Guy Schlesser décrit comment la France, devenue un “Paradis de l’espionnage” en 1936, a subi des activités d’espionnage intensives. La France, accueillant généreusement les réfugiés sans filtrage efficace, a vu ses informations militaires compromises par la presse et les agents étrangers, facilitant le recrutement d’espions. Malgré les efforts pour protéger ses secrets militaires, la France était vulnérable, aggravée par la légèreté des peines pour trahison. Schlesser, connaissant les faiblesses de la France en matière de contre-espionnage, a proposé des réformes pour renforcer la défense nationale. Il critique la passivité des autorités françaises face à l’espionnage, soulignant l’urgence d’une action plus déterminée pour protéger la sécurité nationale.

– I – LES FAITS

Que la France ait été, en 1936, le pays béni, le “Paradis de l’espionnage “, je conçois qu’on s’en indigne. Mais qu’on s’en étonne ? Il est des naïvetés qui vraiment ne sont pas permises. Il suffisait en toute objectivité de constater et de réfléchir.

Pour obéir aux lois d’une traditionnelle hospitalité, la France, par ses frontières largement ouvertes, accueillait trop généreusement et pratiquement sans formalités tous les suspects du monde entier, tous les escrocs d’envergure, tous les expulsés de toujours et de partout que des postes, ses ” cribles ” aux frontières, insuffisants en nombre et souvent en qualité, étaient incapables de filtrer et que sa police spéciale, débordée par tant d’autres occupations, était impuissante à surveiller.

Peut-on s’étonner que dans les rangs de cette armée de sans travail internationaux, les services de renseignements étrangers aient, avec une extrême facilité, recruté leurs innombrables agents après les avoir déguisés en réfugiés politiques ?

Leur coupable activité était orientée par les précieuses et redoutables indiscrétions de la presse française, cette presse à l’affût du secret militaire et qui en discutait publiquement pour le seul bénéfice des S.R. étrangers.
J’ai souvent dit que les journaux français – inconsciemment, j’en suis assuré – étaient les meilleurs agents des services étrangers, les meilleurs et d’ailleurs les moins chers.
Pour une centaine de francs par an – le prix d’un abonnement à ” La France Militaire ” – les états-majors étrangers recueillaient des précisions d’ordre militaire que le S.R. français ne parvenait à rassembler que contre de lourdes sommes et après de longs efforts. Bien mieux, cette documentation, abondante et pour ainsi dire gratuite, n’exigeait même pas de recoupement : elle était officielle.
Peut-on s’étonner que les agents de l’étranger aient, sans effort, brodé sur un canevas déjà très complet !

Accueillis chapeau bas à la frontière et narguant une police dont l’impuissance était proverbiale outre-Rhin, ces soldats de l’étranger mettaient au pillage le secret militaire, notre secret national mal surveillé et insuffisamment gardé. D’autant moins bien gardé que le Français, imprudemment confiant dans la loyauté de ceux qu’il avait la générosité d’accueillir, n’avait jamais eu la volonté de se défendre.
Aussi bien, les cambriolages devenaient inutiles. Pouvait-on vraiment s’en étonner ? Comment aurait-il pu en être autrement aussi longtemps que les états-majors, les corps, les services, ne disposaient – pour enfermer leurs secrets – que de mauvaises armoires en bois blanc barricadées, si on peut dire, de méchants cadenas achetés en série à ” Uniprix “.

Je ne pouvais, hélas, pas ignorer l’infériorité de notre défense. Je savais trop bien que le S.R. français et les S.R. étrangers ne luttaient pas à armes égales. Pour avoir exercé, de 1932 à 1934, les fonctions de Chef de la Section allemande du S.R., je connaissais mieux que quiconque les invraisemblables difficultés auxquelles nous nous heurtions lorsque nous cherchions à apprendre, au delà du Rhin, ce qui était indispensable à notre état-major. Nous étions, au seuil de frontières imperméables, devant un système impénétrable; de l’autre côté, tout était difficile, tout était pratiquement impossible. Chez nous, au contraire, tout était possible, tout était tellement facile, que nous en avons tout de suite exprimé notre indignation.
Cette indignation, un diptyque de faits, de chiffres comparés, l’illustrera avec plus d’éloquence.

