De Vichy à Genève : Les réseaux secrets du colonel Georges Groussard, alias Eric

Colonel Georges Groussard, alias Gilbert et Eric, fut un maître du renseignement pendant la Seconde Guerre mondiale, dirigeant les “Réseaux Gilbert” et collaborant étroitement avec l’Intelligence Service britannique. Malgré les obstacles, il organisa une résistance efficace contre les Allemands depuis la Suisse et joua un rôle clé dans l’arrestation de Laval.

Photo :

Hommage au colonel
Georges Groussard,
le 25 Mai 2024

Avec
Dominique Fonvielle
et Alain Juillet

En 1942, le colonel Groussard était réputé être l’homme le mieux renseigné de France. Ses « Réseaux Gilbert », qu’il anime depuis la Suisse, couvrent pratiquement la France entière et une partie de l’Italie. La qualité des renseignements fournis à l’Intelligence Service lui vaudra d’être nommé Officier dans l’Ordre du British Empire, (OBE), distinction que les Britanniques ne distribuent qu’au compte-goutte.

En 1938, Commandant en second, puis Commandant l’École Spéciale Militaire en août 1939, il assure jusqu’au bout la formation de ses élèves qui prendront comme nom de promotion, en mars 1940, le nom d’Amitié Franco-Britannique, avant de rejoindre le front. Lui-même est nommé chef d’État-Major du 12ème Corps d’Armée, puis rejoint Paris avec le général Dentz nommé Gouverneur de Paris, comme Chef d’État-Major. Il a la pénible tâche de livrer Paris aux Allemands.

L’officier héroïque de la Première guerre mondiale ne peut admettre l’armistice, tout en conservant un grand respect à la personne du Maréchal. Ce Vendéen, descendant de grands-parents dreyfusards, époux de Véra Berstein, avec laquelle il s’est initié au renseignement en Bulgarie dès 1928, lorsqu’ elle avait voulu retourner sur la terre de son enfance, ne pouvait rester inactif.

Alors qu’il est sur le point de passer général, il demande à être mis en congé d’Armistice. Avec l’appui du ministre de l’Intérieur Peyrouton et du ministre de la Guerre, le général Huntziger, il est nommé Inspecteur général des Services de la Sûreté Nationale. Sous cette « couverture », il va entreprendre de créer, depuis Vichy, le CIE (Centre d’Information et d’Études) et les Groupes de Protection, une organisation secrète de cadres sous-officiers et officiers capable de reprendre la guerre, officiellement chargée de la protection du régime. Il s’inspire ainsi de l’exemple allemand du général von Seeckt après le traité de Versailles (1919, 22, 29), en camouflant des activités interdites sous des organismes officiellement reconnus.

Mais Vichy n’est pas Weimar, et le projet se heurtera à « l’hypothèque Vichy »[1] et à la politique de collaboration.

Avec l’accord de Huntziger et l’aide de Pierre Fourcaud[2], il effectue en juin 1941 un voyage clandestin à Londres où il rencontre personnellement Winston Churchill, Premier ministre, Anthony Eden, ministre des Affaires étrangères et John Winant, ambassadeur des Etats-Unis, ainsi que les chefs du MI6 avec lesquels il est vraisemblablement en relation depuis 1940. Malgré sa demande, il ne peut rencontrer le général De Gaulle alors en tournée au Moyen-Orient, et se heurte à l’hostilité des gaullistes[3] qu’il rencontre pourtant longuement, malgré les réticences des Britanniques.

Le colonel Groussard et ses Groupes de protection participent à l’arrestation de Laval en décembre 1941, mais lui-même est arrêté sur ordre de Darlan et interné à plusieurs reprises. Son projet s’effondre, les Groupes de Protection et le CIE sont dissous sur ordre des Allemands. Qu’importe, il change son fusil d’épaule et, sachant que la Grande-Bretagne, seule encore dans la lutte contre les Allemands, a avant tout besoin de renseignement opérationnel, avec l’aide de ses amis et relations, il donne la priorité aux réseaux Gilbert qui vont rapidement se déployer et se montrer particulièrement efficaces.

Ses partisans se nomment Virret, Kapp, Bruno, le Préfet Jacques Juillet (en 1942 à la direction du personnel de l’Administration Préfectorale à Vichy)[4]. Sa fille Françoise, alors âgée de 12 ans lui servira, lors de ses périodes de détention, d’agent de liaison.

Il est par ailleurs en contact étroit avec les réseaux clandestins des SR et CE montés depuis le « Serment de Bon Encontre », avec Paillole, Rivet, les colonels Ronin et Baril, ainsi que les groupes formés par le général Heurteaux (en zone occupée) et le commandant Loustaunau-Lacau (Alliance).

En novembre 1942, à nouveau prisonnier de Vichy et risquant de se voir livré aux Allemands, il fausse compagnie à ses geôliers, et rejoint Genève où il bénéficie de l’appui des services suisses de renseignement et de l’IS. Depuis ce « sanctuaire », il développe les réseaux qu’il a mis en place dès l’été 1940 et qu’il avait continué d’animer depuis ses lieux de détention successifs.

Ses chefs de réseaux sont les frères Ponchardier, Devigny (Vallée du Rhône, Toulon), De Pace (Italie), Heurteaux (Zone occupée), Dingler (Alsace-Lorraine), Bruno (Espagne), … avec un effectif global d’environ 700 personnes et un taux de pertes très bas, du fait de son exigence absolue en matière de sécurité.

Le colonel Groussard n’est pas gaulliste, bien qu’il connaisse très bien le général De Gaulle depuis le SGDN où ils servaient ensemble en 1934-35. Passy et Dejean ne l’aiment pas et le sous-estiment largement. Pourtant, il mettra à la disposition des MUR ses moyens et les points de passage entre la France et la Suisse qu’il contrôle totalement. Bénouville profitera à de nombreuses reprises de son aide et de son appui.

Après la guerre, le colonel Groussard, profondément choqué par les conditions de l’épuration dans l’armée, refuse les étoiles offertes par le général De Gaulle. Il se consacre à la rédaction de ses mémoires (« Chemins secrets », en 1948, « Services secrets » en 1964) et à d’autres ouvrages. Il rompt définitivement les ponts avec De Gaulle au moment de la crise algérienne, et se retire dans le sud de la France avec sa compagne de la guerre, Suzanne Kohn[5], qu’il épousera après le décès de sa première épouse.

En septembre 1944, ses compagnons, réunis à Annemasse lui dédicacent un témoignage de fidélité et d’amitié qui, pieusement conservé, a été remis par sa fille Françoise au colonel Fonvielle pour être déposé dans un lieu de mémoire. Ce vœu a été exaucé en mai 2024, à l’occasion du Congrès de l’AASSDN.

Aucun autre lieu ne pouvait mieux convenir que le Musée de l’Officier de l’académie Militaire de St Cyr pour abriter le souvenir d’un grand soldat, d’un grand résistant, et d’un ancien commandant de l’École de Saint Cyr.

Par le colonel (h) Dominique Fonvielle


[1] Peschanski, D ;  Dauzou, L. « La Résistance française face à l’hypothèque Vichy », Centre d’Histoire Sociale du XXème siècle, CNRS Université, Panthéon-Sorbonne Paris I.

[2] L’un des premiers « missionnaires » des FFL de De Gaulle en France.

[3] Capitaine Dewavrin, dit Passy, qui avait été professeur de fortifications à St Cyr sous son commandement, et Dejean, Directeur des affaires Politiques de De Gaulle, d’emblée totalement opposé au projet de Groussard.

[4] Groussard, Georges, « Chemins secrets », Bader-Dufour, 1948

[5] Suzanne Kohn, célèbre aviatrice, a réalisé le raid Paris Madagascar avant la guerre ; sa sœur Antoinette Sachs, muse de Paul Géraldy, était une très proche amie de Jean Moulin.




Nice, haut-lieu de la Résistance française

Allocution du général d’armée aérienne (CR) François Mermet, Président l’Amicale des Anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale, l’AASSDN, et ancien Directeur Général de la Sécurité extérieure, aux monuments aux morts de Nice, le 5 octobre 2022. Ce fut l’occasion de rappeler le rôle de Nice pendant toute la Deuxième Guerre Mondiale pour son soutien actif à la Résistance. Nice qui est une des rares villes de France à s’être libérée sans l’aide de troupes étrangères grâce au soulèvement de sa populationDans un discours prononcé le 9 avril 1945, place Masséna à Nice, le général de Gaulle, président du gouvernement provisoire de la République française, évoquera la libération de Nice en ces termes : « Nice, le 28 août 1944, par l’héroïque sacrifice de ses enfants, s’est libérée de l’occupant. (…) Nice libérée, Nice fière, Nice glorieuse ! ».[1] Nice, enfin, dont tant d’enfants se sont révélés des héros face à l’envahisseur. [NDLR]

https://www.youtube.com/embed/BmTzv2wJxgE

Monsieur le Préfet,

Monsieur le Maire, représenté par Madame Marie-Christine Fix.

Marins du SNA Casabianca, Aviateurs de l’escadron de transport Poitou et du CPA10, unités prestigieuses de nos forces spéciales avec qui nous avons l’honneur d’être en parrainage,

Monsieur le Délégué militaire départemental,

Monsieur le commandant du Groupement de gendarmerie départementale des Alpes-Maritimes,

Mesdames, Messieurs,

Chers amis.

Notre Amicale se retrouve, une nouvelle fois, dans cette superbe ville de Nice où nos grands anciens, conduits par le Colonel Paul Paillole, avaient tenu congrès en 1975.

Une même soif de vérité et de reconnaissance nous anime dès lors qu’il s’agit de célébrer la mémoire de nos Services de renseignement et de contre-espionnage. Bien avant la Seconde Guerre Mondiale, ils avaient fait leur travail en dénonçant avec précision les menaces allemandes et italiennes qui planaient.

Ils n’ont — hélas — pas été écoutés. Ni par le pouvoir politique, ni par le Haut commandement militaire de l’époque.  

Une semaine avant la foudroyante invasion allemande de l’été 1940, le colonel Rivet et le commandant Paillole, prévoyant la dissolution de leur service dans les clauses de l’armistice, ont préféré saborder leur service pour entrer en résistance en choisissant la clandestinité. Évacuant de Paris leurs personnels et leurs si précieuses archives, ils se sont regroupés à Bon-Encontre, près d’Agen, où ils feront le serment de continuer le combat jusqu’à la Libération du pays.

En 1954, dans le tome I de ses mémoires, le général de Gaulle écrit : « Les premiers actes de résistance venaient des militaires, les services de renseignement continuaient d’appliquer dans l’ombre des mesures de contre-espionnage et par intervalle transmettaient aux anglais des informations ».

Outre la fourniture de renseignements sur l’ordre de bataille et les infrastructures de l’armée allemande, ils permirent 1300 arrestations, 264 condamnations et 42 exécutions d’agents et de collaborateurs.

Après le débarquement des alliés au Maroc et en Algérie, les opérations de reconquête en Afrique du nord et en Méditerranée, furent réussies grâce aux actions des services du commandant Paillole : le Brigadier général Dudley Clarke, responsable britannique des opérations d’intoxication (deception) confiera : « Il nous eut été impossible de mener à bien notre tâche sans l’aide experte et si généreuse de vos services ».

Allocution du général d’armée aérienne (CR) François Mermet, Président de l’AASSDN à Nice

Les autorités au garde à vous pendant l’exécution de l’hymne national – Photo © Joël-François Dumont

Lors de notre Congrès à Bon-Encontre, en 2021, nous avons soulevé un coin du voile sur cet épisode fondateur de la Résistance. De nouveau, le 30 mai dernier, lors de la commémoration du 150ème anniversaire de la création de la Direction du Renseignement et de la Sécurité de la Défense, le nouveau ministre des Armées, M. Sébastien Lecornu, a évoqué ce Serment dans la cour d’honneur des Invalides en rendant un hommage solennel à l’action déterminante du général Rivet et des colonels Paillole, Sérot et Doudot.

Ce dernier, figure légendaire de notre contre-espionnage, infiltra et manipula, trois postes du service de renseignement de l’Abwehr sur le territoire allemand. Les Alliés lui attribuèrent, comme au commandant Paillole, leurs plus hautes distinctions : officier de la Legion of Merit américaine et chevalier de l’Ordre du British Empire.

C’est avec fierté que nous retrouvons à Nice cette flamme de la Résistance, dans cette ville où Jean Moulin organisa depuis sa galerie d’art la difficile mission dont l’avait chargée le général de Gaulle : rassembler et unir les différents mouvements de Résistance.

Qu’il me soit permis d’évoquer la mémoire de Niçois qui se sont rendus célèbres dans leur combat pour la libération de la France.

