Quelles conséquences géopolitiques de l’affaire Farewell ?

Le 9 novembre 2012 s’est tenu à l’amphithéâtre Foch de l’École militaire, un colloque universitaire consacré aux conséquences géopolitiques de l’affaire Farewell qui a rassemblé un auditoire de plus de 700 personnes, dont nombre de personnalités, de membres ou d’anciens des Services de Renseignement et surtout 170 étudiants de troisième cycle.

Présidé par Olivier Forcade, professeur des Universités à l’Université de Paris IV-Sorbonne et au séminaire d’histoire des relations internationales, ce colloque était placé sous l’égide de l’ANAJ-IHEDN(1), à l’instigation de l’ASSDN et de la Société française d’Histoire de la Police avec le concours du groupe de réflexion METIS de Sciences-Po, du groupe Intelligence économique de HEC et le soutien, en “ sponsor ”, de la société McAfee. Managé par Bruno de Blignières sur une idée de Patrick Ferrant il visait en particulier des étudiants en master ou de formation équivalente avec un thème particulièrement intéressant, à savoir les conséquences géopolitiques d’une grande affaire d’espionnage, Farewell, et l’exploitation par les États-Unis et par la France des informations recueillies (près de 3 000 documents).
Profitant d’un séjour en Europe de Richard Allen, ancien conseiller pour la Sécurité nationale du Président Reagan au moment de l’affaire, il lui a été proposé de venir à Paris le 9 novembre, date mythique de la chute du Mur de Berlin et d’être le personnage central de ce projet qui a pu se réaliser grâce au soutien de l’ANAJ-IHEDN et de son secrétaire général, François Mattens dans le grand amphi Foch de l’École militaire.

Le professeur Olivier Forcade, bien connu pour ses travaux sur l’histoire du renseignement(2), a estimé que ce sujet entrait tout à fait dans le cadre des activités du séminaire d’histoire des relations internationales de la Sorbonne. Autour de Richard Allen et de lui-même, ont été réunis intervenants témoins et/ou acteurs de l’époque : le Colonel Patrick Ferrant, le Commissaire-divisionnaire Raymond Nart, ancien responsable du contre-espionnage et directeur adjoint de la DST, Daniel Vernet ancien journaliste duMonde qui était en poste à Moscou à l’époque, ainsi que Françoise Thom soviétologue, maître de conférence à la Sorbonne, Maître Bertrand Warusfel, professeur des Universités à l’Université Lille 2, avocat à la cour, expert en matière de renseignement et d’Intelligence économique dans le domaine juridique et législatif et enfin David Grout de la société McAfee, spécialisée dans la sécurité informatique et la Cyber défense. Compte-tenu du caractère universitaire du colloque, les interventions ont porté exclusivement sur les conséquences géopolitiques de l’affaire à l’exclusion de tout aspect opérationnel, ce qui pouvait être rendu public sur le sujet l’ayant déjà été.

En préambule, François Mattens au nom de l’ANAJ-IHEDN et du groupe METIS a expliqué que ce colloque entrait directement dans la logique de sensibilisation au renseignement et à l’intelligence économique des futures élites de sa génération, ce qui justifiait pleinement leurs soutiens.
En ouverture, Olivier Forcade a présenté la démarche dans laquelle ce colloque avait été monté : celle de la recherche historique et de l’impact du renseignement sur le cours des événements, sujet largement pratiqué dans les pays anglo-saxons mais récent en France dans le monde universitaire.
Connu notamment pour son livre “ Dans le secret des présidents ” Vincent Nouzille, journaliste indépendant, a “ modéré ” avec brio les quatre heures d’échanges, alternant les rappels historiques, les exposés des intervenants ainsi que les extraits d’archives qui nous avaient été gracieusement prêtés par les distributeurs et l’auteur du film “ Farewell ”, Christian Carion.
Daniel Vernet, a retracé l’ambiance de l’époque par ses souvenirs d’ancien correspondant du quotidien Le Monde à Moscou dans cette période de guerre froide et le climat politique régnant en URSS. Après la projection d’un bref extrait de ce film “ Farewell ”, notre camarade Patrick Ferrant a brossé un portrait humain de la personnalité de Volodia Vetrov, alias Farewell, bien loin des caricatures dont il est affublé par ses contempteurs.

On sait que le dernier chef du KGB, le Général Krioutchkov, reconnaissait que la “ trahison ” de Vetrov avait mis en difficulté son service et qu’elle avait été l’une des causes de la fin de l’URSS. Les organisateurs de la conférence ont recherché l’historien russe ou le témoin capable de dévoiler les conséquences éventuelles même indirectes de cette affaire sur l’évolution de l’URSS. Il s’avère que, à l’époque actuelle, en Russie, il n’y a plus personne qui puisse ou veuille plonger dans le passé et réfléchir à ce thème, ni bien sûr écrire des articles sur les conséquences pour l’URSS de l’affaire Vetrov. … d’autant plus que selon le “ politiquement correct ” en vigueur, il ne peut y avoir officiellement aucune relation de cause à effet entre l’affaire Farewell et la destinée de l’URSS.

