Commentaire AASSDN : Depuis Sun Tzu nous savons que la connaissance de l’adversaire est primordiale pour comprendre et anticiper. Le renseignement nous apprend également qu’il ne faut pas le mépriser ou lui dénier toute capacité d’analyse et de vision stratégique. Cette interview est passionnante car elle permet de comprendre la vision du maître du Kremlin et nous fournit les clés pour négocier efficacement une fois admis qu’il n’a pas forcément tous les torts.
« Lorsque je suis devenu président, je n’ai pas tout compris immédiatement » confiait, début juillet, Vladimir Poutine à un journaliste russe, Pavel Zarubin. Extraordinaire confidence à un journaliste qu’il connait (1). Qu’est-ce que le président russe, qui est au pouvoir depuis la démission de Boris Eltsine le 31 décembre 1999, intermède Medvedev (2008-2012) inclus, n’avait pas compris ? Que comprend-il aujourd’hui ? Et pourquoi se livre-t-il à cette réflexion maintenant ?
Le texte de l’interview n’est pas encore en ligne. Mais nous avons des vidéos sous-titrées, dont une, trop courte, en français (2) – ainsi que des comptes rendus et citations éparses sur divers sites russes. « Ces commentaires interviennent alors que le président américain Donald Trump cherche à négocier la fin du conflit ukrainien », nous dit RT (3). On peut penser que la difficulté à trouver une issue malgré le dialogue direct engagé avec le président Trump l’a contraint à réfléchir à ce qu’il pouvait en attendre – et quelles raisons de fond, au-delà de la complexité inévitable du moment, expliquent une incompréhension qui devient évidente.
Vladimir Poutine reconnaît que des différends, des divergences avec les Etats-Unis et les pays européens existaient dès les années 2000. « Pourtant, nous avions des illusions, qui portaient sur les points suivants : moi et beaucoup d’autres à l’époque pensions que les problèmes dans les relations entre l’Union soviétique et ‘l’Occident’ étaient avant tout des divergences idéologiques. D’un côté, un régime communiste que beaucoup considéraient comme une tyrannie et de l’autre le monde démocratique, dirigé par les Etats-Unis ». Et, admettant que lui-même, qui avait appartenu pendant vingt ans aux services de renseignement soviétiques, partageait ce point de vue, Vladimir Poutine ajoute : après la disparition de l’URSS (1991), « il n’y avait plus de régime communiste ». Pourtant, les intérêts stratégiques de la nouvelle Russie n’étaient pas pris en compte. L’Occident « est resté indifférent à ses intérêts et à ses préoccupations ».
« Il est devenu évident pour moi que l’idéologie avait peut-être une certaine importance, mais que toutes ces contradictions étaient essentiellement fondées sur des intérêts géopolitiques, c’était l’essentiel ».
Pourtant, rapporte RT (3), l’homme passionné par l’histoire de son pays connaît les liens entre la Russie et la naissance, avec la révolte des Treize colonies contre les Anglais (1776) de ce qui deviendra les Etats-Unis. « Nous les avons vraiment aidés, nous leur avons même fourni des armes, nous les avons aidés financièrement, etc. » – ce qui n’est jamais dit, même ici, où nous regardons plutôt l’aide française aux Insurgés, sans laquelle leur révolte aurait été balayée. De plus, ajoute le président russe, évoquant la guerre de Sécession américaine (1861-1865) opposant les Etats fédérés du président Lincoln au nord à la Confédération dirigée par Jefferson Davis au sud, « nous avons soutenu le Nord pendant la guerre entre le Nord et le Sud. Et dans ce sens, nous avons trouvé quelque chose qui nous a unis ».
Le mot est fort.