C’est un Niçois, le capitaine Gustave Bertrand, responsable de nos services à Berlin qui, en 1934, subtilisa aux Allemands les plans de la fameuse machine Enigma, dont le développement en coopération avec les services polonais, puis britanniques, permit dix ans plus tard, aux Britanniques de gagner la bataille d’Angleterre avant de donner aux Alliés une longueur d’avance pendant toute la guerre jusqu’à la victoire.

En 1940, c’est à Nice que Bertrand se réfugie avant d’exfiltrer son équipe vers Londres via l’Espagne. Nice était alors notre station de surveillance face à l’Italie. Nice devint, dès 1942, un poste important du réseau de contre-espionnage dit des « Travaux Ruraux », mis en place clandestinement dès la signature de l’armistice par le général Rivet et le commandant Paillole pour combattre les services secrets allemands et italiens.

Hommage au général Delfino pendant le passage de deux Rafale du Normandie-Niemen – Photo © JFD

C’est aussi à Nice que naquit le général d’armée aérienne Louis Delfino, pilote aux 16 victoires aériennes homologuées et dernier commandant du prestigieux régiment Normandie-Niemen engagé sur le front russe. La ville de Nice lui rend hommage tous les ans ainsi qu’aux 42 pilotes qui perdirent la vie au cours de cette épopée.

nice liberation affiche 27 mai 1945 1

En 1944, Nice est l’une des rares villes de France qui se libère par elle-même grâce à l’insurrection de sa population et aux mouvements de résistance peu de temps avant l’arrivée d’une division américaine.

Il y a quatre ans lors de notre Congrès à Annecy, nous avons célébré à la nécropole des Glières le sacrifice et le courage des Résistants et des maquisards, espagnols pour la plupart, encadrés par les chasseurs-alpins du 27e BCA commandés par le colonel Jean Valette d’Osia.

Leur soulèvement permettra la libération de la Haute-Savoie, le seul département à s’être libéré du joug nazi.

Connaissant les liens historiques qui unissent le duché de Savoie et le comté de Nice, comment pour le savoyard que je suis, ne pas associer dans un même éloge la Résistance du département de la Haute Savoie et de la ville de Nice ?

Nice, hélas, est devenue une ville martyre depuis l’attentat terroriste de masse du 14 juillet 2016 : 86 morts, un demi-millier de blessés ! Nos pensées se tournent vers les familles endeuillées, vers toutes celles et ceux qui restent meurtris dans leur chair et leur cœur. À travers notre association, la communauté du renseignement salue leur dignité ; elle fait ici le serment de ne jamais oublier les victimes innocentes du carnage de la Baie des Anges.

Gageons que « la victorieuse » comme le rappelle l’origine grecque de Nice, « Nikaïa », saura surmonter l’épreuve et donner l’exemple de son courage à la Nation au moment où la guerre surgit à nouveau en Europe.

Bernard Gonzalez, préfet des Alpes-Maritimes, dépose une gerbe aux monuments aux morts de Nice – Photo © JFD

Que soient enfin remerciés, toutes celles et tous ceux qui nous ont accueillis avec bienveillance pour réussir ce congrès, au premier rang desquels Monsieur Bernard Gonzalez, préfet des Alpes maritimes et Monsieur Christian Estrosi, maire de cette belle ville de Nice, sans oublier bien sûr cet hommage de notre armée de l’Air et de l’Espace avec le passage d’une patrouille de Rafale du Normandie-Niemen.

Général François Mermet, Président de l’AASSDN

[1] La libération de Nice a lieu le 28 août 1944 à la suite d’une insurrection armée décidée par la Résistance. Les insurgés ne sont qu’une centaine au début de la journée du 28 août, mais l’ampleur qu’a pris le soulèvement en fin de journée pousse l’occupant allemand à évacuer la ville. Les Alliés ne sont pas au courant de l’insurrection et n’aident donc pas les insurgés. Côté niçois, 31 résistants seront tués et 280 seront blessés (Source : La Bataille de Nice in Wikipedia).




Quelles conséquences géopolitiques de l’affaire Farewell ?

Le 9 novembre 2012 s’est tenu à l’amphithéâtre Foch de l’École militaire, un colloque universitaire consacré aux conséquences géopolitiques de l’affaire Farewell qui a rassemblé un auditoire de plus de 700 personnes, dont nombre de personnalités, de membres ou d’anciens des Services de Renseignement et surtout 170 étudiants de troisième cycle.

Présidé par Olivier Forcade, professeur des Universités à l’Université de Paris IV-Sorbonne et au séminaire d’histoire des relations internationales, ce colloque était placé sous l’égide de l’ANAJ-IHEDN(1), à l’instigation de l’ASSDN et de la Société française d’Histoire de la Police avec le concours du groupe de réflexion METIS de Sciences-Po, du groupe Intelligence économique de HEC et le soutien, en “ sponsor ”, de la société McAfee. Managé par Bruno de Blignières sur une idée de Patrick Ferrant il visait en particulier des étudiants en master ou de formation équivalente avec un thème particulièrement intéressant, à savoir les conséquences géopolitiques d’une grande affaire d’espionnage, Farewell, et l’exploitation par les États-Unis et par la France des informations recueillies (près de 3 000 documents).
Profitant d’un séjour en Europe de Richard Allen, ancien conseiller pour la Sécurité nationale du Président Reagan au moment de l’affaire, il lui a été proposé de venir à Paris le 9 novembre, date mythique de la chute du Mur de Berlin et d’être le personnage central de ce projet qui a pu se réaliser grâce au soutien de l’ANAJ-IHEDN et de son secrétaire général, François Mattens dans le grand amphi Foch de l’École militaire.

Le professeur Olivier Forcade, bien connu pour ses travaux sur l’histoire du renseignement(2), a estimé que ce sujet entrait tout à fait dans le cadre des activités du séminaire d’histoire des relations internationales de la Sorbonne. Autour de Richard Allen et de lui-même, ont été réunis intervenants témoins et/ou acteurs de l’époque : le Colonel Patrick Ferrant, le Commissaire-divisionnaire Raymond Nart, ancien responsable du contre-espionnage et directeur adjoint de la DST, Daniel Vernet ancien journaliste duMonde qui était en poste à Moscou à l’époque, ainsi que Françoise Thom soviétologue, maître de conférence à la Sorbonne, Maître Bertrand Warusfel, professeur des Universités à l’Université Lille 2, avocat à la cour, expert en matière de renseignement et d’Intelligence économique dans le domaine juridique et législatif et enfin David Grout de la société McAfee, spécialisée dans la sécurité informatique et la Cyber défense. Compte-tenu du caractère universitaire du colloque, les interventions ont porté exclusivement sur les conséquences géopolitiques de l’affaire à l’exclusion de tout aspect opérationnel, ce qui pouvait être rendu public sur le sujet l’ayant déjà été.

En préambule, François Mattens au nom de l’ANAJ-IHEDN et du groupe METIS a expliqué que ce colloque entrait directement dans la logique de sensibilisation au renseignement et à l’intelligence économique des futures élites de sa génération, ce qui justifiait pleinement leurs soutiens.
En ouverture, Olivier Forcade a présenté la démarche dans laquelle ce colloque avait été monté : celle de la recherche historique et de l’impact du renseignement sur le cours des événements, sujet largement pratiqué dans les pays anglo-saxons mais récent en France dans le monde universitaire.
Connu notamment pour son livre “ Dans le secret des présidents ” Vincent Nouzille, journaliste indépendant, a “ modéré ” avec brio les quatre heures d’échanges, alternant les rappels historiques, les exposés des intervenants ainsi que les extraits d’archives qui nous avaient été gracieusement prêtés par les distributeurs et l’auteur du film “ Farewell ”, Christian Carion.
Daniel Vernet, a retracé l’ambiance de l’époque par ses souvenirs d’ancien correspondant du quotidien Le Monde à Moscou dans cette période de guerre froide et le climat politique régnant en URSS. Après la projection d’un bref extrait de ce film “ Farewell ”, notre camarade Patrick Ferrant a brossé un portrait humain de la personnalité de Volodia Vetrov, alias Farewell, bien loin des caricatures dont il est affublé par ses contempteurs.

On sait que le dernier chef du KGB, le Général Krioutchkov, reconnaissait que la “ trahison ” de Vetrov avait mis en difficulté son service et qu’elle avait été l’une des causes de la fin de l’URSS. Les organisateurs de la conférence ont recherché l’historien russe ou le témoin capable de dévoiler les conséquences éventuelles même indirectes de cette affaire sur l’évolution de l’URSS. Il s’avère que, à l’époque actuelle, en Russie, il n’y a plus personne qui puisse ou veuille plonger dans le passé et réfléchir à ce thème, ni bien sûr écrire des articles sur les conséquences pour l’URSS de l’affaire Vetrov. … d’autant plus que selon le “ politiquement correct ” en vigueur, il ne peut y avoir officiellement aucune relation de cause à effet entre l’affaire Farewell et la destinée de l’URSS.

M. Richard Allen a expliqué comment il avait pu, par sa connaissance approfondie de la France et de son histoire, faire évoluer la perception qu’avait de la situation française l’équipe du Président Reagan déjà engagée dans une politique d’étranglement de l’URSS par le biais de l’économie et a montré comment les informations reçues de la France ont servi d’“ accélérateur ” à la stratégie mise en place par le Président Reagan dès son arrivée à la Maison Blanche.

A la suite des informations reçues, les États-Unis ont pu monter une opération majeure de contre-ingérence mise en œuvre par M. Guss Weiss et la CIA, en intoxiquant les services soviétiques et en sabotant les programmes soviétiques majeurs reposant sur des informations obtenues de manière illicite. Cette opération consistant à laisser “ fuiter ” des données techniques délibérément erronées a contribué à désorganiser la production industrielle de l’URSS dont les Programmes de Recherche et Développement scientifique et technologique reposaient sur des informations acquises par voie d’espionnage. En effet, comme l’ont rappelé les intervenants, la stratégie de l’URSS, engagée dans une course aux armements sans merci, consistait alors à faire l’économie de la R et D (Recherche et Développement) civile en recourant à l’espionnage, de manière à pouvoir consacrer la plus grande part de ses ressources à la R et D militaire.

Maître Bertrand Warusfel a décrit la seconde partie de ce plan qui visait à asphyxier le système soviétique, notamment par le renforcement des règles du COCOM, en particulier l’accord de 84-85 qui marque le tournant par lequel l’approvisionnement de l’URSS en technologie par des voies légales devient de plus en plus compliqué. De nombreux règlements mis en place à cette époque sont toujours en vigueur.

Le Commissaire-divisionnaire Raymond Nart, à présent Inspecteur général de la Police, qui pilotait cette affaire à la DST, a rappelé ce que connaissait son service chargé du contre-espionnage. Un concours de circonstances a conduit le Président de la République, François Mitterrand, à confier l’opération à la DST qui, avec les moyens humains et techniques mis à la disposition par les Armées et le CEMA, le Général Jeannou Lacaze, a pu la mener à bien grâce à une stratégie originale. Il a mis également en relief les mesures d’exploitation des informations ainsi recueillies par la France.
Françoise Thom, historiennne et soviétologue éminente, maître de conférence à la Sorbonne a, elle, traité de l’évolution du régime soviétique et de l’URSS après l’affaire, et jusqu’à la chute du Mur.

En guise d’ouverture sur les réalités actuelles, M. David Grout, au nom de sa société McAfee (Secteur France) a montré comment l’espionnage économique avait évolué depuis l’affaire Farewell notamment dans le domaine de l’information avec les intrusions de plus en plus fréquentes dans les réseaux informatiques, soit à des fins de piratage d’informations, soit dans un but agressif de destruction de données vitales. Il a souligné aussi l’importance que prenait la notion de Cyber défense face aux menaces d’intrusion, qu’elles soient d’origines étatiques ou non étatiques (3).
Le professeur Olivier Forcade a conclu en faisant observer qu’il était tout à fait significatif et symbolique que ce colloque ait été monté à l’initiative conjointe d’une association représentative de la jeunesse étudiante qui sera bientôt en charge de responsabilités, l’ANAJ-IHEDN et étudiants de master histoire des relations internationales de Parix IV et Paris II et d’une association de “ vétérans ”, anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale, l’ASSDN, qui peut faire partager son expérience, dans une mesure compatible avec les règles déontologiques et légales du métier.

En conclusion, ce colloque s’inscrivait tout à fait, par un exemple historique, dans la démarche initiée il y a quelques années par l’Amiral Lacoste et le Général Pichot-Duclos, visant à sensibiliser les élites comme le public à l’intérêt stratégique du renseignement, de son utilisation et du concept d’Intelligence économique.

(1) ANAJ-IHEDN : Association Nationale de Auditeurs Jeunes – Institut des Hautes Études
de la Défense Nationale.

