Souvenirs de deportation (2)
Le Kommando venu de NEUENGAMME est employé au ” dégagement ” des bombes non éclatées et les matinées de ce dangereux travail se passent à approcher au plus près et surtout au plus profond possible de l’engin repéré ce qui plaçait alors les déportés à l’abri … des vues du personnel d’escorte, celui-ci se tenant, bien entendu, prudemment à distance)
Lorsque par la grâce de Dieu, la bombe répondait à l’appel de la sonde, la joie régnait parmi les terrassiers; dès cet instant, en effet, le travail pouvait se poursuivre à l’extrême ralenti; il n’y avait plus de mystère vis-à-vis des “schupos ” qui demeuraient toujours invisibles, le travail continuait, matérialisé par des bruits divers de pelles et de pioches, au rythme rapide de la matinée.
Que de quarts d’heure (et d’heures !) avons-nous ainsi volé au service de déminage de la Wehrmacht ? A force de se relayer, à force de creuser (ce fut quelquefois sans espoir 🙂 une des deux sous-équipes se trouvait soudain en présence de la bombe : elle était là, verticale ou inclinée, parfois horizontale, cachant sa charge de poudre et montrant son dangereux dispositif d’explosion. Un soupir sortait de nos poitrines car nous savions bien qu’un très léger coup de pioche eût quelquefois suffi à nous faire passer, en une fraction de seconde, de vie à trépas.
Vers 18 heures, un très dynamique artificier de la Wehrmacht se rendait auprès de chaque équipe pour contrôler le travail; il désamorçait lui-même les bombes qui se trouvaient dégagées.
Dans une atmosphère d’absolue sécurité, on fumait alors une cigarette, offerte par lui, en attendant le camion qui devait nous reconduire dans notre baraque.
Durant la période du 26 Juillet au 31 Août, date à laquelle je quittai KIEL avec quelques camarades, chaque équipe avait en moyenne dégagé une bombe par jour; le chiffre total s’élevait donc, pour l’ensemble du kommando, à environ 450.
” Les Anglais fabriquent de mauvaises bombes, une sur quinze n’éclate pas ” m’avait confié un jour l’artificier. C’était me dévoiler que 6.300 bombes étaient tombées sur KIEL et avaient effectivement éclaté : Beau travail !
Cependant il n’y avait pour nous ni dimanches ni jours fériés, nous travaillions comme en semaine, de 7 heures du matin à 8 heures du soir. J’ai présent à la mémoire le jour du 15 Août au cours duquel nous n’avons cessé de creuser sous une chaleur accablante. Le découragement et le désespoir s’emparaient de nous; nous étions obsédés par l’idée que PARIS allait être ou était déjà évacué par l’armée allemande, et nous voyions de notre lointaine terre d’exil, Parisiens et Parisiennes fêter joyeusement la Libération.
Combien de fois ai-je ce jour là, pensé à tous les miens, à mon patron de la Résistance, à mes amis et à mes camarades : je n’étais pas seul à m’évader dans ces rêves, car le silence entre nous était complet. Nous n’entendions que le cliquetis monotone des outils, et parfois, quelque délicieux chant d’oiseaux.
Le lendemain, l’équipe à laquelle j’appartenais fut désignée pour accomplir une mission particulière. On nous conduisit au canal de KIEL pour retirer un cadavre qui flottait à quelques mètres de la berge. C’était le corps d’un malheureux aviateur anglais que la mer avait poussé jusque là. Il était affreusement gonflé; par endroits, des lambeaux de chair pendaient; sa face était rongée.
Pauvre ami anglais, tu étais lourd sur nos épaules et souvent, tu voulais t’échapper. Ce sont quatre Français qui t’ont posé sur une civière et qui se sont, un instant, recueillis devant toi.
Le bruit avait couru au moment de notre arrivée à KIEL, que nous étions des condamnés de droit commun, des bandits, des assassins et des … ” terroristes “. Le terme de terroriste se devinait sur toutes les bouches lorsque nous traversions la ville pour nous rendre au travail, et semait un certain désordre dans les rues ou sur les places publiques. Le fait suivant illustrera la peur qu’éprouvait devant nos uniformes de bagnards la population de la ville.
