pékin. Les instigateurs, des Moscovites prochinois, auraient, en la personne de Khrouchtchev, supprimé l’obstacle majeur à un rapprochement avec l’équipe de Mao. A l’appui de cette thèse, on invoquait le message chaleureux expédié aux membres de la Direction collective par les dirigeants chinois.

La Pravda du 18 octobre devait enfin fournir quelques diffuses lumières sur les véritables raisons de la “démission” de Khrouchtchev. Sans nommer ce dernier, l’éditorial dénonçait “le style autoritaire de gouvernement “… “la vantardise “… “la mauvaise éducation” et les “décisions hâtives et irréfléchies “.

Pour corser le tout, le 20 octobre, la délégation officielle soviétique qui se rendait à Belgrade en l’honneur du vingtième anniversaire de la libération de cette ville, disparaissait au complet dans un accident d’avion. Parmi les victimes se trouvait le Maréchal Biriouzov, chef de l’Etat-major général, protégé notoire de Khrouchtchev.

Un tel afflux de nouvelles ne pouvait manquer de créer une certaine confusion. Comme toujours l’accessoire devait prendre le pas sur l’essentiel. C’est ainsi que les observateurs occidentaux, à de rares exceptions près, s’interrogeaient surtout sur les motifs de la révolution de palais alors que celle-ci était importante en soi. L’essentiel n’était pas que les conjurés eussent voulu se débarrasser de leur chef, mais bien qu’ils eussent pu le faire aussi facilement.

Bien sûr, nous ignorons le scénario exact de la séance du 14 octobre. Il n’est pas difficile pourtant de s’imaginer la scène. Dans une salle du Kremlin, face aux quelque trois cents membres et candidats membres du Comité central, siègent les hiérarques du Présidium parmi lesquels l’accusé. A la tribune, jouant les Fouquier-Tinville, le camarade Souslov, cet instituteur Tafardel du Clochemerle soviétique, dévide son interminable litanie de lieux communs à la sauce lénino-marxiste. Khrouchtchev sait déjà qu’il est condamné car avant cette session plénière il y a eu une réunion du Présidium au cours de laquelle on a eu la bonté de l’en informer. Peut-être a-t-il tenté alors de se défendre, de le prendre de haut ? Cela n’a aucune importance. Désormais il est trop tard pour faire un esclandre. Les coups de chaussure sur la table sont hors de saison. Il lui faut subir en silence l’interminable discours de Souslov ponctué par les applaudissements des assistants. Pourtant ces trois cents dignitaires du Parti, militaires de haut grade ou travailleurs d’élite, constituent sa clientèle. Presque tous ont été sélectionnés en fonction de leur attachement à sa personne. Tout à l’heure ils condescendront, à l’unanimité, à le” libérer, sur sa propre demande “.

Une formalité longue et ennuyeuse, telle a été certainement la séance historique du 14 octobre 1964. Un constat de faillite qui n’ose pas dire son nom ! Si les participants de cette scène sans grandeur avaient eu tant soit peu le sens du ridicule, ils n’auraient pas manqué de trouver cocasses les reproches adressés à Khrouchtchev. Accuser un pape-empereur d’avoir fait preuve d’autorité constituait déjà un comble. La vantardise était la marque même du régime, avec ou sans Khrouchtchev, et le manque d’éducation n’avait pas empêché la majeure partie des” hiérarques “de faire une brillante carrière au sein de l’appareil. Enfin dans l’ordre des “décisions hâtives et irréfléchies “, celle que le Comité central s’apprêtait à sanctionner risquait d’occuper la première place. Malheureusement le sens du ridicule est incompatible avec la fonction de prêtre fonctionnaire de la religion lénino-marxiste. Pour ces rouages sans imagination de l’énorme machine du Parti, les griefs énumérés par Souslov représentaient autant d’explications commodes au marasme général auquel le régime avait abouti. Le recours au bouc émissaire faisait partie de la tradition.

