J’ai été arrêté le 27 Avril 1944. Il était 10 heures lorsque deux agents de la Gestapo me dirent : ” Suivez-nous jusqu’à la rue des Saussaies, nous vous rendrons votre liberté dans quelques minutes, il s’agit d’un simple interrogatoire d’identité “. Je ne fus pas surpris d’être longuement interrogé sur mon activité dans la résistance. Ces ” messieurs “, fort bien renseignés, ne se montrèrent cependant pas satisfaits de mes déclarations. A 20 heures, ils me firent conduire à la prison de Fresnes.
« Wehrmachtgefängnis : Abt. Fresnes » Le premier souci, pour un détenu, est de graver un calendrier dans un petit coin de mur de sa cellule. La tenue à jour de ce calendrier, tout en permettant de conserver la notion du temps, est une occupation agréable. Le lendemain de mon arrivée, je me mis en devoir d’établir un calendrier pour trois mois. Cependant, au cours de mon travail. je fus interrompu deux fois par le gardien rôdeur. La première fois (6 Juin) devait coïncider avec l’annonce du débarquement allié, la seconde (15 juillet) avec celle de ma déportation en Allemagne.
Je partageais ma cellule avec :
– H.. un vieillard aux cheveux blancs qui avait mis son appareil téléphonique à la disposition d’agents de l’intelligence Service. (Sa femme, arrêtée avec lui, était à la 3ème division).
– J., jeune homme fort sympathique, qui assurait la liaison entre deux réseaux clandestins. Une réelle camaraderie naquit entre nous. Nous partagions la même savonnette, la même cigarette et il nous arrivait parfois de diviser un morceau de sucre en trois.
Hélas, aujourd’hui l’un de nous n’est plus ; « Vous ne verrez plus J.., m’a écrit sa soeur, il a travaillé très dur dans une mine de sel et, ayant eu une faiblesse au cours d’une marche forcée, il a été abattu d’une balle dans la nuque “.
H.. et moi l’avons pleuré ensemble.
Les détenus de Fresnes étaient toujours bien renseignés. Les principales informations provenaient : 1°/- des détenus nouvellement arrivés, 2°/- d’un détenu américain appelé par ses fonctions d’aide infirmier, à circuler assez librement à l’intérieur de la 1ère division, 3°/- de petits carrés de journaux mis gracieusement, chaque matin, à la disposition des détenus.
Les renseignements, qui en valaient la peine, étaient aussitôt transmis en morse aux cellules voisines (coups de cuiller contre les murs), par la cheminée, à celles des étages inférieur et supérieur.
Enfin, « Radio-Fresnes » (un détenu de la 2ème division mettant à profit l’heure de la relève du service de garde) diffusait tous les soirs, à 17 heures, la synthèse des évènements importants.
La transmission des nouvelles était très rapide. Pour ne donner qu’un exemple : le 6 Juin à 10 heures du matin, l’annonce du débarquement allié sur les côtes de France avait déjà fait le tour de la prison. Cette nouvelle avait été annoncée par l’aide infirmier américain. Le même jour, ” Radio-Fresnes ” donnait déjà d’intéressants détails et terminait par ” on les aura ” son extraordinaire et presque incroyable « émission ».
C’est en criant ” Promenade ” que les gardiens nous annonçaient chaque jeudi l’heure de notre sortie hebdomadaire. Dans une courette de 30 mètres carrés environ, entourée de murs de 4 mètres, nous pouvions, mes deux amis et moi, respirer un air « relativement » pur, nous donner un peu d’exercice par une marche rapide ou au pas gymnastique,et cueillir çà et là – et avec quelle joie – trois ou quatre pissenlits.
Mais le temps passe vite quand on peut voir le ciel. A la dixième minute, sur un coup de sifflet, nous regagnions tristement notre cellule sans soleil.
Le 6 Juin, à la suite d’une très sommaire visite médicale, je fus déclaré ” bon “, car je n’étais ni tuberculeux ni syphilitique. Je devais donc m’attendre à quitter assez rapidement la 1ère division pour rejoindre le camp de Compiègne. Cette pensée m’était extrêmement pénible, d’autant plus que nous venions d’apprendre la nouvelle du débarquement.
Les jours, cependant, s’écoulaient; 10 Juin, 12 juin. 15 Juin, 21 Juin, j’étais toujours avec mes amis H.. et J..
En Normandie et dans le Cotentin, les troupes alliées avançaient, c’est du moins ce que nous annonçait tous les soirs ” Radio-Fresnes “. J’espérais, J’étais même par moments optimiste.