Au début du mois d’Août, deux équipes avaient été désignées pour aller dégager deux bombes non éclatées qui venaient de traverser un immeuble de 6 étages. Une foule compacte se serrait autour du cordon interdisant l’accès du terrain dangereux. Soudain, cette foule disparut comme une volée de moineaux ; les ” terroristes ” arrivaient .
Nous eûmes l’occasion, par la suite, de constater un revirement dans l’attitude de la population. Lorsqu’en fin de journée, par exemple, les camions nous reconduisaient vers notre baraque, plus d’une main anonyme nous jeta en cachette quelque friandise ou quelques cigarettes.
* *
Nous sommes le 25 Août 1944; mes trois camarades et moi travaillons déjà depuis de longues heures sous une chaleur tropicale. Nous ne sommes pas encore prêts de trouver la bombe qui est venue s’enfoncer dans un terrain sablonneux qui s’éboule sans cesse. Nous avons soif, terriblement soif. Friedrich et Walter, nos deux gardiens, nous font cesser le travail et Friedrich me demande de l’accompagner au village le plus proche pour aller chercher quelques litres d’eau. Nous marchons longtemps sous la grande chaleur avant d’atteindre la première maison dans laquelle nous pénétrons. Dans le couloir je tombe à terre, exténué. Friedrich sonne à la porte et réclame un seau d’eau à la maîtresse de maison; auprès d’elle se tient son fils âgé de 12 ans environ.
Un dialogue significatif : Pendant l’absence de sa mère, le jeune garçon entame une conversation avec Friedrich et j’entends, dans mon épuisement, le bref dialogue suivant qui mérite d’être rapporté : Le jeune garçon me montrant du doigt : – Qu’est-ce que c’est que celui-là ? – Friedrich : C’est un prisonnier français. – Le gosse : où travaille-t-il ? – Friedrich : A la campagne, aux bombes – Le gosse : Ah, tant mieux : – Friedrich ; Pourquoi ? – Le gosse : Parce que les Français sont nos ennemis héréditaires. Pourquoi n’abats-tu pas celui-là tout de suite avec ton fusil ? – Friedrich : Tu es trop petit pour comprendre. Sache seulement que c’est un homme comme moi et d’autres Allemands ….
Dans les derniers jours du mois d’Août, le travail tirait à sa fin; le S.S. reçut l’ordre de réduire l’effectif du kommando et de renvoyer 20 hommes au camp de NEUENGAMME.
Un sentiment me dicta d’être volontaire pour partir; je ne fus d’ailleurs pas le seul à vouloir changer d’air, car le travail était trop dangereux. Si jusque-là il n’y avait eu aucun accident c’était, nous le savions, l’effet du hasard.
Le S.S. n’avait d’ailleurs jamais manqué de semer l’angoisse parmi nous en nous annonçant notamment que plusieurs équipes du kommando de HAMBOURG avaient disparu dans les airs en moins d’une semaine.
Le 30 Août, les 20 hommes désignés pour partir prirent congé des autres plus ou moins volontaires pour demeurer à KIEL. Nos adieux, empreints d’une grande cordialité (on chanta et on s’embrassa), ne plurent guère au S.S. qui nous sépara assez brutalement et nous interdit de parler et de bouger.
Le camion des 20 partants arriva près de la baraque et lorsque, peu après il démarra, tous les bras s’agitèrent en signe d’adieu et tout le monde cria ” à bientôt “.
L’allure du camion est rapide, on dirait que le chauffeur est, pressé de nous faire connaître le sort qui nous attend.
Nous parlons beaucoup des camarades restés à KIEL et, en particulier de l’équipe de la cantine de l’arsenal qui, avant notre départ, a donné à chacun de nous quelques pincées de tabac. (Elle en avait un petit stock dans un endroit secret ).
Le paysage à travers le Schleswig-Holstein est joli. Nous traversons NEUMUNSTER, petite ville très riante, où les ménagères venant du marché rentrent chez elles avec des paniers pleins.
