Les Américains quittent l’Irak, nécessité oblige

« À la mi-septembre, le gouvernement irakien a annoncé qu’il était parvenu à un accord avec les États-Unis pour retirer la plupart des troupes américaines d’Irak au cours des deux prochaines années » signale pour Atlantic Council Anthony Pfaff, par ailleurs directeur intérimaire de l’Institut d’études stratégiques de l’US Army War College (1).

Commentaire AASSDN : Au moment où l’armée israélienne vise la neutralisation durable des capacités militaires du Hezbollah au Liban, cette lettre de Léosthène analyse les conséquences éventuelles du retrait de la presque totalité de l’armée américaine en Irak.

Peut-on se demander, un peu plus de vingt ans après leur invasion du pays en mars 2003 au prétexte du gros mensonge des armes de destruction massive qu’aurait possédées Saddam Hussein et dans le contexte du grand désordre de la région aujourd’hui, ce qu’il en est du « Grand Moyen-Orient » promu à l’époque par George Bush et son équipe de néoconservateurs ?

L’idée, pour « propager la liberté » – écrivions-nous en novembre 2005 – était que l’ébranlement des régimes autoritaires et l’instauration d’économies ouvertes provoqueraient, par l’exemple, des aspirations populaires au bien-être et au desserrement de féodalités étouffantes. Et que ces revendications, appuyées financièrement et politiquement par les Etats-Unis et leurs alliés, favoriseraient naturellement les changements de régimes attendus. Il s’agissait aussi de garantir, entre autres choses, la sécurité d’Israël.

Un lecteur, lucide, nous écrivait alors que tout le Moyen-Orient était désormais « sur la paume du démon » (ala kaf ifrit en arabe).

L’état de la région lors des élections organisées par les Américains en Irak en janvier 2005, que nous décrivions ici – Les urnes en treillis (2) – n’inspirait en effet pas la sérénité. L’Iran chiite, qui voyait d’un œil favorable l’affaiblissement d’un rival et voisin encombrant, gouverné depuis le protectorat anglais par les sunnites, partageait avec la Turquie (alors laïque) un souci avec les revendications d’indépendance des populations Kurdes vivant des deux côtés des frontières. La Jordanie ne considérait pas avec enthousiasme l’idée qui traînait dans les cartons des néoconservateurs, d’une grande Jordanie incluant une partie de l’Irak (site idéal, pour certains stratèges américains, pour une “délocalisation” des Palestiniens). La Syrie se sentait esseulée, financièrement et politiquement, quand l’Arabie Séoudite ne pouvait pas voir favorablement la perte d’influence des sunnites en Irak. Des signes inquiétants confirmaient, au Koweït, qu’une opposition existait à la présence (25 000 hommes) des troupes américaines. Dans le Golfe, le jihadisme sunnite progressait dans la population mais aussi chez les cadres civils et militaires, un cauchemar dans les Emirats qui craignaient la contagion de la violence plus que de la « démocratie ». Enfin, la Ligue arabe exprimait, à Rabat, ses réserves face à la nouvelle version américaine de leur plan du « Grand Moyen-Orient ».

On sait depuis combien le diable avait la main large.

On sait aussi que les transitions démocratiques espérées avec les  « printemps arabes » (2011), n’ont pas eu lieu. « Les « printemps arabes » n’ont été pour l’instant qu’un bref mirage pour des pays comme l’Égypte, la Libye ou la Syrie, sans parler du Yémen ou encore de Bahreïn… Dans ces pays, ce fut plutôt un retour au statu quo (Bahreïn) et à la dictature (Égypte) ou, pire, une chute inexorable dans le chaos (Libye, Syrie, Yémen) » remarquait l’universitaire (Aix-Marseille) Roland Lombardi en 2016. On a vu aussi la Russie intervenir en Syrie (2015) où s’installait un califat, puis la Chine s’ouvrir la porte de l’Iran dès 2016 (3) puis réussir en mars 2023 une médiation entre deux ennemis donnés comme irréconciliables, l’Arabie Séoudite sunnite et l’Iran chiite, rivaux religieux, politiques et militaires pendant que les Etats-Unis affrontaient un désamour de leur vieux partenaire séoudien. La région se dégelait, pouvait-on espérer, plus soucieuse de prospérité que d’affrontements en armes. Téhéran cherchait même à devenir membre des BRICS – qui intéressaient aussi l’Arabie Séoudite et la Turquie. Nous sommes loin du rêve néoconservateur de George Bush.