S’est-on douté, par exemple, en France, que la main-d’oeuvre étrangère employée sur nos chantiers de fortifications ou dans nos usines travaillant pour la Défense Nationale, atteignait et dépassait, pour certains départements – je précise : la Meurthe-&-Moselle – la proportion de 45% ?

Sait-on que, de l’autre côté du Rhin, un Allemand 100%, Allemand, aryen pur sang, dont toute la famille habitait l’Allemagne, mais dont un parent proche avait émigré, se voyait refuser l’autorisation de travailler sur un chantier de fortifications ?

Voilà pour les travailleurs étrangers. Les oisifs, les chômeurs que nous entretenions à grands frais n’étaient pas moins redoutables.

S’est-on douté qu’il y avait à Paris, le 1er Juillet 1937, 16.987 Allemands ? Il y avait à Berlin, à la même date, moins de 500 Français, et il était tout de même plus facile de – surveiller ces 500 Français, d’ailleurs parfaitement inoffensifs puisqu’ils appartenaient pour la plupart aux familles de notre Ambassade, que ces quelques 17.000 Allemands lâchés en liberté sur le trottoir parisien.

Puisqu’il est question d’Ambassade, sait-on que les sièges diplomatiques allemands n’utilisaient à l’étranger que du personnel allemand, 100% allemand et aryen pur sang. C’était logique et naturel.

Et dans les Ambassades et Consulats français ? dira-t-on. Sans doute le Français n’aimait pas s’expatrier. On pouvait cependant espérer que quelques postes de chauffeurs, huissiers, téléphonistes, concierges, étaient confiés à de bons Français; or, tous les postes d’employés subalternes étaient tenus par du personnel autochtone, qui ne pouvait pas ne pas être acheté.

Un exemple encore : l’annuaire des officiers de l’armée active, cette pièce maîtresse de la documentation sur une armée étrangère, était dans presque tous les pays du monde un document secret.
Le même document se vendait en France dans toutes les bonnes librairies.

Enfin, un dernier exemple, et celui-là le plus douloureux à n’en pas douter. Qu’on imagine un Français, assez lâche pour trahir sa Patrie ! Concrétisons : qu’un Français ait mis au pillage le coffre-fort du Général Chef d’E.M. Général de l’Armée française et qu’il en ait livré le contenu à un service de renseignements ennemi. A condition que ce Français ait été pris la main dans le sac, il risquait de lui en coûter au maximum cinq petites années de prison. Depuis 1934, la peine avait été portée à un maximum de vingt années; sans doute était-ce mieux ! Mais de l’autre côté du Rhin, c’était la MORT pour, simple suspicion d’espionnage et à une cadence d’ailleurs effrayant.

J’avais le devoir de rappeler cette situation en toute objectivité et sans aucun esprit de critique pour mieux faire comprendre les difficultés considérables auxquelles se heurtait, dans son activité, le S.R. français.

– II – LES CAUSES

Mais il ne suffisait pas de constater et de se lamenter. Il fallait d’abord déterminer les causes de la carence de services dont, en 1936, j’allais prendre la direction, les déterminer et les classer : elles étaient d’ordre matériel et d’ordre moral.