Les schupos qui nous accompagnent manifestent une humeur excellente; ils commentent – chose incroyable – les nouvelles de la radio anglaise, et j’apprends que BRUXELLES a été abandonnée par les Allemands. De joie, je roule une cigarette.
Nous apercevons au loin une immense étendue grisâtre. C’est HAMBOURG. Nous traversons la ville et sur plusieurs kilomètres, nous voyons des maisons effondrées et des installations industrielles réduites à des tas de ferraille. Cà et là des troupes de gens attendent devant des fruitiers ou des boulangers.
Un sentiment de satisfaction nous envahit. ” La guerre ne peut plus durer 107 ans ” lance un camarade auquel un Schupo (qui a compris) réplique avec persuasion : ” Non, dans trois mois, tout sera fini “.
Une partie de la longue route qui relie HAMBOURG à NEUENGAMME est bordée tous les 20 ou 30 mètres d’amas de pierres ou de briques, vestiges de villas qui avaient dû ressembler à celles de St-Cloud ou de St-Germain, et dont quelques directeurs d’usines ou membres influents du parti étaient vraisemblablement propriétaires. Aucune de ces maisons n’a été épargnée; nous avons compté des centaines de décombres.
Le camp de NEUENGAMME est maintenant en vue. Plus nous approchons, plus nous devenons silencieux. Nous regrettons d’avoir quitté le groupe sympathique de KIEL et ignorons ce que nous allons devenir.
Retour à NEUENGAM
Dès l’entrée dans le camp, nous assistons, mes camarades et moi, à un spectacle qui en dit long sur l’état d’esprit régnant alors entre la Wehrmacht et les S.S. : paraissant inquiets et fatigués, 19 Sous-officiers de la Wehrmacht sont alignés sur la grande place d’appel; soudain arrivent deux S.S, qui les déséquipent, se font remettre leurs objets personnels et procèdent ensuite, selon les règles de ” l’art “, à un sérieux ” passage à tabac ” de leurs victimes.
L’un des deux leur cingle le visage avec un ceinturon tandis que l’autre leur distribue sans compter de magistraux coups de bottes au derrière. Les Sous-officiers de la Wehrmacht qui ont ” encaissé ” les coups sans broncher, sont pourchassés comme des chiens jusqu’à la porte de la prison du camp. Le bruit courut le même jour qu’ils devaient être pendus le lendemain; sans doute avaient-ils été mêlés à la conspiration du 20 Juillet.
Cet incident grave renforça l’espoir que nous avions déjà de rentrer bientôt en France; pour nous, une chose pareille signifiait une révolution au sein de l’armée allemande et, partant, une fin rapide de la guerre.
Tous nos anciens camarades de COMPIEGNE en rentrant du travail ce soir-là se réjouirent de cet évènement. Harassés par leur dure besogne (lls déchargeaient des péniches à longueur de journée), cette nouvelle leur apporta un véritable réconfort. Jamais depuis notre départ de France, notre moral n’avait été meilleur.
Notre séjour à NEUENGAMME ne devait pas être de longue durée, dès notre arrivée au camp on parlait déjà de l’envoi d’un kommando de 60 hommes pour les environs de HANNOVER. Ferions-nous partie de ce convoi ou … d’un autre qui serait formé plus tard ? Nous ne le savions pas. En tous cas, l’administration du camp prit soin de nous ; les 20 « Kiélois » passèrent aux douches, au ” coiffeur “, et reçurent en échange de leurs loques crasseuses, un uniforme propre et … bien repassé.
Le lendemain s’écoula assez calmement; personne d’entre nous ne partit travailler. C’était l’indice certain d’un très proche départ. Le jour suivant, on nous rassembla sur la grande place du camp où 40 russes et polonais se trouvaient déjà.
Le sort en était jeté : nous partions avec eux dans les environs de HANNOVER. Notre embarquement se fit en gare de NEUENGAMME, en fin de matinée. Le kommando avait été divisé en deux groupes de 30 hommes,occupant chacun un wagon-à-bestiaux.