RT ajoute que, « malgré de grandes périodes de rivalité, l’histoire entre la Russie et les États-Unis est parsemée de moments de partenariat notables. Outre les exemples mentionnés par M. Poutine, les deux pays se sont engagés dans une coopération économique dynamique dans les années 1930, qui a aidé l’Union soviétique à s’industrialiser tout en aidant les entreprises américaines ébranlées par la Grande Dépression ». Et encore que « les deux nations sont ensuite devenues des alliées pendant la Seconde Guerre mondiale, combattant l’Allemagne nazie et coordonnant leur action dans le cadre du programme de prêts-bails, qui a permis à Washington d’effectuer d’importantes livraisons d’armes et de fournitures à Moscou ». Ce qui est vrai. Sans les armes américaines, les Soviétiques n’auraient pas pu tenir contre les troupes allemandes, sans la résistance russe (entre 20 et 25 millions de morts contre 400 000 américains (4) à comparer aux 620 000 morts pendant la guerre de Sécession), l’Allemagne nazie pouvait durer.
Et puis, ajoute RT, Soviétiques et Américains ont su trouver un accord au pire moment de la Guerre froide, en 1962 à Cuba.
S’il y avait donc entre « l’Occident » et la Russie un chemin à creuser, il y avait aussi – et dès avant les années 2000, de vraies divergences (pensons à la disparition de la Yougoslavie en 1992, pensons à la Serbie, au Kosovo, 1998-1999). Mais d’autres sont « apparues clairement dès le début des années 2000 », confie Vladimir Poutine à Pavel Zarubin, même si lui et d’autres pensaient que la fin du communisme avait changé la donne. Mais il lui a bien fallu admettre que « l’attitude dédaigneuse envers les intérêts stratégiques de la Fédération de Russie n’était pas seulement dédaigneuse, mais elle était liée à la volonté manifeste d’obtenir des avantages géopolitiques ». Alors, « j’ai commencé à dire à mes collègues occidentaux : écoutez, vous dites une chose, et vous en faites une autre. Voici la preuve. Puis j’ai présenté cette preuve. Ils ont hoché la tête et ils ont dit, oui, oui, nous allons régler ça maintenant ».
« Et rien ne s’est passé. C’était tout le contraire ». La déception a dû être immense. En effet donc, l’URSS disparue, la Russie « pensait qu’elle ferait partie du monde civilisé ». Mais non. La Russie de plus n’avait pas la puissance de l’URSS. Elle était donc priée de vivre selon les « règles » inventées par d’autres pour leurs intérêts.
Tout ce que proposait la Russie était rejeté. « Alors il est devenu évident que tant que nous ne nous affirmerions pas comme une puissance souveraine indépendante capable de défendre son avenir, nous ne serions pas respectés ». Était-ce risqué ? demande Pavel Zarubin. « Oui, dans un sens, c’est risqué ». Mais visiblement, Vladimir Poutine a pris sa décision – il va dire clairement les choses. Nous sommes en février 2007, il est dans l’avion qui le conduit à la conférence de sécurité de Munich dont nous rendions compte ici (5). « Pendant le vol, j’ai examiné le brouillon préparé par mes collègues, je l’ai mis de côté et j’ai tout réécrit à partir de zéro. Je n’ai pas fait cela parce que nous voulions nous confronter, nous disputer avec quelqu’un ». Mais « la Russie est un pays qui ne peut pas vivre autrement et j’ai estimé qu’il était opportun d’exprimer nos préoccupations ».
La suite est intéressante pour comprendre ce que la Russie fait et veut aujourd’hui – ses alliances, les BRICS, etc. « D’ailleurs, vous pouvez me faire confiance : j’ai constaté que les mêmes préoccupations se manifestaient chez de nombreux autres acteurs des relations internationales. Mais compte tenu de la puissance mondiale des Etats-Unis, ils se sont tu et ont gardé le silence ». Ainsi, une évidence s’est imposée au président russe : « La Russie sera indépendante et souveraine ou n’existera pas du tout. Je voulais faire passer cela à nos partenaires dans l’espoir qu’ils entendraient et adapteraient d’une manière ou d’une autre leur attitude envers la Russie ». Puis, prenant un exemple : « Depuis les années 1990, ils nous ont promis de ne pas étendre l’OTAN à l’est ». Mais ? « Ils nous ont menti à chaque étape (…) en prétendant que rien de tel ne s’était produit. Il en a été de même sur de nombreuses autres questions ».
