Le travail de 1885 à 1914 a préparé nos succès pendant la Grande Guerre

Note préliminaire : nous avons vu qu’en 1880, le Colonel GRISOT a pris la direction du SERVICE. Sous son impulsion, d’importants résultats ont été obtenus par nos organes de renseignement qui ont saisi, entre autres, le plan de mobilisation allemande de 1875.

Il est clair à l’esprit des profanes eux-mêmes que GRISOT et ses prédécesseurs ne s’étaient point mépris sur le but à atteindre. Il s’agissait bien, en dernière analyse, d’aller si possible jusqu’au cerveau moteur de la machine de guerre qu’ils avaient à recenser. Et les gens de métier, voire les plus spécialisés et les plus heureux, reconnaîtront que ces maîtresses réussites ne leur sont pas prodiguées par les dieux.

Après GRISOT, le colonel VINCENT apparaît dans la galerie de ces précurseurs de choix. Nous sommes en 1885. VINCENT expose un jour, dans un substantiel compte-rendu, sa situation. Il fait état de la pauvreté de ses moyens et plaide avec chaleur l’octroi d’un budget conforme aux “besoins considérables” qui se manifestent. Pour étayer son propos, il se réfère à l’organisation et aux ressources du SR allemand, son antagoniste né. Et il ne parle pas par hypothèse, car voici ce qu’il affirme :

Il signale tout d’abord pour mémoire que le SR allemand a engagé, pour la durée de la guerre 1870-71,9 millions de thalers (34 millions de nos francs de cette époque). Il évalue ensuite les fonds dont son adversaire dispose en 1883 :
1°/- revenus de la fortune confisquée au Roi du Hanovre, soit 3 millions de francs;
2°/- contribution fournie par les divers ministères, soit 2 millions;
3°/- Trésor de guerre déposé dans les banques (Bleichröder et Erlanger en particulier), chiffre non précisé mais certainement important puisqu’une étude postérieure de peu à cet exposé estime à plus de 20 millions le total des ressources du SR allemand.

Peut-on s’étonner qu’en face de cette opulence, VINCENT réclame un budget “triple de celui de l’année précédente”, soit un peu plus 1 million ! Nos grands argentiers, il faut le dire, furent sans cesse lésineurs à l’endroit de ce Service “suspect”, que certains parlementaires citaient vainement à la barre au moment de la discussion du budget par les Chambres, et qui laissait à un malheureux Président du Conseil le soin de s’expliquer sur la destination “inavouable” des fonds dits “secrets ” !

En 1886, VINCENT a passé la main au Commandant SANDHERR. Ce dernier, alsacien vibrant et de surcroît malade, va, à l’occasion des activités allemandes sur notre territoire, déchaîner malencontreusement une campagne qu’un Commandement plus avisé eut pu éviter : l’affaire DREYFUS, la fameuse “Affaire” : On s’en souvient encore. Débordant sur le plan politique, elle a passionné et divisé les Français à un moment où tous les pays du monde observaient attentivement rassurés ou inquiets le relèvement de notre Pays et les progrès de son expansion.

Le remous ne devait pas manquer de secouer le SERVICE et d’entamer la cohésion de son personnel. Impliqué dans un procès dont les incidences lointaines le dépassaient. Avant de dire comment il sortit de ce mauvais pas, remarquons la composition de la “Centrale” telle qu’elle ressort d’une note remise par son Chef au Général GONSE le 22 mai 1896, en pleine crise :

Lieutenant-Colonel PICQUART, Chef de la “Section de Stastistique”
Chef de Bataillon HENRY
Capitaine de Cavalerie LAUTH
Capitaine du Génie JUNCK
Capitaine VALDANT
M. GIBELIN, Archiviste de 2ème Cl.
M. LORSIER, Adjudant de la 2ème Section.

Civils :
MM. MARCHAND et NOTH Expéditionnaires
Un gardien de bureau.

Cet effectif restera inchangé jusqu’à la guerre de 1914-18. Le personnel est celui d’un “moment” de l’ “Affaire”.