(2) Co-directeur de la collection “ Le Grand Jeu ” au Nouveau Monde éditions, auteur notamment
des “ Carnets du chef des Services Secrets ” ouvrage de référence consacré au Général

(3) Sujet abordé quelques jours auparavant par Jean-Marie Bockel, sénateur, ancien secrétaire
d’état aux anciens combattants et auteur d’un rapport du Sénat sur le sujet, au cours d’une
conférence organisée dans le cadre des lundis de l’IHEDN

Remerciements :
Patrick FERRANT et Max MOULIN pour le Comité Histoire
Bruno de BLIGNIERES et Laurent LEGRIP de LAROZIERE
avec leurs remerciements à Nicolas de BLIGNIERES, Cyril COURSON et Jean TILLINAC
ainsi qu’aux deux officiers de réserve interprètes, pour leur concours efficace

Source : Bulletin n° 228




Histoire des services secrets de la France libre : Le bras armé du général de Gaulle

Dès juin 1940, une poignée de Français choisissent de continuer le combat depuis Londres sous les ordres du général de Gaulle. Mais la poursuite de la guerre est un pari audacieux quand manquent les moyens humains, financiers et matériels. Tout est à inventer, ou presque. C’est dans cet esprit que le colonel Passy organise le Bureau central de renseignements et d’action (BCRA). Son objectif est triple. D’abord, recueillir des renseignements sur ce qui se passe en France. Puis, très vite, soutenir la lutte de ceux qui ont choisi de résister en métropole, exploiter leur potentiel militaire et enfin, bon gré mal gré, leur imposer la tutelle de l’homme du 18 Juin.

Grâce à des archives exceptionnelles (celles du BCRA en France, celles du SOE en Angleterre et celles de l’OSS aux Etats-Unis), cet ouvrage retrace l’aventure de personnages hors du commun qui ont marqué de leur empreinte l’histoire des services secrets de la France libre : le colonel Passy, le colonel Rémy, Jean Moulin, Pierre Brossolette, Roger Wybot (futur patron de la DST), André Manuel, Pierre Fourcaud ou Honoré d’Estienne d’Orves. Il nous entraîne au coeur de ces services et met en lumière leurs relations avec le Général, mais aussi leurs rapports souvent tumultueux avec leurs partenaires britanniques et américains. A travers de multiples informations inédites et des documents jusque-là inaccessibles au public, il démonte la légende noire qui a parfois occulté le formidable apport du BCRA à la victoire alliée et nous fait découvrir toutes les facettes de son rôle dans la lutte pour la Libération de la France.

Commentaire :
Très beau livre écrit en collaboration avec le Ministère de la Défense – DMPA-DGSE sur “ le bras armé du Général de Gaulle ” comportant une
magnifique iconographie et de nombreuses reproductions de documents.




Les services secrets du général de Gaulle : Le BCRA, 1940-1944

Quelles furent les véritables relations du général de Gaulle avec le Bureau Central de Renseignement et d’Action? Quels furent le rôle exact et l’influence de ce service pendant la Seconde Guerre mondiale? Le B.C.R.A mérite-t-il la légende noire qui l’accompagne?

Pour une poignée de Français, la guerre ne s’arrête pas avec l’armistice de 1940. Mais la continuer est un pari audacieux quand manquent les moyens humains, financiers et matériels. Tout ou presque est à inventer. C’est dans cet esprit qu’à Londres le colonel Passy organise le Bureau central de renseignement et d’action (BCRA). Son objectif est triple: recueillir des renseignements sur ce qui se passe en France, soutenir les résistants de l’intérieur dans leur combat, puis imposer à ceux-ci une tutelle souvent fort mal acceptée.

Grâce à des fonds d’archives exceptionnelles – 600 cartons du BCRA, celles du SOE britannique et de l’OSS américaine –, Sébastien Albertelli retrace l’aventure de ces personnages hors du commun : le colonel Passy, le colonel Rémy, Jean Moulin, Pierre Brossolette, Roger Wybot (futur patron de la DST), André Manuel, Pierre Fourcaud ou Honoré d’Estienne d’Orves. Il détaille les relations compliquées et fluctuantes entre le général de Gaulle et les services secrets, étudie les rapports tumultueux du BCRA avec les Anglais ou les Américains et démonte la légende noire qui s’est tissée autour du BCRA.

Son travail minutieux, qui fourmille d’informations inédites, permet de comprendre comment la toile d’araignée des services spéciaux français a mené la lutte contre les Allemands et Vichy.

La thèse dont ce livre est issu a reçu le Prix Philippe Viannay – Défense de la France, décerné par la Fondation de la Résistance. Sébastien Albertelli, agrégé et docteur en histoire, a participé au Dictionnaire de la Résistance et au Dictionnaire De Gaulle.




Bibliographie sur l’affaire Jean-Moulin

( parutions dans les années 1940 )

Souvenirs. (Passy, Solar, Paris, 1947).

Peut-on dire la vérité sur la Résistance? (Carte, Le Chêne, Paris, 1947).

( parutions dans les années 1950 )

Plaidoyer pour René Hardy. (M. Garçon, Fayard, Paris, 1950).

Missions secrètes en France. (Passy, Plon, Paris, 1951).

Quatre dans l’ombre. (E. Piquet-Wicks, Air du Temps, Paris, 1957).

( parutions dans les années 1960 )

Jean Moulin l’unificateur. (H. Michel, Hachette, Paris, 1960).

Lyon capitale 1940-1944. (H. Amoretti, France-Empire, Paris, 1964).

Jean Moulin. (L. Moulin, Presses de la Cité, Paris, 1969).

( parutions dans les années 1970 )

Le temps des passions. (F.L. Closon, Presses de la Cité, Paris, 1974).

J’étais la femme de Jean Moulin. (M. Storck-Cerruty, Horvath, Roanne, 1976).

Histoire de la Résistance en France. (H. Noguères, Laffont, Paris, 1976).

L’énigme Jean Moulin. (H. Frenay, Laffont, Paris, 1977).

De Gaulle et le Conseil national de la Résistance. (J. Debü-Bridel, France-Empire, Paris, 1978).

Les Neuf sages de la Résistance. (D. de Bellescize, Plon, Paris, 1979).

( parutions dans les années 1980 )

Jean Moulin, une vie. (H. Calef, Plon, Paris, 1980).

Jean Moulin et le Conseil national de la Résistance. (D. Cordier, CNRS, Paris, 1983).

Ils partirent dans l’ivresse. (L. Aubrac, Seuil, Paris, 1984).

Derniers mots. (R. Hardy, Fayard, Paris, 1984).

Procès d’après-guerre. (J.-M. Théolleyre, La Découverte, Paris, 1985).

Jean Moulin, l’inconnu du Panthéon. (D. Cordier, Lattès, Paris, 1989).

( parutions dans les années 1990 )

L’affaire Jean Moulin. La contre-enquête. (Ch. Benfredj, Albin Michel, Paris, 1990).

La mort d’un inconnu. (B. Friang, Crémille, Genève, 1990).

Le grand recrutement. (Th. Wolton, Grasset, Paris, 1993).

Le Trait empoisonné. Réflexions sur l’affaire Jean Moulin. (P. Vidal-Naquet, La Découverte, Paris, 1993).

Jean Moulin, mon ami. (P. Meunier, L’Armançon, Paris, 1993).

Lyon 1940-44. (G. Chauvy, Payot, Paris, 1993).

Jean Moulin et la Résistance. (Collectif, CNRS, Paris, 1994).

Le général Delestraint, premier chef de l’Armée secrète. (Fr.-Y. Guillin, Plon, Paris, 1995).

Fallait-il laisser mourir Jean Moulin? (M. Cuny et F. Petitdemange, Lyon, 1995).

La France Libre. (J-L Crémieux-Brilhac, Gallimard, Paris, 1996).

Aubrac, les faits, la calomnie. (F. Delpha, Le Temps des cerises, Paris, 1997).

Aubrac, Lyon 1943. (G. Chauvy, Albin Michel, Paris, 1997).

Vies et morts de Jean Moulin. (P. Péan, Fayard, Paris, 1998).

Les secrets de l’affaire Jean Moulin. (J. Baynac, Seuil, Paris, 1998).

La diabolique de Caluire. (P. Péan, Fayard , Paris, 1999).

Le guet-apens de Caluire. (P. Dreyfus, Stock, Paris, 1999).

Jean Moulin, la République des catacombes. (D. Cordier, Gallimard, Paris, 1999).

Jean Moulin 1899-1943. (Collectif, Paris musées, Paris, 1999).

( parutions dans les années 2000 )

Jean Moulin face à l’histoire. (J-P. Azéma, Flammarion, Paris, 2000).

The Death of Jean Moulin. Biography of a Ghost. (P. Marnham, John Murray, London, 2000).

Action de Jean Moulin à Nice et dans les Alpes-Maritimes, 1941-1943. (Documents Témoignages Recherches, n° 3, Musée de la Résistance, Nice, septembre 2000).

Jean Moulin, dit Romanin, artiste, résistant, marchand de tableaux. (A. Paire, Actes Sud, 2000).

Jean Moulin et son temps. (J. Sagnes, Presses Universitaires de Perpignan, Perpignan, 2000).

Nous étions faits pour être libres. (C. Bouchinet-Serreulles, Grasset, Paris, 2001).

Jean Moulin, le plus célèbre des Héraultais. (Collectif, Montpellier, 2001).

Jean Moulin, 1899-1943. The French Resistance and the Republic. (A. Clinton, Palgrave, New York, 2002).

Dessins et aquarelles de Jean Moulin. (J. Lugand, Editions de Paris, Paris, 2005).

A vingt ans avec Jean Moulin. (J.-L. Théobald, Cêtre, 2005).

Présumé Jean Moulin. (J. Baynac, Grasset, Paris, 2007).




1940-1942 : Réseaux militaires clandestins et Bureaux des Menées Antinationales

CETTE SACRÉE VÉRITÉ…

Soucieux de dissiper bien des malentendus, des confusions et des jugements sommaires, hâtifs et souvent partiaux formulés à propos de l’action clandestine menée par les services spéciaux militaires de juin 1940 à la fin de l’année 1942, le Colonel Paillole nous livre ici le témoignage vivant de cette époque si contrastée, si controversée aussi et fait sortir de la nébuleuse des premières années de la résistance, le rôle joué par ses camarades et le sacrifice de nombre d’entre eux.

C’est encore et toujours la présentation inexacte, incomplète de l’opposition des militaires à l’oppression nazie de 1940 à 1942 qui m’incite à revenir sur un sujet que j’ai maintes fois traité. Je supporte mal l’image confuse qui est donnée de leur résistance et l’exploitation malveillante qui en résulte. Nous avons, moi le premier, notre part de responsabilité dans cet état de fait: trop de timidité, d’humilité, mais aussi et surtout, en face des exigences de l’HISTOIRE, une conception étriquée du devoir de réserve, pas toujours exempte de suffisance. Je serais satisfait si l’exposé qui va suivre limité au travail de nos réseaux clandestins et des Bureaux Menées Antinationales (B.M.A.) permettait une vue plus claire, une compréhension plus complète et juste de leurs rôles et actions respectives.

Les militaires dans la résistance de 1940 à 1942 N’en déplaise aux irréductibles détracteurs de l’armée et à leurs complices médiatiques, il est désormais établi que les premiers actes de résistance à l’occupant, fin 1940, sont pour la plupart d’initiatives militaires.

On peut les classer schématiquement en trois groupes: – L’opposition à l’ennemi mais aussi au pouvoir de Vichy. La plus salutaire pour la FRANCE fut celle du Général de Gaulle. Elle reste dans l’HISTOIRE, le symbole du patriotisme et de l’honneur. Il y en eut d’autres diversement développées, la plus marquante étant celle de mon ancien de Saint-Cyr et ami Henri Frenay.

– Les réseaux clandestins issus du 5e Bureau de l’E.M.A.. Ils vont poursuivre leurs missions de recherche et de contre-espionnage contre l’Axe en marge des autorités vichyssoises.

– La résistance de l’armée de l’armistice orientée par les premiers chefs, Weygand, Frère, Verneau, du Vigier, Baril, etc.. dans un esprit de revanche et la préparation en secret d’une participation aux opérations alliées de libération. Ainsi naquirent dans les zones libres (métropole et A.F.N.) des institutions plus ou moins confidentielles et éphémères : camouflage du matériel (C.D.M.), mobilisation clandestine, section secrète du 2e Bureau de l’E.M.A. et Bureau des Menées Antinationales (B.M.A.). Je n’oublie pas les tribunaux militaires qui surent réprimer de 1940 à 1942 les entreprises des services spéciaux de l’Axe et de leurs auxiliaires.

