Parmi les formations du « Réseau Kléber » du S.R. Guerre, le réseau « Marco » a eu un rôle essentiel que retrace son créateur, notre ami de SAINT-HILAIRE et dont l’ouvrage du général NAVARRE « Le Service de Renseignements » a souligné l’importance et les mérites.
Nous reproduisons ci-après les circonstances qui ont présidé à la reconstitution historique de « Marco » et les commentaires de SAINT-HILAIRE sur la naissance et la vie de ce réseau qui fut son oeuvre.
Un jour d’automne, en 1980, un lunch de « retrouvailles » réunissait une quarantaine de personnes. Elles étaient toutes entre deux âges, c’est-à-dire entre le troisième et le quatrième. Les plus jeunes qui n’avaient pas encore trois fois vingt ans, évoquaient des souvenirs de leur vingtième année. Les plus anciens venaient d’avoir quatre fois vingt ans, et les mêmes souvenirs étaient ceux de la « force de l’âge ». Les uns et les autres avaient surmonté, ensemble mais souvent sans se connaître, les rigueurs des années « terribles », celles de l’occupation allemande, en s’efforçant de contribuer à l’avènement de jours meilleurs par des moyens à leur portée.
Ils avaient choisi un combat où l’adversaire est constamment traqué par des cerveaux, des yeux et des oreilles, tenant lieu d’armes à des combattants sans armures, sans uniforme et sans troupe. Certes, ils avaient des chefs, mais ils n’en connaissaient généralement qu’un seul ; et les missions qu’ils en recevaient les éloignaient de lui comme de leurs camarades. Parfois, à leur retour, ils ne trouvaient plus personne. D’autres fois, c’est eux qui ne revenaient pas.
C’est pourquoi les anciens combattants réunis ce jour-là ne ressemblaient guère à une amicale régimentaire. D’abord, ils étaient des deux sexes. Ensuite, ils ne se connaissaient que par petits groupes, et certains groupes n’avaient jamais vu les autres. Enfin, les grands chefs, celui qui commandait depuis l’Auvergne (le clandestin), et celui qui siégeait à Alger, voyaient pour la première fois un important échantillonnage des quelque cent soixante-dix agents immatriculés par le réseau.
Quant au chef de réseau, sans avoir pu connaître à l’époque considérée tous ses collaborateurs dispersés sur la moitié nord de la France – car il était installé (si l’on peut dire) à Paris – il était seul à en savoir assez, ses archives aidant, pour répondre aux voeux de tous : reconstituer l’histoire de leur réseau.
Un service de renseignements, avec ses structures nationales et internationales permanentes et parfois anciennes, obtient toujours les résultats appréciables. Tel fut le cas du S.R. français, institutionnel ou clandestin, et l’Histoire se charge de le démontrer.
Il n’en est pas forcément de même pour un Réseau de Renseignement clandestin, créé de toutes pièces pour répondre aux nécessités stratégiques de l’époque, mais soumis à tous les aléas de la clandestinité, pourchassé par l’adversaire, et parfois ballotté dans les mouvements du champ de bataille.
On peut toujours dire que l’on a créé un Réseau de Renseignement parce qu’on a eu l’intention de « faire du renseignement ». Encore faut-il prouver que ce but a été atteint. Et pour qu’il en soit ainsi, il est nécessaire que le renseignement ait été recueilli, transmis à qui de droit, et en temps utile. Reste à savoir si l’exploitation est intervenue, également en temps utile, mais ce n’est plus de la responsabilité d’un Réseau.
En ce qui concerne le réseau MARCO, avant de dire ce qu’il a pu faire en matière de renseignement – son activité exclusive – il convient d’abord de constater ou de rappeler :
– qu’il a pris la suite du poste S.R. de Paris (antenne de P2) en assurant ainsi dans la zone nord la continuité du S.R. KLÉBER, mais qu’il y a tout de même eu « hiatus » dans la fourniture du renseignement de type « O.D.B. » du fait que la destruction de P2 précéda la création de MARCO ;
– que l’intervention relativement tardive de MARCO dans la bataille du renseignement (vers le 1er janvier 1944), et sa courte durée en clandestinité (environ 8 mois), lui permirent de résister au perpétuel harcèlement de l’adversaire (1), donc de rester efficace ;
– que la quasi-totalité de son effectif permanent était composée de résistants anciens récemment reconvertis au renseignement ; un recrutement sélectif et un encadrement de quelques officiers déjà entraînés (2) avaient heureusement réglé le problème de l’instruction technique.
La mission prioritaire pour MARCO me semblait être de fournir en permanence aux États-majors concernés les renseignements leur permettant de tenir à jour l’ordre de bataille (ODB) des troupes d’occupation. Sauf le cas rarissime d’une information globale obtenue par document (ce qui ne nous est jamais arrivé), je n’ai pas imaginé d’autre procédé que le « ratissage » systématique du terrain, permettant de déceler et d’identifier les unités et les états-majors en stationnement ou en mouvement.
Aux échelons d’exploitation, le rassemblement des morceaux du « puzzle » reconstituerait les grandes unités, seules prises en compte pour l’ordre de bataille.
Il s’agissait donc d’une prospection méthodique que nous programmions nous-mêmes, mais nous avions aussi à répondre aux questionnaires, et à nous conformer aux orientations. Pour y parvenir sans discontinuité, il nous fallait un effectif nombreux et de qualité, et nous pûmes le réunir au point d’être en mesure de pallier de nombreux accidents. On sait aussi que les liaisons et transmissions ont fonctionné de telle sorte que les résultats acquis par les équipes de recherche sont parvenus en temps utile aux destinataires habituels (le S.R. d’Alger et le B.C.R.A. de Londres). Et l’on a vu qu’avant la libération de Paris, nous avons pu renseigner directement l’O.S.S. (3) du XIIe groupe d’armées U.S., en opérations.
