Guerre en Ukraine : Les garanties de sécurité, opinion

AASSDN : Libre opinion
Mots-clefs : Guerre, Sécurité, Ukraine, Etats-Unis, Russie, OTAN

Guerre en Ukraine : Les garanties de sécurité, opinion

Il n’est actuellement question que « d’accords de sécurité ». Le professeur américain Jeffrey Sachs dans un très intéressant article montre que «…cette expression familière confond deux notions très différentes : le besoin légitime des grandes puissances d’empêcher un encerclement hostile et la prétention illégitime des grandes puissances à s’ingérer dans les affaires intérieures d’États plus faibles. La première notion est mieux décrite comme une sphère de sécurité, la seconde comme une sphère d’influence. ».

Reconnaître cette distinction est plus qu’une question de sémantique. Cela permet de clarifier ce qui doit être accepté comme légitime dans la politique mondiale et ce à quoi il faut s’opposer. Elle aide également à réévaluer des doctrines historiques telles que la doctrine Monroe et sa réinterprétation ultérieure dans le corollaire Roosevelt, et elle éclaire les débats contemporains entre la Russie et la Chine d’un côté, et les États-Unis de l’autre concernant la sécurité nationale. Enfin, elle pointe vers la neutralité comme politique pratique pour les petits États pris entre les grandes puissances : la neutralité respecte les préoccupations sécuritaires de leurs puissants voisins sans se soumettre à leur domination ou à leur sphère d’influence.

En termes plus simples, il s’agit d’établir ou de rétablir la confiance : la rencontre Trump-Poutine peut être considérée comme allant dans le bon sens : on se parle. Traiter Poutine d’ogre ne sert pas à améliorer le climat.

Le conflit russo-ukrainien, pour le limiter au champ de bataille, semble être entré dans une phase terminale, sans pour autant que soit désigné un vainqueur et un vaincu. Les enjeux sont en effet beaucoup plus vastes que le seul terrain conquis. Un des aspects d’une éventuelle « victoire » ukrainienne serait d’y avoir gagné ce qu’on appelle des « garanties de sécurité ».

Mais une grande confusion règne à ce sujet. Fondamentalement, elles devraient assurer la paix dans cette partie de l’Europe. Mais la notion de « force de réassurance » inventée par le Président Macron augmente ces confusions et fait oublier, me semble-t-il, l’essentiel.

La première question à se poser est : qui a besoin de garanties de sécurité ?

Revenons brièvement sur les causes de la situation actuelle.

On notera en préambule que la Russie souhaite tout particulièrement régler le problème des causes qui l’ont amené à déclencher cette SMO (opération militaire spéciale).

Depuis la fin de la guerre froide, les USA, (et le clan « néocon » qui a pris le pouvoir au sein du département d’Etat) prônent une stratégie visant à tout faire pour protéger la suprématie, alors incontestable, des USA, en empêchant l’émergence de tout concurrent. Parmi les concurrents potentiels de l’époque (années 90), la Russie d’après Eltsine, l’Europe, et surtout la conjonction Europe-Russie.

On connaît les écrits et déclarations des conseillers successifs (Zbigniew Brezinski, Paul Wolfowitz, Richard Perle), et de la Rand Corporation et son scénario réaliste prévoyant des jours sombres pour l’Ukraine, etc. A la seule fin d’éliminer un concurrent potentiel, ces politiques ont mis en musique les mesures à prendre contre l’Europe et contre la Russie, à base de sanctions économiques, financières, énergétiques. Mais ces mesures se révélant inefficaces, c’est l’utilisation de l’Ukraine comme proxy contre la Russie qui a été l’option choisie. D’où le coup de force de Maïdan[1]

Cet évènement va de fil en aiguille envenimer les relations, but justement visé par les « néocons » américains. Tout cela est assez bien documenté pour ne pas en dire plus. Les dirigeants russes qui lisent les textes néocons comme tout le monde, assistant au renforcement de l’armée ukrainienne, n’ont eu de cesse de demander une réunion pour construire un cadre de sécurité en Europe, qui respecterait ce qu’ils estimaient nécessaire à leur sécurité et qu’ils croyaient conforme à ce qui avait été accordé « oralement ? » par diverses autorités occidentales dans le passé. Ces demandes n’ont pas reçu de réponse, voire ont été considérées avec mépris. C’est cette « négligence » et la protection des russophones de l’Est ukrainien, qui a amené les russes à déclencher l’Opération Militaire Spéciale, action, tout le monde le reconnaît, parfaitement contraire aux règles internationales.

Sans pour autant la justifier, Trump a même reconnu comprendre la réaction Russe.

On connaît la suite : les difficultés de l’armée russe à se mettre en ordre de bataille, avec de petits effectifs contre une armée plus nombreuse et bien armée, les objectifs définis par Poutine, démilitariser, et dénazifier l’Ukraine… Contrairement à ce qu’ont compris de nombreux observateurs occidentaux, il ne s’est jamais agi de conquérir toute l’Ukraine. L’armée russe n’a jamais eu pour mission de conquérir du terrain. Il s‘agissait, de détruire l’armée ukrainienne (attrition), et au fur et à mesure des progrès de l’installation de réseaux russes en Ukraine capables de désigner les objectifs, de détruire et rendre ainsi inutile l’aide occidentale, en appauvrissant les pays donateurs, eux-mêmes en difficulté.

L’observateur impartial ne peut que constater que, pour le moment, l’objectif visé au départ par l’administration néocon de Biden, qui était de s’en prendre à l’économie russe afin de mobiliser les foules en colère contre Poutine pour le renverser, n’a pas fonctionné (cf. Biden lors de son dernier voyage à Kiev). Considérant l’Ukraine comme un vrai proxy, que Biden a toujours refusé de vraiment armer, craignant une réaction trop vive de la Russie, la consigne donnée est : « Continuez à tuer du Russe ».

Pour la Russie, le problème de la fin de la phase actuelle, ne peut se régler qu’avec la nouvelle administration américaine, en reprenant le dialogue interrompu en février 2022, en vue de statuer sur le cadre de sécurité en Europe, la fin des sanctions et éventuellement la fin des opérations sur le terrain, celles-ci dictant le sort de l’Ukraine. Contrairement à ce que propose une propagande facile (il est plus facile de haïr un seul homme), Poutine n’est pas seul à décider : c’est l’Armée russe, ses chefs et le poids de l’état-major, qui décident de l’objectif final, qui est de laisser les armes sur le terrain décider de l’issue du conflit.

Les garanties pour la Russie

Pour la Russie encore, il est essentiel d’obtenir que les garanties accordées par la signature d’un accord, assurent sa sécurité contre ce qui pourrait être la poursuite d’une lutte hybride par des éléments incontrôlés, alimentés par des pays européens mécontents, ou par des réseaux néocons (CIA hors contrôle, Deep state attendant le départ de Trump, UE, cf. les déclarations de Kaja Kallas responsable de la politique étrangère de l’UE, Estonienne, qui demande encore et toujours le démembrement de la Russie, etc.).

Poutine a déclaré qu’il voulait la paix, pour permettre à la Russie de reprendre sa marche vers le progrès, etc., toute déclaration ne pouvant que nourrir la poursuite des objectifs initiaux des néocons toujours à l’affût. Car Trump, après des débuts tonitruants et sans doute peu efficaces se retrouve, peut-être malade (?), enlisé entre la crainte de perdre son électorat MAGA, de se faire doubler par des amis Républicains mal intentionnés (Lindsay Graham), et les propres contradictions de son programme (a-t-il d’ailleurs un programme cohérent ? Ainsi sa politique douanière vis-à vis de l’Inde qui vient de pousser ce pays, pourtant ami de l’Ouest, dans le camp rassemblé à Pékin). Ou bien, d’après certaines sources, enlisé par divers lobbies qui risquent de l’emmener et nous emmener dans des guerres qu’il ne veut pas (d’après des observateurs sérieux, le Mossad tiendrait Trump par des Kompromats fournis en son temps par son agent Epstein…) comme la reprise de la guerre contre l’Iran annoncée pour octobre (les médias ont parlé de rassemblement d’avions et de ravitailleurs US vers le Proche-Orient.)

Les garanties pour les Etats-Unis

Les USA (ou Trump) ont eux aussi besoin de garanties de sécurité : Trump a besoin de transformer la défaite de la stratégie de Biden en victoire pour lui-même: Steve Witkoff, envoyé spécial des EU au Moyen-Orient, aurait demandé lors de sa première rencontre avec les Russes à Ryad, de ne rien faire qui puisse accélérer la dédollarisation de l’économie mondiale entreprise par les BRICS. Au sein du camp atlantiste (néocons + européens de EU + 3 ), Trump doit s’assurer de ne pas être traité de traitre lorsqu’il devra mener la seule politique efficace pour mettre un terme à la tuerie : arrêter les livraisons d‘armes et d’argent, et retirer les conseillers de la CIA en poste dans l’armée ukrainienne. C’est ce qu’il comptait faire dès le début de son mandat, mais les Européens l’en ont empêché. Enfin avoir l’assurance que les fonds de pension US qui posséderaient déjà 20% des terres cultivables (en Ukraine) puissent continuer à assurer le financement des retraités qui ont voté MAGA .

Donald Trump, qui reste une énigme en tant que président, a besoin de sécurité pour rester en vie : un coup à la JFK est vite arrivé, une tentative a déjà été menée. Son grand projet géopolitique semble être de régler par des « deal», les relations avec la Russie et la Chine, ce qui apparait ni plus ni moins comme un partage des zones d’influence.

 Des rumeurs – ou des fuites aux meilleures sources – toutes récentes, font état d’un projet d’une nouvelle stratégie de défense nationale qui placerait les missions nationales et régionales au-dessus de la lutte contre les adversaires traditionnels que constituent Pékin et Moscou.

Au-delà des rumeurs, il y a des faits : Au tout début du mois de septembre, des personnes proches du dossier ont révélé que des responsables du Pentagone ont informé les diplomates européens que les États-Unis ne financeraient plus les programmes de formation et d’équipement des armées des pays d’Europe de l’Est, qui se trouveraient en première ligne en cas de conflit avec la Russie. Par ailleurs, Trump a invité Poutine et Xi au prochain G20 qui se tiendra en 2026 aux USA. Au plan intérieur, il a lancé une initiative visant à placer les villes américaines en proie à la criminalité et au dysfonctionnement, sous la tutelle de l’armée et de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE). Cette disposition ne manquera pas de voir s’élever une très forte opposition de la part de l’Etat Profond, néocons bipartisans, CIA malgré la purge menée par Tulsi Gabbard, directrice du renseignement national américain, mais aussi de la part des pays européens engagés dans une lutte contre la Russie jusqu’au dernier Ukrainien. Pour le moment, pour calmer ces oppositions, il louvoie, entre les nouvelles sanctions ou menaces contre Poutine, ( – Père, gardez-vous à droite, – ), et des promesses vagues d’aide aux efforts européens ( – Père , gardez-vous gauche– ). L’interprétation de ces faits dépend de Trump : agit-il dans la plus grande improvisation, ou bien, avec ses outrances et ses foucades, se trace-t-il un chemin vers ce qui devrait être une Paix ? …évitant les provocations, fake-attaques,etc .. montées par ses amis et alliés pour l’empêcher de poursuivre ses propres objectifs.

Des garanties pour l’Ukraine

L’Ukraine, ou ce qu’il en restera, doit bien sûr obtenir toutes les garanties que peut recevoir une nation vaincue : on n’en est pas encore là. Des Ukrainiens vont encore se faire tuer (pas ceux qui vont profiter de la dernière autorisation de quitter librement le pays, Zelensky préférant voir sa jeunesse à l’étranger que manifester dans les rues contre le gouvernement).

Parmi les garanties à lui donner :

  • Un système permettant de contrôler les groupes nationalistes qui pourraient vouloir continuer à jouer les proxy au profit des néocons US en lançant une guerre clandestine sur le territoire russe, ce qui pourrait provoquer des réactions de la Russie contre les bases de départ de ces raids ;
  • Des garanties pour les populations restées en territoire occupé, soit pour rejoindre le territoire ukrainien, soit pour conserver leur culture, leur langue, etc.
  • Dans le même esprit, autoriser les visites entre familles de part et d’autre de la nouvelle frontière (éviter les séparations qui ont été provoquées par le Mur de Berlin)
  • Des garanties de recevoir l’énergie nécessaire à partir des centrales nucléaires en territoire occupé ou du gaz russe.
  • Des garanties contre d’éventuelles incursions russes, garanties assurées par des commissions (d’armistice) du type de celles installées en France pendant la dernière guerre, commissions ukrainiennes installées près des plus importantes garnisons en Russie et commissions russes installées en Ukraine etc.