Naissance et caractéristiques des réseaux militaires clandestins

Le 26 juin 1940 à 18 heures, le Colonel Rivet et les cadres du 5e Bureau de l’E.M.A. dissous, font le serment à Bon Encontre (près d’Agen) de poursuivre en secret leur contrat. Le même jour à Brax (près de Toulouse) le personnel de ce 5e Bureau fait le même serment en présence du Colonel Malraison, adjoint du Colonel Rivet. Le 27 juin 1940, nous tirons les premières conséquences de cette résolution:

1 – La poursuite de la lutte est en opposition aux clauses de l’armistice. Elle exigera une organisation et des actions secrètes, hors des institutions officiel les. Elles seront indépendantes d’elles.

2 – Secret et sécurité imposent un cloisonnement rigoureux entre nos spécialistes: renseignement proprement dit, contre-espionnage, sécurité. C’est l’éclatement de nos services centralisés d’origine dans le 2e Bureau (S.R. – S.C.R.) et le 5e Bureau. C’est l’obligation de créer des réseaux indépendants.

3 – Des cadres volontaires de ces réseaux d’active ou de réserve, seront en dehors de l’armée, en congé d’armistice ou bénéficiaires de contrats spéciaux ménageant leur avenir.

4 – Les moyens financiers et matériels de l’ex 5e Bureau seront répartis entre les réseaux. La réserve de fonds secrets est importante et suffira largement aux besoins immédiats de l’ensemble clandestin.

5 – Chaque chef de réseau reprendra contact avec son homologue de l’I.S. La liaison centrale radio avec Londres sera rétablie au sud de Royat.

6 – Des contacts et des accords seront pris avec l’ambassade des États-Unis à Vichy et la légation du Canada, pour assurer la transmission aux alliés des informations recueillies par nos réseaux. Des liaisons seront établies par chaque réseau avec les représentants alliés en pays neutres: Berne, Madrid et Lisbonne.

Ainsi vont naître en juillet 1940 nos réseaux clandestins, homologués à la libération et à partir de cette date dans les Forces Françaises Combattantes (F.F.C.). KLÉBER : Lieutenant-Colonel Perruche – P.C. à Vichy et Royat sous la couverture d’un ” Office du Retour à la Terre “.

SSM/F/TR : Commandant Paillole – P.C. à Marseille, boulevard de la Plage sous la couverture de ” l’Entreprise des Travaux Ruraux “. (T.R. : appellation initiale du réseau).

S.R. Air: Colonel Ronin – P.C. à Cusset avec radio spécifique avec l’I.S. à Londres.

Naissance et caractéristiques des B.M.A.

L’organisation clandestine se substitue de la sorte à la défunte institution officielle de défense. Son caractère révolutionnaire ne nous échappe pas plus que ses conséquences et ses risques. Dès lors, nos réflexions se portent sur le devenir de l’armée et ce que nous devrions en attendre. La création d’une armée de l’armistice est dans l’air. Rivet qui a vécu l’occupation de l’Allemagne au lendemain du traité de Versailles, a suivi, pas à pas la création de la Reichswehr et la naissance de l’Abwehr.

Soutenu par Weygand, il va plaider pour une institution analogue au sein de l’armée de l’armistice. C’est la création d’un organisme de défense contre le communisme, l’espionnage, le sabotage et plus généralement contre “les Menées Antinationales “. Il en revendique la responsabilité, convaincu que nos réseaux clandestins y trouveront les appuis matériels et moraux dont ils auront besoin. Après deux mois de négociations, sa suggestion est entendue le 25 août 1940, la commission d’armistice de Wiesbaden autorise la création du” Service des Menées Antinationales “. Dans chaque Division Militaire Territoriale (en zone libre et en Afrique) seront installés des Bureaux des Menées Antinationales (B.M.A.).

Pour répondre au mieux aux motivations qui nous ont inspirés, cette institution nouvelle doit résoudre avant tout un problème de recrutement et d’encadrement. Rivet et d’Alès vont s’y employer pendant tout le mois de septembre 1940 en piochant dans les ressourcés des B.C.R. dissous en juin 1940.

Au Colonel d’Alès, technicien confirmé, va échoir la direction effective des B.M.A. Il prendra comme adjoint un officier de haute qualité, le Lieutenant-Colonel Bonoteaux. Déporté, Bonoteaux mourra à Dachau dans les bras d’Edmond Michelet. Le Colonel Rivet, placé ” en disponibilité fictive ” (sic) veillera sur l’ensemble officiel et clandestin. Le 1er octobre 1940, le dispositif d’action et de défense est en place et opérationnel. L’appareil défensif en marche de 1940 à 1942

Il était temps.

Depuis juillet 1940, le réseau T.R. clandestin de contre-espionnage que je dirige, a pris vigueur et réactivé la plupart de ses agents infiltrés dans l’Abwehr. Les informations recueillies s’accumulent. Elles sont de deux sortes:

1 – Les informations d’ordre général sur la constitution, les missions, les moyens des services spéciaux ennemis, notamment ceux installés dans notre pays occupé. Leur exploitation fera l’objet de synthèses dont les données seront expédiées en lieu sûr à Alger. Les renseignements susceptibles d’intéresser les alliés (par exemple les directives de recherches données à l’Abwehr par l’O.K.N. car elles traduisent les intentions de Hitler) leur seront transmis.

2 – Les informations d’ordre particulier concernant la France et son Empire. En ce début d’octobre 1940, elles sont alarmantes. Elles prouvent la volonté de l’ennemi de s’opposer brutalement à toutes formes de résistance, d’imposer sa propagande, de s’infiltrer largement en zone libre, dans l’Empire et surtout en A.F.N. Aux moyens spécifiques de l’ennemi: l’Abwehr, Geheimfeldpolizei, S.D., O.V.R.A., S.I.M., etc… s’ajoutent les complicités de mauvais français de tous bords.

Une action défensive, disposant de moyens répressifs de fortune, mais surtout officiels, est urgente. Il faut que les Français comprennent que l’occupant demeure l’ennemi, que travailler avec ou pour lui, c’est toujours trahir au sens de la loi sur l’espionnage, en vigueur dans les zones non occupées où la France demeure encore souveraine.

La répression officielle c’est l’affaire de la Police, de la Surveillance du Territoire et des Tribunaux militaires maintenus dans chaque Division Militaire Territoriale de l’armée de l’armistice en zone libre et en A.F.N.

Le réseau T.R. sera le pourvoyeur principal de cet appareil répressif, sous la couverture des B.M.A. à qui il appartiendra de le mettre en oeuvre sans révéler notre existence et nos sources.

Mission difficile pour ces B.M.A. car ils doivent protéger nos moyens et nos actions, animer des services officiels sous l’œil inquisiteur de l’occupant et la défiance d’autorités vichyssoises de plus en plus acquises à la politique de collaboration. Mission ambiguë, car les B.M.A. seront parfois saisis d’initiatives contraires à cette politique et devront, plus ou moins adroitement, en minimiser les conséquences. Il y aura des bavures.

Il y aura surtout une œuvre fondamentale de couverture de nos réseaux clandestins. L’ennemi ne s’y trompera pas et le ” fusible ” B.M.A. sautera en août 1942. D’Alès sera limogé sans ménagement. La plupart des chefs de B.M.A. seront poursuivis, arrêtés, déportés… Bonoteaux, Delmas, Roger, Proton, Heliot, Denaenne mourront dans les camps nazis Blattes, Jonglez de Ligne, de Bonneval (futur aide de camp du Général de Gaulle) en reviendront meurtris. J’en passe et m’en excuse, car de tels sacrifices consentis en toute connaissance de cause méritent mieux que l’indifférence, le sarcasme ou l’oubli.

T.R. – B.M.A. – Surveillance du Territoire – Justice militaire Pour conclure cet exposé, quelques cas concrets devraient aider à la compréhension du fonctionnement de cet appareil de défense. Au-delà de notre action secrète, nous avons voulu de 1940 à 1942 associer au maximum les forces encore vives de notre nation à notre lutte contre l’occupant. Pour si paradoxal que cela puisse apparaître à certains, nous pouvons nous enorgueillir de l’avoir tenté et souvent réussi. Ce qui suit tend à le démontrer.

Juillet 1940: Une commission d’armistice allemande s’installe à l’Hôtel du Roi René à Aix-en-Provence. Les écoutes installées par notre poste clandestin de Marseille (T.R. 115) révèlent la présence en son sein de membres de l’Abwehr soucieux de l’état d’esprit des militaires, des populations, de l’activité de la flotte, des camouflages d’armes, etc… C’est un jeu d’introduire dans cette commission plusieurs agents de pénétration.

En septembre 1940, T.R. 115 découvre qu’un couple d’origine allemande, réfugié israélite en France depuis 1938, a offert ses services aux nazis. Son activité est intense. Elle menace les entreprises clandestines de camouflage d’armes ainsi que certaines filières d’évasion par voies maritimes ou terrestres.

En décembre 1940, je décide d’y mettre fin. T.R. 115 s’en ouvre confidentiellement au commandant Jonglez de Ligne, chef du Bureau M.A. de la XV° Division Territoriale de Marseille. La surveillance du territoire est alertée. Herbert S. et Hélène G. sont arrêtés. Devant l’abondance des informations sur leurs activités, ils se résignent aux aveux non sans arrogance et la menace d’en appeler aux vainqueurs, leurs employeurs. Devant le” bruit “que cette affaire d’espionnage (la première depuis l’armistice) pourrait susciter en métropole, le Colonel d’Alès, patron des B.M.A. obtient de la Justice militaire que le couple soit discrètement transféré en A.F.N. Six mois plus tard le Tribunal militaire d’Oran condamne l’homme à mort et la femme à la prison sans qu’en aucune circonstance le réseau T.R. ait été mis en cause.

Septembre 1940: Un soldat britannique, Harold C., fait prisonnier en juin 1940, s’évade et se réfugie à Lille. En accord avec nos agents T.R., il organise au profit de l’I.S. un embryon de réseau de renseignements et surtout une chaîne d’évasion.

Nous établissons un relais à Paris avec l’aide du réseau Kléber et faisons aboutir cette chaîne à Marseille chez le correspondant de l’I.S., le Capitaine Garrow en rapport avec notre poste T.R. 115.

Imprudent et trop dispersé, C. est repéré par l’Abwehr et arrêté en mars 1941. Pour échapper à la répression, il accepte de poursuivre son activité sous le contrôle de l’ennemi. Ignorant de ce retournement, nos agents ne peuvent que constater les dégâts dans les réseaux de l’I.S. et en rechercher l’origine. Plusieurs indices font porter les soupçons sur C.

Le sentant brûlé dans le Nord, l’Abwehr décide de le transférer dans la région parisienne où, sous le nom de D., il devra pénétrer l’un des premiers et remarquable réseau de résistance: ” Le Musée de l’Homme “. Ce sera chose faite en juillet 1941. Les arrestations succèdent aux arrestations. Torturé à mort, le grand savant Holweck s’éteindra en février 1942.

Grisé par ses succès, D. a cru bon d’entretenir comme couverture vis-à-vis de l’I.S. et de T.R., la filière lilloise d’évasion et son relais parisien. Ce sera sa perte.

C’est André Postel-Vinay, du réseau Kléber, qui est l’habituel correspondant de C. à Paris. Leurs contacts se multiplient. C. découvre l’activité de Kléber. C’est la bonne affaire pour l’Abwehr. A partir de septembre 1941, ce sont les premières arrestations. Fin 1941, c’est le tour de Postel-Vinay, en 1942 se seront les chefs de poste du réseau.

Alerté, notre poste T.R. 113 de Paris (Michel Garder) a vite fait le rapprochement C.-D.. Un agent de pénétration est infiltré dans la filière avec mission de convaincre l’anglais de “ l’existence “d’une importante filière d’évasion vers la Suisse, basée à Lyon et où il pourrait être introduit. Fort intéressé, C. décide de se rendre en zone libre. Le Ier juin 1942, il arrive à Lyon et tombe dans la souricière organisée par le B.M.A. de la XIX° Division Militaire, alerté par T.R. La Surveillance du Territoire l’arrête et provoque ses aveux.

Devant l’abondance des preuves de ses activités criminelles à Lille et à Paris, il sera condamné à mort par le Tribunal militaire de Lyon quelques jours avant l’entrée de la Wehrmacht en zone libre, le 11 novembre 1942. Il échappera au peloton d’exécution et sous la pression des allemands, le maréchal Pétain accordera sa grâce.

Ce ne sera pas la chance du Français Henri D.. Ce traître qui a fait des ravages dans le réseau ” Combat ” d’Henri Frenay a été fusillé dans le fort de Montluc à Lyon le 16 avril 1942 par un peloton de l’armée de l’armistice.

