L’inspecteur du C.E. francais etait un espion allemand

Le but suprême de tout C.E. offensif consiste à pénétrer et à noyauter le S.R. adverse. Le C.E. offensif de l’Abwehr allemande (section III f) n’a été créé qu’en 1936 alors que notre C.E. offensif récoltait toutes les semaines le fruit du travail commencé déjà avant l’évacuation de la Rhénanie (10 juin 1930). Néanmoins, les sections III f ont réussi avant la guerre quelques petites opérations de ce genre. L’une de ces opérations fait l’objet de la présente histoire vécue. Si je dis 3 petites opérations ” ce n’est pas pour minimiser les succès des services spéciaux allemands, car pendant la guerre le C.E. offensif allemand a été en mesure d’intoxiquer avec succès plusieurs S.R. alliés, notamment dans l’affaire « Nordpol » en Hollande.

Revenons à nos adversaires directs d’avant-guerre. A partir de mars 1936, date de l’occupation militaire de la Rhénanie par l’armée allemande, l’Abwehrstelle de Kassel (Vehrkreis IX) détacha un Capitaine III f en antenne avancée à Trèves, face au Grand-Duché de Luxembourg, à la Belgique et à notre Région Militaire, avec mission d’opérer surtout contre la France.

Cet officier, camouflé comme commerçant, choisit des pseudonymes commençant toujours par la lettre R : Ritter, Robert, etc. Nous apprîmes plus tard que son nom réel était REILE Oscar.

Les officiers du S.R. allemand avaient une prédilection pour le titre de ” Docteur “.

Le Docteur RITTER n’échappa pas à cette règle et, pour se moquer de cette manie, certains officiers du S.R. français firent quelquefois de même, par exemple Docteur SORGE.

Autant que nous ayons pu en juger, REILE traitait avant la guerre au Luxemhourg, en Sarre et le long de la frontière française surtout des petits ” Grenzspione “, c’est-à-dire des frontaliers recrutés parmi les bergers, les cheminots, les anciens légionnaires et les douaniers allemands ; tous ces agents étaient incapables de renseigner le S.R. allemand en profondeur sur la France. La police spéciale, objectif du C.E. allemand REILE faillit réussir un coup de maître en mars 1936 non pas par le recrutement d’un membre du S.R. français, mais d’un inspecteur de la police spéciale française. L’affaire dura un peu plus d’un an. On sait que la police spéciale dans les gares et aux postes frontière était chargée du renseignement politique et de la répression de l’espionnage jusqu’au moment de la création des Commissariats de Surveillance du Territoire dans les Régions Militaires.

Aux yeux des services spéciaux allemands toutefois toute la police spéciale française faisait partie du S.R. français, probablement en souvenir de la Sûreté de l’Armée du Rhin, qui, de 1919 à 1930, faisait souvent concurrence à notre S.R. militaire en Rhénanie et dans la Ruhr. Il y aurait beaucoup à dire sur ce triste chapitre qui provoqua des incidents multiples, même pour la diplomatie (arrestation de l’inspecteur Klein à Remagen, en Rhénanie non occupée, etc.).

D’ailleurs quelques rares anciens fonctionnaires de cette Sûreté de l’Armée du Rhin avaient conservé, après le repli de l’Armée du Rhin en France, cette manie de faire du renseignement militaire au-delà des frontières, sans en avoir les moyens ni la compétence, à tel point qu’un Commissaire spécial considérait le Grand-Duché de Luxembourg comme son propre ” fief ” et gênait souvent nos propres contacts dans ce pays.

Rendons cependant justice au personnel de la Sûreté : les rares exceptions de concurrence ” déloyale ” étaient largement compensées par de nombreux autres fonctionnaires de cette Sûreté qui collaboraient loyalement et efficacement avec nos S.R. et C.E. en recrutant des agents pour notre compte, servant souvent d’intermédiaires, de boîtes aux lettres. L’exemple de Kemppff est à cet égard particulièrement probant.

Mais venons-en au fait. J’entends examiner cette affaire de l’inspecteur traître, au double point de vue : français et allemand Intervention de ce Français à Longwy Les aveux

En août 1938, un touriste français, revenu un dimanche soir d’une excursion en Allemagne par le poste frontière luxembourgeois de Remich sur la Moselle, signala à un de nos camarades du Service qu’il avait vu en territoire allemand un nommé B…, qu’il connaissait vaguement comme inspecteur de la police spéciale de Longwy ; B… y avait discuté dans un café d’une façon ” conspirative ” avec un Allemand louche. C’était surtout le fait qu’après avoir traversé le pont de la Moselle, B… avait changé à Remich un billet de 100 marks qui avait incité le touriste en question à faire part de ses soupçons. Il était bigrement bien inspiré.