Des garanties pour l’Europe

Enfin, l’Europe doit recevoir aussi des garanties :

Celles-ci devraient lui assurer les conditions favorables à la résolution d’une part de la crise économique autrement qu’en développant une industrie d’armement et de préparation à la guerre, moyen historique pour les élites de résoudre les crises, et d’autre part de la crise structurelle qu’elle traverse, en reprenant dès que possible contact avec la Russie. A cette fin, il lui faudra sans doute changer une partie du personnel politique européen trop impliqué, non dans le soutien à l’Ukraine, mais dans la poursuite de la destruction de la Russie. Dans cet objectif, elle pourrait puiser dans son passé et prendre exemple sur l’instauration de la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier (CECA). Celle-ci, entrée en vigueur en juillet 1952 pour une durée de cinquante ans, avait créé les bases d’une démocratie européenne et le développement actuel de l’Union. Sur proposition du ministre des AE Robert Schuman, elle devait empêcher une nouvelle guerre entre la France et l’Allemagne, la guerre étant rendue « non seulement impensable mais aussi matériellement impossible ».

Ces garanties devraient lui assurer aussi de désinstaller tous les motifs de crises futures : référendum pour les minorités plus ou moins brimées, comme les Hongrois, les Polonais d’Ukraine, révision des mesures ayant mis fin à la crise des Balkans en particulier, et ayant engendré un certain nombre de problèmes, dont l’installation d’un islamisme radical, dont il faudrait neutraliser les têtes de pont.

Et l’OTAN ?

Reste le problème de l’OTAN, plus exactement de l’utilité de l’OTAN, une fois que les USA se seront retirés (partiellement) d’Europe. L’organisation pourrait avoir un réflexe de survie, et temporiser jusqu’au départ de Donald Trump, en attendant un chef sérieux qui trouvera bien le moyen de recréer une méga crise.

A ce stade, et pour répondre à la question du jour, posée récemment par Pierre Lellouche sur Europe 1, le président Macron propose de préparer, avec un certain nombre de partenaires qu’il a, semble-t-il, convaincus, une force qui serait déployée après un traité de paix.

Ce projet présente trois difficultés :

En premier lieu, un problème d’effectif : les forces européennes disponibles sont peu nombreuses : quelques milliers d’hommes, quinze à vingt mille au mieux, essentiellement Français et Britanniques. Mais surtout, il faudrait les protéger, car il est hors de question qu’un soldat d’Europe occidentale soit tué au cours de ce conflit en Europe orientale, lors d’une attaque russe. Ils ont donc besoin d’une couverture aérienne, qui ne peut être qu’américaine, du renseignement américain, le plus performant, et de la logistique américaine, la plus solide. Sur ce sujet, Donald Trump est très réticent. Il est d’une grande prudence et encore très vague dans ses intentions.

En deuxième lieu, l’inévitable opposition russe à ce projet : un des objectifs de cette malheureuse Opération militaire spéciale, était d’empêcher l’Ukraine de rejoindre l’Otan. Si on fait rentrer des soldats de pays de l’OTAN en Ukraine, on fait rentrer l’OTAN par la fenêtre. Les Russes n’en veulent donc évidemment pas.

Enfin, la division des Européens eux-mêmes est un réel handicap. En Allemagne, on souhaite que ce projet passe au Bundestag. Or les socialistes sont contre. Il n’y a pas de majorité pour aller en Ukraine. En Italie, Matteo Salvini, vice-président du conseil des ministres, est contre. Donc, Georgia Meloni enchaine : « Nous n’irons pas au sol en Ukraine ». Les Polonais, pourtant voisins, s’y refusent également. Ne restent que les Français et les Britanniques. On notera aussi que le secrétaire de général de l’OTAN, Mark Rutte, ancien Premier ministre néerlandais, très allant, voudrait qu’on envoie tout de suite des forces en Ukraine, et donc qu’on participe directement à la guerre….

Dans cette grande confusion, au milieu de tant d’incertitudes, les armées européennes ne sont ni prêtes, ni près à se déployer en Ukraine.

Cet environnement donne au président Macron l’occasion de multiplier les sommets, de faire oublier la profonde crise politique et économique que traverse la France, en particulier : l’incapacité de l’Assemblée à voter un budget, entrainant la démission du Premier ministre, faute de majorité de soutien. La presse étrangère (Financial Times) évoque l’inconscience[2] [1] du Président Macron ou la recherche d’une diversion politique.

On peut imaginer que tous ces grands chefs sont mal renseignés, prenant leurs sources chez les Ukrainiens (pour eux les Russes ne savent pas se battre, les valeureux Ukrainiens mènent l’offensive, la victoire est possible, la chute de Poutine, « encore une minute Monsieur le bourreau … »). Cette hypothèse est (elle) réaliste ?

Ou bien tout le monde sait que la messe est dite, et on se comporte comme sur le Titanic, on multiplie les réunions, les repas, les embrassades avec tapes dans le dos du grand héros, ce qui permet à chacun de ces chefs d’Etat à mauvaise côte de popularité de durer, en attendant eux-aussi que Trump se casse ou soit cassé, pour reprendre le train-train ou marcher vers « enfin une vraie guerre sans empêcheur de faire la paix en rond ».

On pourrait en dire beaucoup plus, mais je pense que ce qui précède démontre que la « guerre » contre la Russie est tout aussi fantaisiste que les autres exemples de folie symbolique décrits ci-dessus. La difficulté, et peut-être le danger, vient du fait que les gouvernements ont effectivement le pouvoir de lancer des opérations de ce type, ou du moins d’essayer, et peuvent se persuader, par désespoir, qu’ils pourraient réussir. M. Macron a montré des signes inquiétants de ce type de réflexion ces dernières semaines, et le gouvernement français semble désormais préparer les hôpitaux à accueillir des centaines de milliers de victimes d’une future guerre. Nous avons besoin des hommes en blouse blanche.

Patrick FERRANT
Administrateur honoraire de l’AASSDN


[1] A ce sujet, Andriy Paroubiy, chef nationaliste et chef des snippers qui avaient tiré, lors de la Révolution de Maïdan sur la foule et sur la police, vient d’être abattu d’une balle dans la nuque à Lvov, par un Ukrainien mécontent .

[2] 2025 09 03 Blog Aurélien La guerre à notre époque




Histoire : L’Algérie du président Tebboune

AASSDN : Désinformation
Libre opinion de Bernard LUGAN
Mot-clef : Histoire France-Algérie

Dans la guerre mémorielle qu’il mène contre la France, le « Système » algérien aux abois vient de franchir un niveau supplémentaire dans le mensonge. Le président Abdelmajid Tebboune a en effet osé déclarer publiquement dans les médias d’Etat que, de 1830 à 1962, la France avait tué 5 millions d’Algériens, soit 3,5 millions avant 1954, et 1,5 million de 1954 à 1962, durant la guerre d’indépendance.  Avant de réfuter par le détail ces propos aussi mensongers qu’irresponsables, il est nécessaire de rappeler deux choses au président Tebboune :

– En 1830, quand la France débarqua à Alger, la colonie turque était un désert humain à peine peuplé d’un peu plus d’un million d’habitants, chiffre s’expliquant par la totale absence de médecine, d’où l’effarante mortalité, notamment infantile et post-natale.
– En 1961, les Algériens étaient 11 628 883, soit dix fois plus…

Dans ces conditions, où le président Tebboune est-il allé chercher le chiffre de cinq millions d’Algériens tués par la France ? Dans cette mise au point, la réfutation chiffrée des propos insensés du président Tebboune se fera en deux parties, à savoir la période 1830-1954, et la période 1954-1962.

1) La population algérienne de 1830 à 1954

L’Algérie turque était un désert humain en raison de l’inexistence des mesures d’hygiène et de l’absence totale de médecine. Les médecins y étant inconnus, les « soins » y étaient donnés par les soigneurs des bains maures. Quant aux accouchements, ils étaient réalisés par des matrones, les gablat.

Dès le mois d’août 1830, le Service de santé des Armées ouvrit ses premiers centres destinés à la population civile. Puis, en 1853 furent créés les Médecins de colonisation qui, dès les années 1860, œuvrèrent dans 60 circonscriptions. Ces dernières atteignirent le nombre de 112 en 1940, ce qui fit qu’à partir de cette année, 64% de la population eut accès à un médecin et à des vaccinations gratuites, le tout payé par la France.

Ces médecins éradiquèrent le typhus, firent reculer le paludisme, combattirent la syphilis le terrible mrid el kebir, et le trachome. Ils vaccinèrent contre la tuberculose, la rougeole, la coqueluche puis la poliomyélite. En 1962 existait un hôpital universitaire de 2 000 lits à Alger, trois grands hôpitaux de chefs-lieux à Alger, Oran et Constantine, 14 hôpitaux spécialisés et 112 hôpitaux polyvalents, soit le chiffre exceptionnel d’un lit pour 300 habitants. Résultat de cette colossale œuvre sanitaire, la population algérienne de souche passa d’un peu plus d’1 million d’âmes en 1830, à 11 628 883 en 1961. Nous sommes donc loin des fantasmes génocidaires du président Tebboune…

Les principales étapes de cette explosion démographique due à la France ont bien été identifiées à la progression du maillage sanitaire. Ainsi, en 1851 le premier recensement donne 2.4 millions habitants. Celui de 1880 entre 3,5 et 3,8 millions d’habitants, une progression d’autant plus spectaculaire que la décennie 1866‑1876 connut une succession d’épidémies diverses, de sécheresses et d’invasions de sauterelles détruisant les récoltes et provoquant la famine, le tout entraînant une surmortalité importante.

Vingt ans plus tard, en 1900, en dépit de la décennie noire des années 1866-1876, la population musulmane dépassa les 4 millions, ce qui faisait qu’elle avait doublé depuis le recensement de 1851. Puis, ce chiffre explosa littéralement puisqu’en 1961, l’on comptait quasiment 11,7 millions d’Algériens de souche, plus de dix fois plus qu’en 1830…

2) 1954-1962 ou le mythe du 1,5 million de morts

Passé maître dans le brouillard des chiffres, le régime algérien est ancré sur une affirmation aussi artificielle que celle des 3,5 millions de morts causés par la France entre 1830 et 1954. C’est celui du bilan de la guerre de 1954-1962 qui aurait fait 1,5 million de morts, soit plus d’un dixième de la population algérienne de souche.

Disons immédiatement que dans ses propos, le président Tebboune mélange deux mots, « moudjahid », qui désigne un combattant ayant participé directement à la guerre d’indépendance de 1954-1962, et « chahid » (martyr), un terme qui inclut toutes les victimes, combattantes ou civiles. Avant de nous lancer dans l’indécente estimation macabre imposée ces chiffres, il est utile de préciser que cette inflation du nombre des morts s’explique parce que la « légitimité » du « Système » repose sur sa propre version de la guerre d’indépendance. Or, celle-ci étant ancrée sur le mythe d’un peuple unanimement dressé contre le colonisateur, il fallait donc faire coïncider ce postulat idéologique à la démographie.

Le chiffre officiel de 1,5 million avancé par l’ONM (Office National des Moudjahidine) et le président Tebboune ne résiste pas à la critique historique. En effet, en 1961, les Algériens de souche étaient 11 969 451, dont 50% de femmes, soit environ 5 984 725 mâles, dont au minimum 50% de mineurs, ce qui donnerait une population mâle adulte d’environ 3 millions. Pour que le chiffre de 1,5 million de morts ait un début de vérification, il faudrait donc que ces 3 millions dans leur totalité aient pris les armes contre la France …et que 50% d’entre eux aient trouvé la mort. Des chiffres qui feraient passer les combats de Verdun ou de Stalingrad pour des promenades de santé…

Intéressons-nous au nombre de moudjahidines au moment du cessez-le-feu du mois de mars 1962, ce qui va permettre de mesure l’énormité du mensonge algérien. Pour le connaître, nous disposons des sources algériennes et des sources françaises.

La source algérienne la plus fiable est celle de Ben Youcef Benkhedda qui fut le dernier président du GPRA (Gouvernement provisoire de la république algérienne). Dans son livre paru en 1997 (L’Algérie à l’indépendance, la crise de 1962), il donne le chiffre de 65.000 combattants à la date du cessez-le-feu de mars 1962, à savoir :

– Les maquis de l’intérieur : 35 000 combattants, dont 7 000 pour la wilaya I, 5 000 pour la II, 6 000 pour la III, 12 000 pour la IV, 4 000 pour la V et 1 000 pour la VI.

– L’ALN, l’armée des frontières, réfugiée en Tunisie et au Maroc, un peu plus de 30 000 hommes.

Les sources françaises sont très proches de celles du GPRA puisqu’elles donnent le chiffre d’environ 50.000 combattants. Selon le 2° Bureau français, le nombre de maquisards de l’intérieur était en effet de 20 000 en 1958 et au mois de mars 1962, à la signature des accords d’Évian, les combattants nationalistes de l’intérieur étaient estimés à 15 200. Quant à ceux et ceux de l’extérieur, à savoir l’ALN, ils étaient de 32 000 dont 22 000 en Tunisie et 10 000 au Maroc.

Le mythe d’un peuple unanimement dressé contre le colonisateur connaît donc de sérieuses lézardes car nous sommes loin des 3 millions de combattants dressés contre la France. D’autant plus que les Algériens servant dans l’armée française, semblent avoir été plus nombreux que les moudjahidines…

En effet, au mois de janvier 1961, alors que le processus menant à l’indépendance était clairement engagé, 307 146 Algériens servaient alors dans l’armée française, soit 10% de tous les Algériens mâles adultes, contre environ 65 000 moudjahidines, autrement dit moins de 3% de toute la population mâle algérienne. 