Employé aux messageries Hachette de Paris, D. faisait chaque semaine depuis fin 1940, un voyage aller et retour à Lyon pour assurer les livraisons de cette entreprise entre les deux zones. Un ausweiss de complaisance permanent lui avait été accordé sur l’intervention de l’Abwehr qui contrôlait de la sorte le trafic des messageries Hachette et pouvait à l’occasion utiliser les services de D.

L’officier traitant de l’Abwehr est une vieille connaissance de nos services clandestins de C.E. Le Hauptmann Binder de l’Ast de Stuttgart est ” pénétré ” depuis 1938 par un agent de notre poste T.R. 114 de Lyon et pas grand chose ne nous échappe de son activité en France. En octobre 1941, ” Combat “qui a grand besoin d’assurer ses liaisons permanentes entre la zone Nord et la zone libre, a repéré à Paris les possibilités offertes par l’homme des messageries Hachette.

Pressenti, D. accepte (après réflexion et accord enthousiaste de Binder) de transporter dans sa camionnette le courrier de ” Combat ” de Paris à Lyon et vice versa.

Dès lors, l’Abwehr va contrôler l’activité de ce réseau. Les arrestations se multiplient. Binder exulte et fait quelques confidences à notre ” pénétrant “. Il parle d’une camionnette Hachette qui circule en permanence entre Paris et Lyon et dont le chargement l’intéresse.

Avec le concours de la gendarmerie de la ligne de démarcation, la camionnette est identifiée par T.R. 114. En janvier 1942, le B.M.A. de Lyon alerté, provoque l’arrestation de son conducteur. D. habilement interrogé par le commissaire Truffe de la Surveillance du Territoire passe aux aveux.

Le dossier de l’affaire est solide! Les dégâts sont graves. Frenay est menacé. Jean Moulin est identifié.

Descours, chef du B.M.A. de Lyon, fait signer par le Général Commandant la 14° Division Militaire un ordre d’informer pour atteinte à la sûreté extérieure de l’Etat.

La taupe du réseau ” Combat “sera condamnée à mort par le Tribunal militaire. Son recours en grâce sera refusé. Il sera exécuté.

J’invite le lecteur à en méditer le motif officiel: ” Agent rétribué d’une organisation ennemie d’espionnage, Henri D. a recherché et livré des renseignements secrets intéressant la Défense Nationale “. Nous sommes en 1942.

En guise de conclusion J’aurais pu multiplier les cas concrets illustrant cette action répressive, stupéfiante pour certains esprits bornés. De fin 1940 à Novembre 1942, soit en deux ans, il a été procédé en métropole et en A.F.N. à 2.327 arrestations d’agents de l’Axe. Des dizaines furent passés par les armes.

Je me suis borné à trois cas significatifs mettant en cause un Allemand, un Anglais et un Français…(1) Le sort de ce dernier fut impitoyable. Laval, saisi par Abetz de cette ” grave atteinte à la politique de collaboration ” au moment où il revenait au pouvoir, le 18 avril 1942, deux jours après l’exécution de D., allait signifier à Rivet l’arrêt de mort des B.M.A. Mais nos réseaux clandestins étaient saufs.

(1) Les dossiers de ces 3 affaires sont aux Archives de la Justice Militaire au Blanc (36300), ouverts aux chercheurs. Annexe Extraits du rapport du 28 novembre 1942 de la section III de l’Abwehrstelle de Paris. …« Notre contre-espionnage a permis d’avoir les preuves certaines que les services secrets français ont continué au cours des années 1940 à 1942 et en violation des conventions d’armistice, à faire de l’espionnage contre l’Allemagne, notamment contre les troupes d’occupation en territoire français »…

Nota: Le document original trouvé à Berlin en 1945 a été traduit et communiqué au Colonel P. Paillole en 1946 par M. K. du S.D.E.C.E., chargé, dès la fin de 1944 par la D.S.M., de l’exploitation des archives allemandes saisies en France et en Allemagne à partir de juin 1944.




Un heros due CE francais raconte.. Le Capitaine Morange du T.R. 115 (1)

Avant de nous quitter, il y a déjà plus d’un an, Roger Morange avait entrepris, dans le cadre d’une étude générale sur « les X. dans la Résistance » la préparation d’une thèse de doctorat d’État sur les activités du Contre- Espionnage français clandestin dans le Sud-Est de la France occupée.

Lui-même avait été en 1943 le chef de notre poste T.R. de Marseille : T.R. 115, puis Glaïeul.

Il avait bien voulu m’associer à ce vaste projet. Avec la méthode et la précision qui étaient dans sa nature, il fouillait les archives, les livres, creusait dans sa riche mémoire, appelait les témoignages. En dépit d’une santé qui chancelait, son travail avançait, toujours remis sur le chantier avec une obstination d’autant plus émouvante que nous sentions ses forces l’abandonner.

Hélas, il laisse une oeuvre inachevée mais d’une exceptionnelle valeur pour l’Histoire de nos Services. D’accord avec son épouse qui le secondait avec autant de dévouement que de compétence, nous n’avons pas voulu qu’elle tombe dans l’oubli. Avec elle nous avons pensé que ces souvenirs de Morange, ses observations, ses réflexions pouvaient non seulement enrichir notre patrimoine, mais encore — et peut-être surtout — servir utilement nos successeurs tant cet esprit curieux savait tirer les conséquences et les enseignements des événements et des faits dont il était l’acteur ou le témoin lucide.

Ainsi a été constitué un comité d’études chargé d’extraire à l’intention de notre Bulletin et des diverses instances nationales chargées de veiller à « cette sacrée Vérité », les bonnes feuilles de ce que l’on peut appeler les Mémoires de Roger Morange alias Mordant. Pour commencer nous présentons le récit de son arrestation par la Gestapo de Marseille à la fin de 1943. Il sera suivi par celui de son interrogatoire et de son évasion. Cette publication vient à son heure, au lendemain du procès de Lyon et à la veille de la nouvelle procédure intentée à l’encontre de Klaus Barbie à propos de l’affaire Jean Moulin. On va retrouver dans le récit de notre camarade cet expert en trahison qu’était Jean Multon, alias Lunel, transfuge du groupe « Combat » arrêté le 28 avril 1943 par la Gestapo de Marseille et « retourné » sans grande difficulté par elle. C’est Multon qui est à l’origine des catastrophes qui se sont abattues sur la Résistance en 1943 : arrestations de Bertie Albrecht, collaboratrice d’Henri Frenay (fin mai 1943), du Général Delestraint, chef de l’armée secrète (9 juin 1943), de René Hardy (7 juin 1943) enfin, dont les conséquences furent si funestes. J’en passe. On va retrouver, face à Morange, le célèbre Dunker, dit Delage, homologue de Barbie à Marseille. Aussi cruel et prétentieux que le S.S. lyonnais — Lui aussi mentionné en 1944 dans nos listes de criminels nazis remises aux services français et alliés de sécurité, accolés aux grandes unités de débarquement. Il eut bien le sort qu’il méritait : il fut fusillé le 28 septembre 1947.

Situation du C.E. à Marseille en 1943 Avant de laisser la parole à Morange, il m’apparaît nécessaire de rappeler la situation générale de nos services en 1943. Depuis mai 1942 le commandant Laffont, alias Verneuil, a pris ma place à Marseille à la tête de notre organisation clandestine de C.E. offensif : le T.R. Je suis moi-même en charge de l’ensemble de nos services de sécurité offensifs (T.R.) et défensifs (S.M.). Ils sont en pleine évolution en raison de la répression allemande et des entraves de la police de Vichy.

L’activité croissante de l’Abwehr, celle de plus en plus envahissante du S.D. et de la Gestapo, l’imminence du débarquement allié en A.F.N., m’ont conduit à étoffer le T.R., en particulier en donnant à Verneuil deux collaborateurs supplémentaires d’une qualité exceptionnelle les capitaines Paul Bernard et Roger Morange. A Marseille, précisément, le poste T.R.115 qui a compétence sur la Provence-Côte-d’Azur, est dirigé de mains de maître par le capitaine Guiraud (alias Georges-Henri), un ancien du poste S.R. de Marseille dont le colonel Gallizia vient de retracer l’existence dans nos Bulletins. Le 11 novembre 1942, conséquence du débarquement allié du 8 novembre en A.F.N., la Wehrmacht a occupé la Zone Sud. Entre le 12 et le 26 novembre 1942, Verneuil et moi nous décidons du devenir de notre CE, métropolitain. Je me propose de le renforcer et surtout d’organiser ses liaisons avec Londres et Alger.

La Direction du T.R. éclate. Verneuil quitte Marseille et installe son P.C. en Auvergne. Morange, alias Mordant, est affecté sur place au poste T.R.115.

Après un bref moment de flottement, l’activité du C.E. clandestin reprend de plus belle, encouragée, stimulée par deux faits essentiels : — le parachutage près d’Issoire de Michel Thoraval le 19 janvier 1943, venu de Londres, — l’arrivée en sous-marin, le 5 février 1943, de l’équipe Caillot-Guillaume, venue d’Alger… Porteurs de directives, de fonds et de postes radios, mes messagers donnent à leurs camarades métropolitains la certitude que désormais ils ne seront plus seuls, qu’ils seront entendus, écoutés, et que leurs efforts sont indispensables au succès de nos armes. Hélas, en juin 1943, l’organisation ancienne de T.R. est fortement ébranlée par une série de graves arrestations Gatard et Chotin à Limoges, Johanès et Simonin à Clermont-Ferrand, Garnier, Saint-Jean avec nos vieilles archives près de Nîmes, etc. Il faut réorganiser la maison décentraliser davantage, adapter d’autres méthodes, doubler les précautions… Guiraud (alias Georges-Henri) devenu « Soleil » prend la responsabilité de la Zone Sud., Son secteur s’étend des Alpes-Maritimes aux Pyrénées Atlantiques. Son ex-poste T.R.115, désormais baptisé « Glaïeul », passe sous la direction de Morange. Dans le même temps la Sécurité Militaire clandestine s’organise sous l’impulsion du futur Général Henri Navarre (alias Augusta). La région de Marseille est confiée au Commandant Jonglez de Ligne. Un Seigneur! En face, le poste S.D.-Gestapo de Marseille s’est considérablement renforcé, conscient de l’importance croissante de nos services dans cette région et de leur travail intensif. Il est installé confortablement rue Paradis. En janvier 1943, le S.S. Scharfiihrer Ernst Dunker, alias Delage, est adjoint au S.S. Haupt-sturmführer Günter Hellwing, Chef de la Section IV de ce poste. Il a 31 ans. C’est déjà un vieux professionnel de l’espionnage. En 1940, en Tunisie, il fut « accroché » par nos Services et relâché sous la pression des autorités occupantes. Il vient de Paris où il servait d’interprète à la Gestapo de la rue des Saussaies. …« ses yeux bleus verts, durs et vides, clairs et faux, sournois par habitude séculaire d’obéissance servile, cruels par nature »…. telle est la description qu’en fait Pierre Nord. Dunker connaît Marseille. Il sait que pour réussir il faut travailler avec « le milieu », selon ses méthodes et disposer de gangs. En trois mois, il montera son affaire et les coups vont s’abattre. Le 28 avril 1943, c’est Jean Multon, alias Lunel qui tombe entre ses griffes et cède à la peur et à la tentation. Après l’hécatombe dans le groupe « COMBAT » et la catastrophe de Caluire, c’est Morange qui va être la victime de l’infernal duo Multon-Dunker. Écoutons Morange :

par Roger MORANGE

Multon était le secrétaire, l’homme de confiance de Chevance, l’adjoint d’Henri Frenay, créateur et chef de « COMBAT ». Il savait tout sur ce groupe de résistance.

LE GUET-APENS Mon rendez-vous avec Stefan Frederkind était très important. Depuis l’occupation de la Zone Sud en novembre 1942, notre poste de Marseille, T.R.115, avait mis en sommeil ses agents de pénétration dans l’Abwehr; tous, sauf Frederkind, homme de confiance de l’Abwehr qui, en sa qualité de fournisseur des mess des officiers avait ses entrées non seulement dans les bureaux de l’Hôtel Lutétia mais aussi dans les principaux États-majors allemands de Paris. Je désirais, grâce à lui, posséder un informateur d’autant plus utile que l’Abwehr l’avait prié de constituer un réseau d’agents français en Zone Sud. Rendez-vous avait été pris pour le samedi 11 décembre 1943 à 17 heures à la Brasserie du Parc au Rond-point du Prado. Notre camarade Lomnitz devait y amener son ami Stefan. A peine rentré dans le Bar, j’ai une mauvaise impression pas de barman, deux hommes au comptoir me tournent le dos. A une table isolée, Bernard Lomnitz est assis à côté d’un inconnu. Tous les personnages sont immobiles et silencieux. Lomnitz ne fait pas un mouvement, je m’approche de lui et je vois alors son visage tuméfié avec une barbe hirsute. Avant d’avoir ouvert la bouche, les deux consommateurs du bar m’encadrent, tandis que le compagnon de Lomnitz sort un pistolet, démasquant les menottes qui les relient ensemble. — Police, vos papiers! Sans même les regarder, ils les confisquent, tandis qu’un quatrième « policier » entre dans le bar. Je l’identifie, c’est Lunel, ancien secrétaire régional des M.U.R., qui, depuis son arrestation, le 23 avril 1943, est passé au Service de la Gestapo. Barrioz, chef régional de « COMBAT » me l’avait présenté au début de l’année comme étant son secrétaire personnel et son « homme de confiance» (!!!).