Depuis le début de l’action judiciaire, le SR est l’objet d’âpres discussions aux échelons élevés de la Défense Nationale. Plusieurs chefs de l’État-Major de l’Armée ont été sévèrement critiqués au cours du procès. On leur a reproché d’avoir délaissé leurs prérogatives et consenti aux Chefs du SR un trop libre comportement. Des sanctions ont été prises, d’autres sont demandées. Le Général de Gallifet, Ministre de la Guerre, particulièrement sollicité d’agir, va pouvoir se targuer de répondre à ce voeu et d’insuffler un air plus salubre et une discipline plus stricte dans les coins “infectés” de son département. Le 24 avril 1899, il prend, en accord avec le Ministre de l’intérieur, des mesures qui ont pour objet de restreindre l’indépendance du Chef du SR et de borner ses missions :

1°/- La “Section de statistique” demeure un organe de l’État-Major de l’Armée, mais elle est placée sous la dépendance directe du Chef du 2ème Bureau.
2°/- Le Contre-espionnage est confié au Ministère de l’intérieur.
3°/- interdiction est faite aux Officiers du SR de se rendre à l’Étranger, obligation leur est imposée de passer par les agents du Ministère de l’intérieur pour la recherche du renseignement à l’extérieur.

Ce n’est point diminuer un chef de grand mérite, cavalier légendaire, de dire que ce jour-là il chargea comme un “bleu”. Sa décision, explicable peut-être par une de ces sautes d’humeur qui lui étaient familières, était proprement insoutenable.

L’appliquer à la lettre eut signifié la ruine de 20 années d’un prodigieux effort qui avait porté nos positions SR au coeur des secrets des États de la Triple Alliance, ç’eut été mettre un bandeau sur les yeux de notre État-Major au moment même où s’accumulaient les symptômes d’une nouvelle et inévitable conflagration franco-allemande.

Au surplus, si ce geste avait pour but d’apprendre aux Français que, pour avoir enfreint des usages internationaux dont notre démocratie proclamait le respect, nos SERVICES de Recherche un instant dévoyés étaient vigoureusement ramenés dans les sentiers de la vertu, on conviendra qu’il avait à leurs yeux peu d’intérêt.

Leur entendement en ces choses n’a jamais été ni leur fait, ni leur souci. Si, par ailleurs, GALLIFET pensait que le gouvernement allemand nous saurait gré de modérer, à l’avenir, une activité par essence inamicale et marquée d’hostilité, il se faisait des illusions bien enfantines. Sans compter qu’il nous donnait imprudemment tous les torts dans une affaire où les Services Allemands avaient certainement joué un rôle, mal établi il est vrai.

Bref, un gros rire dut secouer la gorge des “gens” d’en face. Mais on ne l’entendit pas. Pas plus que le gouvernement du Kaiser, discrètement prié de donner son sentiment sur l’ “Affaire”, ne se départit d’un silence hautain et quelque peu méprisant. Comme on le comprend !

A la vérité, l’absurdité du régime que prétendait instaurer GALLIFET n’échappa à personne. Nos organes SR, sûrs d’une “doctrine” forgée dans l’action et consacrée par des succès éclatants, résolurent de ne point s’y soumettre. Dans un mémoire rédigé en termes déférents mais fermes, le chef de la “Section de Statistique” laissa percer un refus mental que le Commandement, mal assuré dans ses considérants, contrôla mollement dans les faits. Qu’en advint-il ?

Il advint que des compromis négociés à la sauvette entre les divers échelons du Service et leurs partenaires de l’intérieur, tournèrent les récifs et comblèrent les obstacles ainsi dressés sur leur route. Il advint qu’on rusa un peu partout -en tout bien tout honneur- que l’imagination et l’habileté secondèrent une volonté redoublée de maintenir les voies indispensables de la Recherche.

Le précieux miel que nous appelons le “renseignement profond” continua de suinter et d’emprunter des voies sûres. Notre E.-M. demeura renseigné. Cependant que la discorde française expirait sur la grève et que peu à peu se ressaisissait l’opinion.