Or, le chiffre de 307 146 est incontestable car l’historien dispose des registres précis concernant la situation exacte de chacun de ces hommes (matricule, pensions, blessures, temps de service, affectations, armes perçues etc.), Nous connaissons donc bien le profil de ces Algériens qui combattaient dans ou aux côtés de l’armée française, à savoir :
– 60 432 appelés pour le service militaire
– 27 714 engagés volontaires dans la « Régulière » (tirailleurs, spahis, parachutistes etc.)
– 213 700 harkis dont 63.000 directement intégrés au sein des unités combattantes.
– 700 officiers dont 250 appelés
– 4 600 sous-officiers

Même et à supposer que les 60 432 appelés étaient des « malgré-nous », ce qui n’était semble-t-il pas le cas puisque les désertions n’affectèrent qu’un faible pourcentage de ces hommes, il resterait encore 240 000 volontaires, soit, dans tous les cas, au moins trois fois plus que les 65 000 moudjahidines.

Les chiffres détaillés des pertes permettent également de montrer que l’ONM et le président Tebboune racontent n’importe quoi. Pour mémoire, il est nécessaire de bien préciser que les combattants indépendantistes tués par l’armée française faisaient l’objet d’un décompte précis et d’une recherche en identification très régulièrement effectuée par la gendarmerie, ce qui permet de donner des chiffres précis, à savoir 143 500 morts pour l’ALN et 24 614 pour les pertes françaises – dont 7 917 par accident et 1114 par maladie-, soit 15 583 au combat.
Si nous additionnons les 65 000 maquisards de 1961 et les 143 500 combattants indépendantistes morts au combat, nous aboutissons à 208 500 combattants pour un « réservoir » potentiel de 3 millions d’hommes, loin donc d’un peuple unanimement levé contre la France.

D’ailleurs, en 2008, Noureddine Aït Hamouda, fils du colonel Amirouche Aït Hamouda, chef emblématique du maquis kabyle de la willaya III tué au combat le 29 mars 1959, a réduit à néant le mythe du 1,5 million de morts, un chiffre totalement fantaisiste selon lui, mais qui permet de justifier le nombre exponentiel des ayants droit, notamment celui des veuves et des orphelins. Selon Noureddine Aït Hamouda, les 3/4 des porteurs de la carte de moudjahidine et d’ayants droit, sont en effet des faux et des imposteurs. Quant à l’ancien ministre algérien Abdeslam Ali Rachidi, il ne craignit pas de déclarer que « tout le monde sait que 90% des anciens combattants, les moudjahidines, sont des faux » (El Watan, 12 décembre 2015).

Pour la réfutation des mensonges de la propagande algérienne, on lira mon livre « Algérie, l’histoire à l’endroit. Les 10 grandes controverses de l’histoire »

Bernard LUGAN
L’Afrique réelle




Armement : Accélération de la production des missiles ASTER par MBDA

  • MBDA a livré, à travers l’OCCAr (Organisation Conjointe de Coopération en matière d’Armement), un premier lot de munitions ASTER ayant bénéficié des mesures d’accélération mises en place dans le cadre de la montée en puissance de la production.
  • Cette première livraison intervient moins de deux ans et demi après la signature du contrat avec l’OCCAr, qui vise notamment à renforcer les capacités de défense anti-aérienne de la France et de l’Italie, et cinq mois après le contrat supplémentaire pour compléter les stocks et accélérer la production des missiles ASTER, y compris pour le Royaume-Uni.
  • Cette livraison constitue une première étape vers les objectifs de réduction des délais de production annoncés. Elle témoigne des investissements réalisés par MBDA et ses partenaires industriels pour répondre aux besoins de ses clients et renforcer la résilience de l’Europe face aux nouvelles menaces.

Le 23 juillet 2025, MBDA a livré, en moins de deux ans et demi, le premier lot de missiles ASTER, commandés en décembre 2022 dans le cadre d’une acquisition conjointe pilotée par l’OCCAr auprès d’Eurosam, le GIE franco-italien de MBDA et Thales. Cette acquisition, lancée en coopération entre la France et l’Italie et complétée par une nouvelle commande en février 2025, vise à renforcer les systèmes de défense anti-aérienne des pays européens avec la production de près de 1 000 missiles ASTER pour les forces armées de l’Italie, du Royaume-Uni et de la France.

La production accélérée de ces missiles est une première étape vers les objectifs de réduction des délais de production annoncés. Elle résulte des investissements conséquents de MBDA ainsi que des actions mises en place par le Groupe avec ses clients et ses partenaires afin de répondre aux enjeux de montée en puissance de la production. Elle confirme la capacité de MBDA à tenir ses engagements pour réduire de plus de deux fois le cycle de production des missiles ASTER en 2026, par rapport à 2022, et de livrer 5 fois plus de missiles ASTER qu’initialement prévu en 2025.

Eric Béranger, CEO de MBDA, a déclaré : « La livraison des premiers missiles ASTER qui ont bénéficié de délais de production significativement réduits est un succès pour l’ensemble des équipes de MBDA, que je remercie pour leurs efforts continus, ses partenaires industriels et les acteurs étatiques impliqués. C’est une preuve de notre engagement aux côtés de nos clients pour assurer la montée en puissance de notre outil industriel et le renforcement de la base industrielle et technologique de défense. Cette accélération permet aux forces armées françaises, italiennes et britanniques de disposer de systèmes de défense antiaérienne essentiels pour protéger le ciel européen, comme le montre l’utilisation de l’ASTER en Mer Rouge et en Ukraine, et d’accroître les capacités de défense de l’OTAN. »

Initiées dès 2024 par MBDA, ces mesures ont été formalisées en février 2025 à travers une commande de missiles ASTER supplémentaires pour la France, l’Italie et le Royaume-Uni et l’accélération de la livraison des missiles déjà commandés. Elles reposent sur les efforts d’anticipation de MBDA, à travers des investissements dans l’outil de production, notamment sur les sites de Bourges et Selles-Saint-Denis en France et de Fusaro en Italie, des recrutements significatifs, la constitution de stocks de matière première et de composants, ainsi que l’accompagnement de toute la chaîne de valeur en Europe.

Entre 2023 et 2025, MBDA aura ainsi doublé la production de missiles neufs pour l’ensemble du Groupe et continuera à investir, entre 2025 et 2029, 2,4 Md€ pour assurer la montée en puissance de la production dans les prochaines années.

MBDA
Juillet 2025




Histoire : “L’armée ukrainienne. Une histoire militaire et immédiate 1991-2025”

Entretien avec Adrien Fontanellaz

Adrien Fontanellaz, historien suisse spécialisé dans l’étude des conflits contemporains, signe un ouvrage minutieusement détaillé retraçant l’évolution de l’armée ukrainienne, de sa création contemporaine dans le sillage de la dislocation de l’URSS à nos jours. Un ouvrage adapté au grand public qui saura tout de même ravir les passionnés. Précis et nuancé, celui-ci dissèque chronologiquement les étapes qui ont mené cette armée à son état actuel.

Les évènements de 2014-2015 dans le Donbass ont-ils été la première épreuve du feu pour l’armée ukrainienne ?

Ce fut, en effet, sa première épreuve du feu significative même s’il faut relever qu’elle avait envoyé une brigade en Irak aux côtés des forces américaines. Mais évidemment, on parle ici d’un conflit insurrectionnel de basse intensité, ce qui a peu de rapport avec la violence des affrontements qui sont intervenus dans le Donbass en 2014 et jusqu’au début de l’année 2015. Il faut aussi relever l’état de déliquescence de l’armée ukrainienne au début de l’année 2014 qui sortait d’à peu près une décennie de grave disette budgétaire. Cette dernière souffrait de maux endémiques comme la corruption, le népotisme, de très faibles niveaux d’entrainements et des matériels très peu entretenus.

Elle n’était donc pas prête à mener des opérations de grande ampleur et encore moins de combat conventionnel mais a réussi à s’adapter relativement rapidement jusqu’à être sur le point de vaincre les séparatistes, qui furent alors secourus par l’intervention directe de l’armée russe.

Quelles sont les leçons tactiques et stratégiques que l’armée ukrainienne a tiré des revers subis au cours des affrontement de 2014-2015 ?

En premier lieu, il en est ressorti le besoin d’augmenter les effectifs de l’armée et de constituer des systèmes de réserve ainsi que de rétablir la conscription, ce qui est intervenu quasi immédiatement après le début de la guerre dans le Donbass. De plus, il y a eu un retour à des éléments doctrinaux soviétique et russes, notamment avec une emphase très importante sur l’artillerie, les Ukrainiens s’inspirant largement des Russes à cet égard. Parallèlement, on note une accentuation des efforts en vue d’adopter des pratiques otaniennes, par exemple, avec la constitution d’un corps de sous-officiers ou de l’adoption du commandement par l’intention afin d’accroître la flexibilité des échelons subalternes.

De plus, une montée en puissance quantitative est aussi intervenue. L’accent a été mis sur le fait de pouvoir constituer de la masse rapidement au travers d’une réserve opérationnelle organisée, rapidement mobilisable et permettant de compléter les brigades de combat d’active ou d’activer des unités de réserve. Enfin, une défense territoriale a été créée dans le but de pouvoir assurer des prestations de protection des arrières voire de guérilla en cas d’occupation du territoire.

Dès le début du conflit (2014), on note un engagement direct d’acteurs issus de la société civile, à l’image de bataillons de volontaires comme Azov. Quelle a été l’ampleur et l’impact de cette mobilisation ?

Il y a deux facettes à cette mobilisation. Premièrement, et à la suite de l’état de déliquescence de l’armée ukrainienne évoqué précédemment, on a pu voir l’apparition dans le Donbass de tout un conglomérat de milices aux affiliations politiques et financements divers qui se sont substitués à son action. Ces dernières ont permis d’occuper le terrain à un moment où l’armée ukrainienne n’était pas en mesure de déployer des effectifs suffisants pour contenir l’expansion des zones séparatistes. Ces bataillons de volontaires ont par la suite été intégrés dans les ordres de bataille de l’armée et de la garde nationale.

Deuxièmement, et du fait des défaillances de leur chaîne logistique, les unités de l’armée ont été amenées à se procurer elles-mêmes une partie de leur approvisionnement. S’est donc rapidement mis un place un soutien orchestré par la société civile, tout d’abord initiées par les familles des soldats mais qui mena ensuite à la création d’associations de soutien à l’armée fournissant par exemple nourriture et médicaments. Dès 2014, une de ces associations développait une application de gestion des feux d’artilleries en coopération avec des officiers subalternes. Le phénomène milicien et l’imbrication directe entre société civile et des échelons relativement bas dans l’armée vont notamment prendre une nouvelle ampleur à la suite de l’invasion russe de février 2022.

Les combats ont permis l’édification de héros de guerre et de mythes fondateurs. Dans un contexte d’invasion, quel retentissement cela a-t-il pour les soldats, mais aussi pour la population civile ?

Le contexte de défaites répétées face aux séparatistes appuyés par les groupes bataillonnaires russes d’août 2014 à février 2015 a vu naturellement se développer un besoin de mettre en exergue la bravoure des soldats. Fin 2014 a lieu l’épisode des « cyborgs », qui aura un grand retentissement. Celui-ci met en lumière la résistance extrêmement déterminée des défenseurs, dès lors qualifiés de « cyborgs », de l’aéroport de Donetsk, qui tiendront celui-ci durant plusieurs mois face à des assauts répétés des forces séparatistes appuyés par l’artillerie lourde russe. C’est donc l’abnégation, bien réelle, de la troupe qui est mise en avant à cette occasion.

Les premiers jours de l’invasion de février 2022 furent une période cruciale ou le destin de l’Ukraine était en suspens et où il s’agissait d’affirmer la volonté de défendre l’indépendance nationale. C’est dans ce contexte que l’on vit apparaître des mythes tels que celui du fantôme de Kyiv, soit un pilote de chasse anonyme qui aurait remporté plusieurs victoires en combat aérien à bord de son MiG-29. Il s’agissait d’une légende mais il reflétait la réalité d’une petite communauté d’aviateurs qui opéraient alors dans des conditions impossibles au prix de lourdes pertes. On peut penser aussi au refus initial de capituler de la petite garnison de l’île aux Serpents, qui a instantanément fait l’objet d’une très vaste médiatisation. Plus tard, la défense acharnée de Marioupol menée par les unités d’infanterie de marine et celles du régiment Azov, qui s’achèvera par la reddition de plusieurs milliers de soldats exténués et affamés à la suite d’un siège de plusieurs mois, va aussi devenir un geste héroïque et le rapatriement des soldats capturés via des échanges de prisonniers un enjeu majeur. Tous ces épisodes vont participer à l’édification d’une symbolique de défense farouche de l’indépendance nationale pour combler un besoin de figures de ralliement. Celle-ci va jouer un rôle majeur sur le plan national mais surtout servir les tentatives ukrainiennes visant à obtenir un soutien international aussi vaste que possible.

L’Ukraine étant dépendante de soutiens extérieurs, notamment en matière de matériel et d’appui occidental, à quel point les enjeux politiques et communicationnels ont-ils influencé la conduite des opérations militaires ?