— Suivez-nous! Toute résistance est impossible. Un petit cortège se forme. En tête, Lomnitz enchaîné à son gardien. Je suis derrière et les trois autres ferment la marche. On ne m’a pas mis les menottes, circonstance favorable… J’en profite pour me retourner et demander : « Vous êtes de la Police? Mais quelle Police ? — Police allemande !… Une violente poussée sur les deux personnages les plus proches et je détale éperdument. Les policiers commencent par s’assurer de Lomnitz, puis sortent leurs pistolets. C’est une belle « schieserei » sur le Prado. Deux Feldgendarmes, la plaque autour du cou, attendent le tramway. Ils aperçoivent ces civils suspects qui tirent des coups de feu. Ils dégainent à leur tour et menacent les hommes de la Gestapo. Ce quiproquo me permet de gagner de précieuses secondes. A l’Ecole d’Artillerie de Fontainebleau, j’étais champion du 1.000 mètres c’est le moment de le prouver… Je cours de mon mieux en zig-zag. Les balles commencent par me rater, mais un coup heureux de Lunel m’atteint à la cuisse. Je ressens un choc brutal, ma jambe gauche s’alourdit, je dois m’arrêter. Je m’effondre sur un banc où Lunel, haletant, me rejoint son pistolet à la main. Triomphant, il crie : « Salaud, je t’ai eu! » Cette fois, on me passe les menottes et je suis poussé vers la traction avant des Policiers dont les coussins sont bientôt inondés de mon sang. Le trajet est bref jusqu’au siège de la Gestapo qui est à quelques centaines de mètres dans le haut de la rue Paradis. C’est le premier contact avec Dunker. Soutenu par mes gardiens, je me traîne jusqu’à l’ascenseur. Mon cas est mauvais dès le départ. Pris dans une souricière après une tentative de fuite, je suis éminemment suspect. Le pire, c’est Lunel ! Le misérable me connaît comme officier résistant et ami de son ex-patron Chevance. Il est inutile de faire l’innocent. Je suis affalé sur une chaise. Mon pantalon poisseux est lourd de sang et les gouttes commencent à tomber sur le plancher. Il me reste pourtant assez de vitalité pour apostropher violemment les tristes sires qui sont devant moi : – Vous êtes des salauds et des traîtres, vous collaborez avec la Gestapo. Vous ne perdez rien pour attendre, les alliés vont débarquer, l’Allemagne est perdue et vous serez tous arrêtés et fusillés. Vous, Lunel, le premier qui avez trahi le Mouvement « COMBAT ». Vous savez que celui-ci vous a condamné à mort. Une seule chose m’étonne, c’est que vous soyez là encore vivant! Lunel blêmit, les autres ne disent mot, mais un homme vient d’entrer dans la pièce. Il s’emporte en entendant ces anathèmes : — ” Quoi? un prisonnier qui profère des menaces? Comment osez-vous parler sur ce ton? Vous parlerez quand je vous questionnerai. D’ici là, taisez vous ou je vous ferme la gueule à coup de cravache.” De taille moyenne, vigoureusement bâti, ses yeux gris bleus ont une lumière dure. Son ton de commandement est sans réplique. Je suis entre les mains de Dunker, alias Delage, l’un des chefs de la Gestapo de Marseille. Par une porte entrebâillée, j’aperçois dans la pièce voisine, Lomnitz et Frederkind enchaînés sur leurs chaises et prostrés, le menton tombant sur la poitrine. J’apprendrai plus tard qu’ils ont été cruellement battus pour leur faire avouer l’identité du personnage qui avait rendez-vous avec eux. Aucun d’eux ne révélera mon nom. Pour eux, je suis seulement « Monsieur René ». Après avoir renvoyé ses acolytes, l’Allemand reste seul avec Lunel et moi. Après avoir pris la précaution de m’attacher les mains dans le dos avec les menottes, l’interrogatoire commence.

L’INTERROGATOIRE DU CHEF DE T.R.115 — Quel est votre nom? votre vrai nom, bien sûr! ne perdons pas de temps. Nous saurons vous faire avouer rapidement. Une simple piqûre et votre tête devient grosse comme un ballon. Alors racontez gentiment votre histoire. Choisissez, et vite ! Je suis à demi évanoui, mon cerveau tourne à toute allure : nier mon identité et mon activité en bloc, c’est peine perdue devant Lunel. Le traître m’observe avec des yeux froids, derrière de grosses lunettes. Il faut lâcher un morceau et gagner du temps — Je suis le Capitaine Mordant de l’État-Major de l’Armée. Les papiers que je porte au nom de Martigny sont faux et m’ont été remis par le Bureau M.A. de Marseille avec lequel je travaillais jusqu’à la dissolution de l’Armée d’Armistice. Mon rôle consiste à chercher des terrains de parachutage pour recevoir des émissaires d’Alger. Dunker essaie de me faire préciser certains points. Je perds opportunément connaissance. Alors seulement on songe à arrêter mon hémorragie et je suis transporté rapidement dans une clinique de la Kriegsmarine, près d’Endoume. Je reçois les soins éclairés de deux jeunes médecins allemands, fort sympathiques. — Vous avez beaucoup de chance! dira l’un d’eux. La balle est entrée et sortie en frôlant l’artère fémorale qui n’a pas été lésée, heureusement. Un sondage récupère divers morceaux de tissu restés en chemin. Injection antitétanique et puis piqûre de morphine. Je m’endors benoîtement… Vers 22 heures, tel un cauchemar, Dunker me réveille. Cette fois, il me parle de Frederkind. — Qu’est-ce que vous faites avec lui? — Je connais Frederkind comme un officier allemand de Paris qui voyage beaucoup et fait un peu de marché noir. A ce titre, il me vendait du whisky. — Ce n’est pas vrai! Frederkind n’est pas officier. C’est un agent des Services Allemands. Il a trahi notre cause. Aujourd’hui je n’ai pas le temps d’en parler davantage. Je veux seulement savoir ce que représentent ces clés. — Ce sont celles de mon appartement, rue de Suez. — Et celles-ci ? Ce sont celles d’un deuxième appartement que j’ai loué 46, boulevard Rabateau pour loger les éventuels arrivants d’Alger. Dunker perquisitionnera aussitôt rue de Suez. Evidemment il ne trouvera rien. Boulevard Rabateau, par une malchance extraordinaire (cet appartement est en principe vide), il tombe sur mon chef de Secrétariat, l’Adjudant-Chef Marchal qui était venu, à tout hasard, m’apporter des télégrammes d’Alger. Vers 22 heures de ce même funeste samedi, Marchal est, hélas, arrêté dans l’appartement par la même équipe qui m’avait capturé à 17 heures. Il est horriblement battu à plusieurs reprises dans la journée du dimanche. Il réussit à gagner du temps et ce n’est que le lundi 13 décembre, à bout de forces, qu’il avoue l’adresse de notre Bureau. La Gestapo perquisitionne sur le champ. Elle trouve les locaux vides… Il s’est passé près de deux jours depuis ma disparition et mes camarades ont appliqué ma consigne très stricte : « Si l’un de ceux qui connaissent le bureau ne donne pas signe de vie pendant vingt-quatre heures, il faut le présumer arrêté, tout déménager immédiatement et disparaître. » Or, j’avais pris rendez-vous pour le samedi 17 heures avec mon adjoint, le Lieutenant Laffitte. A cette heure, j’étais sur la table d’opération de la clinique de la Kriegsmarine d’Endoume. Laffitte laisse passer la nuit. Il se présente le dimanche à midi au rendez-vous de rattrapage prévu dans les cas analogues. Toujours pas de Mordant! Inquiet, Laffitte alerte les camarades du Poste. Il déménage lui-même le bureau et tout le monde s’évanouit dans la nature. Quand la Gestapo a fouillé le bureau le lundi, elle est arrivée avec un jour de retard… tout est vide!

L’INTERROGATOIRE MUSCLE — LA BAIGNOIRE Le lundi soir, 13 décembre 1943, on me transfère de la clinique militaire allemande à la prison des Baumettes où je fais une entrée très remarquée appuyé sur mes béquilles. Dans la cellule 17, je retrouve l’Adjudant Marchal et Bernard Lomnitz tous deux fort mal en point. Curieusement, aucune confrontation n’a eu lieu avec Frederkind que je n’ai plus revu de ma vie. Nous apprendrons, plus tard, que la Gestapo de Marseille l’a mis à la disposition du B.D.S. de Paris. Il a dû exploiter avec allégresse ce camouflet infligé à l’Abwehr, son rival détesté. Quel scandale! L’homme de confiance de l’Hôtel Lutetia. Frederkind était en fait un homme de confiance des Français depuis plus de cinq ans!

Nous voici au Secret rigoureux. Plus de soins médicaux pendant huit jours. Par bonheur, les sulfamides allemandes reçues à la clinique de la Kriegsmarine étaient de première qualité et ma blessure, sans jamais s’infecter se cicatrisa en quelques semaines, grâce aux soins diligents de l’infirmière française de la Croix-Rouge, Mlle Guérin. Elle pansait tous les jours les éclopés revenant d’interrogatoires dans des états pitoyables.

Le 22 décembre 1943, on vient me chercher pour un interrogatoire qui doit aller au fond des choses. Dunker est tout miel et s’exprime en un français excellent. — Nous n’en voulons pas aux officiers français qui font leur service. Nous punissons les traîtres comme Frederkind qui s’appelle en réalité Friedmann. Il est juif comme Lomnitz et n’est pas un officier. C’est un agent allemand qui a trahi notre Service. Qu’avez-vous à me dire sur lui? Si vous avouez la vérité, vous ne serez plus inquiété et envoyé dans un Oflag jusqu’à la fin de la guerre.

Je réponds par des généralités. Je mets en avant ma qualité fragile de « prisonnier de guerre ». Impatienté, il s’écrie — Vous allez parler! Oh, nous ne toucherons pas un cheveu de votre tête, mais c’est vous qui m’appellerez lorsque vous le déciderez vous-même.

Sur un signe, Lunel et un autre agent français de la Gestapo, Charles R…, me conduisent dans la salle de bains. Ils me donnent l’ordre de me déshabiller. Une fois nu, ils me mettent les menottes aux poignets et aux chevilles et je suis basculé dans la baignoire pleine d’eau glacée.

Nous sommes le 22 décembre. Le traitement de la baignoire est inspiré d’un supplice, qui, en Chine, est pratiqué en liant le patient à un poteau planté dans le lit d’un torrent glacé, le courant rafraîchit sans arrêt le corps. Celui-ci se contracte en crampes douloureuses, avec des troubles oculaires et une agression violente du système vaso-constricteur, génératrice de crises cardiaques. Avec la Gestapo, le refroidissement est l’oeuvre de la température basse qui entre par la fenêtre et par des blocs de glace qui flottent dans la baignoire. C’est, si l’on peut dire, un supplice « propre » qui ne laisse pas de traces sur le corps, il évite toute fatigue aux tortionnaires. Assis sur des chaises, ils se contentent de me surveiller, confortablement emmitouflés dans de bons manteaux. Des camarades me raconteront plus tard comment certains tortionnaires accélèrent l’effet du froid en plongeant la tête du détenu sous l’eau jusqu’à suffocation. Je n’ai pas subi cette variante. J’avoue que la réfrigération à elle seule est déjà très convaincante! Affaibli par ma blessure, je m’efforce de tenir bon. L’épuisement finit par me gagner. Je sens que je vais céder en me souvenant de ce que recommandait notre Chef, le Commandant Verneuil : « Si vous vous obstinez à vous taire, ils s’obstineront à vous faire parler. La partie est inégale, ne les bravez pas, ne faites pas le malin, n’attendez jamais le dernier moment où vos forces vous abandonnent. Faites semblant de céder, essayez de « les avoir à la Chansonnette », vous y gagnerez au moins un répit. Occupez vos insomnies à préparer vos aveux, ceux qui ne compromettent rien ni personne, si ce n’est que vous-même. Parlez d’organisation générale, de pseudos brûlés, de lieux de rendez-vous périmés, de boîtes aux lettres abandonnées, de camarades hors d’atteinte. Lâchez tout « cela par tranches, car eux, s’y reprendront à plusieurs fois avec vous. » Mes forces m’abandonnent. Je n’ai plus qu’à crier « Grâce » ! Je suis toujours sous la surveillance de R… et surtout de Lunel. Il lit un journal mais paraît mal à l’aise en me regardant. -Arrêtez, je vais parler! Ils se dressent tous les deux. Me retirent de la baignoire à demi gelé, incapable de remuer. Je suis porté à nouveau devant Dunker. Des soins énergiques me redonnent chaleur et vie : frictions vigoureuses, claques, peignoir chaud, café brûlant… Je remis! En avant pour la « Chansonnette ».