a)- Les causes d’ordre matériel –

Le contre-espionnage n’était pas organisé; ou plutôt il était organisé pour une période qui correspondait à l’inertie des services étrangers, la période de l’après-guerre. Que cette organisation léthargique, ou mieux cette inorganisation, ait vécu plus de quinze ans malgré la menace qui, chaque jour, s’affirmait, c’est bien ce qui paraît le plus surprenant.
– Jusqu’en 1936, le contre-espionnage qui dépendait en temps de paix du Ministère de l’Intérieur, était confié à des fonctionnaires de la Sûreté qui portaient le titre de Commissaires Spéciaux, chefs de secteur de contre-espionnage. On aurait pu imaginer, à l’énoncé de ce titre, que le contre-espionnage était pour le moins leur tâche essentielle. Or ces fonctionnaires – qui d’ailleurs ne chômaient pas – faisaient de tout, exactement de tout, sauf du contre-espionnage. Ils étaient une sorte de ” bonne à tout faire ” à la ” botte ” des Préfets qui les employaient, plus que jamais d’ailleurs pendant cette période de troubles sociaux, à des fins de politique intérieure. De contre-espionnage ils ne s’occupaient, de leur propre aveu, que lorsqu’ils en avaient le temps, à leurs instants de loisir. Et comme ils étaient notés par les Préfets qui seuls réglaient leur avancement, il était logique, il était humain surtout, qu’ils fassent passer en dernière urgence des questions qui, si elles ne sont pas spécifiquement militaires, sont en tout cas de Défense Nationale et n’atteignent qu’ indirectement les intérêts départementaux. Sur les 136 commissaires spéciaux chefs de secteurs de contre-espionnage, une quinzaine au maximum, plus consciencieux ou mieux doués, s’intéressaient à ce qui ne leur paraissait être qu’une partie négligeable de leur mission.
– Ils étaient 136 à se partager le territoire de la métropole; ils régnaient donc chacun sur 1/136° de la France et c’est un domaine infiniment trop étroit pour des affaires d’espionnage qui, par définition, ont leur origine .à l’étranger et qui s’enchevêtrent sur le territoire national. Il n’est pas rare qu’une piste découverte à TOULON, mène à BREST pour aboutir à LILLE.
Enfin, puisque l’espionnage vise essentiellement le secret militaire, il eût été logique d’espérer une possibilité de collaboration de l’autorité civile et de l’autorité militaire : elle était à peu près inexistante. Certaine affaire retentissante, vieille de 40 ans et dont le spectre était périodiquement agité, paralysait dans l’Armée les meilleures volontés.

b)- Les causes d’ordre moral –

Et puis, il était d’autres causes et celles-là d’ordre moral. Si le rendement en matière de contre-espionnage était jusqu’en 1936 ridiculement dérisoire, c’est que l’apathie était généralisée à tous les échelons, l’apathie, cette morne veulerie qui envahit, qui intoxique les armées victorieuses au risque d’engourdir leur cerveau, de paralyser leurs muscles et de les rendre impuissantes : l’armée française, pillée jusque dans ses oeuvres vives, n’avait même plus le courage de se défendre.
L’intolérable faiblesse des juges militaires est un des signes les plus frappants de cette période de lâcheté : les accusés bénéficiaient d’une scandaleuse indulgence.

C’était aussi le fait de je ne sais quel scepticisme élégant et goguenard qui se refusait à prendre le danger au sérieux. En France, on ne voulait pas croire à l’espionnage. On ne voulait pas croire que l’espionnage est autre chose qu’un sujet de film facile ou de roman policier. On ne voulait pas croire que l’espionnage est une réalité tragique contre laquelle il faut lutter, il faut s’organiser pour lutter. On ne voulait pas croire que des Français, des militaires français trahissaient leur pays. Et cependant si on avait su le nombre grandissant de ceux qu’à partir de l’année 1936 nous avons fait arrêter et condamner, l’opinion aurait été profondément bouleversée et, avec nous, douloureusement émue.

Aussi bien, étions-nous tous d’accord, tous ceux qui comme moi se penchaient sur ce problème du contre-espionnage, pour affirmer : ” Il faut que cela change “.