On est encore loin de pouvoir avoir une image exhaustive de cela. Ce qui est clair est que le soutien occidental n’a jamais été un acquis pour les Ukrainiens, confrontés à une incertitude permanente à cet égard.

Ainsi, les Occidentaux étaient réticents à livrer des armes offensives avant l’invasion de 2022. Puis ils ont livré seulement des armes portables, comme des missiles antichars et antiaériens, exploitables dans des opérations de guérilla puisqu’ils n’étaient pas certains de la capacité de l’armée ukrainienne à résister du fort au fort. Ce n’est qu’une fois les troupes russes repoussées du nord du pays que des livraisons d’armes lourdes sont intervenues. Dans un premier temps, il s’agissait de blindés de conception soviétique afin de masquer leur provenance ou du matériel dont la vocation était présentée comme défensive, à l’instar de l’artillerie.

La relation entre Ukrainiens et Occidentaux s’est donc constamment distinguée par d’interminables tractations, les premiers tâchant de mettre en lumière la nécessité d’une aide massive et variée, et les seconds s’avérant soucieux d’éviter l’escalade avec les Russes.

Côté ukrainien, il y a eu aussi cette sensation qu’il fallait également démontrer que l’on était « dignes » du soutien reçu et de ce fait éviter les mauvaises nouvelles sur le plan militaire de crainte qu’elles ne compromettent de nouvelles fournitures. Cela a beaucoup pesé dans certaines opérations, notamment dans le refus des autorités politiques d’autoriser un repli de Bakhmout alors que la ville était déjà militairement condamnée. L’offensive de Koursk avait également une vocation communicationnelle, avec comme but de démontrer des capacités offensives et de des gains territoriaux afin de contrer le narratif de victoire inéluctable avancé par Moscou.

La dépendance en vigueur d’armement s’est aussi traduite par un certain droit de regard et une influence énorme de la part des officiers américains, ce qui a beaucoup pesé dans la conception de l’offensive de 2023 ou encore les axes d’efforts choisis pour les contre-offensives ukrainiennes de 2022. Tout cela participe d’une forme d’échec puisque les incertitudes relatives à l’allocation et à l’arrivée des aides occidentales ne favorisent guère une vraie planification stratégique de l’effort de l’effort de guerre.

À cet égard la situation n’a guère évolué, voire s’est aggravée, en 2025 avec les volte-face à répétition de Donald Trump.

Face aux continuels défis d’un affrontement à haute intensité, comment l’Ukraine a-t-elle réorganisé son industrie de défense ?

Avant-guerre, l’industrie de défense ukrainienne était contrôlée par un conglomérat d’État qui employait environ 70 000 personnes. Malgré sa réduction de format drastique en comparaison à l’ère soviétique, l’industrie de défense ukrainienne restait donc importante.

Elle maîtrisait tout un ensemble de savoir-faire, était active dans le secteur de l’aéronautique et produisait des matériels autochtones tel que le missile de croisière antinavire « R-360 Neptune » ou le blindé BTR-4.

Des suites de l’arrivée de la guerre, il y a eu une intensification des cadences de production de cet appareil étatique ainsi que l’arrivée de nombreuses entreprises civiles comme Ukrainian Armor qui construit des véhicules blindés MRAP (« Mine Resistant Ambush Protected ») ou encore des myriades d’ateliers produisant ou adaptant des mini-drones. Les succès ont été certains, à l’image de la production en grande série du canon autopropulsé 2S22 Bohdana, équivalent du canon CAESAR français, celle du drone de reconnaissance Shark ou encore du drone d’attaque à longue portée An-196 Liutyi. L’industrie ukrainienne a aussi mis en place des chaînes de production de munitions d’artillerie et livre obus et roquettes de tous calibres en quantités importantes. Elle continue à offrir un avantage crucial en termes de maintien en condition opérationnelle des équipements, particulièrement d’origine soviétique, en permettant de les réparer ou de les rétrofiter localement. Cette infrastructure a ainsi permis de réactiver, comme le font les Russes, des véhicules laissés à l’abandon durant les décennies précédentes, et d’entretenir les centaines de blindés capturés à l’ennemi depuis le début de la guerre.

Après plus de dix années de guerre et une expérience acquise sur le terrain, quel est selon vous le statut actuel des forces armées ukrainiennes sur le plan militaire mondial ?

L’armée ukrainienne n’est pas uniforme. Ceci est dû au fait qu’elle souffre de dysfonctionnements au sein de ses organes de conduite stratégique et opérative ainsi que dans ses chaînes d’approvisionnement logistique ou encore dans ses organes de recrutement et d’entraînement. Certes, et grâce à son fonctionnement décentralisé, ses unités compensent, parfois avec beaucoup de succès, une partie de ces défaillances grâce à leurs connections avec la société civile, mais ce fonctionnement est par nature inégalitaire puisque toutes n’ont pas le même prestige. Certaines brigades, peu soutenues, sont ainsi quasiment laissées à l’abandon et progressivement réduites à l’état de squelettes, et se trouvent donc particulièrement ciblées par les Russes, alors qu’à l’autre extrémité du spectre se trouvent une vingtaine de brigades extrêmement efficaces. En soi, l’existence même de ces difficultés, en grande partie induites par la montée en puissance très rapide d’une armée aussitôt engagée dans une guerre d’attrition face à un adversaire redoutable, est une source majeure d’enseignements.

Par ailleurs, ces difficultés ne doivent cependant pas escamoter le fait que l’armée ukrainienne détient un capital d’expérience et de savoir-faire unique, partagé seulement avec l’armée russe, puisque s’inscrivant dans des paradigmes largement inédits. Ceux-ci trouvent leur origine par exemple dans la configuration nouvelle de front où les drones sont totalement intégrés, ce qui se traduit par une bande d’interdiction d’environ 40km de profondeur de part et d’autre de celui-ci et qui force les belligérants à manœuvrer à des échelons très bas sur le plan tactique. Aujourd’hui, une attaque mécanisée en colonne de compagnie est devenue pratiquement suicidaire pour les deux camps. La connaissance théorique ou les manuels tactiques antérieurs à cette guerre n’adressent donc pas un contexte qui les a dépassés et devront être remaniés à l’aune de cette nouvelle réalité. On peut aussi mentionner l’expérience de la guerre aérienne où l’on voit les deux belligérants mener des campagnes stratégiques dans leurs profondeurs respectives à l’aide de quantités gigantesques de drones, et ce pour des coûts comparativement très bas alors que contrer ces attaques de saturation avec des moyens conventionnels est au contraire extrêmement coûteux. Ce défi a notamment induit chez les Ukrainiens le développement d’une série d’innovations destinées à abaisser le coût des interceptions, via des moyens de guerre électroniques ou de drones anti-drones, ou plus simplement, à une artillerie antiaérienne de petit calibre largement considérée comme obsolète par ailleurs.

Ainsi, du fait son expérience de la guerre de haute intensité dont les modalités sont constamment remodelées par des évolutions technologiques accélérées, l’armée ukrainienne est devenue un acteur central dans le paysage militaire global, ou à tout le moins, occidental.

Propos recueillis par Élie CRUZ
Revue Conflits
11 septembre 2025

Fiche d’identité du livre :

Titre : “L’armée ukrainienne. Une histoire militaire et immédiate (1991-2025)”
Auteur : Adrien Fontanellaz
Année de parution : 2025
Maison d’édition : Infolio
Pages : 288
Format : 17*24cm
ISBN : 9782889681853

Pour de plus amples informations sur le livre, cliquez ICI

Source de la photo : Revue Conflits




Géopolitique : Le monde occidental est mort, mais l’Europe l’ignore

AASSDN : Géopolitique
Libre opinion de Pascal BONIFACE (IRIS)

Mots clefs : Europe et Monde occidental 

Le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche n’a pas pour effet une simple évolution, fût-elle significative, de la politique étrangère des États-Unis. Il provoque une révolution stratégique structurelle, un changement d’ordre mondial, qui se traduit par une remise en cause globale de celui issu de la Seconde Guerre mondiale.

Avis de décès du « monde occidental »

Le monde occidental tel que nous le connaissons depuis la sortie de la Seconde Guerre mondiale n’existe plus. En 1946, Winston Churchill dénonçait publiquement l’établissement d’un rideau de fer qui coupait l’Europe en deux. En 1947, Harry S. Truman déclarait que les États-Unis prenaient la tête du monde libre. En 1949 était créée l’Alliance atlantique, première alliance signée par les États-Unis en temps de paix, et dotée l’année suivante d’une structure civile et militaire permanente et intégrée : l’OTAN. Tout ceci a été mis en pièces par Donald Trump en quelques jours. Entre autres amabilités, il déclarait depuis la Maison-Blanche le 26 février 2025 : « Soyons honnêtes, l’Union européenne a été conçue pour entuber les États-Unis ». Le vice-président Vance s’adressait aux Européens à Munich, lors de la Conférence sur la Sécurité, quelques jours plus tôt, le 14 février : « L’Amérique ne peut rien faire pour vous et il n’y a rien que vous puissiez faire pour le peuple américain. »

Les États-Unis, dont la puissance avait été dopée pendant la Seconde Guerre mondiale, assuraient la protection des pays d’Europe occidentale contre la menace soviétique. L’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord prévoyait l’engagement mutuel des pays membres en cas d’agression militaire contre l’un d’entre eux « en Europe ou en Amérique du Nord ». En réalité, c’était la garantie américaine d’intervenir en Europe pour empêcher l’URSS d’avancer. En échange de cette protection (dont aucune n’est jamais gratuite), les États-Unis bénéficiaient d’une influence forte et globale sur les pays européens.

Sous De Gaulle, la France, pays membre du Conseil de sécurité de l’ONU, décidait d’autonomiser sa sécurité et ainsi de mener une diplomatie indépendante. La possession de l’arme nucléaire lui permettait de sortir des organes militaires intégrés de l’OTAN. Les autres pays trouvaient le prix de la dépendance supportable, à tel point qu’ils ont voulu la conserver après la disparition de la menace soviétique.

La Russie, par la suite, a été traitée comme le vaincu de la guerre froide, non comme le partenaire de la possible édification d’un nouvel ordre mondial. Les États-Unis ont constamment freiné les efforts de Berlin, Paris, et quelques autres Européens, de développer une relation trop forte avec Moscou. Ils ont été aidés en cela par les nations européennes ultra-atlantistes (Royaume-Uni, Pays-Bas, Danemark, etc.), et par les nouveaux venus baltes et polonais, chez lesquels l’histoire a laissé un puissant degré d’hostilité à l’égard de Moscou.

La confiance dans la crédibilité de la garantie américaine avait été ébranlée par le premier mandat de Donald Trump – Emmanuel Macron évoquait la « mort cérébrale de l’OTAN » en novembre 2019 – puis par la débâcle de Kaboul en août 2021 lorsque les États-Unis ont quitté l’Afghanistan dans l’urgence et le désordre.

Guerre en Ukraine : acmé et décadence de l’OTAN

Mais la guerre déclenchée par la Russie contre l’Ukraine, le 24 février 2022, allait être le bain de jouvence de l’OTAN.

L’ensemble des pays européens estimait alors que seule la protection de Washington les mettait à l’abri de la menace militaire russe, implorait Washington de muscler ses dispositifs militaires en Europe, augmentait drastiquement leurs budgets militaires ce qui se traduisait par une acquisition plus importante de matériels militaires auprès des États-Unis. 63 % des acquisitions d’équipements militaires des pays européens en dehors de leurs marchés nationaux se sont fait auprès des États-Unis (sur la période 2022-mai 2023)[1].

La Suède et la Finlande mettaient fin à leur neutralité pour rejoindre l’OTAN. Le projet français d’autonomie stratégique pour l’Europe paraissait tellement décalé qu’Emmanuel Macron le mettait en sourdine pour se fondre dans une orthodoxie euroatlantiste. Le discours qu’il prononçait le 31 mai 2023 dans le cadre du Sommet Globsec – sur la sécurité – à Bratislava (Slovaquie) actait ce changement de cap. Voulant s’attirer les bonnes grâces des pays de l’Est de l’Union européenne, il est allé jusqu’à mettre en cause les critiques de Jacques Chirac à leur égard, alors qu’ils étaient favorables à la guerre en Irak. Emmanuel Macron déclarait : « Nous n’avons pas toujours assez entendu cette voix que vous portiez, qui appelait à reconnaître votre histoire et vos mémoires douloureuses. D’aucuns vous disaient alors que vous perdiez des occasions de garder le silence. »[2] Jacques Chirac avait en effet déclaré qu’ils avaient « manqué une occasion de se taire »[3].

Les pays européens qui avaient bloqué depuis 2004 les tentatives de rapprochement avec Moscou étaient reconnus comme lanceurs d’alerte, Paris et Berlin faisant amende honorable de leurs contacts antérieurs avec la Russie.

Quand il arrive à la Maison-Blanche en janvier 2021, Joe Biden apparaît comme protecteur, bienveillant et bienvenu après les méthodes grossières de Donald Trump. Son programme d’Inflation Reduction Act, pourtant perçu comme dévastateur pour l’industrie européenne qui était incitée à se délocaliser aux États-Unis, ne suscitait que des protestations sans effet tant du côté du chancelier allemand Olaf Scholz que du président français Emmanuel Macron. Le prix à payer pour une protection stratégique.