Mais la notion de « Réseau » serait beaucoup trop restrictive si on n’y comprenait que les agents recrutés, instruits et administrés pour servir à plein temps, tout comme dans une unité de l’armée régulière. Autrement dit, les éléments constitutifs d’un réseau (au moins dans le « renseignement ») ne sont pas seulement ceux que l’on appelait « les agents P2 ou P1 » (4) dans le jargon administratif de la clandestinité. Chez MARCO, les agents de recherche dont il vient d’être question – tous « P » évidemment – ne furent pas les seuls à travailler pour l’O.D.B. Participèrent également à cette tâche des organisations amies qui avaient aussi une activité S.R., généralement accessoire, mais parfois structurée quand elles avaient créé un « Deuxième Bureau ».
Mais dans tous les cas elles n’avaient pas les moyens de transmettre à un utilisateur qualifié, directement et en temps utile, des renseignements qui sont toujours urgents par hypothèse.
Dans la catégorie des organisations ayant une structure de « renseignement », je citerai :
– Le Deuxième Bureau de l’O.R.A. qui, dans ses synthèses reproduisait des renseignements O.D.B. signés MARCO, mais apportait aussi des renseignements de même nature en provenance de ses officiers régionaux ;
– Le S.S.M.-précurseur du lieutenant-colonel NAVARRE; on sait que ce dernier échangeait avec moi, chaque semaine, des papiers S.R. contre mes papiers C.E.;
– Le Deuxième Bureau de « Libération », dont le pseudo était « Léon ».
Pendant quelques mois nous avons transmis le « courrier de Léon » auquel « Kléber » attachait de l’importance, mais aujourd’hui nos trous de mémoire ne nous permettent plus d’identifier la personne de « Léon ».
– Le Deuxième Bureau des F.F.I. de la Région parisienne avec lequel j’étais en rapports personnels ; il avait habituellement ses moyens de transmission autonomes ; mais on a vu qu’au mois d’août 1944, il a dû me confier son courrier O.D.B. pour l’armée américaine ;
– Le Comité d’Action contre la Déportation (C.A.D.), dont le chef était alors Léo HAMON. Nous avions des contacts assez fréquents dans les bosquets des Tuileries, et il m’apportait fidèlement la collecte de son organisation ;
– Enfin Jean MAURICHEAU-BEAUPRE, très introduit dans le milieu des Beaux-arts, et qui logeait à ce titre dans les combles du Louvre, affectionnait aussi les Tuileries pour nos rendez-vous. Il avait bien sûr des « tuyaux » de toute provenance. Mais il devint un jour chef du Groupe France-Sud « rattaché » au réseau « Samson » du S.R. Air. « Il couvrait une bande de 50 km le long de la Méditerranée, de la frontière italienne à Montpellier » (cf. Le S.R. Air du général BEZY, page 185).
C’est sans doute la raison pour laquelle, paradoxalement, les archives de MARCO – réseau de la zone nord – sont abondamment pourvues de renseignements O.D.B. sur toute « la Côte », et sur l’Italie. (Je me rappelle les avoir remis à l’O.S.S., faute de mieux, en août 1944). Il faut croire que ce groupe France- Sud avait plus de facilités à évacuer ses fournitures sur Paris (MARCO) et sur sa hiérarchie méridionale.
Cependant, parmi les amis qui renseignaient MARCO, et que MARCO a pu aider, notamment pour la transmission de leurs fournitures, il n’y avait pas que des spécialistes de l’O.D.B.
Il y eut aussi, par exemple, de bons observateurs de la politique et de la haute administration, des industriels connaissant bien la question du pillage de l’économie française, et de l’utilisation de notre industrie par les autorités civiles et militaires d’occupation. Il y eut enfin le cas très rare d’un diplômé des hautes études germaniques, autorisé à circuler librement en Allemagne, et « s’autorisant » à rapporter de ses voyages toutes informations intéressant les Alliés, dont celles concernant la fabrication des armes secrètes.
Mais son réseau « AUBRAY » était une émanation du très officiel commissariat à la main-d’oeuvre en Allemagne. Ce qui nous ramène aux divers organismes ou réseaux faisant du noyautage des administrations publiques, plus ou moins affiliés au « N.A.P. » et au « Super N.A.P. », spécialisés en la matière.
Il y avait donc, sur le terrain, un certain enchevêtrement de compétences, grâce aux bonnes relations et la grande appétence pour le renseignement « tous azimuts », dans un milieu somme toute assez restreint, si l’on ne compte que les personnes susceptibles d’avoir entre elles, sans enfreindre les règles du cloisonnement, des relations « au sommet ».
Pour n’oublier personne et rendre justice à tous, une dernière constatation s’impose :
Les réseaux n’avaient pas le monopole du patriotisme et de la compétence, et la plus élémentaire prudence les dissuadait de toute publicité. Un fonctionnaire bien placé pour telle ou telle catégorie de renseignement pouvait être collègue sans le savoir d’un membre du N.A.P. ou super-N.A.P., et devenir le fournisseur d’un réseau de renseignement qu’il « glanait » sur tout le territoire. Cela s’est produit souvent chez MARCO, et c’est pourquoi j’en parle savamment.