A distance, on pourra ergoter, déplorer ou condamner cette ruse de Protée. Une infraction aux “Tables de la Loi” était commise qui peut n’avoir pas l’assentiment de maints Français de bonne tradition. Encore que la loi écrite ait subi depuis ce temps, et récemment comme chacun sait, bien des atteintes, et souvent légitimes .. Une pareille attitude, pour être comprise, requiert plus que le patriotisme de morale usuelle. Elle a sa source aux plus hauts sommets de la Conscience nationale, dans une zone de sensibilité exercée à l’évidence du plus grand devoir devant la menace du plus grand péril, détermine parfois l’homme à négliger la légalité établie.

Nos Officiers SR de 1899, comme ceux de 1871, vivaient sur ces hauteurs. Au contact physique de l’ “ennemi héréditaire”, Ils savaient ce que ne pouvait pas savoir l’opinion publique, et que n’acceptait d’ailleurs pas sans réserve un Haut Commandement voué à ménager sans cesse la politique prudente de nos gouvernements. Une poignée d’Officiers et de fonctionnaires français, nourris de certitudes, voyaient au-delà de l’Affaire. Ils voyaient juste. Car c’est en définitive grâce aux preuves qu’ils apportaient, que la France entra dans le nouveau siècle avec une âme intacte et un coeur ferme.

Au surplus, et confusément encore, la pensée française révisait ses fondements. Remettons-nous en mémoire l’état d’esprit de notre jeunesse entre 1900 et 1914. Mélange singulier d’idéal humanitaire et de réflexes de grandeur. Un patriotisme resté profondément “gambettiste”, et qui cependant interroge. Des courants politiques teintés d’antimilitarisme, mais, dans le peuple de France une sensibilité extrême aux choses du Pays. Et quand le dialogue franco-allemand se révèle menaçant pour notre droit, la nation unanime réclame du pouvoir une attitude sans concession.

On imagine sans peine ce que fut, dans ce moment d’angoisse française, le comportement d’un SERVICE fort de l’approbation mentale que constituait pour lui un patriotisme national en éveil.

Les Chefs du SR étoffèrent sans bruit le dispositif établi aux frontières, et firent un large usage des dispositions favorables manifestées par les Généraux commandant les Régions en bordure. Ainsi purent-ils, sous des formes convenues, introduire des officiers qualifiés ou déjà éprouvés, dans l’appareil de recherche étalé depuis la frontière belge jusqu’à Nice. Peu à peu, d’incessantes alertes aidant, ils obtinrent la faculté de créer des postes comptant plusieurs Officiers en certains points convenablement situés, tels que BELFORT et NANCY (MEZIERES au dernier moment) face à l’Allemagne, et NICE face à l’Italie. Les Chefs de poste, en union étroite avec les Services de police frontière, retrouvèrent leur liberté d’action et prirent leurs responsabilités.

Ce qui leur valut, ne le dissimulons pas, un certain nombre “d’accidents” dont l’un, l’arrestation du Capitaine LUX à Constance, provoqua de la part du Gouvernement impériale une assez vive réaction, qui n’inquiéta pas autrement le Gouvernement français.

La guerre approchait. Une sérénité empreinte de la réalité de notre force imprégnait notre contenance officielle face aux remontrances formelles de l’Allemagne. La diplomatie allemande, inspirée par le Grand État-Major, se voyait d’ailleurs assigner des limites au-delà desquelles le NACHRICHTEN DIENST était exposé,lui aussi, a été mis en cause. De part et d’autre, on avait intérêt à demeurer circonspect.

LUX était prisonnier, mais la guerre du SR continuait.