Remarquons en passant que contrairement aux touristes britanniques circulant en pays étrangers, qui faisaient à leur retour leurs rapports à l’I.S., le Français voyageant à l’étranger a toujours répugné à rendre compte au ” Deuxième Bureau ” des faits militaires, politiques et autres qu’il a pu constater en pays étrangers.

Après avoir consulté le Service Central (SCR) nous avons estimé que pour plusieurs raisons (dont il sera peut-être question dans un autre récit) le Commissaire Spécial, Chef du secteur de C.E. de Longwy, ne nous paraissait pas l’homme idoine pour tirer l’affaire B… au clair.

Etant donné le personnage de B… (connu comme individu brutal) et ses fonctions au poste de C.E. à la frontière, il a été convenu de ” faire affaire ” avec le concours du Commissaire de la B.S.T. de Nancy, poste nouvellement créé et dirigé par un ami très compétent, Albert KOENIG.

Un examen de la situation devait avoir lieu immédiatement à Longwy même.

B… était en congé chez lui ; il fut convoqué au bureau et pour qu’il ne nous fausse pas compagnie, son logement avait été surveillé.

Il arriva immédiatement au bureau de la gare, un peu étonné, et comprit de suite la signification des messieurs inconnus de lui qui l’interrogèrent.

L’accouchement se fit assez rapidement sans césarienne. B… avait commis l’imprudence de se rendre en Allemagne. Résultat (provisoire) : vingt ans de travaux forcés en 1939 à Metz.

C’était le S.R. français de Metz qu’il avait été chargé de pénétrer en première urgence.

B…, vu par le S.R. allemand

Quinze ans après la guerre, le Lieutenant-Colonel REILE (cheveux châtain clair, yeux bleus, teint brun) de l’Abwehr III f a relaté à sa façon, l’affaire de l’inspecteur B… qu’il appela ” Flobert ” et dont il fit un Commissaire du service secret français, recruté par l’agent allemand Peter Brenner du Luxembourg (bien connu de nos services longtemps avant la guerre).

REILE prétendit que B… avait reçu à plusieurs reprises des sommes de mille marks en échange de photocopies des documents secrets français. B… avait avoué avoir seulement perçu des centaines de marks (il avait changé un billet de 100 marks à Remich) et avoir remis les originaux des documents (ils étaient pliés !).

REILE précisa d’ailleurs que dans la suite il avait donné à B… des sommes relativement faibles pour le maintenir sous pression. Qui a raison ?

REILE ajouta qu’il ne pouvait pas avoir de rendez-vous avec B… en territoire allemand, ” B… aurait couru le trop grand risque d’être vu par des indicateurs du S.R. français au moment de franchir la frontière allemande “.

Ce fut pourtant ainsi qu’il a été démasqué.

REILE spécifia que les fournitures de B… était de la plus haute importance pour l’Abwehr entre autres, ces documents secrets permirent au S.R. allemand de retirer, avant arrestation, des agents allemands ” brûlés ” en France.

REILE prétendit que B… connaissait des officiers du soi-disant 2ème Bureau français opérant contre l’Allemagne à partir de la région frontière, recrutant des agents ” en masse “.

B… avait donc été chargé de renseigner sur les méthodes de travail, le personnel et les objectifs du S.R. français, notamment de celui de Metz que ” B… était normalement chargé de protéger “, dit REILE.

Il ajouta textuellement : ” FLOBERT était un vulgaire traître. Quoique français de naissance, il a divulgué tous les secrets qu’il possédait ou qu’il pouvait apprendre sur les services français. Il a ainsi causé à son pays le plus grand préjudice, ce qui ne semblait nullement le gêner… pour la forme et à contre-coeur je le traitais comme un gentleman… il nous était difficile de trouver un homme comme lui qui, à chaque entrevue, livrait froidement (als Messer liefern) les agents du service secret français. En 1937, différents agents m’ont fourni de France des renseignements et de la documentation secrète, mais FLOBERT resta mon fournisseur le plus précieux et le plus rentable ; en outre il avait réussi à se lier d’amitié avec des membres du 2e Bureau et il promit de fournir à l’avenir également des informations sur l’activité du S.R. militaire français… “.

Lorsqu’il apprit l’arrestation de B…, REILE exprima ses craintes que B…, caractère faible et mou, ne résisterait pas aux méthodes d’interrogatoire de l’adversaire.

REILE réorganisa son service qui devint « Abwehrnebenstelle » du Wehrkreis XII de Wiesbaden, n’alla plus au Grand-Duché, réexamina le cas de tous ses informateurs et retira du circuit luxembourgeois tous ses collaborateurs qui avaient eu affaire à B… .