Mais la guerre en Ukraine qui a permis à l’OTAN de s’autodésigner comme « l’Alliance la plus solide de tous les temps »[4], a également signé son arrêt de mort, du moins tel qu’elle existait depuis sa création.

Donald Trump, déjà réticent à être tenu par le jeu de l’Alliance en temps de paix lors de son premier mandat, ne voulait plus l’être en temps de guerre, conformément à ses promesses de campagne.

L’OTAN continuera d’exister, mais comme un astre mort. Nul ne peut plus être certain que les États-Unis se porteraient au secours des Européens en cas de besoin. Ce qui faisait le cœur de l’organisation a cessé de battre.

Le déni de réalité de l’Europe

Les États-Unis ne sont non seulement plus le protecteur des Européens, mais ils pourraient en être le prédateur. Donald Trump considère que l’Union européenne est un ennemi qui a été créé pour « entuber » les États-Unis. Il menace directement de porter atteinte à l’intégrité territoriale de deux membres fondateurs : le Canada et le Danemark, dont il convoite le Groenland et où il se permet d’exercer une campagne d’influence auprès des habitants, ingérence caractérisée.

Pour lui, l’alliance est une source d’obligations pesantes et inutiles, alors que les accords bilatéraux, au coup par coup, sont bien plus avantageux pour les États-Unis qui peuvent plus facilement imposer un rapport de force.

Ayant promis de résoudre la guerre en Ukraine en 24 heures, il fait pression sur Volodymyr Zelensky pour que ce dernier, privé de tout soutien américain, n’ait pas d’autre solution que d’accepter un accord conclu sur sa tête — et sur celle des Européens — entre Moscou et Washington. Les alliés européens ne sont pas consultés pour la suite des opérations.

Alors que les Européens, poursuivant une ligne déterminée en commun avec Washington, considèrent que Vladimir Poutine, contre lequel un mandat d’arrêt a été émis par la CPI, est infréquentable, Donald Trump le reçoit en grande pompe et sous ses applaudissements à Anchorage (Alaska) le 15 août 2025, prenant à contre-pied toutes les capitales des autres membres de l’OTAN. Il le fait sans concertation en poursuivant un agenda purement national.

La position de Donald Trump à propos de l’Ukraine est un mélange de réalisme et de désinvolture. L’erreur fondamentale des Européens dans cette affaire est de n’avoir jamais fixé eux-mêmes leurs propres buts de guerre.

Les pays occidentaux, adhérant sans réserve aux buts de guerre de Volodymyr Zelensky – récupérer tous les territoires perdus depuis le début de la guerre, y compris la Crimée ; faire payer par la Russie des dommages de guerre ; et faire juger Vladimir Poutine par la CPI – s’inscrivaient dans une logique qui avait une cohérence morale et juridique, mais qui, hélas, était totalement irréaliste. Par ailleurs, l’attitude des pays occidentaux sur la guerre de Gaza rendait moins crédible leur attachement viscéral au respect du droit international et du droit humanitaire.  

Avec une population réduite à 30 millions d’habitants contre 145 pour la Russie, impossible pour l’Ukraine de renverser le cours de la guerre, sauf à ce que ses soutiens occidentaux envoient massivement des troupes combattre à ses côtés pour compenser le déficit démographique. Mais cela aurait signifié le début d’une troisième guerre mondiale.

Sur ce point, Donald Trump ne fait que reconnaître une réalité que les Européens et l’administration Biden continuaient de se masquer. Mais en jetant Volodymyr Zelensky soudainement et brutalement du bus, en ne voulant pas faire pression sur Moscou, il donnait moins de motifs à Vladimir Poutine de parvenir à une paix négociée.

Alors que Donald Trump a bel et bien signifié aux Européens qu’il leur donnait congé, que pour lui l’Alliance atlantique était un astre mort, ces derniers, au lieu d’en prendre acte et de passer à autre chose, ont tout fait pour tenter de réanimer la flamme. Alors que le chancelier allemand Friedrich Merz avait déclaré que l’Allemagne devait devenir indépendante des États-Unis[5], que le président français remettait sur la place publique le concept d’autonomie stratégique européenne, très rapidement, l’irénisme l’a emporté sur le réalisme. Tels des amants éconduits désespérés, les Européens ont tout fait pour reconquérir le cœur de Donald Trump, quitte à aller très loin dans les concessions. La peur que la Russie suscite les conduit à penser qu’il n’y a pas d’autre option que d’être protégés par Washington. Ils pourraient pourtant penser qu’embourbée en Ukraine, la Russie n’est pas prête à s’attaquer à l’Union européenne et qu’ils ont pour eux un laps de temps pour tenter de bâtir une autonomie plutôt que de prolonger et même d’aggraver la dépendance. C’est le choix qui a été fait sous la poussée du chancelier allemand et de la présidente du Conseil italien, aiguillonnés en dehors de l’Union européenne par le Premier ministre britannique, sous la conduite de la présidente de la Commission Ursula Von der Leyen. Celle qui, en d’autres temps, avait plaidé pour une Commission géopolitique sera l’incarnation de la soumission.

Celle-ci a eu lieu en plusieurs étapes. Au sommet de l’OTAN de juin 2025, les pays européens, pourtant sceptiques, ont accepté, à la seule fin de plaire à Donald Trump, de porter leurs dépenses militaires à 5 % du PIB. Seul le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, a eu le courage de s’y opposer publiquement et de montrer l’inutilité et l’inanité de cette mesure. Le tout au moment même où Donald Trump réaffirmait qu’il y avait plusieurs façons d’interpréter l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. Les pays européens se réjouissaient que le président des États-Unis ait consenti à se rendre au sommet. Ils avaient d’ailleurs réduit la durée du sommet pour être sûrs qu’il le fasse. On se satisfait de peu. Mais l’ampleur des concessions allait s’accentuer. La présidente de la Commission acceptait de se rendre dans le golf privé du président américain situé en dehors du territoire de l’Union européenne en Écosse. Imagine-t-on le président américain se déplacer sur le lieu de villégiature de la présidente de la Commission ? Au moins n’a-t-elle pas attendu trois jours les pieds dans la neige comme l’empereur germanique Henri IV à Canossa. Elle venait négocier un accord commercial particulièrement déséquilibré puisqu’impliquant une taxation des produits européens à hauteur de 15 %, dont les produits exportés par les États-Unis étaient en revanche exemptés. De nouveau, les responsables européens se sont satisfaits d’une situation déséquilibrée, parce qu’elle aurait pu être pire. En juillet, la même présidente s’était en revanche montrée inflexible face à Pékin dans un sommet Union européenne-Chine, à propos de la guerre en Ukraine, des enjeux commerciaux et de Taïwan.

Enfin, de peur que les États-Unis n’abandonnent totalement l’Ukraine, les dirigeants européens venaient en référer à Washington, accompagnaient Volodymyr Zelensky et acceptaient, en étant reconnaissants, de payer eux-mêmes à hauteur de 90 milliards les fournitures d’armes américaines à l’Ukraine. Donald Trump faisait coup double : il satisfaisait son électorat en montrant qu’il n’y avait plus de dépenses inutiles en faveur de l’Ukraine et faisait payer la note en alimentant son complexe militaro-industriel par les Européens. Pour couronner le tout, on apprenait qu’il ne demandait rien de moins qu’à l’Europe de démanteler sa réglementation et sa régulation des géants numériques américains.

En réalité, jamais un président des États-Unis n’avait été aussi exigeant avec les Européens, même au plus fort de la guerre froide. Et jamais les Européens n’avaient à ce point pratiqué l’asservissement volontaire. Or ces derniers étaient dans une situation de menace militaire existentielle face à l’Union soviétique, et ils bénéficiaient alors de la protection des États-Unis qui exerçaient un leadership bienveillant sur eux. Ils font désormais face à une menace militaire bien réelle, mais moins importante que du temps de l’URSS, avec des États-Unis qui ne garantissent aucune protection, mais qui veulent les voir alignés sur eux. Si l’Europe cède sur l’enjeu numérique, on pourra affirmer que Trump a repris avec succès à son compte le concept de « souveraineté limitée » développé par Brejnev en 1968, faisant des États européens l’équivalent des États satellites de Moscou du temps de la guerre froide.

Croire que faire des concessions à Donald Trump pourrait l’amadouer est une faute stratégique. Il ne peut en déduire que l’Union européenne est en position de faiblesse et qu’il peut donc exiger plus. Donald Trump ne fait pas de distinction en fonction de la nature des régimes, comme le faisaient officiellement ses prédécesseurs. Sa ligne de clivage est entre les faibles et les puissants, et les Européens lui apparaissent comme étant faibles. De surcroît, c’est également le message que l’Union européenne envoie au reste du monde.

Peut-on encore parler de valeurs occidentales ?

Donald Trump ne se contente pas de remettre en cause la solidité du bloc atlantique. C’est tout l’ordre mondial qu’il veut remettre en cause, et cela a des répercussions sur le concept de « famille occidentale ». Pour lui, le droit international est une contrainte illégitime, venant entraver le libre exercice de la puissance américaine. Il veut remettre en cause la lente et difficile édification d’un monde régulé par le droit — certes encore très imparfait, mais néanmoins préférable au monde d’avant la Seconde Guerre mondiale, où seuls les rapports de force comptaient. L’ONU, les organisations internationales, le multilatéralisme, le droit international et tout ce qui faisait le credo des Occidentaux (quitte à ne pas les respecter totalement dans les faits) ne comptent plus. Donald Trump souhaite ne plus avoir à rendre de compte.

Face à ce lâchage américain, les Européens auraient pu choisir le sevrage vis-à-vis de leur dépendance et bâtir sur le long terme. Ils semblent ne pas vouloir le faire : la dépendance a créé un habitus trop fort. Mais surtout, ils auraient pu se distinguer de Donald Trump sur le plan des valeurs : sa mise en cause constante du droit international, ses attaques incessantes contre les Nations unies et le système multilatéral, sa détestation des organisations internationales, la brutalité de son comportement, la grossièreté de ses propos, le mépris affiché pour l’ensemble des autres civilisations ou nations, sa confiance illimitée dans le hard power et son rejet du soft power sont aux antipodes des principes affichés de l’Union européenne. Cette dernière aurait pu capitaliser, notamment à l’égard des pays dudit « Sud global », en se distinguant des États-Unis. Le problème, c’est qu’en le faisant, elle ne mettait qu’en lumière ses propres contradictions, notamment par rapport à la situation en cours à Gaza et son attitude face à Israël. Alors qu’elle avait affirmé dans un premier temps son soutien inconditionnel (comment peut-on, en n’importe quelle circonstance, afficher le caractère inconditionnel d’un soutien, sauf à ouvrir la voie au pire ?), elle commençait à émettre des protestations légères après quelques mois de bombardements visant en particulier les civils, allant même jusqu’aux condamnations verbales par la suite, sans jamais passer aux sanctions, montrant surtout son impuissance, qui ne peut être comprise que comme une complicité. Et mettre en cause sa crédibilité tant stratégique que morale.

Le tournant manqué vers le Sud

Au moment où les États du Sud s’imposent de plus en plus sur la scène internationale, les pays occidentaux ont élargi le fossé qui les en sépare. Leur insistance à ce que ces pays prennent les mêmes sanctions contre la Russie a particulièrement irrité. Les États du Sud estiment qu’ils n’ont pas à se mêler à une guerre européenne, les Occidentaux n’ayant jamais été sanctionnés pour celles qu’ils ont menées — et le terme même de sanctions leur rappelle l’ère coloniale.

Les arguments moraux employés par les Occidentaux à l’appui de leur demande de sanctions suscitaient le scepticisme, renforcé par rapport à leur inaction vis-à-vis du dossier palestinien avant le 7 octobre 2023, auquel a succédé la colère. Si acquérir des territoires par la force et bombarder des civils est en effet inacceptable, pourquoi prendre des sanctions dans un cas… et livrer des armes dans un autre ?

La France, qui pouvait porter un message de rapprochement avec le Sud, a réorienté sa diplomatie en privilégiant plus encore la cohérence européenne et occidentale, réduisant sa voilure gaullo-mitterrandiste, phénomène entamé sous Sarkozy, puis renforcé sous Hollande.

Le président Macron estime que les nouvelles circonstances nécessitent de se rapprocher des pays d’Europe du Nord, de la Pologne et des pays baltes pour n’être pas isolé. Mais n’est-ce pas au prix d’une dilution des positions françaises ? Qui a fait le plus grand mouvement vers l’autre ?

Mais surtout, la France a beaucoup perdu en crédibilité et en prestige auprès des pays du Sud. Elle semble plus faire bloc avec les Occidentaux. Sur le Proche-Orient, elle apparait plus timide qu’autrefois, la reconnaissance de la Palestine apparaissant bienvenue, mais tardive. C’est l’Espagne qui semble désormais incarner le rôle de puissance d’équilibre avec les pays du Sud, mais sans l’historicité et les capacités de la France sur le plan diplomatique et stratégique. La non-condamnation de la guerre lancée par Israël contre l’Iran en juin 2025 a renforcé cette idée que la France avait choisi l’alliance civilisationnelle occidentale contre le strict respect du droit international.

