Témoignage d’un déporté à Buchenwald – Septembre 1944

Voici un témoignage exceptionnel d’Auguste Favier, déporté, communiqué à notre délégué de la Manche, Jean-Claude Hamel, par Philippe Lerebourg. Nous leur exprimons notre profonde gratitude. Ce témoignage bien émouvant ravive, deux ans après, le souvenir qu’ont gardé celles et ceux qui ont accompli avec moi cet inoubliable pèlerinage de mémoire du 15 octobre 2010 vécu la main dans la main avec nos amis du SFC britannique au camp de Buchenwald. Ces officiers anglais et français étaient tous du SOE. Il y avait aussi parmi eux des Canadiens, des Néerlandais et des Belges dont Robert Benoît, grand pilote de courses automobiles. Ils étaient non seulement dans le même convoi mais dans le même wagon que nos propres officiers de TR et de deux autres réseaux du BCRA. Tous ont été internés dans le Block 17 en attendant une mort, pour eux, inéluctable.
Henri DEBRUN

En septembre 1944, mon ami Paul Guignard, du Block 17, vint m’avertir qu’un groupe de 37 officiers anglais et français, connus sous le nom de “ parachutistes”, parce que parachutés sur le sol français, étaient réunis dans son Block et attendaient la mort.
Condamnés à être prochainement fusillés, ils désiraient avoir leurs portraits, dans l’espoir que des camarades pourraient un jour transmettre ce souvenir à leurs familles. Comment faire pour leur rendre cet ultime service ?

Comme je l’ai dit, je travaillais alors au “ Bau trois ”, Kommando “ Terrasse ”, maniant la pelle et la pioche du petit jour au coucher du soleil. Par une chance exceptionnelle, mon vorarbeiter (contremaître) était un Français, le sympathique Hangelli, qui s’arrangea, malgré de gros risques pour lui, pour me laisser au camp. Moins heureux, mon camarade Mania ne peut exécuter que deux portraits.
Quel souvenir !

J’avais déjà pu exécuter quelques croquis : Wilkinson, Meyer, Barett, Huble… J’achevais celui du grand champion de courses automobiles Robert parleur proche, appelant à la tour, c’est-à-dire à la mort, une douzaine de ces héros. Entendant son nom, Robert Benoît me dit tranquillement : “ Il était temps, car tu as fixé là, pour la dernière fois, ma sympathique gueule ”.
En effet, aucun de ces héros ne revint.
Les jours suivants, je mettais les bouchées doubles, car ceux qui restaient vivaient dans l’attente du même sort.
Quelle émotion de dessiner en conversant avec ces surhommes qui, malgré tout, conservaient leur bonne humeur et leur gouaille.
Je revois le Capitaine Mulsant, qui lançait continuellement des boutades, et le benjamin, le petit Chaigneau, me disant, l’esquisse achevée : “ Tu m’as fait la lèvre dédaigneuse.
Pour la postérité, j’aimerais mieux avoir le sourire !”.
Je n’aurais pas eu le temps de rectifier : le lendemain, c’était son tour.
Et Bernard Guillot, appelé plusieurs fois à la tour pour d’autres motifs ; il disait adieu à ses camarades et revenait avec le sourire.
Je pourrais les citer tous, égaux en bravoure. Grâce à des complicités dans l’organisation clandestine du camp, six purent échapper à l’assassinat, trois Anglais, le Wing Commander Yeo Thomas, alias Major Dodkins, le Major Penlevé, alias Major Pool, le Major Southgate et trois Français : le commandant Culioli, Stéphane Hessel et Bernard Guillot.
Sur nos 37 camarades, nous ne pûmes en dessiner que 22 : dans cette course devant la mort, les SS avaient été plus rapides que nous.

Source : Bulletin N°225