M. Richard Allen a expliqué comment il avait pu, par sa connaissance approfondie de la France et de son histoire, faire évoluer la perception qu’avait de la situation française l’équipe du Président Reagan déjà engagée dans une politique d’étranglement de l’URSS par le biais de l’économie et a montré comment les informations reçues de la France ont servi d’“ accélérateur ” à la stratégie mise en place par le Président Reagan dès son arrivée à la Maison Blanche.

A la suite des informations reçues, les États-Unis ont pu monter une opération majeure de contre-ingérence mise en œuvre par M. Guss Weiss et la CIA, en intoxiquant les services soviétiques et en sabotant les programmes soviétiques majeurs reposant sur des informations obtenues de manière illicite. Cette opération consistant à laisser “ fuiter ” des données techniques délibérément erronées a contribué à désorganiser la production industrielle de l’URSS dont les Programmes de Recherche et Développement scientifique et technologique reposaient sur des informations acquises par voie d’espionnage. En effet, comme l’ont rappelé les intervenants, la stratégie de l’URSS, engagée dans une course aux armements sans merci, consistait alors à faire l’économie de la R et D (Recherche et Développement) civile en recourant à l’espionnage, de manière à pouvoir consacrer la plus grande part de ses ressources à la R et D militaire.

Maître Bertrand Warusfel a décrit la seconde partie de ce plan qui visait à asphyxier le système soviétique, notamment par le renforcement des règles du COCOM, en particulier l’accord de 84-85 qui marque le tournant par lequel l’approvisionnement de l’URSS en technologie par des voies légales devient de plus en plus compliqué. De nombreux règlements mis en place à cette époque sont toujours en vigueur.

Le Commissaire-divisionnaire Raymond Nart, à présent Inspecteur général de la Police, qui pilotait cette affaire à la DST, a rappelé ce que connaissait son service chargé du contre-espionnage. Un concours de circonstances a conduit le Président de la République, François Mitterrand, à confier l’opération à la DST qui, avec les moyens humains et techniques mis à la disposition par les Armées et le CEMA, le Général Jeannou Lacaze, a pu la mener à bien grâce à une stratégie originale. Il a mis également en relief les mesures d’exploitation des informations ainsi recueillies par la France.
Françoise Thom, historiennne et soviétologue éminente, maître de conférence à la Sorbonne a, elle, traité de l’évolution du régime soviétique et de l’URSS après l’affaire, et jusqu’à la chute du Mur.

En guise d’ouverture sur les réalités actuelles, M. David Grout, au nom de sa société McAfee (Secteur France) a montré comment l’espionnage économique avait évolué depuis l’affaire Farewell notamment dans le domaine de l’information avec les intrusions de plus en plus fréquentes dans les réseaux informatiques, soit à des fins de piratage d’informations, soit dans un but agressif de destruction de données vitales. Il a souligné aussi l’importance que prenait la notion de Cyber défense face aux menaces d’intrusion, qu’elles soient d’origines étatiques ou non étatiques (3).
Le professeur Olivier Forcade a conclu en faisant observer qu’il était tout à fait significatif et symbolique que ce colloque ait été monté à l’initiative conjointe d’une association représentative de la jeunesse étudiante qui sera bientôt en charge de responsabilités, l’ANAJ-IHEDN et étudiants de master histoire des relations internationales de Parix IV et Paris II et d’une association de “ vétérans ”, anciens des Services Spéciaux de la Défense Nationale, l’ASSDN, qui peut faire partager son expérience, dans une mesure compatible avec les règles déontologiques et légales du métier.

En conclusion, ce colloque s’inscrivait tout à fait, par un exemple historique, dans la démarche initiée il y a quelques années par l’Amiral Lacoste et le Général Pichot-Duclos, visant à sensibiliser les élites comme le public à l’intérêt stratégique du renseignement, de son utilisation et du concept d’Intelligence économique.

(1) ANAJ-IHEDN : Association Nationale de Auditeurs Jeunes – Institut des Hautes Études
de la Défense Nationale.

(2) Co-directeur de la collection “ Le Grand Jeu ” au Nouveau Monde éditions, auteur notamment
des “ Carnets du chef des Services Secrets ” ouvrage de référence consacré au Général

(3) Sujet abordé quelques jours auparavant par Jean-Marie Bockel, sénateur, ancien secrétaire
d’état aux anciens combattants et auteur d’un rapport du Sénat sur le sujet, au cours d’une
conférence organisée dans le cadre des lundis de l’IHEDN

Remerciements :
Patrick FERRANT et Max MOULIN pour le Comité Histoire
Bruno de BLIGNIERES et Laurent LEGRIP de LAROZIERE
avec leurs remerciements à Nicolas de BLIGNIERES, Cyril COURSON et Jean TILLINAC
ainsi qu’aux deux officiers de réserve interprètes, pour leur concours efficace

Source : Bulletin n° 228