– III – LES REMEDES

Avoir défini les causes, c’était en même temps préciser les remèdes : dans l’ordre matériel, il fallait organiser, organiser pour POUVOIR. Et, dans l’ordre moral, il fallait VOULOIR; il n’était que de vouloir. On a souvent attribué nos succès au renforcement des effectifs. A la vérité, il fut infime. Et, d’ailleurs, il ne s’agissait pas tant d’augmenter le personnel d’un organisme désuet. Ce qui importait, avant tout, c’était d’en changer l’esprit, c’était de transformer toutes les méthodes pour aboutir à une réorganisation totale.

a )- Les remèdes d’ordre matériel –

En plein accord avec le Ministre de l’Intérieur, nous avons estimé qu’il fallait assurer l’indépendance et la spécialisation des organismes de contre-espionnage et leur décentralisation en les jumelant avec les autorités militaires dont les attributions devraient être nettement précisées.
Tout en maintenant l’activité des commissaires spéciaux, le Ministère de l’Intérieur décida de créer des fonctionnaires – en nombre réduit d’ailleurs (10 commissaires, 20 inspecteurs) – dont le seul rôle était de traiter les questions de contre-espionnage. Pour les distinguer des commissaires spéciaux chefs de secteurs de contre-espionnage, ils portaient le titre de commissaires de la surveillance du Territoire. Indépendants des Préfets, ils relevaient directement d’un organisme central à Paris, le Contrôle Général de la Surveillance du Territoire.
En plein accord avec le Ministre de l’Intérieur, nous avons obtenu d’élargir leur horizon. Leur secteur, ou pour mieux dire leur ” terrain de chasse “, correspondait à une ou à deux régions militaires. Et, pour affirmer cette liaison avec l’autorité militaire, nous les avons, toujours en plein accord avec le Ministère de l’Intérieur, placés immédiatement à côté du Général commandant la Région. Ainsi avons-nous, pour reprendre le terme militaire, ” jumelé les postes de commandement “.
Enfin, parce que nous étions dans la situation d’un homme rempli de bonne volonté qui, devant cent leviers de commande, n’a que deux bras pour les manipuler, nous avons demandé aux Généraux Commandants de Région Militaire une collaboration plus active. Auprès d’eux, nous avons placé un organisme qui devait prendre tout son développement en temps de guerre, le “B.C.R.” (Bureau de Centralisation des Renseignements) qui, dans chaque corps ou service, avait ses antennes, les officiers de contre-espionnage. Leur rôle était sans doute de recueillir les renseignements de contre-espionnage de leurs unités,et d’assurer, en liaison avec la S.N., la protection des points sensibles. Ils étaient enfin – c’était une réforme capitale – chargés d’assurer, sous la haute direction des Généraux commandants les Régions, l’instruction des troupes et des services en matière de contre-espionnage.

Et, puisque nous avions augmenté le nombre des rouages de ce nouvel organisme, il était nécessaire, pour éviter les chocs, les heurts, les frictions, de préciser les attributions respectives de chacun. Dès 1937, des textes approuvés par les divers Ministères, consacraient les réformes essentielles.
Le Ministère de l’Intérieur décrétait la spécialisation et le jumelage avec les Services de la Défense Nationale. L’Etat-Major de l’Armée définissait ses attributions, et réglementait l’instruction en matière de contre-espionnage.
Le 10 Février 1939, un texte interministériel soudait l’ensemble et en prolongeait, dans le cadre des lois, l’action pour le temps de guerre. Enfin, – ce n’était pas le moindre succès après deux ans de lutte – il attribuait officiellement à S.C.R. la direction unique des services du contre-espionnage de tous les Ministères de la Défense Nationale.
La réorganisation, désormais effective et consacrée par des textes législatifs n’aurait pas pleinement atteint son but, si un effort n’avait pas été parallèlement consenti sur le plan de la répression. Pour couronner l’ensemble de l’édifice, le décret-loi de Juin 1938 punissait de la peine capitale le crime d’espionnage.

