Prospective du renseignement par l’Amiral Pierre Lacoste (2008)
Avant-Propos de Monsieur l’Amiral (2S) Pierre LACOSTE publié dans le Bulletin de l’AASSDN n° 212 en Octobre 2008
L’étude du Renseignement devrait désormais s’inscrire dans l’esprit et dans les méthodes de la démarche prospective, c’est-à-dire dans un continuum, passé, présent et avenir.
Dans l’article publié dans la livraison de novembre 2007 de la Revue ” Défense Nationale et Sécurité ” sous le titre ” Le Renseignement depuis la fin de la Guerre froide “, j’ai rappelé que, par essence, le Renseignement d’État doit s’adapter en permanence à l’évolution des menaces et des conflits qui mettent en péril la sécurité extérieure et intérieure et les intérêts de la Nation. J’ai pris pour exemple les bouleversements qui ont affecté le paysage mondial depuis la dissolution de l’Union soviétique, en évoquant des dates symboliques, comme le 9 novembre 1989, l’ouverture du mur de Berlin, et le 11 septembre 2001, l’attentat contre le World Trade Center et le Pentagone. Ces deux ruptures majeures ont provoqué, dans les relations internationales, dans les stratégies militaires, dans les politiques de sécurité et évidemment dans le Renseignement, des évolutions si profondes que nous n’en avons pas encore épuisé toutes les conséquences.
En 2008, le conflit armé en Géorgie, la démonstration de puissance de la Chine aux Jeux Olympiques de Pékin et la nouvelle crise financière et économique mondiale, représenteront aussi pour les historiens des points de repère symboliques de l’histoire contemporaine. Comme l’accession de la France à la présidence de l’Union Européenne au deuxième semestre et la fin du mandat de G.W. Bush, constituent un tournant décisif pour la politique de l’Europe et pour celle des État-Unis. Au mois de juillet, comme en septembre et en octobre 2008, le Président de la République française a su saisir ces opportunités historiques en prenant des initiatives et en provoquant des décisions collectives qui ont eu pour effet de remettre l’Europe au premier rang dans le concert des nations.
Et puis l’année 2008 est aussi un tournant majeur pour le Renseignement français. En publiant un nouveau Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité, le gouvernement a reconnu l’importance et le caractère irremplaçable du rôle de nos ” services ” dans les fonctions stratégiques de vigilance et de prévention. Des fonctions qui sont plus vitales que jamais en raison des incertitudes et des surprises d’un monde en mutation. C’est aussi une nouvelle étape par rapport au précédent Livre Blanc de 1994. Alors que celui de 1971 n’en avait pas fait mention, le suivant avait évoqué le Renseignement en tenant compte des leçons de la Guerre du Golfe de 1991. La révélation de nos insuffisances avait alors conduit le gouvernement à créer la DRM et le COS. Néanmoins les esprits n’étaient pas encore assez bien préparés pour admettre qu’après la suspension de la conscription et les nouvelles conditions de l’insécurité internationale, il convenait surtout de refondre en profondeur les relations entre les Services de renseignement et les autorités de décision.
Dans les années suivantes, les « opérations extérieures », dans des conflits aussi complexes et atypiques que ceux de l’ex-Yougoslavie, du Moyen Orient ou d’Afrique, ont profondément modifié le champ et les missions des forces armées de la diplomatie et des organes de sécurité. En participant à toutes sortes de structures civilo/militaires, interarmées, interalliées et internationales, nos armées et nos ” services ” ont enrichi leurs connaissances et leur savoir-faire. Progressivement, des autorités civiles, dans les structures étatiques comme dans le secteur privé, ont appris à mieux coopérer avec les forces de sécurité. Ces coopérations impliquent de nouvelles formes de partage des tâches et des informations : des coopérations renforcées entre les meilleurs professionnels ; bref, des comportements rénovés en matière de renseignement.
Dans le nouveau contexte de la globalisation et de la mondialisation, l’exemple des États-Unis est riche d’enseignements. Devenus, après la fin de la guerre froide, l’unique ” hyperpuissance “, ils ont choisi de conserver l’arsenal militaire du temps de la confrontation avec l’URSS, sans tirer les conséquences du fait qu’ils étaient désormais privés d’un ennemi à leur mesure. En quittant la présidence, Dwight Eisenhower avait mis en garde ses compatriotes contre les excès du ” complexe militaro-industriel “. Le président Clinton n’a pas pu s’y opposer, mais par contre il est parvenu à lancer les hommes d’affaires américains à la conquête de tous les marchés du monde, pour tirer profit des gains de productivité liés à la ” révolution des TIC ” (1), et à réorienter les services fédéraux du renseignement vers des objectifs économiques.
Au même moment, en France, les élites politiques et administratives au pouvoir n’ont pas compris à quel point il était vital de rattraper les retards conceptuels et matériels qui pénalisent le pays par rapport à nos concurrents. La formule ” guerre économique ” est sans doute excessive, mais elle a eu le mérite de rappeler qu’il y a des formes agressives de compétition qui imposent à tous les acteurs de la vie économique et sociale de se mobiliser pour entreprendre d’indispensables réformes et pour ne pas s’exclure du concert des nations qui comptent dans le monde. De ce point de vue, les concepts et les pratiques de l’intelligence économique ont permis d’introduire dans les entreprises, et même dans les administrations de l’État, la connaissance des principes fondamentaux du renseignement. Et, pour les ” services “, de s’engager sur des nouveaux objectifs en vue, par exemple, de déceler et d’analyser dans la sphère économique, les pratiques illicites ou criminelles d’acteurs hostiles ou mal intentionnés.