Mais le 27 un message d’une cellule voisine parla de l’imminence d’un départ. Le 28, ce message fut confirmé par les gardiens eux-mêmes. Le 29 au matin, enfin, je fis à mes deux amis les adieux que l’on devine. Quatre camions attendaient dans la cour ; un peu à l’écart, les gardiens du convoi, l’arme à la main, regardaient et ricanaient. « Vingt-cinq hommes par camion, montez » dit un sous-officier. Rapidement, sous une pluie torrentielle, le convoi se dirigea sur Compiègne.
– II – LE CAMP DE ROYALLIEU (29 Juin – 15 Juillet 1944)
Le camp de Royallieu offrait aux détenus venant des prisons de l’air, de l’espace et des distractions.
En effet, en dehors des petites corvées d’entretien du camp, assurées à tour de rôle par chaque baraque, on pouvait circuler ” librement “, faire de longues siestes au soleil ou pratiquer quelques jeux sportifs. Malheureusement, on savait que c’était là un camp de passage et qu’il constituait un tremplin vers d’autres camps plus lointains et moins paisibles.
Le jour même de mon arrivée, je rencontrai L.., mon camarade du SSM/TR, chez lequel, au moment de sa capture, la Gestapo avait malheureusement trouvé mon numéro de téléphone .
Longuement L.. me parla de son interrogatoire.
« Je vais bientôt partir pour l’Allemagne, me dit-il, le prochain convoi est annoncé pour le 2 Juillet ». En effet, le 2 Juillet, L.. franchit la porte du camp. Quelques minutes avant, nous avions pu nous serrer la main. L., n’est pas revenu : dans ce convoi, il y avait 100 hommes par wagon et beaucoup sont morts asphyxiés pendant leur transfert en Allemagne. L.. est mort ainsi au milieu de quelques camarades de notre réseau.
Un imposant convoi de détenus venant des prisons évacuées de Bretagne et de Normandie est attendu au camp. Les « policiers » (ce sont des détenus français chargés du maintien de la discipline dans le camp) désignent une corvée pour préparer les chambres et le couchage de ces détenus. Je ne me dérobe pas à cette tâche. Avec plusieurs autres camarades, je balaie, je lave à grande eau, j’éponge, je mets des lits en place. Je tourne et retourne des paillasses. La chambre est grise de poussière. Un régiment de puces s’en va vers de nouvelles conquêtes. J’en ai dans le cou, dans le dos, et …ailleurs. Cela devient insupportable. En l’absence du ” policier “, je quitte rapidement les lieux pour me rendre dans un endroit discret. J’ai tué là 73 puces.
Vers l’inconnu 15 Juillet, après-midi : sous un soleil torride, on fait 1’appel des 2.000 détenus qui, dans la soirée, quitteront Compiègne pour l’Allemagne. L’appel est long et compliqué. Soudain, un grand coup de sifflet annonce l’heure du départ. En colonne par cinq, au pas cadencé, encadrés par des gardiens armés, les détenus traversent la ville en direction de la gare.
De nombreux Compiègnois accourent pour nous crier des mots de sympathie, mais, menacés par l’arme d’un gardien, ils se dispersent rapidement. Derrière une fenêtre. J’aperçois une vieille femme qui pleure. Nous arrivons à la gare.
Sur le quai, devant les wagons de marchandises qui composent notre train, des groupes de 60 hommes se forment. Peu après, l`ordre d’embarquer retentit : tel un troupeau pourchassé, nous nous bousculons pour monter dans le wagon.
Les premiers d’entre nous ont la chance de choisir une place offrant un appui contre la paroi. Les derniers, moins heureux, s’installent dans le centre. L’agitation qu’a occasionné l’embarquement s’apaise peu à peu et pendant prés de deux heures d’attente, règne un silence quasi complet.
Soudain le train s’ébranle. Ceux qui s’étaient endormis se réveillent. Des conversations s’engagent, certains affirment leur intention de s’évader, d’autres, en raison du grave danger et des représailles qu’entraînerait une tentative de fuite, les en dissuadent. Inévitablement, des querelles et des bagarres éclatent.
Le train roule depuis longtemps maintenant. La chaleur, qui est devenue suffocante, provoque des cris de rage et de détresse. Cet enfer a duré trois jours et trois nuits. Plus de cent détenus de ce convoi ne purent survivre à pareille épreuve.