Ainsi, en moins de deux années, avait été forgé, grâce à un labeur incessant, l’outil indispensable aux services du contre-espionnage.

b )- Les remèdes d’ordre moral –

Une organisation théoriquement, schématiquement parfaite, n’a de valeur que si elle est ” animée “, au sens étymologique du mot, c’est-à-dire si elle est parcourue d’un souffle de vie puissant.
L’articulation des services du contre-espionnage, si harmonieuse qu’elle fût, ne pouvait raisonnablement jouer que si une entente absolue, une commune volonté de réalisation en soudait tous les organes.
Dans d’autres pays, il suffisait au Chef du contre-espionnage d’appuyer sur un bouton : tous les habitants d’un village étaient immédiatement arrêtés, et vingt ou trente d’entre eux, sur un ordre verbal, passés par les armes. Je ne souhaitais pas un pouvoir aussi absolu. Dieu merci ! la France s’honorera toujours d’avoir su rester un pays de liberté.
Mais il faut bien comprendre que le Ministère de la Guerre, qui était le plus directement visé par l’espionnage étranger, n’avait pas le pouvoir de donner un ordre. A une hiérarchie impossible, il était donc nécessaire de substituer la liaison, et non pas la liaison par papier, qui est une liaison sans valeur, une liaison sans chaleur, une liaison morte, mais la liaison d’homme à homme, une liaison vivante, la liaison des coeurs, avec tous ses bénéfices.
Ce que nous voulions, c’était, en parfait accord avec les Services civils, déclarer la guerre à l’apathie, à l’inertie, à la veulerie, qui ruinaient nos efforts. Nous étions contre les impuissants, contre les timorés, contre ceux qui de désespoir levaient les bras au ciel, contre ceux qu’Aristote appelait ” les malheureux sur la route des : hélas “. Nous étions, nous, pour ceux qui veulent, pour ceux qui croient. Il était temps que, dans tous les services du contre-espionnage, le fonctionnaire, si ponctuel qu’il fut, cédât enfin la place à un chasseur, un chasseur passionné de son métier, qui avait le devoir d’être à l’affût de jour et de nuit, un chasseur qui avait dans son métier la foi qui soulève les montagnes, un chasseur mettant au service d’une volonté froide une lucide intelligence et dont la qualité essentielle devait être l’enthousiasme.
C’est dans cet esprit que nous avons essayé de réorganiser les Services du Contre-espionnage français. C’est dans cet esprit que nous avons demandé la collaboration de tous ceux, et ils étaient innombrables, qui pouvaient nous aider, de tous ceux qui, avec nous, pensaient que l’espionnage est la plus honteuse des trahisons et le plus grand crime contre la Patrie.


– IV – LES RESULTATS

La réorganisation du contre-espionnage a valu aux services français d’indiscutables résultats. Ils sont matérialisés par des chiffres et des graphiques. Ils ont été officiellement reconnus par le Ministre de la Défense Nationale ainsi que par le Général commandant en Chef, avoués par le S.R. allemand,et l’Intelligence Service a demandé, en termes émouvants, à s’inspirer des méthodes que nous avions expérimentées.
Le rendement des services français était d’autant plus remarquable qu’ils disposaient d’un personnel réduit et de fonds insignifiants.

Toutes les demandes de renforcement des moyens ont toujours abouti à un constant refus. Elles n’étaient cependant que trop justifiées : l’épuration indispensable a exigé un effort inlassable qui trop souvent a été contrarié par ceux qui ne voulaient pas se rendre à l’évidence.
Une campagne de conférences et de propagande par affiches, entreprise sans moyens financiers, avait invité l’Armée à une véritable croisade contre l’espionnage. Mais, malgré les succès qu’elle enregistra, elle ne réussit ni à convaincre ceux qui ne voulaient pas croire, ni à briser l’hostilité manifeste de certains Ministères.

En particulier, le Ministère des Affaires Etrangères – qui avait sans doute d’autres soucis – s’affirma l’irréductible adversaire de toutes les mesures indispensables qui auraient permis l’assainissement du pays.

Malgré les demandes qui avaient été formulées dès la fin de 1936 pour que le personnel fut remplacé, dans tous les Consulats et Ambassades, par des Français; malgré les ordres envoyés en 1938 par la présidence du Conseil, l’opération de nettoyage n’était pas encore commencée lorsque j’ai eu la bonne fortune de prouver, à temps, que les codes les plus secrets avaient été livrés aux services adverses.

