La situation internationale 1986 – Relations sino japonaise et sovietiques- Colonel Michel Garder
FIN AVRIL 1986 En cette fin du premier quart de l’année 1986, la situation internationale est toujours caractérisée par le conflit qui oppose l’Empire soviétique à une coalition « de facto » englobant une Alliance Occidentale américo-européenne et le binôme sino-nippon.
C’est dans cet affrontement confus que se situent les cinq pôles politico stratégiques mentionnés plus haut.
Le reste du monde, à savoir l’ensemble insulaire du Pacifique, l’Asie du Sud — et plus spécialement le sous-continent indien, la « nébuleuse » arabo-musulmane de la Zone du Golfe au Maghreb, l’Afrique centrale et australe, l’Amérique latine et l’Amérique du Sud, constitue à la fois un champ de bataille pour les pôles en conflit et une clientèle disparate pour chacun d’eux.
I. — L’EMPIRE SOVIÉTIQUE
Au début de l’année 1986 on pouvait croire que le 27e Congrès du P.C. soviétique allait permettre à Mikhaïl Gorbatchev de renouveler totalement l’équipe dirigeante du Kremlin et d’être ainsi en mesure de s’attaquer à l’énorme tâche qui s’impose à lui, tant à l’intérieur de son Empire qu’à l’extérieur.
Or, contrairement à nos prévisions, le Congrès a uniquement permis au Secrétaire Général de définir les grandes lignes du nouveau plan stratégique du Kremlin, mais sans mettre à sa disposition un Comité Central suffisamment renouvelé pour lui assurer un pouvoir absolu.
I — 1. Le Nouveau Plan Stratégique
Les grandes lignes du nouveau plan stratégique ressortent du « Rapport Politique » présenté d’entrée de jeu par Mikhaïl Gorbatchev lui-même. L’épithète « politique » constituait déjà à elle seule une indication ayant été utilisée pour la dernière fois par Staline au Congrès de 1930. Le style et le ton du Rapport ne rappelaient en rien celui du Congrès précédent présenté il y a cinq ans par feu Brejnev.
Deux mots-clés y apparaissaient en ce qui concerne le Théâtre Intérieur : Réforme et Restructuration.
Le premier était audacieux en soi puisque proscrit du jargon lénino marxiste comme « contre-révolutionnaire ».
Le second pouvait signifier l’intention de résoudre dialectiquement des problèmes aussi délicats que ceux d’un retour camouflé à une forme de privatisation du sol, ou bien de l’amorce d’une certaine libéralisation de circuits de distribution.
Ainsi le plan sur le Théâtre Intérieur se présente-t-il comme suit :
— Maintien officiel d’une Économie étatique planifiée avec ses 4 secteurs A) Militaro-industriel — toujours prioritaire avec 40 % de moyens B) Biens d’Équipement C) Biens de Consommation D) Agriculture
— Le monolithisme de l’U.R.S.S. assuré par la propagande et la coercition.
— La cohésion de l’Empire grâce au Pacte de Varsovie, au C.O.M.E.C.O.N. et au K.G.B. (et aux Forces Armées en ce qui concerne l’Afghanistan).
Pendant ce temps sur le Théâtre Extérieur le schéma est celui qui s’est esquissée depuis l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, avec :
— effort principal sur l’ensemble Europe-Amérique visant à dissocier l’Europe de son puissant allié en utilisant en particulier l’argument de l’ « Initiative de Défense Stratégique » (I.D.S.) pour prouver aux Européens que les Américains envisagent de se détacher de leur continent.
En même temps Moscou s’efforcera d’attirer progressivement dans sa mouvance l’ensemble de l’Europe occidentale en faisant avant tout effort sur l’Allemagne Fédérale :
— Offensive de paix sur le binôme sino-nippon tout en s’efforçant de régler au plus vite le problème afghan. — Maintien des positions acquises au Moyen-Orient et en Afrique.
I — 2. Poursuite de la lutte pour le pouvoir au Kremlin.
Cependant la surprise du Congrès a été le modeste renouvellement du Comité Central (un tiers des membres) qui a laissé en place un important noyau d’anciens brejnéviens et a pour conséquence de ne pas modifier le rapport des forces au sein du Bureau Politique.
Dans cette instance suprême du pouvoir Gorbatchev doit compter avec un certain nombre d’opposants potentiels — dont trois généraux du K.G.B., le chef de cet organisme Tchébrikov, le Ministre des Affaires Etrangères : Chevarnadzé et le Premier Vice-président du Conseil : Aliyev. Le fait que les Forces Armées ne sont même pas représentées au Sommet puisque le Ministre de la Défense le Maréchal Sokolov n’est que membre suppléant du Bureau Politique, est également significatif.