J’avais préparé un message pour ma femme dans lequel je lui annonçais mon départ pour l’Allemagne. Pendant que le train roulait, je jetai mon message sur le quai de la gare de ROZOY (dans l’Aisne), il parvint à ma femme grâce à un cheminot résistant. – III – LE CAMP DE NEUENGAMME (18-24 Juillet 1944)
18 Juillet .- Le train arrive enfin à destination. Sur le quai de la gare du camp de Neuengamme, des S.S. et des chiens-loups attendent. Rapidement, sous la brutalité des coups de botte et de matraques, les détenus descendent des wagons et les rangs se forment.
Entièrement dévêtus, une centaine d’hommes se trouvent en fin de colonne. Qu’ont-ils donc fait pour subir pareille peine ?
Certains ont tenté de s’évader, mais des innocents sont parmi ces hommes. Qu’importe à ces brutes de S.S. : Harassés, sous un soleil brûlant, les détenus se dirigent vers le camp situé à plusieurs centaines de mètres.
A leur arrivée, tous les détenus du convoi sont enfermés dans un étroit sous-sol où, bientôt, l’air devient irrespirable. Le calme règne cependant car tout le monde se ressent des suites du voyage infernal.
Près de la porte d’entrée du sous-sol un groupe de prêtres et de séminaristes subissent, sans mot dire, les moqueries, les mesquineries et ensuite les coups des deux gardiens S.S.
Après une attente prolongée, un triste défilé commence ; 1°/- Vers le bureau chargé de recueillir les objets personnels des détenus (adieu alliance, chevalière, montre, stylo, portefeuille et photos…) 2°/- Vers le « salon de coiffure » où opèrent des « coiffeurs » inexpérimentés, mais qui réussissent cependant à épiler complètement un homme en moins de deux minutes; 3°/- Vers les douches, seul endroit où semble régner, pendant quelques secondes, une sorte de bien-être; 4°/- Vers le magasin d’habillement où sont distribués en toute hâte des vêtements usagés (trop étroits et trop courts pour les uns, trop amples et trop longs pour les autres); 5°/- Vers le bureau administratif où s’effectue l’établissement des fiches individuelles; 6°/- Vers la grande place du camp où se tiendra un interminable appel ; 7°/- Vers notre « bloc » que commande un condamné de droit commun (il est à Neuengamme depuis 1932); 8°/- Vers nos couchettes, enfin, sur lesquelles, complètement épuisés, nous sombrons dans un profond sommeil.
Les détenus, nouvellement arrivés, étaient en ” quarantaine “.
Dans une inactivité totale, ils passaient de longues journées (le réveil était à 4h30) assis au soleil devant leur baraque; ils ne parlaient guère. Avec impatience, ils attendaient l’heure de la distribution de la soupe de midi et celle du casse-croûte du soir; avec plus d’impatience encore ils attendaient l’heure à laquelle il leur était permis de se coucher (19h.).
L’aviation anglaise effectuait de fréquents vols de nuit au-dessus de la région. Les sirènes hurlaient au milieu de la nuit; au pas de gymnastique, les détenus se dirigeaient alors vers un soi-disant abri situé à 200 mètres de la baraque, malheur à celui qui s’attardait pour essayer de retrouver un sabot égaré, il était roué de coups pendant toute la durée de l’alerte.
Celle-ci. parfois, durait plusieurs heures. Aussi le signal de fin d’alerte était-il accueilli par tous avec un soupir de soulagement. Chacun, alors, retournait vers sa couchette, heureux de se rendormir. Mais ne fallait-il pas, quelques heures plus tard, se précipiter à nouveau vers l’abri ? Ainsi la nuit s’écoulait, moins calme que le jour.
Nous sommes à Neuengamme depuis quelques jours. Pour la plupart d’entre nous la fatigue du voyage s’est dissipée. Cependant, quelques camarades portent non seulement encore la trace d’une fatigue physique, mais aussi celle d’un épuisement moral. Ils demeurent absolument indifférents à la nouvelle réconfortante du complot du 20 Juillet, qui circule de bouche en bouche.
En proie à une crise de désespoir suivie d’une crise de folie, l’un d’entre eux – un homme d’une cinquantaine d’années – est étendu à terre, l’écume aux lèvres. Il ne cesse de crier et de hurler. Rapidement, le chef de bloc l’emmène. Il a ” succombé ” le même jour.
Notre ” quarantaine ” ne devait pas être de longue durée. Cinq jours après notre arrivée à Neuengamme, tout notre convoi fut rassemblé en carré sur la grande place du camp. Nous ne devions pas tarder à apprendre qu’un kommando de cinquante hommes devait être formé.