Au moment où la Chine, l’Inde, le Brésil, le Mexique, l’Afrique du Sud et bien d’autres résistent à l’imperium américain, les pays européens, obnubilés par la peur de la Russie, lui cèdent. L’influence américaine se réduit en grande partie dans le Sud global et se renforce en Europe. L’Union européenne souffre de somnambulisme stratégique. Le réveil risque d’être brutal.

Pascal BONIFACE
Directeur de l’IRIS
 4 septembre 2025
https://www.iris-france.org/

[1] Jean-Pierre Maulny, « The Impact of the War in Ukraine on the European Defence Market », Policy Paper, IRIS (septembre 2023).

[2] Élysée, « Discours de clôture du président de la République lors du Sommet Globsec à Bratislava », 31 mai 2023

[3] « Jacques Chirac critique la position pro-américaine des futurs membres de l’UE », Le Monde, 18 février 2003

[4] OTAN, « Déclaration du Sommet de Washington », 10 juillet 2024

[5] Propos tenus sur la chaîne télévisée allemande ARD le 23 février 2025




Géopolitique. Tianjin : Trois milliards d’êtres humains en sommet

“La Chine est un pays ancien, vertigineux, inextricable”.

“La vie n’y a pas été atteinte par le mal moderne de l’esprit qui se considère lui-même, cherche le mieux et s’enseigne ses propres rêveries.”
(Paul Claudel, lettre à Stéphane Mallarmé, 1895)

Très occupée de son propre nombril, la presse européenne ne s’est guère intéressée à la réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui vient de se tenir à Tianjin, en Chine. Avec ses 26 membres, observateurs et invités compris, ses voisins russes et indiens, dans une ville, l’ancienne Tientsin, dont Paul Claudel a été consul de 1906 à 1909 – l’une des concessions françaises (1) dans le dernier empire chinois, celui des Qing (1644-1911). Le cinéaste Bernardo Bertolucci a suivi, en 1987, le parcours extraordinaire du Dernier empereur, Pu Yi, mort à Pékin il n’y a pas si longtemps, en 1967, comme un simple citoyen. Sa veuve, disparue en 1997, faisait en 1995 transférer ses cendres auprès de celles de son prédécesseur, l’empereur Guangxu.

Même au temps du « présentisme » cher à l’historien François Hartog, perdrions-nous la mémoire de nos grands-parents ?

L’ancienne Tientsin, située sur la mer Jaune, entre la Chine et la Corée, Tianjin aujourd’hui avec 14 millions d’habitants, était – déjà – sur le parcours du transsibérien russe dont un certain capitaine Aubé, de l’infanterie coloniale, nous décrivait le parcours en 1904 (2), De Tientsin à Paris en Wagon. Observateur privilégié, consul de 1895 à 1909, Paul Claudel aimait la Chine, sa culture et ses habitants : « Quoiqu’on dise l’impression d’un homme qui a longtemps vécu au milieu des Chinois est plutôt celle de l’estime et d’une sympathie affectueuse » écrivait-il en 1909 (3), quand l’époque n’était pas à la sinophilie – nous étions au temps, depuis le milieu du 19e siècle, des Traités inégaux imposés à la Chine. Aujourd’hui ? Du Figaro (Sommet OCS, une réunion anti-occident en Chine ?) à l’Humanité (Au sommet de l’OCS, la Chine fédère le sud global pour contrer Donald Trump), comme ailleurs en Europe et aux Etats-Unis, le ton est à la critique d’un « narratif anti occident » tenu par des autocrates, dictateurs ou chefs de juntes.

Et peut-être à la surprise, aussi.

Pourtant, nous rappelle Geoconfluences (4), « lOrganisation de coopération de Shanghai (OCS) a été créée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre pays d’Asie centrale : Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Ouzbékistan. L’OCS succède au « Groupe de Shanghai » (ou traité de Shanghai ») créé en 1996. Cette organisation s’est progressivement élargie à l’Inde et au Pakistan en 2017, et, officiellement depuis 2023, à l’Iran (dont l’adhésion a été annoncée dès 2021). La Mongolie, la Biélorussie et l’Afghanistan sont membres observateurs ». Avec des objectifs « avant tout géopolitiques (l’OCS a par exemple servi à régler le contentieux militaire sino-russe). Elle vise plus globalement à stabiliser la région centrasiatique en luttant contre les mouvements fondamentalistes et séparatistes. Elle s’élargit à une coopération économique et commerciale. L’élargissement de l’OCS à l’Inde et au Pakistan affaiblit la raison d’être principalement sécuritaire de cette organisation au profit des priorités de développement économique, allant de la lutte contre la contrebande à des décisions stratégiques ».

Ici, nous avons suivi le développement de l’organisation. Par exemple en 2015 à Oufa (Russie), quand une réunion de l’OCS a succédé à un sommet des BRICS (5) et que l’agence chinoise Xinhua annonçait le début de la procédure d’adhésion de l’Inde et du Pakistan, « ce qui signifie le début officiel de l’expansion de l’OCS ». Puis en 2016 (6) quand l’Europe se consacrait au Brexit, en nous intéressant disions-nous à un événement ayant le potentiel de modifier profondément la structure sécuritaire du continent asiatique, l’entrée effective de l’Inde et de son ennemi le Pakistan au sein de l’OCS. Sans dissimuler les difficultés qui restaient posées : différences de positions des différents membres sur l’Afghanistan, et pour la Chine attitude ambiguë de l’Inde sur le problème de la mer de Chine méridionale, entre autres choses.

Mais, disions-nous encore, l’OCS est un modèle interétatique, très différent de l’Union européenne – ni union, ni alliance militaire. Son aventure, celle d’une association évolutive, vaut d’être suivie avec plus d’attention que ne lui en accordent les médias occidentaux. 

Qu’est-ce qui a changé cette fois ?  

Le contexte mondial qui s’est durci, avec la guerre en Ukraine et l’arrivée de Donald Trump aux Etats-Unis, deuxième mandat. Même pour l’inlassable plume du Figaro qui voyait, depuis février 2022, la victoire inéluctable de « l’Occident », Isabelle Lasserre : « L’Histoire du monde s’écrit de plus en plus ailleurs, en dehors de l’Occident, et certains de ses chapitres échappent désormais aux Européens. Comme ils avaient espéré pouvoir influencer Donald Trump et le faire basculer du côté ukrainien, ils ont cru que l’affirmation du mal nommé « Sud global » atteindrait rapidement ses limites. Les divisions du camp des autoritaires, les aspirations démocratiques des peuples, les décalages économiques devaient créer des fractures impossibles à dépasser. À en croire les grandes capitales européennes, la Russie et la Chine étaient déjà engagées sur la voie du divorce, forcé par la vassalisation de Moscou par Pékin. Quant à l’Inde, la grande démocratie du groupe, elle ne saurait briser son équilibre et sa neutralité en s’éloignant du monde des « lumières » pour basculer du côté de celui des dictatures… ».

Pourtant, « le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) organisé depuis dimanche (1er septembre) à Tianjin et clos par une grande parade militaire mercredi à Pékin, a prouvé tout le contraire ».

 De surcroît, et en présence du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, « le cercle d’amis des leaders anti-occidentaux, codirigé par Pékin et Moscou mais sous la houlette de la Chine, s’est encore agrandi. Un invité de marque les a rejoints : Narendra Modi, le premier ministre indien, poussé du côté de l’axe révisionniste par les droits de douane de 50 % imposés par Donald Trump pour forcer New Delhi à cesser ses achats de pétrole à Moscou. C’est la première fois depuis sept ans que Modi se rendait en Chine. Et vu son sourire sur les photos, il ne l’a pas regretté ». Ces sourires ne troublent pas que la presse européenne. Ainsi, écrit Ted Snider pour The American Conservative (7), proche des Républicains, « en Chine, alors que les dirigeants de plus de 20 pays attendaient dans la salle le début du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, le Premier ministre indien Narendra Modi et le président russe Vladimir Poutine sont entrés main dans la main. Ils se sont approchés du président chinois Xi Jinping et ont formé un cercle étroit et intime. Les dirigeants ont discuté et ri tandis que Modi joignait ses mains à celles de Xi ».

Et encore : « Pour l’administration Trump, déterminée à semer la discorde entre ces dirigeants, cette scène, plus que tous les discours prononcés lors du sommet de l’OCS, a été un coup dur. Le plus alarmant était la chaleur affichée entre Modi et Xi. Dans la bataille entre le monde unipolaire dirigé par les États-Unis et le monde multipolaire privilégié par la Chine et la Russie, les États-Unis ont longtemps considéré l’Inde comme un géant ayant un pied dans chaque camp. Dans la stratégie de Washington, le choix que fera l’Inde, le pays le plus peuplé du monde, fera pencher la balance dans la bataille pour l’ordre international ».

Oui, c’est bien cet ordre international qui se brise. Les pays de l’OCS et leurs invités le disent sans détour (8).

Cet ordre qui a appartenu à l’Europe jusqu’au suicide des guerres mondiales, puis aux Etats-Unis après 1945. Pour l’Europe, une longue agonie. Longue ? Oui. Lisons ce qu’écrivait Paul Valéry en 1927 dans une Note sur la grandeur et la décadence de l’Europe (8).  « L’Europe avait en soi de quoi soumettre, et régir, et ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés ».

Mais ? Mais elle a manqué l’occasion, parce qu’elle a« manqué de vue ». Et qu’elle n’aspire plus, dit-il déjà en 1927 donc, qu’à « être gouvernée par une commission américaine ». Pourquoi ? « Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. Leur nombre et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent ». Alors ? Ayant perdu son génie propre, elle reviendrait « au rang secondaire que lui assignent ses dimensions, et duquel les travaux et les échanges internes de son esprit l’avaient tirée ». Elle reviendrait, avait-il déjà écrit ailleurs, à « ce qu’elle est en réalité, un petit cap du continent asiatique ».

Et, avec une extraordinaire lucidité : « Considérez un peu ce qu’il adviendra de l’Europe quand il existera par ses soins en Asie deux douzaines de Creusot ou d’Essen, de Manchester ou de Roubaix, quand l’acier, la soie, le papier, les produits chimiques, les étoffes, la céramique et le reste y seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et la plus nombreuse du monde ».

Nous y sommes. Nous y serons aussi longtemps que nous ne serons pas guéris, comme le disait Claudel, du mal moderne de l’esprit qui se considère lui-même, cherche le mieux et s’enseigne ses propres rêveries.

Hélène Nouaille
La lettre de Léosthène,
6 septembre 2025
http://www.leosthene.com

Carte :

Tianjin, sur la mer Jaune
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mer_Jaune#/media/Fichier:Bohai_map-fr.svg

 Notes :

(1) Voir, à la BNF, Vie des concessions et grands établissements français en Chine | Patrimoines Partagés, très facile à consulter, illustré
https://heritage.bnf.fr/france-chine/vie-concessions-et-grands-etablissements-francais-en-chine

Plan de Tientsin en 1900 (cliquer sur le zoom en bas de page) :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53070025f/f1.item.zoom

(2) Gallica, De Tientsin à Paris en wagon capitaine Aubé, éditeur militaire Henri Charles Lavauzelle, 1904
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5809493r

(3) Société Paul Claude, Yvan Daniel, Claudel et la Chine
https://societe.paul-claudel.net/homme/chine/

(4) Géoconfluences, décembre 2023, organisation de coopération de Shanghai (OCS)
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/organisation-de-cooperation-de-shanghai-ocs

(5) Voir Léosthène n° 1040/2015 du 11 juillet 2015, Brics : pendant ce temps à Oufa

(5) Voir Léosthène n° 1126/2016, du 29 juin 2016, Pendant ce temps, en Asie, on s’associe…

« Les yeux de l’opinion publique mondiale sont tournés vers les résultats du référendum de Brexit ou les développements du Moyen-Orient. Cependant, un autre événement ayant le potentiel de modifier profondément la structure sécuritaire du continent asiatique s’est déroulé aussi la semaine dernière. L’adhésion de l’Inde et du Pakistan à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), lors du sommet de Tachkent, en Ouzbékistan, les 23 et 24 juin, nous pousse à réfléchir sur les équilibres géopolitiques de l’Asie ». Tolga Bilener, pour Le Devoir canadien, parle d’or. L’Organisation de coopération de Shanghai n’occupe pas la une des journaux : créée en 2001, elle comportait en se réunissant à Tachkent six pays membres (la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Tadjikistan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan), cinq pays observateurs (l’Afghanistan, l’Inde, l’Iran, la Mongolie et le Pakistan), ainsi que des partenaires de dialogue. Au total, remarquait Vladimir Poutine le 24 juin, dix huit pays qui « représentent ensemble plus de 16% du PIB mondial et 45% de la population du monde ». La grande affaire, préparée à Oufa en juillet dernier, nous l’évoquions ici (5), était l’adhésion du Pakistan et, si possible, de son frère ennemi l’Inde. Bien sûr, un ensemble de difficultés restaient posées : différences de positions des pays membres sur l’Afghanistan, et pour la Chine attitude ambiguë de l’Inde sur le problème de la mer de Chine méridionale, par exemple. Mais on construit, en Asie, pendant que l’Union européenne se défait. 