Nous assistons, semble-t-il, à ce que les sportifs appellent « un round d’observation » à l’issue duquel il faut s’attendre à un véritable heurt frontal entre les deux tendances qui s’affrontent.
Dans un proche avenir on peut, de ce fait, prévoir les trois hypothèses suivantes :
H-1 — L’ampleur de la tâche et la peur des conséquences incitent Gorbatchev à se contenter de « faire semblant ». Ce sera alors le retour à l’immobilisme « à la Brejnev ».
H-2 — Une conjuration montée par les nantis menacés oblige Gorbatchev à recourir à une « révolution par le haut » du type stalinien, mais en sens inverse, en s’appuyant sur les Forces Armées.
H-3 — Les « nantis » devancent la manoeuvre de Gorbatchev et, s’assurant le concours du K.G.B., éliminent le Secrétaire Général à l’instar de leurs anciens se débarrassant de Khroutchev en 1964.
II. — L’ALLIANCE OCCIDENTALE
Face au nouveau plan stratégique moscovite, l’Alliance Atlantique connaît quelques difficultés, faute pour ses membres de connaître la nature exacte de l’action adverse. C’est ainsi que les Européens, par exemple, ne veulent pas suivre le Président Reagan lorsqu’il accuse Moscou de tirer les ficelles du terrorisme mondial, ou bien — à l’exception de la Grande-Bretagne, ne font pas preuve de solidarité vis-à-vis de l’Allié américain lors de la punition infligée à la Libye.
Toutefois, jusqu’à présent, le Kremlin n’est toujours pas parvenu à entamer sérieusement cette libre association des pays démocratiques.
II — 1. Les États-unis
En ce deuxième mandat du Président Reagan, les États-unis qui avaient connu une véritable résurrection politico-économique lors du premier quadriennat éprouvent quelques difficultés à ne pas baisser de rythme.
Bien que contrairement à l’Union Soviétique les États-unis ne pratiquent pas toujours une stratégie totale.
Certains aspects de leur politique étrangère — sans parler de leur politique de Défense, s’inspirent d’un raisonnement stratégique. C’est le cas en premier lieu de l’utilisation par Washington du projet d’ Initiative de Défense Stratégique » (I.D.S.), lequel n’en est encore qu’au stade des recherches, mais joue déjà le rôle d’une arme psycho-politique à la fois pour cimenter la cohésion de l’Alliance et pour mener des négociations avec le Kremlin en position de force.
Cela dit, les grands axes de la « stratégie totale » américaine sont :
— maintenir la concorde de l’ensemble américain, en particulier en Amérique Centrale;
— rétablir l’influence pacifique des États-unis au Moyen-Orient en visant à la fois la survie d’Israël et le renforcement des liens avec les États arabes modérés
— contrecarrer l’expansionnisme soviétique en Afrique du Nord et dans le reste du continent africain;
— empêcher l’U.R.S.S. de prendre pied dans la Région du Golfe;
— s’efforcer de dégager l’Inde de l’emprise soviétique;
— établir une solide barrière entre la menace soviétique en Extrême-Orient en réalisant un Axe Japon/Corée du Sud/Chine;
— maintenir l’hégémonie américaine sur le Pacifique — en particulier en soutenant le nouveau régime aux Philippines.
Bien entendu, en ce mois d’avril 1986, tous les objectifs sont loin d’être atteints, même si dans l’ensemble les progrès réalisés par l’administration Reagan sont sensibles.
En Amérique latine le Nicaragua pose toujours des problèmes préoccupants à la Maison Blanche et, de plus, une éventuelle catastrophe économique au Mexique peut à tout moment déstabiliser toute la Région.
En ce qui concerne l’Alliance Atlantique, la cohésion a été maintenue tant bien que mal, en dépit des effets pervers de l’affaire libyenne.
C’est au Moyen-Orient que les États-unis connaissent les plus grandes difficultés.
L’allié israélien n’est pas toujours commode et les pays arabes amis, tels l’Égypte, la Jordanie ou l’Arabie Saoudite sont pour des raisons diverses déçus par la politique américaine.
La guerre irano irakienne n’arrange guère la situation. La menace d’extension de l’intégrisme musulman à l’ensemble du monde arabe demeure latente. Enfin la Syrie est devenue un pion important dans le jeu soviétique tout en conservant une relative liberté d’action.