Les expulsions d’indésirables n’étaient pas exécutées et les naturalisations injustifiées se multipliaient contre le gré de mes services.

L’invasion de la France par des ” touristes ” suspects, à qui était souvent délivré frauduleusement un passeport diplomatique, était tolérée, malgré les pressantes recommandations des Ministères de l’Intérieur et de la Guerre.

Les arrestations d’étrangers étaient régulièrement critiquées ou plus simplement interdites.

Enfin l’activité d’espionnage (ou nuisible aux intérêts de la Défense Nationale) des Ambassades et des Consulats étrangers était vainement signalée au Quai d’Orsay.
Il eut fallu réagir par des mesures de rétorsion que le Ministère des Affaires Etrangères se refusait à envisager.

Au contraire, le Ministère de l’Intérieur a mené loyalement avec les services de la Défense Nationale une lutte sans merci aux agents de l’étranger. Il a, sur notre demande, renforcé les commissariats de surveillance du territoire et les relations les plus cordiales ont assuré la meilleure collaboration de ses fonctionnaires et de mes officiers. Il ne faut d’ailleurs pas oublier que si, directement visés par la redoutable menace de l’espionnage étranger, nous avions l’ambition d’animer la lutte, la responsabilité en appartenait au Ministère de l’Intérieur jusqu’à la mobilisation et nous lui en laissions volontiers le bénéfice moral. C’est dans cet esprit que M. DALADIER écrivait, sur notre demande, à son collègue de l’Intérieur, le 19 Août 1937 la lettre ci-après :

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MINISTERE DE LA DEFENSE NATIONALE
ET DE LA GUERRE REPUBLIQUE FRANCAISE
Etat-Major de l’Armée

2° Bureau Paris , le 19 août 1937
Section de Centralisation
des Renseignements
N° 5544 2 – S.C.R.
B.M.A.

Le MINISTRE de la DEFENSE NATIONALE et de la GUERRE

à
Monsieur le MINISTRE de l’INTERIEUR
– Cabinet –

L’E’tat-Major de l’Armée a fait établir par son service de Renseignements le bilan des résultats obtenus par la Sûreté Nationale, dans le domaine du contre-espionnage au cours du Premier semestre 1937.
Le nombre des arrestations opérées pour infraction à la Loi du 26 Janvier 1934, est sans précédent et dépasse toute attente. En particulier, l’offensive prise par la Sûreté Nationale, en collaboration avec la Section de contre-espionnage du Service des Renseignements contre les entreprises des services Allemands en France, a porté un coup sensible à ces derniers : elle a permis de les démasquer, de les situer et d’éliminer leurs principaux agents.

Ces brillants résultats sont dus par dessus tout au magnifique allant, à la science et au dévouement apportés par les fonctionnaires du Contrôle Général de la Surveillance du Territoire sous la haute direction de Monsieur CASTAING, à la poursuite d’un des buts essentiels de la Défense Nationale.
Ils ont été rendus possibles par l’opportune réorganisation des services de contre-espionnage et par l’adaptation résolue de méthodes de travail nouvelles à l’audace croissante et aux procédés modernisés des Services Etrangers.

Il m’est particulièrement agréable de porter à votre connaissance l’extrême satisfaction que ces constatations m’ont procurée, et je vous serais reconnaissant de bien vouloir en transmettre l’expression très vive aux fonctionnaires de la Sûreté Nationale collaborant avec les Services spéciaux de mon Département.
Signé : DALADIER

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C’est en temps de guerre que sont nées les véritables difficultés : elles dépassaient à la vérité le cadre de nos attributions puisqu’elles atteignaient directement, en la diminuant, l’autorité des Généraux commandant de Région qui étaient privés, par la volonté du Gouvernement, d’une partie de leurs moyens. Leur collaboration a été généralement difficile avec les Préfets, qui, maîtres en temps de paix de leur département, n’estimaient pas nécessaire de se dépouiller de leurs pouvoirs de police comme le voulait la Loi de 1849. ” L’assouplissement ” de l’état de siège prescrit par le Gouvernement a entravé l’action des Commandants de Région, qui paraissent avoir, dès le début d’une guerre sans opérations, été soupçonnés d’abuser de leur toute puissance conférée par la Loi.