B… eut le tort de nier d’abord qu’il avait été deux jours auparavant en territoire allemand et ne voulut pas reconnaître qu’il y avait reçu de l’argent allemand qu’il avait changé à Remich.

Au point de vue psychologique, c’était un cas intéressant : B… s’était enferré dans ses mensonges et n’eut d’autre ressource de s’en tirer, croyait-il, qu’en avouant une partie de la vérité.

Devant nos méthodes expérimentées d’interrogatoire basées sur nos connaissances des méthodes du S.R. allemand, B… espérait retourner sa veste et pouvoir à l’avenir travailler pour la France. Il fut d’ailleurs contraint de faire des aveux complets à la suite d’un incident bizarre.

Nous avions examiné de près les archives du Commissariat spécial de Longwy confiées spécialement à cet inspecteur. Tous les documents secrets qu’il avait livrés depuis un an au S.R. allemand étaient légèrement pliés au milieu ; il les avait emportés dans sa poche pour ne pas attirer l’attention par une serviette en allant au Luxembourg.

Nous avions ainsi pu nettement délimiter le préjudice causé : il s’agissait pour la plupart des documents secrets, circulaires du Ministère de l’Intérieur, mandats d’arrêts pour espionnage, listes de suspects, textes officiels sur l’organisation et les attributions des Commissariats de Surveillance du Territoire, etc.

B…, avait passé en 1932 le concours d’inspecteur de police spéciale et fut affecté à Longwy.

A la suite de beuveries au Grand-Duché de Luxembourg et d’histoires de femmes, il s’endetta et devint une proie facile pour le S.R. allemand qui le fit recruter par l’intermédiaire d’un Luxembourgeois, son compagnon d’orgies.

A ce moment ses dettes risquaient de lui coûter sa carrière et il avait accepté avec empressement l’argent du S.R. allemand en échange d’une fourniture d’essai de documents provenant de son service. D’autres livraisons eurent lieu environ une fois par mois.

Il rencontra REILE pour la première fois à Echternach, en territoire luxembourgeois, à la frontière allemande ; d’autres rendez-vous suivirent, toujours en territoire luxembourgeois, jusqu’au jour où, d’une part, le gouvernement grand-ducal vota une loi analogue à la législation helvétique, c’est-à-dire interdiction de faire du S.R. sur son territoire quelle que soit la nation au profit ou au détriment de laquelle l’agent travaillait et où, d’autre part, le S.R. allemand s’était rendu compte que certains de ses agents et même des officiers traitants de l’Abwehr s’étaient fait arrêter dans ce petit pays. Réapparition du traître et l’inévitable conclusion

En été 1940, tous les espions allemands se trouvant en prison en France occupée furent libérés immédiatement par les détachements III f de l’Abwehr, B… à la Centrale de Clairvaux fut ainsi relaxé.

” Qui a bu, boira “, dit le proverbe, B… fut envoyé par l’Abwehr suivre un cours à Bruxelles dans une école de formation d’espions allemands.

Affecté ensuite à l’Abwehrstelle nouvellement créé à Lille, il s’y fit passer comme agent de l’I.S. à la recherche de parachutistes anglais dans le Nord.

Il fit arrêter par les Allemands ses compatriotes français, membres d’une chaîne française d’évasion vers l’Angleterre et déporter des membres du réseau de la ” Voix du Nord “.

Il fut également responsable de l’arrestation de quelques membres du réseau de résistance de la police de Lille (ses camarades !) et de la mort au camp de concentration de plusieurs Français.

Même en Allemagne où il avait suivi ses employeurs au moment de la retraite de 1944, il continua sa sale besogne de traître en dépistant des résistants parmi les requis du S.T.O.

Sa femme l’avait suivi partout. Sous la fausse identité de D… .

Ils revinrent en France. B… travailla d’abord au déminage à Vannes, puis avec sa femme, pour une société d’explosifs dans la Sarthe.

Dans les fournitures faites pour la Défense Nationale on constata, en 1952, des malfaçons et l’instruction ouverte pour atteinte à la Sûreté extérieure de l’Etat permit de découvrir la véritable identité des époux B…

Résultat (définitif) : en mars 1955, le tribunal militaire des Forces Armées de Rennes condamna : – B…, pour intelligence avec l’ennemi, à la peine de mort. – G…, sa femme, à cinq ans de prison.

Cinq cents arrestations, cinquante victimes, voilà le triste bilan reproché à B…

Si B… avait travaillé pour son propre pays, on aurait pu lui appliquer la phrase de George V d’Angleterre : ” Parmi tous les soldats, l’espion me paraît le plus grand ; si l’ennemi le méprise le plus, c’est uniquement parce qu’il le redoute le plus “.