On fit appel à des ” volontaires ” et, bien qu’aucune indication ne fut donnée sur le genre de travail qu’aurait à accomplir ce kommando, il y en eut un certain nombre. Un S.S. en désigna au hasard pour compléter l’effectif.
Je m’étais présenté comme volontaire car, comme certains, j’avais hâte de rejoindre un petit kommando dont plusieurs ” anciens ” avaient exposé les avantages.
Nous devions, le lendemain, recevoir un uniforme rayé bleu et blanc (en échange des vieilles « frusques » perçues à notre arrivée) et partir pour une destination inconnue.
Avant notre départ, chacun reçut un casse-croûte et quelques cigarettes. Il n’en fallait pas davantage pour provoquer une bonne humeur qui dura presque pendant toute la durée du voyage.
Nos quatre gardiens partageaient notre joie et nous demandaient fréquemment de chanter. Ils applaudirent même lorsque nous entonnâmes “Lili Marlène” dont, heureusement, ils ne comprirent pas la version française. Soudain cette gaîté générale me donna l’audace de demander à un gardien ce que nous allions devenir.
Surpris par cette question, il fut un peu embarrassé mais me répondit bientôt avec un sourire aigre-doux : “Vous allez à Kiel pour déterrer des bombes non éclatées”. Surpris à mon tour et consterné, j’annonçai aussitôt cette nouvelle à mes 49 camarades, Les chants cessèrent, la joie fit place à une angoisse générale. Nous ne tardâmes pas à arriver à Kiel et plus d’un d’entre nous, regrettant Neuengamme, se repentit d’avoir été volontaire.
– IV – LE CAMP DE KIEL. (25 Juillet – 30 Août 1944)
Après avoir traversé Kiel au pas cadencé (escortés d’une garde imposante de 25 gendarmes), nous arrivâmes dans un camp de travailleurs – soi disant libres – russes, dont une baraque avait été libérée pour être mise à notre disposition.
Cette baraque qui comprenait huit chambres, devait non seulement abriter les 50 hommes de notre kommando, mais aussi notre ” chef ” un S.S. de 1 m, 90, ainsi qu’une dizaine de gardiens déjà assez âgés appartenant à la “Schupo”.
Le kommando disposait de trois chambres dont chacune avait pour tout ameublement une table et un tabouret. Deux jours après notre arrivée, nous reçûmes pour le groupe une quarantaine de paillasses bourrées de déchets de papier.
Nous ne vivions pas comme à NEUENGAMME, dans la crainte perpétuelle de recevoir des coups de matraque et pouvions donner libre cours à nos paroles, à nos plaisanteries et à nos jeux. Par ailleurs, la nourriture était relativement bonne et copieuse.
Aussi l’inquiétude manifestée au moment de notre arrivée se trouva bientôt apaisée en dépit du travail extrêmement dangereux que nous accomplissions et que les gardiens appelaient ” Himmelfahrt ” (promenade au ciel ou « Ascension »).
Le réveil avait lieu à 6 heures, l’appel à 6h45. Un quart d’heure plus tard, 3 groupes de 12 hommes et un groupe de 14 hommes étaient formés devant la baraque pour être conduits en camion à proximité des points où les bombes non éclatées (ou quelquefois à retardement) avaient été signalées.
Les points considérés comme dangereux étaient très nombreux et se situaient en général dans la banlieue de KIEL, dans un rayon de 5 à 6 kilomètres au Nord, à l’ouest et au sud de cette ville.
Munie de pelles et de pioches, une équipe de quatre hommes, escortée de deux ” Schupos “, se dirigeait vers un point de chute déterminé. Notre travail, duquel nos gardiens avaient bien soin de se tenir à respectable distance, consistait tout d’abord à tracer une ébauche – c’était en général un carré de 3 m x 3 m quelquefois davantage, autour de l’excavation causée par la chute de la bombe – ensuite à faire usage d’une grande sonde pour essayer de repérer l’endroit exact de l’engin que nous recherchions.
D’une manière générale, par la nature meuble du terrain, les bombes pénétraient loin dans le sol (certaines équipes creusèrent parfois jusqu’à 6 mètres de profondeur) et la matinée s’écoulait lentement; mais lorsque le coup de sifflet de midi annonçait la cessation provisoire du travail, nous avions fait déjà de gros efforts puisqu’il nous était impossible, du fond de notre trou, de voir autre chose que le ciel.
Ce zèle était voulu. A midi, les équipes étaient rassemblées et conduites – soit à pied, soit en camion – au restaurant le plus proche où le menu du jour leur était servi. Après le déjeuner, mais sans conviction réelle, chaque équipe reprenait ses outils.