Aujourd’hui ? L’Iran a-t-il été dépassé par des « proxies », dont le Hezbollah, dont il n’a pas la maîtrise ? Quoi qu’il en soit, on voit les Américains comme pris dans un piège, le rêve néoconservateur échoué, la sécurité d’Israël toujours à risque.

Alors même qu’ils tentent de se retirer avec prudence d’Irak. « Le 27 septembre »,précise Anthony Pfaff (1), « les responsables américains et irakiens ont présenté l’accord comme une transition dans laquelle la présence de la coalition militaire prendrait fin et où les États-Unis et l’Irak passeraient à une relation bilatérale en matière de sécurité. Selon les deux annonces, la plupart des troupes américaines partiraient d’ici la fin de 2025, laissant derrière elles un petit contingent au Kurdistan pour soutenir les opérations de lutte contre l’État islamique d’Irak et al-Cham (ISIS) en Syrie. Les troupes restantes se retireront d’ici la fin de 2026, mais les personnes impliquées dans la relation de coopération en matière de sécurité resteront sur place ». Sachant pourtant qu’un « retrait donnerait également une victoire apparente à l’Iran et à ses milices supplétives, dont les attaques continues contre les forces américaines s’inscrivent dans le cadre d’une campagne permanente visant à réduire la présence des États-Unis dans la région ».

Mais, ajoute Anthony Pfaff, « il est probable que les États-Unis ne pourraient – ou ne voudraient – pas faire grand-chose pour changer la position du gouvernement irakien sur la présence des troupes américaines. Les efforts de l’Iran pour repousser les forces américaines et l’intérêt du public irakien à ne pas être entraîné dans le conflit entre l’Iran et les États-Unis ont exercé une pression considérable sur le gouvernement irakien pour qu’il expulse les troupes américaines pendant un certain temps ». En particulier « après la frappe américaine qui a tué le commandant de la force Quds du Corps des gardiens de la révolution islamique (CGRI), Qasem Soleimani » en janvier 2020. En effet, « le parlement irakien a adopté une résolution non contraignante en faveur de l’expulsion des forces américaines. La pression en faveur de l’application de cette résolution s’est poursuivie sans relâche, les États-Unis, l’Iran et leurs mandataires s’étant engagés dans plusieurs cycles d’escalade depuis lors ».

Et les Irakiens ont peut-être aussi d’autres idées, si on en croit le quotidien de référence russe Izvestia (4).

« L’Irak recherche un partenariat militaire avec la Russie dans le cadre du retrait de la coalition dirigée par les Etats-Unis », titrait le quotidien le 3 octobre. « L’Irak souhaite développer une coopération militaire et en matière de renseignement avec la Russie. Étant donné que Moscou a fait ses preuves en matière de lutte contre le terrorisme, Bagdad voit une opportunité de travailler ensemble pour s’assurer que les organisations radicales ne reviennent pas sur le sol irakien, a déclaré le conseiller politique du Premier ministre irakien, Fadi al-Shammari, dans une interview accordée à Izvestia ». Et, détaillant les objectifs irakiens : « La Russie a une grande expérience de la lutte contre le terrorisme et dispose de capacités militaires et de renseignement avancées qui pourraient profiter à l’Irak. Les deux pays sont unis par des liens de longue date, que nous cherchons à développer et à renforcer dans les domaines de la sécurité, de l’armée, du renseignement, de l’économie et de la science ». Un expert militaire et officier retraité des forces armées irakiennes, Saif Raad, ajoute : « Il y a une opportunité de développer les relations russo-irakiennes en renforçant les capacités militaires, la chose la plus importante étant l’accord pour conclure un contrat sur la vente du système de défense aérienne S-400 à l’Irak. Cela pourrait modifier l’équilibre des forces et donner à l’Irak une plus grande influence sur les puissances mondiales ».