Dans cette atmosphère qui en définitive redressait les énergies, suscitait des caractères, le SR oeuvrait avec un entrain décuplé et un coeur juvénile. Incrusté depuis des années dans l’appareil de guerre ennemi, il en parachevait l’inventaire et dressait son ordre de bataille. En Août 1914, les unités de l’armée allemande étaient parfaitement dénombrées et leur dispositif en fin de mobilisation connu : deux ans auparavant, des documents recueillis par un de nos organes SR avaient révélé à notre Commandement le plan d’attaque allemand face à l’Ouest …

L’honneur du SR était donc engagé dans l’épreuve décisive qui commençait. Quatre années de guerre ont démontré qu’il était en mesure de “tailler des croupières” à son adversaire chevronné. Et d’ abord, il renseigna. Non seulement, il suivit correctement les mouvements des unités et l’évolution des matériels à l’arrière du front allemand, mission à laquelle il s’était soigneusement préparé, mais il eut la bonne fortune – qui échoit à qui la mérite – d’obtenir de remarquables succès dans la recherche des intentions. Nous ne pouvons les énumérer et les commenter ici. Rappelons en seulement quelques uns .

– Au moment critique de la Marne, il apprend que le prélèvement de 2 corps d’armée en Alsace est décidé par le Commandement allemand en vue de leur transfert dans l’Est. JOFFRE est renseigné en temps utile.
– En Septembre 1915, il a connaissance des premiers préparatifs d’offensive allemande sur VERDUN. Il affirme cette certitude jusqu’à la veille de l’attaque.
– Plusieurs mois à l’avance, il annonce l’offensive austro-allemande de CAPORETTO. Notre 3ème Bureau, orienté vers d’autres prévisions, est long à convaincre. Cette attaque faillit réussir.
– Les préparatifs de l’attaque allemande lancée le 15 Juillet 1918 sur le front tenu par GOURAUD ont été parfaitement décelés. Les renseignements fournis par des prisonniers allemands la veille de l’attaque, n’ont fait que confirmer les données du SR.

Un accident dans ce tableau :
En Mai de cette même année. LUDENDORFF avait attaqué sur le Chemin des Dames. Le renseignement qui devait nous en prévenir, détenu depuis 8 jours par un agent volage, ne parvint au SR que la veille au soir seulement :

Si assuré soit-il, un SR peut-être trahi par ses dieux.

Mais la démonstration était péremptoire. Le SR français avait prouvé son excellence. Le Colonel NICOLAI, chef du “NACHRICHTEN DIENZT”, dans un plaidoyer pro domo trop hâtivement publié après la guerre en convint avec aigreur, sinon dans les termes du moins par leurs sous-entendus.

Il allait de soi que lui, NICOLAI, n’était pour rien dans la défaite allemande, que son Service avait impeccablement fonctionné, et que le coupable était à chercher dans le Dolschstoss …mais il ne nous a pas expliqué comment, en maintes circonstances et notamment à l’occasion d’accidents survenus dans nos arsenaux ou dépôts de munitions, des agents français travestis en “agents allemands” avaient abusé notre prestigieux adversaire, en lui faisant accroire que ces accidents étaient des sabotages effectués par eux en exécution de missions reçues du SR allemand.

Nous en tirâmes des avantages considérables qui faisaient le plus grand honneur aux Officiers spécialisés dans le CONTRE-ESPIONNAGE, organe neuf en plein essor. Mais NiCOLAI l’a-t-il jamais su ?

Gardons-nous toutefois de mésestimer ou de médire Le vieux et remarquable SR allemand connaissait son métier. Et NICOLAI mentionne des succès qui ne furent pas tous de pure invention.

Il faut néanmoins le répéter. L’instrument de recherche si obstinément et si intelligemment construit par nos Anciens avait, avant et pendant la Grande Guerre, acquis une maîtrise qu’il importerait de maintenir.

Des noms de chefs ont percé le voile pudique derrière lequel ils eussent voulu rester ignorés. Citons parmi d’autres que nous omettons involontairement, HOLENDER, BRISSE, DUPONT, CARTIER, LINARD, LAMBLING, HUOT, WALNER, BRIQUE, ANDLAUER , LAINEY, MERSON, qui méritent plus qu’un souvenir distrait, obscurci par le temps.

C’est un culte que nous leur devons. Hantés par le péril permanent qu’un puissant empire aux rêves démesurés faisait courir à notre existence nationale, ces officiers s’étaient “installés” chez lui pour en surprendre les possibilités et les projets. Ils s’étaient littéralement “intégrés” à sa vie interne.

LA DOCTRINE VAUDRAIT POUR L’AVENIR.

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