Par le Colonel Paul Paillole en 1988 :
On peut considérer trois phases — juillet 1940 à décembre 1940 : notre action dans cette phase la plus critique du conflit; — décembre 1940 à fin 1943 : c’est le développement de nos moyens de défense; — fin 1943 à août 1944 : c’est la préparation de la libération du territoire.
La première phase est de loin la plus dramatique et la plus incertaine sur l’issue de la guerre. La Grande-Bretagne supporte seule, tout le poids de la guerre. Deux terribles menaces pèsent sur elle : — l’une immédiate, le débarquement de la Wehrmacht en Angleterre; — l’autre à court terme, l’asphyxie de l’Empire par la saisie de ses voies de communication, l’occupation de Gibraltar et de Suez.
A cet instant décisif nos Services Spéciaux sont les seuls en mesure d’aider l’I.S. dans la recherche et la connaissance des projets de l’ennemi. Depuis des années nous l’observons, nous le connaissons. Nos techniciens sont rompus dans l’art de s’introduire chez lui. Juillet 1940 : nous venons de ressaisir nos moyens de recherche dispersés par la débâcle de juin. Nos liaisons avec l’I.S. sont rétablies.
Depuis 1937 nos services installés à Toulouse et Bayonne couvrent les Pyrénées et l’Espagne. Desjardins et Germain pour le S.R., d’Hoffelize pour le C.E. Lorsque l’Abwehr s’installe à Bordeaux il est déjà pénétré.
Son chef Rumpe est une vieille connaissance. Ses principaux informateurs sont nos agents. Rigaud, ici présent, peut en témoigner. Le Grand Patron de Rumpe, l’Amiral Canaris, est lui aussi sous notre surveillance constante. Or c’est lui qui est chargé à partir de juillet 1940 de négocier avec l’Espagne l’attaque de Gibraltar. C’est un vieil ami de Franco.
C’est si vrai qu’après l’exécution de Canaris en 1945, le Caudillo versera une pension à sa veuve. C’est un jeu de suivre ses déplacements et d’informer Londres. L’ordre de bataille de la 7° Armée allemande stationnée dans le Sud-ouest est tenu à jour et nous observons au Valdahon l’entraînement du Corps prévu pour attaquer Gibraltar.
Le 17 septembre 1940, la Luftwaffe vaincue par la R.A.F., Hitler renonce au débarquement en Angleterre. Il se tourne résolument vers Gibraltar. De nouveau, Canaris file à Madrid, prépare une entrevue du Führer et de Franco. Elle a lieu à Hendaye le 23 octobre, la veille de l’entrevue de Montoire avec Pétain.
Franco réclame des garanties de ravitaillement et des promesses de territoires en A.F.N. Hitler est réticent. On se quitte amis sans engagements réciproques. Pourtant le Führer entend poursuivre son plan. Le 12 novembre 1940, il fixe au 15 décembre 1940 l’assaut de Gibraltar. Canaris revient à Madrid via Bordeaux où nous le prenons en chasse. Franco demeure réticent. Hitler veut passer outre mais le chef de l’Abwehr l’en dissuade. Le 10 décembre 1940 il renonce à l’aventure espagnole. C’est le deuxième tournant du conflit. Nous pouvons l’annoncer aux Anglais pour leur plus grand soulagement, en même temps que le reflux vers l’Est des meilleures unités de la Wehrmacht.
Me voici au deuxième aspect de nos missions. Elles seront essentiellement défensives. A côté de l’Abwehr et pour le supplanter, nous voyons s’installer à Bordeaux, à la tête de la Section IV du S.I.P.O./S.D. (Gestapo) le S.S. Dohse, l’homologue de Barbie.
Il s’agit pour l’Allemand de juguler toute velléité de résistances, de surveiller la frontière franco-espagnole, la côte Atlantique, et d’implanter en France et en A.F.N. des réseaux de propagande et de renseignements.
Lutte implacable qui voit nos postes décimés. Lullé déporté, Germain le remplace. Proton, puis de Bonneval sont à leurs tours arrêtés. Guiraud et Dulac les remplacent. Fin 1942, l’un des nôtres, Taillandier, avec l’aide d’André Fontes, met sur pied le Groupe Morhange qui va s’illustrer dans la répression impitoyable de la trahison. Fin 1943, 184 agents de l’Axe ont été arrêtés ou neutralisés, 42 ont été exécutés, la plupart en A.F.N. où l’ennemi n’a pas réussi à pénétrer.
Autre aspect de cette lutte : notre participation au travail clandestin de l’Armée. C’est l’un des nôtres qui est dans le Sud-ouest la cheville ouvrière du C.D.M. et de la mobilisation secrète. J’ai nommé André Pommiés, le Bordelais. A partir de 1942 (novembre), c’est-à-dire de l’occupation totale de la France, ses initiatives et ses réalisations seront au sommet des exploits de la Résistance.