Il ne faut pas oublier non plus que la lutte contre les agissements du parti communiste, dans l’Armée et même en temps de guerre, n’appartenait plus, depuis 1934, aux services du contre-espionnage de l’Etat-Major de l’Armée. Seul le Cabinet du Ministre était qualifié pour en traiter avec le Ministère de l’Intérieur.
Aussi bien, si le territoire national avait été, à la veille de la guerre, soigneusement expurgé, il n’est pas douteux que les services allemands, italiens et russes purent ” injecter ” de nouveaux agents dès les premiers jours de la mobilisation A plusieurs reprises, j’ai protesté contre ces facilités qui leur étaient maintenues et que justifiait, aux yeux des autorités civiles , la forme inattendue de la guerre. Néanmoins, la lutte contre leurs agissements a été fructueuse et les arrestations si nombreuses en 1940 que les entreprises de l’espionnage et du sabotage ont été beaucoup plus limitées que pendant la guerre de 1914-1918.
On a beaucoup parlé, il est vrai, au cours des opérations, de l’intense activité d’une ” cinquième colonne “. A la vérité, parachutistes et cinquième colonne en France n’ont été qu’une des armes les plus utiles de la propagande allemande. Ainsi pendant les huit premiers mois de la guerre, on a fait croire en France- que le “traître de Stuttgart” était si bien renseigné qu’il annonçait aux auditeurs les détails les plus précis de leur vie quotidienne. Cette psychose collective devenait inquiétante au point que le Service a dû élever une protestation auprès du Cabinet du Ministre.
La propagande allemande qui s’attaquait au moral ne réussissait que trop bien à faire douter les Français d’eux-mêmes. Son succès indéniable n’était possible dans un pays de froide raison, la patrie de Descartes et de Pascal, que parce que vingt années d’après guerre avaient dangereusement désaxé les esprits. Il avait été soigneusement préparé par l’effritement quotidien du moral que des publications de toute nature, des conférences, des mots d’ordre, avaient systématiquement entretenu.

Si l’espionnage avait des objectifs précis, la propagande étrangère, infiniment perfide, n’avait pas moins bien défini ses buts. Petite cousine de l’espionnage, elle a été aidée, dans son action sournoise, par certains Français, trop nombreux hélas ! dont le snobisme exigeait qu’ils fussent plus internationaux que patriotes. Mal armés pour une lutte contre ce mal redoutable qui était en marge de leur activité, mes services ont établi et transmis les dossiers édifiants de certains agents français de cette propagande criminelle, ceux-là mêmes qui furent jugés pour trahison après 1945 et que nous avions démasqués avant la guerre. Mais notre cri d’alarme avait été mal entendu ! Trop de personnages puissants risquaient alors d’être compromis et, dans une société où il était de bon ton de flirter avec tout ce qui n’était pas Français pur sang, il était malaisé d’apporter la preuve de leurs agissements intéressés. La décomposition du moral français, hâtée par la propagande étrangère, à la veille de la guerre, a été une des causes essentielles de la défaite.

Dans un climat aussi peu favorable, la lutte contre la trahison ne pouvait qu’être difficile : la France, pendant de trop longues années, avait été un véritable laboratoire d’espionnage.
Il n’était cependant que de vouloir : à la veille du conflit la réorganisation du contre-espionnage avait rendu le Pays plus sain et plus propre. A l’armistice, les Allemands – cependant tout puissants – ne parvinrent pas à briser l’outil que nous avions forgé : souple et solide, entre les mains d’une équipe merveilleusement dynamique, il devait être assez adroitement manié pour que, malgré tant de difficultés, une lutte impitoyable soit victorieusement poursuivie contre tous les agissements de l’ennemi jusqu’au moment tant attendu où sera libéré notre ” clair pays de France “.

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