(6) Le Figaro, le 1er septembre 2025, Isabelle Lasserre, Les anti-occidentaux resserrent les rangs autour du chinois Xi Jinping
https://www.lefigaro.fr/international/les-anti-occidentaux-resserrent-les-rangs-autour-du-chinois-xi-jinping-20250901

(7) The American Conservative, le 5 septembre 2025, Ted Snider, Loosing India
https://www.theamericanconservative.com/losing-india/

(8) Kremlin.ru, le 1er septembre 2025, Tianjin Declaration of the Council of Heads of State of the Shanghai Cooperation Organisation
http://en.kremlin.ru/supplement/6376?utm_source=substack 

(9) ) Gallica (BNF), Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Note sur la grandeur et la décadence de l’Europe p. 32 (NRF, 1938) p. 35 et suivantes.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1510307k/f47.item

Crédit photo : Google maps




Equipement lutte anti-drones : Un nouveau démonstrateur de laser de forte puissance pour la DGA

AASSDN : Souveraineté nationale
Source : Communiqué du ministère des Armées 
Mots clefs : BITD – Technologie – laser – anti drones – Sydéral

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COMMUNIQUE DE PRESSE
DU MINISTERE DES ARMEES

Paris, le 4 septembre 2025

La DGA commande un démonstrateur de laser de forte puissance destiné à la lutte anti-drones

  • Cette commande a été notifiée le 22 août 2025 par la Direction générale de l’armement (DGA) auprès d’un consortium associant MBDA, Safran Electronics and Defense, Thales et CILAS.
  • Elle porte sur la réalisation d’un démonstrateur d’un système d’arme laser, dénommé SYDERAL (Système Laser de Défense de Nouvelle Génération), destiné à la lutte anti-drones et à la défense aérienne de courte portée, s’inscrivant dans le cadre de la loi de programmation militaire 2024-2030.
  • D’une puissance de plusieurs dizaines de kilowatts, le démonstrateur bénéficiera de technologies innovantes permettant de combiner et de concentrer l’énergie laser pour neutraliser notamment les drones tactiques avec une efficacité maximale.

Le démonstrateur SYDERAL permettra d’évaluer l’efficacité de l’arme laser pour la neutralisation de drones tactiques, de roquettes, d’obus de mortier et de munitions téléopérées, en vue d’équiper les forces armées à l’horizon 2030.

Construit sur la base d’une architecture évolutive et modulaire, utilisable de jour et de nuit, ce démonstrateur est conçu pour être relativement compact au regard de la puissance visée.

Le consortium apportera une expertise de haut niveau sur les technologies complexes nécessaires à la réalisation du démonstrateur, notamment dans les domaines de la combinaison de faisceaux laser, du suivi vidéo automatique de haute précision et de l’optique adaptative, offrant une efficacité accrue par rapport aux autres systèmes développés dans le monde.

Le développement de cette solution souveraine avait fait l’objet en 2024 d’une première notification auprès du consortium constitué des sociétés Lumibird et CILAS, pour un montant de 10 millions d’euros. Celle-ci visait à développer une filière de sources laser ayant des caractéristiques permettant d’en combiner un grand nombre, en vue d’obtenir une très forte puissance. Le démonstrateur SYDERAL constituera une première marche pour atteindre la très forte puissance et être en mesure de faire face à des menaces plus complexes tels que les missiles.

Crédit photo : MBDA




Mémoire vivante : Hommage aux « Merlinettes »

Hommage aux « Merlinettes » à Jouac en Limousin
Le 1er juin 2025

Ce dimanche matin en plein bois, côtoyant une clairière où furent parachutées dans la nuit du 5 au 6 avril 1944 trois Merlinettes, sous-lieutenantes opératrices–radio du Corps Féminin des Transmissions d’Afrique du Nord : Marie Louise Cloarec, Pierrette Louin et Suzanne Mertzisen-Boitte, se sont rassemblés 70 patriotes et 14 drapeaux d’associations dont la FNP de la Creuse, de la Vienne et de la Haute-Vienne, venus s’incliner devant la stèle inaugurée à leur mémoire le 30 septembre 2017 par Jean-Georges Jaillot-Combelas, neveu d’une autre Merlinette parachutée.

Elles seront arrêtées à la fin du mois d’avril 1944 à Paris où leur sœur d’armes Eugénie-Malika Djendi, parachutée au sud d’Orléans et arrêtée à l’atterrissage, les rejoindra dans la capitale.

Toutes les quatre seront déportées et exécutées dans le camp de Ravensbrück en Allemagne le 15 janvier 1945.

Etaient présents : les Maires de Jouac et de Saint-Léger-Magnazeix, le Délégué de Libre Résistance SOE F et la fille d’une Merlinette Huguette Colombeau.

Une gerbe fut déposée par la sous-préfète de Bellac, Mme Françoise Slinger-Cecotti, qui présidait la cérémonie,

Le général François Mermet, président d’honneur de l’Amicale, accompagné de Dominique Hennerick, vice-président de l’UNP et président de Bagheera, de M. Jean-Georges Jaillot-Combelas et de M. Hedy Belhassine déposa une gerbe au nom de notre Amicale.

Ensemble, nous n’oublierons jamais leur courage, leur exemple, leur abnégation et leur patriotisme.

Général François Mermet
Président d’honneur de l’AASSDN




Devoir de mémoire : Ravensbrück-Sachsenhausen

Le 80e anniversaire de la libération par l’armée rouge des camps de concentration emblématiques de Ravensbrück et de Sachsenhausen, au nord de Berlin, a été célébré le 4 mai avec ferveur et dignité par un millier de personnes de tous pays. Une dizaine de rescapés de l’enfer national-socialiste étaient là pour témoigner, sans doute pour la dernière fois.[1]

Le plus grand nombre de déportées à Ravensbrück venait d’Europe de l’Est, un tiers de Pologne, pays catalogué d’après l’idéologie raciale nazie dans la race des « sous-hommes slaves ! » Si le camp de Ravensbrück fut aussitôt transformé en caserne par les Soviétiques, celui de Sachsenhausen, comme Buchenwald, devint l’un de ces 10 « camps spéciaux » mis en place dès mai 1945 dans la zone d’occupation soviétique en Allemagne (SBZ). Officiellement pour « nettoyer l’arrière des troupes combattantes de l’Armée rouge des éléments ennemis », en fait pour y déporter, sans jugement, tout opposant considéré comme ennemi potentiel. Dans ces Spezlag les prisonniers étaient des esclaves coupés du monde. Dans ces « camps du silence » (Schweigelager), entre 1945 et 1951, plus de 1 100 000 personnes sont mortes et enterrées dans des fosses communes ou incinérées, avant que l’URSS ne transfère ces camps à la RDA, après sa création le 7 octobre 1949. Certains comme le camp de concentration de Bautzen, constitueront, jusqu’à la chute du mur « l’annexe carcérale de la STASI » (« Stasi-Knast »).

Les leçons de Ravensbrück

Les survivantes que j’ai pu rencontrer m’ont toutes dit deux choses : la première est qu’à leur retour, personne n’avait voulu les écouter pendant des années. La seconde est que si les hommes dans les camps avaient su « faire preuve de solidarité », les femmes avaient, elles, en plus « su faire preuve de tendresse et de dépassement », comme me l’a dit un jour Germaine Tillon à Rennes. Elle a été la seule Française à assister en tant que témoin à plusieurs de 7 procès « pour crimes de guerre » qui se tiendront devant un tribunal militaire britannique à Hambourg. Au total, 38 personnes seulement ont été reconnues coupables, dont 21 femmes. 18 condamnations à mort seront prononcées. Le regret de Germaine Tillon est que « la justice ne soit pas passée, la justice britannique était une justice individuelle qui n’était pas faite pour juger des crimes commis en bande organisée ». La plupart des accusés se sont mutuellement rejeté la faute les uns sur les autres, faute de preuves, six d’entre eux seulement seront condamnés à mort et exécutés !

850 bébés sont nés à Ravensbrück. Six ont survécu, dont trois français !

La règle pour les femmes était d’avorter avant le 8e mois ou de noyer le bébé quand il n’était pas étranglé d’une main par un gardien. Les autres étaient abattus aux pieds de leur mère, parfois lancés en l’air comme au tir au pigeon et fauchés par des tirs de mitraillette. Une récréation pour les gardiens. 25 enfants de mère française naîtront à Ravensbrück : trois survivront. C’est le cas de Jean-Claude Passerat, toujours combatif, qui était présent. Né dans le camp le 13 décembre 1944. Sa mère, Résistante avait 24 ans. Ne pouvant allaiter, c’est une Russe et une tzigane qui ont pris le relais…

La France était représentée par l’ambassadeur de France en Allemagne, François Delattre, dont des proches parents ont connu l’enfer des camps nazis. Il entourait les dernières survivantes venues avec leur amicale. Il y avait bien sûr le Souvenir Français et l’Union des Français de l’étranger, les deux plus anciennes associations patriotiques françaises et l’AASSDN venue rendre hommage à la mémoire de nos anciens, femmes et hommes déportés, Résistants arrêtés pour terrorisme, portant sur eux une lettre disant qu’ils pouvaient être exécutés à chaque instant.

Ravensbrück, l’enfer des femmes

A Ravensbrück, entre mai 1939 et mai 1945, 123 000 femmes ont été déportées provenant de 40 pays 30% étaient originaires de Pologne, 20% d’Allemagne et d’Autriche, 15% étaient, en majorité hongroise, 15% étaient françaises. Soit 6 000 femmes !

Le premier convoi de Françaises est arrivé en 1942 avec 237 détenues. Mais à partir de 1943, les convois se sont multipliés avec l’arrivée de femmes arrêtées pour fait de résistance. Au début, les Françaises étaient mal accueillies par les Polonaises qui reprochaient à la France de les avoir trahis, imaginant même compter des indics parmi elles, mais leur attitude va s’infléchir quand elles vont se rendre de l’esprit de résistance qui les animait.

Parmi elles, de nombreuses femmes, jeunes, qui avaient décidé de tout faire pour ne pas travailler dans des usines d’armement. Certaines comme Germaine Tillon et Geneviève De Gaulle se sont vite imposées comme des exemples.

Parmi les résistantes françaises à Ravensbrück, comment ne pas évoquer encore le nom de femmes d’exception, comme Marie-Berthe Sérot, épouse du commandant André Sérot, — figure emblématique du 2e Bureau français — ou encore Jeannette L’Herminier, déportée en février 1944. 

Jeannette L’Herminier armée de deux petits crayons mobilise ses camarades d’infortune

Marie-Altée « Jeannette » L’Herminier était la sœur du capitaine de corvette, Jean L’Herminier, commandant le sous-marin Casabianca, qui, refusant de se saborder, décide le 27 novembre 1942 de prendre la mer sous le feu de l’ennemi pour rejoindre la France-Libre… Jeannette s’engage dans la Résistance et cachera des pilotes alliés qui seront rapatriés en Angleterre via Plouha. Le 19 septembre 1943, elle sera arrêtée avec sa belle-mère à Paris par la Gestapo : les deux femmes cachaient un aviateur américain et transférées à Ravensbrück.

Les femmes sont appelées parfois à jouer un rôle exceptionnel pendant la guerre pour lequel la plupart n’ont pas été préparées. Les circonstances, le courage, la volonté, la foi les ont guidées.

A Ravensbrück, comme dans les autres camps, les personnes considérées comme inaptes au travail étaient exécutées dans la foulée. « Pas de bouches inutiles » !

Pour Hedy Belhassine, « cet hommage aux anciens est un devoir, mais comment ne pas avoir une pensée pour tous ces hommes et ces femmes de l’ombre, ces « honorables correspondants » qui n’ont jamais eu d’existence légale faisant sienne la phrase de Pierre Brossolette sur ces « soutiers de la gloire » … « ces combattants d’autant plus émouvants qu’ils n’ont point d’uniformes ni d’étendards

Parmi ces femmes de l’ombre en lutte contre la barbarie nazie, comment ne pas citer encore l’exemple d’Eugénie-Malika Djendi, de père algérien et de mère corse, qui s’est engagée le 11 janvier 1943 dans ce Corps féminin des transmissions. Après la campagne de Tunisie, elle rejoint à l’automne les services de contre-espionnage de l’armée dirigés par le commandant Paul Paillole. Formée à Staoueli, près d’Alger où se trouvent le centre d’entrainement du bataillon de choc et un centre de formation anglo-américain engagé dans la libération de la Corse (« Mission Massingham »).

Eugénie rejoint l’Angleterre le 20 mars 1943 où elle retrouve Marie-Louise Cloarec, Pierrette Louin et Suzanne Mertzizen. Le 9 avril 1944, elle s’embarque à bord d’un Halifax du 161st Squadron de la RAF à Tempsford pour être parachutée lors de la mission « Syringa » avec Georges Penchenier (alias Lafitte, alias Le Gorille, qui connaîtra la célébrité avec ses romans d’espionnage de la série noire) et Marcel Corbusier (alias Leblond) dans la région de Sully-sur-Loire, dans le Loiret.