« LA CHANSONNETTE » D’une façon générale, mon activité depuis le Maroc était suffisamment variée pour que « la Chansonnette » fut garnie d’adresses vérifiables mais périmées et d’événements intéressants, mais dépassés. C’était un jeu très professionnel et routinier pour tout Officier de Contre-espionnage que d’alimenter astucieusement les réponses aux questionnaires allemands apportés par nos agents de pénétration dans l’Abwehr. Selon un plan approuvé, nous « révélions » des renseignements rigoureusement exacts, mais déjà connus ou sans conséquence. Aux questions posées par Dunker, je réponds donc en me référant au passé. Je décris l’organisation générale du T.R. métropolitain avec sa tête à Marseille alors que la « Villa Eole » est abandonnée depuis plus d’un an et que Paillole lui-même siège en Algérie, hors de portée. Une mention spéciale fut accordée aux liaisons avec Alger par le « tube » sous-marin « Casabianca ». Je ne risquais guère de commettre des indiscrétions étant donné l’anonymat absolu des officiers qui transitaient et du fait que depuis novembre 1943 la liaison par tube Métropole-Alger est interrompue. Aux questions relatives à l’organisation interne de T.R. 115, j’oppose les cloisonnements rigoureux entre les hommes. Chacun de mes subordonnés ne rencontrait que l’échelon immédiatement supérieur et l’échelon immédiatement inférieur. Ainsi, le chef radio ne rencontrait que le chiffreur (échelon supérieur) et ses propres « pianistes » (sous-officiers radio) à l’échelon inférieur. L’un est spécialisé dans l’écoute d’Alger, les deux autres émettent alternativement, l’un à la campagne, dans une voiture dont les accumulateurs alimentent le poste, l’autre à Marseille sur le courant de la ville. J’ignore tout des emplacements d’émission et des détails techniques. Ils sont du ressort exclusif du chef radio dont je ne connais pas l’adresse. Les appareils sont au nombre de Trois. La voiture utilisée est garée à une adresse que je donne. La Gestapo se précipite et met la main sur une 203 Peugeot restée au garage ce qui confirme la véracité de mes « aveux ». J’ajoute, toujours en veine de « confidences » : « le tableau journalier des émissions radios se trouve dans les papiers que vous avez saisis à mon bureau ». Cette déclaration laisse Dunker impassible. J’en conclus qu’il n’avait rien saisi et que le bureau avait été déménagé en temps utile. Il se contente de demander — Comment assuriez-vous la sécurité de vos émissions? — Par les soins d’un surveillant. Il reste dehors et guette l’arrivée des voitures goniométriques. Celles-ci sont très reconnaissables. Elles se déplacent lentement en tâtonnant, selon l’audition plus ou moins claire de leurs écoutes. Dunker reste pensif. Il passe à un autre sujet — Quelle était votre activité? — Nous ne faisions pas d’espionnage, mais du contre-espionnage. Nous recherchions les traîtres français, les réseaux de la Collaboration et notamment ceux de la Gestapo. Nous nous intéressons aussi à la situation intérieure française : S.T.O.-P.P.F., réfractaires, terrorismes. Nous voulons que soient réduits au minimum les désordres inévitables qui suivront l’effondrement de Pétain et de Vichy.

A cet appel du pied, Dunker réagit : Il me fait un discours sur la lutte commune contre le bolchevisme. — Pourquoi un officier patriote comme vous est-il notre adversaire? Nous devrions lutter ensemble comme le demande le Maréchal Pétain. Je ne résiste pas à lui lancer — Bravo pour votre collaboration qui torture un officier blessé! Sans répondre, il me demande pour qui je travaille à Alger. — Pour le Général Giraud. Cette réponse le fait rire. Il estime que pour les Français il n’y a qu’un choix Pétain ou de Gaulle. — Mais continuons! Quels sont vos réseaux d’agents? — Je n’en ai pas. Nos agents d’avant-guerre ont été mis en sommeil après l’Armistice, puis liquidés définitivement lorsque vos Services ont saisi nos archives en 1943. Notre rôle était surtout de recevoir les informations recueillies auprès des autres organismes de résistance et de les transmettre à Alger soit par radio, soit par sous-marin. Il est vrai que je voulais utiliser Frederkind. En l’arrêtant, vous avez supprimé notre unique agent allemand que je ne connaissais pas encore moi-même. Dunker hoche la tête. Par bonheur il n’insiste pas. — Quelles sont vos liaisons avec Alger? — Il existe à Marseille depuis six mois environ un réseau T.R. bis qui double le nôtre. Il a, en particulier, la mission d’organiser les liaisons avec Alger par le sous-marin « Casabianca » et il rembarque les personnalités de la Résistance qui viennent rendre compte au Gouvernement Provisoire de l’activité de leurs réseaux. Du printemps à l’automne, ces liaisons ont marché chaque mois en un point différent de la côte méditerranéenne. Mais la liaison du 26 novembre a été interceptée par une patrouille allemande qui, en tirant dans la nuit, a tué un agent de la Résistance de Toulouse. Les autres personnes ont pu se disperser dans la nature. Dunker ricane méchamment. — Oui, si j’avais été là, tout le monde aurait été pris. — D’ailleurs, je sais tout ce qui se passe dans le réseau de votre ami Jean-Marie, je les laisse s’agiter. Quand je le déciderai, j’arrêterai tout le monde. « La Chansonnette » s’étala ainsi sur plusieurs jours. Elle fut souvent interrompue du fait des absences de Dunker appelé dans d’autres affaires… Pendant ses absences, je restais menottes aux mains sous la garde de R… qui en profite pour me glisser qu’il travaille sous la contrainte. Pour prouver sa bonne foi, il me dit qu’ils n’ont rien trouvé en perquisitionnant dans notre bureau. Précieux renseignement qui simplifiera mon interrogatoire. Toutefois, je reste sur mes gardes car le sympathique R… a plus de chances d’être un mouton qu’un allié. C’est sur la base de ces « aveux chansonnettes » que Dunker put rédiger un magnifique Procès-Verbal. Il ne pouvait entraîner aucune arrestation. Le seul butin fut la 203 Peugeot dont s’emparèrent les gestapistes pour leur usage personnel. De son côté, Dunker confisqua divers objets saisis dans mon logement tels que disques, livres et tapis.

°°° Au cours des séances d’interrogatoire qui ont suivi l’épisode de la baignoire, le détenu ne fut plus maltraité. Il s’était établie entre lui et Dunker une atmosphère relativement courtoise. Dunker veillait même à ce que mon pansement fût changé tous les jours, m’offrait café et cigarettes. Un jour, il me posa calmement la question — Pour le moment, c’est moi qui vous garde. Qui dit qu’après le débarquement américain les rôles ne seront pas inversés. Vous êtes un officier qui ne s’incline plus. Vous chercherez à vous évader, j’y veillerai et vous ne vous évaderez pas




BARBIE et Nos Services Speciaux

A maintes reprises et le plus souvent de façons fantaisistes, nos anciens Services ont été mis en cause par les media à propos de Klaus BARBIE et des conditions dans lesquelles il avait échappé à la Justice.

Dans son éditorial Michel Garder situe le personnage et, fort justement, dit ce qu’il pense de son prochain procès. Il m’a semblé, quant à moi, nécessaire de préciser ce que furent nos interventions dans ce que l’on peut appeler l’affaire BARBIE.

C’est en avril 1943 que la Direction de la Sécurité Militaire à ALGER reçut les premiers renseignements sur l’Oberstumführer (Lieutenant) BARBIE. Notre poste T.R. 114 de LYON nous indiquait qu’il était le Chef de la Section IV de la SPIDO/SD de cette ville. Il soulignait son intense activité et sa brutalité. D’autres renseignements allaient nous confirmer le rôle cruel joué par BARBIE et sa section IV dans les arrestations — parfois en liaison avec l’Abwehr, de plusieurs de nos agents. Ainsi, les officiers du POSTE S.R. de Lyon : LOMBARD, SCHMIDT, MISSOFFE, etc…; la chasse brutale diligentée par BARBIE contre l’abbé VORAGE et Henri MORTIER (déporté N.N.), les interrogatoires « musclés » à l’hôtel TERMINUS de notre camarade Mme CHAMPION.

En juin 1943, c’est l’affaire de CALUIRE avec la dramatique arrestation de Jean MOULIN et de ses compagnons. J’en passe. Toutes ces informations confirmaient les méthodes odieuses en usage chez les nazis. Elles nous amenèrent à faire figurer BARBIE et ses chefs Lyonnais, les S.S. KNAB et HOLLBERT sur nos synthèses du R.S.H.A. et, surtout, sur nos listes des individus dangereux que nous avions le devoir de mettre hors d’état de nuire.

Vient la préparation du débarquement. Dès le début de 1944, sous la responsabilité de la D.S.M. d’ALGER sont constituées les listes des individus à appréhender en raison de leurs actions criminelles en FRANCE. Ce travail énorme est réalisé en liaison avec les Services de Sécurité alliés et le B.C.R.A.

Dans chaque Grande Unité alliée et française appelée à participer aux opérations de libération de la métropole, nos Services (S.R.-S.M. et T.R.) doivent être représentés. Ils devront disposer, ainsi que leurs homologues US. et britanniques, d’une documentation complète leur permettant d’assurer leur mission répressive dans leurs zones d’intervention. Restait à obtenir du Haut Commandement (Général EISENHOWER) des directives s’imposant à tous en matière de Sécurité et de Contre-Espionnage. Ce fut l’objet de mes négociations à LONDRES du 15 au 30 mai 1944 et de l’accord signé avec le Colonel U.S. SCHEEN représentant le Général EISENHOWER. Aux termes de cet accord (voir mon livre Services Spéciaux éditions Robert Laffont) nos Services devaient exercer en pleine souveraineté l’exploitation des affaires découlant de la documentation établie par nos soins et ainsi diffusée. Klaus BARBIE y figurait en bonne place ainsi que ses chefs OBERG et KNOCHEN en tête. Je ne saurais être plus clair : Tout Service de Sécurité français, anglais ou américain avait le devoir de rechercher BARBIE et de nous le livrer. * * Le 3 septembre 1944, LYON est libéré par la 1° Armée Française. Nos camarades, aussi bien ceux attachés aux unités débarquées que ceux du T.R. ou de la Sécurité Militaire clandestine en poste dans la région, fouillent les repaires connus des Services Spéciaux ennemis. En vain. Depuis le 24 août les derniers éléments du R.S.H.A. (S.I.P.O.-S.D.) se sont repliés avec armes et bagages les uns vers ÉPINAL d’autres en ALSACE.

BARBIE, blessé le 28 août au nord de Lyon dans des circonstances pas très claires, est évacué sur BADEN-BADEN. Rétabli, il semble qu’il ait achevé sa carrière paramilitaire dans le cadre d’une armée allemande basée fin 1944 à la frontière suisse .Elle combattra contre les américains jusqu’au 5 mai 1945.

Après l’armistice de mai 1945, conscient de ses responsabilités coupables, soucieux d’échapper aux recherches dont il sait être l’objet de la part des Français, il se réfugie dans les zones d’occupation anglaise, puis américaine. Fin 1946 ou début 1947 (je n’ai pu préciser) BARBIE fait des offres de Service au COUNTER INTELLIGENCE CORPS (C.I.C.) U.S.A. de MUNICH.

En raison de son « expérience , de sa « compétence » et de la médiocrité des moyens d’investigation, notamment dans les milieux communistes, dont disposent les Américains, son offre est acceptée d’emblée.