Malgré ce confort relatif, le souvenir de l’embarquement du 15 Juillet (Compiègne) me revint à l’esprit avec intensité; je mesurai le chemin que j’avais parcouru.
Qu’allions-nous maintenant devenir ? Quand nous dirigerions-nous enfin vers le Rhin et vers Paris ? Pour 1’instant, nous traversions une grande forêt recouverte de bruyères qui scintillaient au soleil. C’était la ” Lüneburger Heide”, paysage magnifique, respirant la paix et qui éveilla en nous certaine tentation.
Il ne fallait cependant pas y songer; nos nombreux gardiens, répartis dans deux wagons-voyageurs qui encadraient les nôtres, veillaient sur nous. C’eut été d’essayer de mettre nos rêves à exécution.
– V – Au CAMP de HANNOVER-MISBURG (2 Septembre – 2 Novembre 1944)
Le train stoppa vers 8 heures du soir en gare de MISBURG : on forma les rangs rapidement et la colonne se mit aussitôt en route vers le camp. Le Sous-officier S.S. qui commandait le détachement ne voulut pas manquer de se signaler à cette occasion en bottant sérieusement le derrière de quelques malheureux traînards ou de quelques autres qui n’avaient pas, à son gré, une allure suffisamment martiale.
A notre gauche s’étendait sur plusieurs kilomètres. la raffinerie de pétrole dont nous avait parlé un gardien au moment de notre arrivée en gare.
Ses nombreuses cheminées lézardées ou renversées, ses grands réservoirs inclinés ou complètement aplatis témoignaient – à notre vive satisfaction – de nombreux passages efficaces de bombardiers lourds.
Bientôt nous vîmes au loin, au milieu d’un pré, quatre tentes immenses autour desquelles circulaient en nombre considérable des “bagnards” qui portaient l’uniforme bleu et blanc. Sans aucun doute, c’était là que nous nous rendions.
Notre arrivée ne passa pas inaperçue, car nous fûmes aussitôt entourés par les détenus du camp qui, sauf quelques Français et quelques Belges, nous réservèrent un accueil assez froid et même hostile; une grande partie d’entre eux nous fit comprendre par toutes sortes de gestes, que nous pouvions nous préparer à être maltraités.
Le “doyen” du camp, un Allemand, condamné de droit commun, se trouva quelque peu embarrassé pour nous loger. Après s’être enquis auprès de ses 4 sous-ordres, chefs de ” block ” , des possibilités de couchage, il appela le ” docteur ” du camp (un étudiant en médecine, français)
et nous entendîmes avec stupéfaction le dialogue suivant : – Le “doyen” :” J’ai encore besoin de 8 châlits pour coucher les derniers; combien y a-t-il de morts aujourd’hui ? ” Le “docteur” : ” trois ” Le “doyen” : ” trois seulement ? ” Le “docteur” (à part et tout bas) : ” c’est bien suffisant “. Le “doyen” (s’adressant alors aux chefs de block) : ” J’espère qu’il y aura d’autres morts cette nuit; demain nous pourrons loger les derniers; pour l’instant, qu’ils s’arrangent “…
Telle fut notre première prise de contact avec le camp de MISBURG.
L’effectif du camp était de 1.600 hommes environ. Chaque tente en abritait 400. Grosso modo, on comptait 50 % de Russes, 40 % de Polonais et 10 % de Français et Belges.
L’unique ameublement de la tente comprenait 130 châlits à 3 étages posés à même le sol et séparés entre eux par de très étroits passages; il y avait aussi – à tout seigneur tout honneur – le châlit, la table et le tabouret personnel du ” Kapo ” (ainsi s’appelait le chef de block); ils étaient placés à l’extrémité de la porte d’entrée, seul endroit où il y avail un peu d’air et de lumière.
Faute de place, les détenus n’avaient pas de réfectoire; pour manger, ils s’installaient dans la cour du camp. Par mauvais temps, le ” Kapo ” distribuait la soupe à l’intérieur de la tente mais la cohue était telle, pendant et après la distribution, que beaucoup de détenus préféraient aller manger sous la pluie ou .. dans les cabinets.