Les Merlinettes françaises et leurs sœurs d’armes britanniques

Pas étonnant qu’un détachement britannique des FANY ait été envoyé à Ravensbrück. Des jeunes femmes volontaires, avec, comme les Merlinettes, un statut particulier d’auxiliaires. Le général Mermet a voulu voir dans la présence de ce détachement britannique « un clin d’œil british de l’histoire » avec nos Merlinettes… A l’origine, le FANY (First Aid Nursing Yeomanry) était un corps d’infirmières volontaires, considérées comme des auxiliaires d’élite. Pendant la 2e Guerre Mondiale, nombre d’entre elles serviront en France occupée comme radio ou agents de liaisons. Celles qui seront capturées seront fusillées ou transférées à Ravensbrück et exécutés à la veille de l’arrivée des troupes soviétiques.

L’enfer de Ravensbrück durera jusqu’au dernier jour. Plusieurs milliers de détenues furent éliminées juste avant la libération du camp. Les dernières exécutions eurent lieu le 25 avril : les onze détenues employées au crématorium furent empoisonnées par leurs gardiens.

Quand les équipes de la Croix Rouge danoise et suédoise sont arrivées sur place, il restait encore 3 500 femmes et 300 hommes. 20 000 personnes encore capables de marcher avaient été conduites la veille sur les routes pour une marche forcée, pour « la marche de la mort », en chantant ce chant des marais. Interceptées en route, fort heureusement, elles durent la vie sauve à un détachement soviétique.

À Sachsenhausen, les 20 et 21 avril 1945, plus de 33 000 détenus encore capables de marcher furent contraints de quitter le camp en direction du nord-ouest. Des milliers d’entre eux, trop faibles pour suivre le rythme, furent abattus sommairement par les gardes SS. Le plan initial des SS était de les parquer sur des navires en mer Baltique et de les couler.

« Lieux de mémoire au double passé »

A Sachsenhausen, l’après-midi du 4 mai, même si la cérémonie dans le camp s’est déroulée devant la porte de la station Z, le four crématoire, l’ambiance mais aussi le public étaient différents. A Ravensbrück, on célébrait le martyre de femmes appartenant à 40 pays. A Sachsenhausen on honorait à la fois des dizaines de milliers de victimes du IIIe Reich nazi et ceux des Soviétiques avant qu’ils ne passent le relai à la RDA dont la funeste STASI n’avait rien à envier au NKVD.

Joël-François DUMONT
Membre de l’AASSDN
25/08/2025

[1] Le système concentrationnaire nazi : https://european-security.com/le-systeme-concentrationnaire-nazi/




“Eric DENECE était mon ami” : Hommage du Préfet Yves Bonnet

Éric Denécé était mon ami. Il le reste au-delà de la mort. Pourtant, rien, ou presque, ne nous était commun : formation, parcours professionnel, âge, nous n’aurions  pas dû nous rencontrer, encore moins, partager centres d’intérêt, analyses, méthodes, pour un métier que je n‘ai abordé que par le choix que fit François Mitterrand de me confier la direction de la surveillance du territoire dans une période où l’espionnage soviétique et la subversion violente (communément et improprement dénommée terrorisme) menaçaient lourdement les intérêts et l’indépendance de la France.

J’en avais d’ailleurs fini avec mon parcours préfectoral et m’étais engagé en politique quand nos parcours se sont croisés, puis sont devenus parallèles, avec cet avantage que je possédais sur beaucoup d’être devenu disciple et ami de Pierre-Marie Gallois et de Paul-Marie de La Gorce, maîtres incontestés de la géopolitique française. C’est sur ce chemin qu’Eric Denécé et moi avons emprunté pratiquement ensemble qu’il nous a été donné de confronter nos analyses, avec des moyens différents mais en nous référant à, la même méthode et à la même déontologie. Éric m’a ainsi demandé de figurer au sein du jury de l’Université de Bordeaux qui a ratifié sa thèse et pris le « risque » de se soumettre à mon jugement.

Au fil de nos rencontres, je me suis rapproché du CF2R dont j’apprécie les collaborateurs, en particulier dans le domaine de la prospective stratégique et il m’a demandé de collaborer à son Histoire de renseignement qui, même inachevée, restera comme sa grande œuvre, en un domaine dont nous n’avons plus toujours les clés quand en disparaissent les pionniers et je pense à ce sujet au général Gallois.

J’avais, pour ma part, demandé à Éric de se joindre à la mission que nous avons faite en Libye quelques jours avant le renversement de Mouammar Khadafi avec, en particulier, Saïda Benhabilès et Roumiana Ougartchinska et que nous avons concrétisé par un rapport envoyé à tous les parlementaires dont deux seulement, Marine Le Pen et une députée communiste, ont bien voulu saluer l’honnêteté et la pertinence

Sans doute, les accusations et les anathèmes dont Éric a fait l’objet me sont-ils appliqués et c’est pourquoi je me sens investi de la mission, non pas de façon grandiloquente, mais avec le souci du professionnalisme et de la vérité, d’expliquer ce que fut son combat et de convaincre de le poursuivre ceux qui ne versent pas dans l’imprécation et le parti-pris.

Éric est précisément cela : il refuse les idées toutes faites, il s’attache aux faits, mesure les jugements. Sur tous les domaines où nous nous sommes concertés, je peux témoigner de son honnêteté et de sa capacité à se remettre en cause. Par exemple, sur la guerre qui déchire aujourd’hui l’Europe orientale et qui fut soigneusement fomentée de l’autre côté de l’Atlantique, je suis régulièrement preneur de ses informations, depuis février 2022 et je peux affirmer qu’elles sont toutes été corroborées par l’implacable déroulement des événements.

De mes propres positions sur l’Ukraine et la Syrie, je peux produire les articles parus sous ma signature dans la revue algérienne El Djazair. Elles se recoupent avec celles nous avions sur la Libye et dont les faits démontrent aujourd’hui combien elles furent prémonitoires. Assassiner Khadafi ne fut pas seulement ignominieux – et je ne voudrais pas être à la place de ses assassins – mais stupide. Le déferlement d’une immigration qui ne peut être contrôlée que de l’autre côté de la Méditerranée est là qui condamne Nicolas Sarkozy avant même Hollande et Macron, tous organisateurs, à des titres divers, d’une vraie guerre que nous sommes en train de perdre. Quand avec des trémolos dans une voix soigneusement travaillée, le président en titre agite la menace imaginaire d’un pays qui a payé pour tous le prix de la victoire sur le nazisme, il oublie qu’il nous a instillé la pire maladie qui soit, la perte de notre identité.

Éric n’a eu de cesse de dénoncer les vrais dangers que nous affrontons : notre déchristianisation, notre soumission à des dérives sociétales fatales, ou, simplement, notre capitulation devant l’impérialisme capitaliste. Karl Marx que je combattais derrière l’étendard de Raymond Aron avait finalement raison et nous l’ignorions. Les gouvernements qui ont expédié des millions de jeunes Français se battre contre le FLN des accords de la Soumam n’ont pas seulement ravagé des consciences. Ils ont creusé un fossé dans lequel deux peuples se noient à présent. Quand la classe politique française se réjouissait sous cape, dans les années noires, des malheurs de l’Algérie, à la notable exception du parti communiste, elle n’était pas seulement injuste mais stupide et nous en payons à présent le prix.

Eric m’écoutait quand je développais devant lui cette idée simple que, de part et d’autre de la Méditerranée, deux peuples, l’algérien et le français,  sont condamnés à la cohabitation ou, si l’on préfère, qu’il est trop tard pour les séparer. Autant organiser notre liaison puisque nous nous la sommes imposée. Autant restaurer la bonne entente que l’Église catholique avait su proposer et imposer entre chrétiens et musulmans et que juifs, hier, évangéliques, aujourd’hui, avaient installée pour faire de cette terre une société multireligieuse, comme il en est, à présent, de la nôtre. Je crois l’en avoir convaincu et il m’a, en tout cas, permis de m’exprimer sur ce point. Car, en toute chose, Éric avait pour méthode d’écouter, de parfaire sa connaissance du sujet ou de la situation, de confronter avec ses collaborateurs, puis de proposer la meilleure lecture.

Il pouvait y prétendre dans la mesure où il avait en lui ces deux qualités qui font le bon géopoliticien :  la connaissance et le recul. Il y ajoutait même l’honnêteté, denrée rare en des temps où l’argent et le parti pris imposent au monde des « narratifs » qui servent des intérêts rarement bienveillants. Il est, en effet, navrant de constater qu’en une époque où nous disposons de toutes les clés de la vérité, l’intrusion de personnages aussi détestables que les Soros, ou, à une échelle beaucoup plus modeste, Nicolas Tenzer ou d’organisations aussi perverses que l’OTAN, finissent par triompher de la Vérité jusqu’à mettre à bas des nations ou des États entiers.

Bien peu nombreux sont ceux qui osent s’élever contre ce viol des consciences qui nous tient lieu d’« opinion publique ». Comme cela fut le cas à propos du déchirement de la Yougoslavie et de la Serbie, de l’assassinat de l’Irak et, au passage de l’élimination de Saddam Hussein, de la dispersion de la Libye, et, au passage de l’ignoble exécution de Mouammar Khadafi, des brutales et cyniques interventions en Syrie, en Afghanistan, la liste est impressionnante des erreurs – pour être gentil – que, sous l’égide américaine, nous avons contribué à perpétrer, au risque de déstabiliser le monde.

Sur chacun de ces sujets, Éric était parvenu à placer un coin entre bêtise et suffisance. Il ne s’est jamais aventuré à pontifier dans un domaine simple et noble : celui d’informer et d’expliquer, sans parti pris, en se référant aux faits. Entouré de vrais chercheurs, il a fait du CF2R une maison où il était permis de travailler en toute indépendance et où, par son entregent, il avait réussi à attirer quelques-uns parmi les grands de la géopolitique.

J’étais un ami de Pierre-Marie Gallois, qui restera comme un des plus grands géopoliticiens contemporains. Sa fulgurante analyse Le Sang du pétrole avec ses deux tomes , Irak et Bosnie, a redonné aux conflits présents leur vraie dimension et situé la politique américaine – avec son bras armé de l’OTAN – comme la principale source de déstabilisation mondiale. Éric, comme Jacques Baud, Edouard Husson, Hervé Caresse, Alain Juillet, ou Luc Ferry ou encore l’historienne Annie Lacroix-Riz, représentent l’« école française du renseignement » qui ajoute aux grands courants de l’Histoire une finesse d’analyse et une précision factuelle qui nous rendent une vraie crédibilité. Il n’en est que plus navrant que s’éteigne pareille voix.

Rien n’est imputable au hasard et je suis de ceux qui ne craignent pas d’afficher leurs doutes d’un « suicide » qui fait les affaires des instigateurs d’une désinformation cyniquement propagée au nom de contorsions sémantiques et d’une désinformation qui n’a rien à envier au Propaganda staffel ou à l’Agitprop.

Sur le sujet de l’Ukraine comme sur celui de l’islamisme radical comme sur celui de l’Afghanistan, comme sur celui du printemps arabe, il n’avait de cesse d’écouter, d’écrire, d’informer. Lorsque nous avons rencontré Abdallah Senoussi à Tripoli, dans des conditions pittoresques, sous un parasol, au milieu d’une cour, j’avais apprécié la pertinence de ses questions et, au passage, la franchise de l’entretien, dont il avait fait le verbatim. Il prit la direction de la synthèse qui est intégrée dans la Face cachée des révolutions arabes fascicule passé inaperçu alors que s’y trouve l’explication prémonitoire de la crise syrienne qui n’a toujours pas effacé toutes ses conséquences. Il avait devant lui le vaste espace des deux crises majeures -mais non les seules – qui fracturent le monde et menacent d’en clore définitivement le cours. De qui ses prises de positions gênaient-elles les intérêts ? Poser la question, c’est y répondre.

Je l’avais appelé voici deux mois pour solliciter son avis sur l’idée qui m’est venue de traiter autrement le problème de Mayotte qu’en termes d’assistance mais, au contraire, dans la dynamique d’un positionnement géostratégique dans le canal du Mozambique et d’un retour à notre vocation maritime. Il l’avait dans un premier temps, écartée pour, dès le lendemain, revenir sur sa position et co-signer, comme nous l’avons fait tant de fois, un article qu’il avait fait paraître dans « Front populaire ». Ce sera sa dernière contribution au grand retour de la France sur la scène internationale qui se fait cruellement attendre.

J’en veux terriblement à ceux qui l’ont fait taire, à ceux qui n’ont pas salué son grand départ, ou qui s’en réjouissent, à tous les stipendiés du pouvoir qui pontifient, glosent, jugent, classent pour, en fin de compte, briser la démocratie. Je ne souris même plus des « philosophes » autoproclamés, minutieusement débraillés, ridicules acteurs d’une décadence en marche. Je plains tous ceux qui l’ont un peu assassiné faute d’honnêteté.

Je les quitterai bientôt, sans regret. Et sans avoir recours au suicide.

Préfet Yves BONNET

Source photo : Wikimedia Commons