On se garde d’aviser nos Services. Peu importent les accords de 1944. Les circonstances ont évolué. Les Services Spéciaux français ont été profondément modifiés, perturbés, le gouvernement français lui-même a incorporé des communistes en son sein…

BARBIE bien que parfaitement identifié comme le criminel de LYON recherché par le C.E. français devient l’agent X-3054 du C.I.C. de Munich. On l’oriente sur les activités communistes, spécialement en Italie du Nord. Je répète : On ne dit rien aux Français et, notamment, à l’antenne du S.D.E.C.E. (dénommée D.A.L.O.) que dirige en Allemagne, à WILDBAD, le colonel GER (adjoint capitaine Maurice DUMONT et, entre autres collaborateurs, le lieutenant WHITEWAY et le Commissaire BIBES de la Sûreté aux Armées dont nous reparlerons plus loin). Pourtant les rapports personnels entre GERAR-DUBOT, ses collaborateurs et leurs camarades U.S.A. sont excellents, j’ose même affirmer exceptionnellement confiants. Il est vrai qu’ils ont été noués en 1943 et 1944. Autre époque, dont certains conservent la nostalgie…

* * Ce qui va suivre est extrait des archives que le colonel GERAR-DUBOT m’a confiées bien avant sa mort.

DALO dispose de la documentation de base établie à ALGER. Elle a été reproduite à PARIS en novembre 1944 et largement diffusée. Jamais DALO n’a cessé de rechercher BARBIE. Vers mars 1948, l’Allemand est situé par les informateurs du poste comme agent des Américains. Devant l’importance du personnage et de son témoignage dans l’instruction judiciaire en cours à l’encontre de HARDY, DALO prend l’initiative d’user de ses bons rapports avec les Américains pour demander à ses amis du C.I.C. de pouvoir, au moins, procéder à son audition.

Négociation délicate. Elle exige habileté et discrétion. L’autorisation est finalement accordée sous la condition formelle que l’audition se fera en zone U.S. et « qu’il n’en résultera aucune suite fâcheuse pouvant entraver l’emploi de BARBIE par les Services Américains ». (sic.) Cette condition ne peut être qu’acceptée par GERAR-DUBOT. L’audition a lieu le 14 mai 1948 à 9 heures du matin à FRANCFORT dans les locaux de la mission française.

Le Lieutenant WHITEWAY (qui fut longtemps à Alger notre précieux officier de liaison auprès des Services Spéciaux U.S.) dirige la délégation mandatée par GERAR-DUBOT. Elle comprend le Commissaire BIBES de la Sûreté aux Armées, Officier de Police judiciaire et son adjoint l’Inspecteur LEHRMANN.

BARBIE, sûr de lui et en confiance, est accompagné de deux américains qui parlent Français comme lui. L’interrogatoire va durer plus d’une heure. Il donnera lieu à un procès-verbal de cinq pages que tout le monde signera. « BARBIE, rend compte GERAR-DUBOT, a parlé sans réticence et son témoignage accable HARDY »…

Le P.V. transmis à Paris fait l’effet d’une bombe. DALO est invité à poursuivre. Une deuxième entrevue avec BARBIE a lieu le 18 mai 1948 dans les mêmes conditions, à MUNICH cette fois.

Toujours coopératif le Hauptsturmführer (capitaine) précise ses accusations contre HARDY. Le 28 juin 1948, PARIS écrit à DALO «… Il n’est pas possible de négliger un témoignage d’une telle importance. Ci-joint une commission rogatoire que vous devez faire exécuter dans les meilleurs délais étant entendu que le magistrat instructeur (en l’occurrence le Commandant GONNOT juge d’instruction de l’affaire HARDY) donne toute garantie de sécurité en ce qui concerne la situation actuelle de BARBIE (sic).

… Le S.D.E.C.E. transmet à DALO (GERAR-DUBOT) une longue et détaillée commission rogatoire : treize pages accompagnées de photographies et documents divers. BARBIE répond abondamment aux questions du juge le 16 juillet 1948. Il est interrogé à MUNICH dans les mêmes conditions que le 18 mai. Il confirme et précise ses déclarations antérieures. Elles accablent toujours HARDY. Le 30 juillet 1948. PARIS après avoir remercié DALO, lui demande d’obtenir du C.I.C. l’autorisation d’entendre un autre témoin. C’est un collaborateur de BARBIE à LYON l’Oberscharführer Harry STENGRITT. Il a participé à l’opération de CALUIRE. Une nouvelle commission rogatoire lui est transmise avec ce commentaire flatteur :… « Grâce aux multiples efforts de DALO, l’affaire HARDY a pris une tournure nouvelle »… Le 2 août 1948, à STUTTGART, l’équipe de GERAR-DUBOT entend ce nouveau témoin. Il confirme les accusations de BARBIE et précise que l’identité de Jean MOULIN a été révélée à la Gestapo par les autres personnes arrêtées à CALUIRE (sic). Dernières contributions de nos anciens Services à cette affaire BARBIE-HARDY.

1) Le 4 décembre 1948 DALO propose de faire venir à Paris le témoin STENGRITT sous certaines garanties. Proposition acceptée. STENGRITT est entendu par le juge d’instruction le 7 décembre 1948. Il réitère ses déclarations antérieures. Il témoignera au procès Hardy. Plus tard, en dépit des garanties avancées pour sa venue à Paris il sera condamné à mort et gracié au bout de 15 ans de prison.

2) Le 2 février 1950 DALO propose sous certaines conditions d’obtenir des Américains le « prêt » de BARBIE pour venir témoigner au procès HARDY. Le 7 février 1950 cette proposition n’est pas acceptée par le Gouvernement.

3) Le Commissaire BIBES convoqué comme témoin à charge au procès HARDY le lundi 24 avril 1950 sera vivement pris à partie par la Défense de l’inculpé. Insulté, ridiculisé pour n’avoir pas « enlevé » BARBIE il rentrera à WILDBAD écoeuré. Il quittera les Services pour s’installer définitivement en Allemagne où il est récemment décédé.

* * Le 9 mai 1950 René HARDY était une nouvelle fois acquitté à la minorité de faveur par le Tribunal Militaire de Paris… « S’il reste un millième de doute en sa faveur, il faut que vous l’acquittiez »… avait adjuré le témoin Claudius PETIT. BARBIE, réclamé à corps et à cris par l’opinion autant que par les autorités françaises, restait, imperturbable, sous l’identité de Klaus ALTMANN, au service et sous la protection des U.S.A. Le 22 mars 1951, accompagné de son épouse, il quitte GENES avec la bénédiction du C.I.C. Le 23 avril 1951 il arrive à LA PAZ. On connaît la suite.

Peut-être et ce sera ma conclusion, pouvait-on faire l’économie d’un procès coûteux qui risque d’éclabousser la Résistance, de passionner sinon d’irriter et diviser les Français. Il ne nous apprendra, en définitive, que quelques horreurs supplémentaires sur le comportement des nazis. Une mesure D aurait, sans nul doute, fait justice à meilleurs frais Mais, puisque désormais cette affaire BARBIE est placée sur un plan légal, je ne peux m’empêcher de me souvenir que les Chefs de ce misérable, OBERG & KNOCHEN, condamnés à mort à PARIS, ont été graciés et libérés…

Il est décidément bien difficile de rendre, quarante-trois ans plus tard, une justice équitable et sereine.




A propos de “l’Enigme Jean Moulin”

Lorsqu’en 1977, mon ancien de Saint-Cyr et ami Henri Frenay écrivit ce livre, ce fut dans certains milieux résistants, un tollé général.

Comment pouvait-on soupçonner Jean Moulin d’avoir agi en crypto­communiste ?

L’aboutissement de cette violente réaction est aujourd’hui l’oeuvre marathon de Cordier sur la vie de Jean Moulin, son éphémère patron de 1943.

L’objectif, au delà de la simple réfutation de l’hypothèse envisagée par Frenay, semble bien la destruction de l’image si pure et si respectée de ce Soldat qui fut – n’en déplaise aux uns et aux autres – le premier et le plus efficace organisateur de la Résistance.

Sale besogne à laquelle le mort ne peut répondre, mais que ses amis sauront stigmatiser.

Déjà Henri Noguères commentant sévèrement le procédé, a pu écrire à propos du livre de Cordier… ” Les biographies les plus longues ne sont pas forcément les meilleures “…

Depuis, Mme Henri Frenay, courageuse et fidèle, a pu convaincre les Éditions Robert Laffont de rééditer l’ouvrage de son mari L’Énigme Jean Moulin en y ajoutant quelques cinquante pages d’arguments nouveaux et inédits rassemblés par Henri Frenay peu de temps avant sa mort.

Beaucoup de mes camarades, souvent offusqués, parfois troublés, par le battage énorme autour du livre de Cordier, m’ont demandé ce que je pense de tout ce tintamarre.

Je crois que ce qui précède résume déjà ma pensée.

Mais je ne saurais trop insister sur l’intérêt qu’il y a à lire (ou relire) l’oeuvre d’Henri Frenay. On y constatera la mesure dans l’expression, la sincérité dans la recherche, l’objectivité dans le jugement et pour tout dire l’honnêteté fondamentale de l’auteur qui se pose l’insoluble problème.

Mais je voudrais ajouter quelque chose de plus personnel. Je demande à mes camarades de lire attentivement ce qui suit.

J’ai souvent exposé que l’installation de nos Services clandestins de C.E. à Marseille avait été provoquée en juillet-août 1940 par divers impératifs géographiques, mais aussi, pour ma part, sentimentaux, en raison de la certitude que j’avais de pouvoir compter sur l’appui sans réserve de la famille Recordier à laquelle je suis lié intimement depuis mon enfance. Orphelin de guerre, elle m’avait adopté dès 1920.

On sait que c’est chez le Docteur Marcel Recordier – ami d’Henri Frenay – que Jean Moulin fit la connaissance en 1941 du Chef du groupe ” Combat ” et qu’il l’y retrouva par la suite.

Cordier, lors d’une récente émission d’ ” Apostrophe ” à la T.V. a affirmé n’avoir de considération pour les ouvrages traitant du rôle de Jean Moulin, que pour celui d’Henri Michel (2), Président du Comité d’Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale.

Or celui-ci écrivait le 23 août 1963 à mon ami Recordier la lettre que je reproduis ci-après in extenso :

Le 28 août 1963

Monsieur le Dr. Recordier, Marseille.

Monsieur,

Je suis en train de rassembler la documentation nécessaire pour une exposition et peut-être pour un livre, consacrés à Jean Moulin. Je sais quel rôle vous avez joué pour guider à Marseille, ses premiers pas dans la résistance naissante.

Ce rôle, l’interrogatoire de Jean Moulin à Patriotic School (3) le 23 octobre 1941, le décrit ainsi : ” Le principal intermédiaire entre les divers groupes de résistance était le Dr. Recordier, des réunions eurent lieu chez lui et de cette façon Jean Moulin put connaître les Chefs des groupes de Résistance.

Quels étaient ces chefs, à part H. Frenay ? Le même interrogatoire fait état de contact pris par Jean Moulin grâce à une de ses amies, infirmière pendant la guerre, avec des milieux protestants. Savez-vous qui était cette ” amie infirmière ” ? S’agit-il de Mme Sachs ou de Bertie Albrecht ? Qu’étaient ces ” milieux protestants ” ?

Pourriez-vous nous préciser comment Jean Moulin, à ce moment, concevait-il la résistance ? Que savait-il du Général de Gaulle, et qu’en pensait-il ? Faisait-il la différence entre la France Libre et les Anglais ?

Il semble que, à ce moment, Jean Moulin n’ait pas été un organisateur de la clandestinité, mais un messager. Était-il d’accord avec H. Frenay sur la teneur du message dont il était le porteur ? Quel était le destinataire : les Anglais ou de Gaulle ?

Je serais surpris cependant que Jean Moulin n’ait pas, de son côté essayé de rassembler quelques amis. Il avait déjà rencontré Manhès, Danielou et, je crois, Scamaroni. Avez-vous été au courant de ces contacts ?

Naturellement toutes autres indications concernant la personnalité et l’oeuvre de Jean Moulin seront les bienvenues, car je suppose que vous l’avez rencontré souvent à son retour en France.

Excusez-moi de vous contraindre à évoquer des souvenirs aussi anciens. Je vous saurais grand gré de bien vouloir répondre à mes questions. Je vous en remercie par avance et je vous prie d’agréer…

H. MICHEL Inspecteur Général de l’Instruction Publique Docteur es Lettres.

QUE CONCLURE?

1° Les questions qu’Henri Michel se posait en 1963, pourquoi Henri Frenay n’aurait-il pas eu le droit de se les poser quelques années plus tard ?

2° Puisque l’oeuvre d’Henri Michel est taxée – à juste titre – de crédibilité, on constatera qu’en 1963 son opinion sur les débuts de la Résistance et sur la personnalité de Jean Moulin restent bien évasive.Par contre, elle est précise, tout comme celle de Jean Moulin, sur les titres et les mérites du Docteur Recordier. Dans ce dévergondage pitoyable, c’est pour nous, anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale, une bouffée d’air pur et un sujet de fierté, puisque Recordier était des nôtres.