Pourtant, cette fois, le bouc était de taille. C’était la première fois qu’il s’agissait d’immoler le grand prêtre lui-même. Un sacrifice de cette envergure devait satisfaire le Moloch de la “nécessité historique “. Une succession de miracles allait récompenser la décision historique du Comité central. A l’intérieur de l’U.R.S.S., l’agriculture et l’industrie légère, débarrassées du tyran vantard et mal élevé, allaient connaître un essor prodigieux. Le laisser-aller général ne pouvait que cesser de lui-même. Au sein du camp communiste, Chinois et Albanais repentants se précipiteraient dans les bras de la Direction collective, sous les ovations des satellites et des partis du reste du monde. Dès lors, les capitalistes n’auraient plus qu’à s’incliner devant le verdict impitoyable de l’Histoire.

Ainsi grâce aux ressources de la dialectique le constat de faillite se transformait soudain en une géniale initiative du Parti omniscient et infaillible. La personnalité de Khrouchtchev importait fort peu au regard d’un tel miracle.

Au fond de lui-même, chacun des acteurs de la cérémonie expiatoire devait probablement douter quelque peu d’une issue aussi miraculeuse. Peut-être quelques-uns comprenaient-ils que l’éviction de Khrouchtchev n’était nullement une solution et que la dialectique avait beau faire, la faillite n’en demeurait pas moins. Car c’était bien d’une faillite qu’il s’agissait, d’une faillite dont d’année en année on avait reculé l’échéance à coups de boucs émissaires et de réorganisations. Mais pour avoir le courage de l’avouer publiquement, il eût fallu d’autres hommes que ceux qui siégeaient au Kremlin ce jour-là. Prisonniers de leur vision du monde, ils en étaient à la fois les serviteurs et les bénéficiaires. Le marxisme-léninisme était en même temps leur foi et leur justification. De plus, ces prêtres fonctionnaires d’une religion matérialiste souffraient au plus haut point des tares de l’époque stalinienne le charlatanisme et la servilité, et leur dénominateur commun était la lâcheté. Avouer la faillite eût équivalu pour la plupart d’entre eux à un suicide moral, à un retour au néant que seul pouvait leur éviter la poursuite de l’imposture. Ils n’allaient tout de même pas, pris d’un accès tardif de franchise, sacrifier le régime auquel ils s’identifiaient après lui avoir tout sacrifié.., leurs forces, leur dignité et la vie de leurs meilleurs amis.

Khrouchtchev n’était pas simplement un coupable commode, II était vraiment coupable. Ses vrais crimes et les plus graves de ses fautes ne figuraient d’ailleurs pas dans le réquisitoire de Souslov. Déicide, il avait été lui-même son propre fossoyeur depuis ce mois de février 1956 où il s’était permis d’attaquer â titre posthume la divinité de Staline. En le frappant, les justiciers du Comité central le punissaient d’avoir rabaissé l’auguste fonction de pape-empereur de la théocratie matérialiste au rang d’une vulgaire présidence d’un conseil d’administration et par là dévalorisé leur propre condition.

Cependant cette juste sanction, loin de réparer le mal, ne faisait que l’accroître. A la longue liste des crimes et fautes de Khrouchtchev venait désormais s’ajouter la lourde gaffe des conjurés du 14 octobre. Car de même qu’ils étaient incapables d’avouer la faillite du régime, les hiérarques du Parti ne pouvaient dénoncer les crimes dont ils avaient été les complices. Faute de pouvoir condamner soit la théocratie, soit son assassinat par Khrouchtchev, ils devaient se contenter d’un vote de défiance. Voulant sauver le régime malade, ils lui assenaient par là même un coup mortel. Sous le nom de Direction collective, un comité de liquidation allait succéder au conseil d’administration présidé tant bien que mal par le pauvre Khrouchtchev.

Le feu d’artifice goguenard de la première bombe chinoise devait, deux jours plus tard, saluer ce “harakiri” de la curie moscovite.

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