Les mutations de l’époque contemporaine imposent donc un effort considérable de réflexion, d’analyse et de partage de toutes les expériences vécues. La vision prospective du futur doit, à mon avis, s’inscrire entre deux limites, celles des ” avenirs inacceptables ” et celle des ” avenirs souhaitables “. En matière de renseignement chacun connaît les abominables excès commis par les ” services secrets ” des régimes totalitaires et policiers. On connaît aussi, comme dans toutes les organisations humaines, d’autres interdits qui sont autant de ” lignes jaunes ” que les États de droit ne devraient jamais laisser transgresser. Par exemple quand les querelles idéologiques ou politiciennes, et plus encore, le ” combat des chefs ” interdisent une franche coopération entre les services. Les déplorables épisodes de la ” cohabitation ” politique au sommet de l’État ont démontré les méfaits d’une confusion des pouvoirs contraire à l’esprit de la Constitution de la V° République.
A l’opposé, dans le domaine du souhaitable, les rapports entre les décideurs et les services devraient être essentiellement fondés sur une conception commune du bien public, dans le cadre des projets politiques, de société et de sécurité, clairement définis et mis en oeuvre par un pouvoir légitime et majoritaire. Ce n’est pas une vision utopique. En considérant les principaux domaines du renseignement d’État, à savoir : la politique étrangère – la sécurité extérieure – la sécurité intérieure – les intérêts économiques, on peut trouver quantité d’exemples de relations harmonieuses et efficaces entre des ” systèmes d’information ” et des ” systèmes décisionnels “. Les secteurs civils, les entreprises et bien d’autres organismes du privé qui réussissent et qui progressent, représentent eux aussi des cas exemplaires où des décideurs ont su reconnaître les spécificités et le professionnalisme des organismes qui les informent ; où ils ont su s’entourer des meilleurs experts et leur faire confiance.
Heureusement, il est indéniable qu’en quelques années des progrès notables ont été réalisés en France sous l’effet de groupes de travail, de structures interprofessionnelles ” ad hoc “, d’ensembles pluridisciplinaires, qui ont permis à des administrations, des services ou des professions qui s’ignoraient ou qui s’affrontaient, de confronter leurs expertises au profit d’objectifs communs. Il n’est plus rare de voir des membres de la DGSE participer régulièrement à des réunions de cette nature.
Plusieurs des anciens de nos Services n’ont pas renoncé à s’intéresser aux sujets qu’ils ont bien connus, sachant qu’ils sont toujours de la plus grande importance pour l’avenir de nos enfants. Mais ils craignent encore d’enfreindre le devoir de réserve qui leur interdirait de participer à des travaux de recherche. Or, sans révéler des secrets qui, pour la plupart n’en sont plus, en France comme à l’étranger, d’anciens responsables et membres des Services Secrets ont accepté d’apporter leurs témoignages à des chercheurs universitaires spécialisés en histoire et en science politique. Des témoignages qui complètent ou qui rectifient les autobiographies, les mémoires personnels déjà publiés par divers auteurs. Ils corrigent aussi certaines enquêtes des journalistes d’investigation ou certains ouvrages politiquement engagés qui ont déformé la vérité en raison des convictions personnelles de leurs auteurs. Or, sur une matière qui prête à tant de contestations, la caution des impératifs universitaires est garante d’une plus grande objectivité. J’ajoute que dans un cadre sécurisé, les témoins peuvent s’ils le désirent, bénéficier des plus solides garanties de confidentialité, comme c’est depuis longtemps l’usage dans plusieurs démocraties occidentales.
L’université française, nos principaux ” Think Tanks “, sont déjà ouverts à la collaboration d’officiers, de diplomates, de policiers, de fonctionnaires, en retraite et même en activité. Plusieurs de nos historiens ont déjà publié des travaux de qualité sur le Renseignement qui est en passe d’être reconnu comme un facteur important de la science politique. Ainsi, tout récemment, un mémoire de maîtrise en histoire contemporaine, traitant des ” relations entre les socialistes et le renseignement de 1981 à 2007 ” a été soutenu à la faculté de Bordeaux. La rigueur de l’analyse historique y est conforme aux canons de la démarche universitaire. C’est l’exemple d’un éclairage novateur, documenté et serein qui porte sur les aspects mal connus d’un sujet particulièrement délicat.
Ne nous y trompons pas. Il reste un long chemin à parcourir avant de venir à bout de toutes les incompréhensions et de tous les blocages de notre société. Les images qui caricaturent les militaires et les policiers, les idéologies qui ont influencé l’opinion en profondeur pendant plusieurs décennies, ont eu aussi un impact négatif sur les perceptions et sur le comportement de nombreux responsables de la haute administration et de la classe politique. Cependant, chaque fois que des structures de concertation sont mises en place, chaque fois que des organes pluridisciplinaires, qu’on les appelle ” Task Forces ” ou ” groupes ad hoc “, sont constitués pour résoudre des problèmes complexes ou des situations de crise, des acteurs qui s’ignoraient ou qui se méprisaient sans se connaître, ont pu découvrir chez les autres des richesses insoupçonnées.
La démarche prospective pourrait être pour l’ASSDN un moyen supplémentaire de mettre fin aux préjugés et aux incompréhensions qui ont été trop longtemps à l’origine de la marginalisation des professions du renseignement. C’est un sujet de réflexion que je propose à l’attention de tous les membres de notre association.
(1) Technologie d’Information et de Communication