Sa maîtrise de l’action secrète fait merveille. Avec l’aide de cadres de l’Armée, il implante dans le Sud-ouest une organisation de guérilla et de sabotage dont l’effectif, en juin 1944, dépassera 6.000 hommes dont l’action rejoindra souvent la nôtre. C’est de cet ensemble bien structuré que naîtra le Corps franc Pommiés. En septembre 1944, il rejoindra à Autun la 1er Armée Française. « Parmi les F.F.I. — écrira le Général de Lattre, il représente l’élément le plus homogène, il est l’exception. » Devenu le 49° R.I. il se battra admirablement dans les Vosges, en Alsace et jusqu’au cœur de la Bavière.
1944 — La 3e phase de notre action revêt un caractère plus offensif. Les opérations de libération sont proches. Il faut intensifier nos recherches aussi bien sur la Wehrmacht que sur les Services Spéciaux ennemis et leurs auxiliaires.
C’est l’envoi de nouvelles missions par parachutage « pick-up », par l’Espagne. C’est le renforcement de nos liaisons avec les réseaux locaux : « Gallia », « O.C.M. », « Combat » et bien sûr l’ « O.R.A. » et le « C.F.P. »
Deux exemples illustrent ces efforts En juillet 1943, notre camarade Jean Bézy est envoyé par Giraud à Madrid. Il doit y remplacer le Colonel Malaise, développer nos recherches dans le Sud-ouest et participer avec Mgr Boyer Mas à la récupération des évadés de France.
Déjà le réseau dit des « Rois Catholiques » avec Odette de Blignières, apporte régulièrement d’excellentes informations. Bézy va amplifier ses moyens avec des volontaires extraits des prisons espagnoles. Ainsi fin juillet 1943, il recrutera un personnage d’une trempe exceptionnelle. Au mépris des dangers et des fatigues, il passera, repassera, passera encore les Pyrénées pour accomplir les missions les plus risquées et les plus payantes; il s’agit de Gaston Vincent.
Il faudrait un livre pour conter ses exploits. Le plus fameux est le rétablissement en un temps record de nos liaisons avec l’un de nos plus importants réseaux celui du Commandant Fournet. Depuis 1941, Fournet dirige le Comité d’Organisation des Transports Routiers. Plus de 60.000 camionneurs circulent pour lui dans toute la France; travaillent pour l’Organisation T.O.D.T. et le ravitaillement de la Wehrmacht. C’est une mine de renseignements de la plus haute valeur.
Parti le 14 août 1943 de Madrid, Vincent est 48 heures après chez Fournet à Paris. Une semaine plus tard, mission accomplie, il est de retour chez Bézy, porteur de l’énorme courrier en souffrance. Au passage à Bordeaux il a établi un relais chez l’adjoint de Fournet. Désormais, chaque mois, les courriers se succèdent, abondants et précis. « Fournet, Vincent… hommes d’épopée que l’on se félicite d’avoir eu la chance de connaître »… écrira Bézy dans son beau livre « Le S.R. Air ».
Je pourrais en écrire autant de Elly Rous Serra. Esprit curieux, d’une étonnante jeunesse, déjà formé au combat clandestin, il était le chef idéal pour une mission de contre-espionnage dans la région du Sud-ouest qui lui était familière et dont beaucoup de chefs de réseaux sont des amis. Venu en sous-marin par Barcelone, il était à pied d’œuvre dès les premiers jours de janvier 1944.
En quelques jours, son réseau « Baden Savoie » s’implante dans le triangle dont le sommet est Bordeaux et la base les Pyrénées, d’Hendaye à Andorre. En mars 1944 son rendement s’affirme. Les liaisons radio sont à ce point assurées avec Alger qu’il en fait bénéficier d’autres réseaux, notamment les Prisonniers de guerre. Il en est de même de ses filières pyrénéennes et de ses terrains de parachutage.
Le 26 août 1944, lorsque Bordeaux est libéré, il peut s’enorgueillir d’un bilan exceptionnel 1.330 suspects identifiés, 459 arrestations, 60 kg de documents saisis, 500 dossiers capturés à la Kommandantur, 529 de Bordeaux, 573 messages radio expédiés ou reçus. Tout cela avec un effectif de 175 agents. Tel était l’homme dont le rayonnement et le souvenir nous rassemblent ici.
De ce survol de nos activités, que retenir d’essentiel ? Bien sûr que la recherche du renseignement en profondeur ne s’improvise pas. C’est un principe primordial de technique. Mais je crois que l’Histoire devra mettre en évidence la contribution capitale des Services Spéciaux français à certaines heures cruciales du Deuxième conflit mondial. C’est notre devoir et notre rôle d’imposer cette vérité.
Ce n’est pas tout : lorsqu’en mai 1944 est venu en discussion avec nos alliés le partage des responsabilités dans les territoires français libérés, notre fierté demeure d’avoir contribué, par notre présence permanente dans la bataille du renseignement et l’efficacité de notre organisation de Sécurité, au retour de la pleine souveraineté de la France.