Le “Kapo” était responsable devant le “doyen” de l’ordre et de la discipline à l’intérieur de son “block”. Il était secondé par quelques Allemands, comme lui condamnés de droit commun, qui briguaient d’ailleurs sa place. Il voulait constamment être tenu au courant des faits et gestes de ses forçats; il était à cet effet entouré d’une trentaine d’informateurs ou conseillers qu’il choisissait parmi les plus jeunes détenus et qu’il répartissait à l’intérieur du ” block “.
Cet Etat-Major auquel venait encore s’ajouter le coiffeur, le portier et le balayeur, menait une vie joyeuse : plusieurs fois par semaine, les élus se réunissaient la nuit autour de la table du Kapo pour festoyer. Que de rations appartenant à la collectivité ont ainsi été englouties. Que de coups de matraque ont été donnés à ceux qui, par malheur, avaient eu l’audace de s’insurger contre de pareils procédés.
A 5 heures, quelques brefs coups de sifflet annonçaient l’heure du réveil; il fallait faire vite pour se lever car les fidèles adjoints du ” Kapo ” maniaient la matraque avec facilité.
Hâtés de retourner sa paillasse et de ramasser les nombreux petits brins de paille qui se trouvaient sur le sol plein de crachats.
Les 1.600 détenus du camp ne disposaient que de 30 robinets pour faire leur toilette; il est vrai que beaucoup d’entre eux ne se lavaient que tous les deux ou trois jours ou même pas du tout. Néanmoins, il fallait là encore ne pas s’attarder afin d’échapper aux coups qui impitoyablement s’abattaient sur les derniers.
Le rassemblement pour l’appel avait lieu à 5 h.45, l’appel à 6 h.30, le départ pour l’usine à 6 h.
Une raffinerie bien repérée :
La raffinerie de pétrole dans laquelle nous travaillions et qui occupait aussi des prisonniers de guerre français et anglais, était située à moins de 500 mètres du camp.
Fortement encadrées par des gardiens S.S., les équipes – qui comprenaient entre 30 et 60 hommes – arrivaient sur leur chantier à 7 heures et se mettaient aussitôt au travail.
L’entreprise, déjà très sévèrement touchée par les bombes de la R.A.F., n’en continuait pas moins à recevoir la visite des aviateurs anglais.
Pratiquement, notre travail qui consistait à déblayer les ruines, à remettre en état de nombreuses canalisations et à réparer les voies ferrées transformées en montagnes russes, ne servait absolument à rien.
Ce que nous accomplissions en huit jours était automatiquement réduit à néant le neuvième et tout était à recommencer.
Il va sans dire qu’il en résultait un certain relâchement dans le travail; mais les ” Vorarbeiter ” (condamnés allemands faisant fonction de contremaîtres) nous rappelaient souvent à l’ordre et ne se trouvaient pas embarrassés pour stimuler notre énergie : ils nous lançaient dans les mollets tout ce qui pouvait leur tomber sous la main.
A n’en pas douter, c’était entre les ” Vorarbeiter ” des différentes équipes, la lutte pour la prime de rendement !
A 10 heures, une pause de 10 minutes nous permettait de reprendre un peu de souffle et deux heures plus tard, les ” Vorarbeiter ” assuraient sur le chantier même la distribution de notre soupe.
Fréquemment, ils faisaient preuve de la plus flagrante injustice en remplissant plus ou moins les deux louches auxquelles chaque détenu avait droit; inévitablement des querelles éclataient mais l’ordre était immédiatement rétabli par les ” Vorarbelter ” qui donnaient de violents coups de louche sur la tête de ceux qui n’avaient pas l’heur de leur plaire.
Nous, Français, n’étions pas leurs préférés, mais nous possédions l’amitié des prisonniers de guerre français et anglais, qui, saisissant des occasions favorables, venaient jusqu’à nous pour nous donner leur ” rabiot “, il fallait faire vite et, bien souvent, nous n’eûmes même pas le temps de serrer la main de nos braves compagnons.