A ce point, on peut s’interroger sur le bilan que font les Américains eux-mêmes de leur politique étrangère. Certains le tentent, même si, reconnaissent-ils, la période électorale n’est pas le meilleur moment. « Les politiques américaines de primauté ont conduit à l’échec des guerres d’Irak et d’Afghanistan et à la montée en puissance de rivaux potentiels tels que la Russie et la Chine » (5) écrit Kevin Blachford (King’s College de Londres). Et, sans illusions : « La réapparition récente des voix néoconservatrices de l’ère George W. Bush montre certainement que certaines idées ont la vie dure et que le fractionnisme au sein de l’establishment de la politique étrangère persiste ». Rien de simple pour espérer une évolution, « il est peu probable que la prochaine étape soit un plan soigneusement coordonné suivant une stratégie globale ». Mais, ajoute-t-il, si, « ces dernières années, la grande stratégie américaine a été façonnée par la domination des élites libérales progressistes qui soutiennent la primauté des États-Unis (…) cette domination des primacistes libéraux est aujourd’hui sujette à débat ».

Nécessité oblige ?

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène,
 http://www.leosthene.com 
le 5 octobre 2024, n° 1854/2024

 Notes :

(1) Atlantic Council, le 2 octobre 2024, Anthony Pfaff, After Operation Inherent Resolve : How to not mess up US-Iraq security relations again

https://www.atlanticcouncil.org/blogs/menasource/operation-inherent-resolve-us-iraq-ties/

(2) Léosthène n° 85/2005 du 8 janvier 2005, Irak, les urnes en treillis

Description de l’organisation d’élections en Irak : les listes, les participants, les interférences étrangères, le rôle des “ONG” américaines, le financement. Les risques de guerre civile post-électorale, ouverte ou larvée.

(3) Voir Léosthène n° 1716/2023, le 15 février 2023, Amis en temps d’épreuves, l’Iran et la Chine

C’est en mars 2021, bien avant les tensions actuelles et la polarisation générale autour de la guerre en Ukraine, que Djavad Zarif, alors ministre des Affaires étrangères iranien, qualifiait la Chine « d’amie des jours difficiles ». L’Iran et la Chine venaient de signer un accord « pour une coopération globale de 25 ans », conclusion du chemin ouvert en 2016 par la visite du président Xi Jinping à Téhéran – une première alors depuis plus de dix ans. C’est aujourd’hui le président iranien qui est en visite officielle à Pékin pour deux jours, du 14 au 16 février – accompagné par les ministres de l’Economie, des Transports, du Pétrole, par le président de la Banque centrale iranienne et par une large délégation d’hommes d’affaires. En regard, Téhéran, qui ne peut pas s’enfermer dans un tête-à-tête chinois, peut trouver avec la Russie un partenaire intéressant pour équilibrer le poids de la puissance chinoise. Tous amis ? Ou alors ? En ces temps troublés, il faut à ceux qui sont mis à l’index se trouver ou se retrouver, nécessité fait loi. Chacun avec son histoire, ses intérêts, ses idées, mais amis stratégiques. Une alliance westphalienne ?

(4) TASS, le 3 octobre 2024, Press review: Israeli reprisal against Iran looms and Iraq bets on Russia amid US exit (voir le second papier)
https://tass.com/pressreview/1851377 

(5) The American Conservative, le 4 octobre 2024, Kevin Blachford, ‘Grand Strategy’ Misses the Point
https://www.theamericanconservative.com/grand-strategy-misses-the-point/