Bien sûr, Vladimir Poutine sait que son discours à Munich en 2007 (« On s’en souvient souvent ») a posé un jalon. « Mais malheureusement, cela n’a pas été entendu » – au sens accepté, certainement. Pourtant, son avertissement d’alors résonne très fort aujourd’hui : « Un monde où il n’y a qu’un seul maître, qu’une seule souveraineté (…) est en fin de compte pernicieux non seulement pour ceux qui sont dans le système, mais aussi pour le souverain lui-même, parce qu’il se détruit de l’intérieur ». Voilà un« discours délétère pour les auditeurs américains ”, répondait l’International Herald Tribune (5). Délétère et sans effet. Nous savons bien ici que les Russes ont essayé encore de proposer des collaborations entre partenaires égaux, sous la présidence de Dimitri Medvedev (2008-2012) par exemple (6), sans aucun succès. Vladimir Poutine encore en été 2021 en rencontrant Joe Biden à Genève (7). Même échec avec la suite que l’on connaît.
A ce point, pouvons-nous nous demander ce à quoi Vladimir Poutine réfléchit pour la suite ? Regrette-t-il comme du temps perdu d’avoir pensé que la Russie faisait partie de ce côté ouest du « monde civilisé » ? Désire-t-il encore reprendre le fils d’une histoire à laquelle il a cru ? Ou encore, à quoi est due cette incompréhension persistante (8) entre les deux parties qui s’affrontent maintenant par les armes en Ukraine ? N’y a-t-il pas, outre les intérêts géopolitiques, la forte prégnance, à l’ouest, aux Etats-Unis comme en Europe, de l’idéologie néoconservatrice ? Ou faut-il remonter plus loin ?
Il est urgent de réfléchir.
Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène
19 juillet 2025
n° 1927/2025
Notes :
(1) Kremlin.ru, Answers to questions from journalist Pavel Zarubin
http://en.kremlin.ru/search?query=pavel+zarubin
(2) You Tube, mis en ligne le 14 juillet 2025, extrait de l’interview de Poutine par Pavel Zarubin (8 minutes, en français)
https://www.youtube.com/watch?v=-3Idb1VGR6k
En anglais et en longueur :
https://www.youtube.com/watch?v=A9vDsaBZypU
(3) RT, le 6 juillet 2025, Putin touts historic ‘very friendly’ Russia-US ties
https://www.rt.com/russia/621069-putin-touts-historic-friendly-us-ties/
(4) Statista, États-Unis : nombre de décès de militaires par guerre 1775-2023
https://fr.statista.com/statistiques/1420397/etats-unis-nombre-morts-militaires-par-guerre/
(5) Voir Léosthène n° 279, le 14 février 2007, Conférence de Munich sur la sécurité : la clarté du verbe
Emoi autour du discours de Vladimir Poutine lors de la 43e conférence de Munich : le début d’une nouvelle guerre froide, s’interrogent les observateurs ? Le discours de Vladimir Poutine – quelles que soient les réserves que l’on puisse y apporter – oblige le reste du monde à se poser des questions habituellement occultées, pour chacun et pour son leader aujourd’hui, les Etats-Unis : “ (…) Un monde où il n’y a qu’un seul maître, qu’une seule souveraineté (…) est en fin de compte pernicieux non seulement pour ceux qui sont dans le système, mais aussi pour le souverain lui-même, parce qu’il se détruit de l’intérieur ” avertit le président russe. Le texte intégral de son intervention est donné sur le site en anglais (texte officiel) et en français, dans la traduction que nous proposons. Il est fondamental pour la nouvelle tournure des relations USA Russie – et par ricochet, pour l’Europe. Analyse.
Le texte en français de l’allocution de Vladimir Poutine :
https://www.voltairenet.org/article145320.html
(6) Voir Léosthène n° 524/2009 du 24 octobre 2009, Medvedev à Belgrade : retour sur la sécurité européenne
(7) Voir Léosthène n° 1571 du 16 juin 2021, Biden et Poutine à Genève : terrains communs, dits et non-dits
(8) Blog Emmanuel Todd, le 17 mars 2025, Emmanuel Todd, La Russie est notre Rorschachhttps://substack.com/home/post/p-168540312
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