Le travail reprenait à 13 heures et cinq heures durant les détenus accomplissaient leur lourde besogne d’esclaves. Aucune pause générale n’était prévue dans l’après-midi mais, par groupes de 10 ou 12 (sous la conduite d’un gardien) les détenus de chaque équipe étaient autorisés à se rendre aux lieux d’aisances situés en dehors des chantiers. On gagnait là un temps précieux car le nombre de ” places ” se réduisait à quatre et chacun se faisait prier pour sortir. Plus d’une fois le gardien vint interrompre les derniers en les délogeant à coups de crosse.
La ” parade ” de rentrée :
A 18 heures enfin les 1.600 détenus, las, couverts de poussière et ruisselants de sueur, se rassemblaient et regagnaient le camp. A l’entrée se tenaient le grand chef S.S., son Etat-Major et les Kapos ; malheur à celui dont le pas cadencé laissait à désirer : Il était immédiatement roué de coups par les Kapos qui, sous l’oeil de leur maître, se sentaient autorisés à donner libre cours à leurs instincts sanguinaires.
Lorsque les détenus avaient rejoint le camp, ils n’avaient qu’un seul souci : celui de remplir leur ventre affamé. La nourriture du soir était plus substantielle que la soupe du midi. Elle était amenée dans plusieurs bacs devant l’entrée de chaque tente et répartie par les soins du Kapo et de quelques ” Vorarbeiter “.
Les 4.000 détenus, maintenus en files Indiennes par un imposant service d’ordre, défilaient un à un devant les préposés à la distribution et recevaient,dans leur gamelle, ce que comportait le menu du jour.
Ainsi des pommes de terre ou des carottes non épluchées et non lavées, des sardines salées ou de la mortadelle – erzatz – nageaient dans la soupe aux choux ou dans la soupe aux navets.
Les plus difficiles s’étaient très rapidement accommodés de cette pâtée peu séduisante car il fallait manger et l’on mangeait de bon appétit; la longue et harassante journée de travail pouvait excuser en partie notre gloutonnerie; mais ce qui l’excusait davantage, c’était la crainte de tomber dans un guet-apens ou d’être victimes de la bousculade journalière, combinée par des êtres plus affamés que d’autres, et au cours de laquelle, invariablement, le contenu des gamelles se répandait à terre.
C’était alors une mêlée générale pour la possession de quelques pommes de terre, sardines ou feuilles de choux. Les “Kapos” et “Vorarbeiter” demeuraient absolument indifférents à ce spectacle; jamais ils ne voulaient intervenir dans ces conflits qu’ils jugeaient insignifiants.
A 20 heures, un coup de sifflet ramenait le calme dans le camp. Tout le monde rentrait au ” bercail ” mais il fallait faire bien des calculs au moment de pénétrer dans la tente pour ne pas être gratifié d’un dernier coup de gourdin de notre puissant seigneur.
Triste week-end :
Personne ne quittait le camp le samedi après-midi. L’emploi du temps prévoyait une série de travaux de nettoyage et d’entretien à l’extérieur et à l’intérieur de chaque baraque et, en plus, le passage aux ” douches ” de tous les détenus.
Ces ” douches ” qui n’étaient en fait qu’un simple passage sous les robinets grands ouverts, n’attiraient cependant pas tout le monde; quelques détenus essayaient de s’y dérober en se faufilant dans une baraque voisine ou dans le refuge permanent qu’offraient les lieux d’aisances.
Cela n’échappait pas toujours au ” Kapo ” ou à ses dévoués informateurs qui amenaient immédiatement les délinquants sous les robinets; ils leur faisaient alors subir le supplice de la brosse à chiendent jusqu’à ce que le sang apparaisse sur leur peau tuméfiée.
Ce supplice durait parfois 10 minutes et les hurlements que ces malheureux faisaient entendre n’avaient plus rien d’humain. Sous peine de subir le même sort, nous ne pouvions pas essayer d’intervenir; nous étions là, impuissants devant le martyre de nos camarades, impuissants surtout contre la cruauté du chef de bloc et de ses acolytes.
La journée du dimanche se déroulait généralement dans le calme; chacun s’allongeait sur sa paillasse, se laissant gagner par le sommeil