En Afrique du Nord il y a avant tout le problème libyen. Faute de pouvoir le résoudre, les Américains pourraient connaître d’autres difficultés au Soudan et dans les pays du Maghreb.
Quant à l’Afrique Noire, elle offre aux Américains bon nombre de possibilités pour y contrecarrer l’influence soviétique, en particulier en Angola. Toutefois le problème de l’Afrique du Sud gêne énormément les manoeuvres de Washington.
En ce qui concerne la Région du Golfe, l’enlisement soviétique en Afghanistan atténue quelque peu la menace. Là aussi, les conséquences de la guerre irano irakienne peuvent être dangereuses. Par ailleurs, la situation intérieure du Pakistan peut à tout moment être remise en question, tant à la suite d’une action subversive menée par l’U.R.S.S. que par le fait d’une guerre malheureuse contre l’Inde. Heureusement Rajiv Gandhi paraît vouloir adopter une attitude indépendante vis-à-vis de l’U.R.S.S. et vient même d’esquisser un rapprochement avec le Pakistan et le Bangladesh, ce qui favorise le jeu américain.
Il en va de même du renforcement du binôme Sino-nippon sur lequel nous reviendrons plus loin, et que facilite pour le moment la stratégie totale américaine. Reste le problème de la maîtrise des Océans. Les Soviétiques sont présents en force dans l’Océan Indien et pourraient bien chercher des bases aux Philippines, en cas de victoire des communistes dans ces îles-clés du Pacifique.
II — 2. L’Europe Occidentale
Comme dit plus haut, l’offensive soviétique sur l’Alliance Occidentale vise non plus comme naguère à dissocier les pays européens, mais à couper une « Europe Unie » de l’Amérique.
Il semble que dans l’immédiat l’utilisation pour y parvenir du projet américain de Défense Stratégique (I.D.S.) dénoncée par le Kremlin sous le nom de « Guerre des Étoiles » ne soit pas très heureuse, surtout depuis le changement de majorité en France. Il reste néanmoins quelques failles à exploiter dans l’édifice européen, telles que :
— certaines différences dans les intérêts nationaux de ses composants
— les problèmes posés par la neutralité de l’Autriche, de la Suisse et de la Suède;
— l’existence d’importants partis communistes en France, en Italie, en Espagne et au Portugal;
— enfin et surtout la division de l’Allemagne — avec à l’arrière-plan le gauchissement important du Parti Social Démocrate en Allemagne Fédérale à un moment où ce parti pourrait revenir au pouvoir.
III. — Le BINÔME SINO-NIPPON
Le concept même de « binôme » associant deux entités aussi opposées en apparence que la Chine et le Japon n’est pas entré dans les habitudes des commentateurs. Pourtant il y a là une réalité dont il faudrait tenir compte, surtout quand on envisage l’horizon 2000.
Déjà surpris en août 1978 par le rapprochement sino-nippon, les analystes occidentaux et même soviétiques parviennent difficilement à comprendre l’ampleur du phénomène. Or jamais convergence d’intérêts entre deux pays complémentaires n’a été aussi profonde.
Plus encore que les accords de Rapallo de 1922 entre l’Allemagne et l’Union Soviétique, le rapprochement du Japon et de la Chine porte en lui des développements ultérieurs qui pourraient étonner le monde d’ici une décennie ou deux. A court terme, le phénomène joue en faveur de la « coalition de facto » qui s’oppose à l’Empire Soviétique. A plus long terme, il pourrait en être autrement.
IV. — LE POINT DU CONFLIT FIN AVRIL 1986
Nous avons vu plus haut que le problème du pouvoir n’était toujours pas réglé en U.R.S.S. De ce fait, Mikhaïl Gorbatchev et son équipe ne sont pas à même, pour le moment, de se lancer à fond sur les Théâtres Intérieur ou Extérieur.
C’est ainsi qu’à moins de réaliser la « révolution de palais » de l’Hypothèse H-2 présentée ici, cette équipe peut tout au plus esquisser des actions dans le domaine économique, ou en vue de résoudre les problèmes polonais et afghan.
Sur le Théâtre Extérieur nous avons pu voir les réactions embarrassées du Kremlin lors du raid américain sur la Libye. De même, l’offensive de charme en direction du binôme Sino-nippon n’a apparemment aucune chance de succès et, ce qui est plus grave, l’U.R.S.S. peut de moins en moins compter sur l’Inde en tant qu’alliée en Asie.
Le seul théâtre sur lequel Moscou est à même d’agir dans l’immédiat est celui de l’Europe Occidentale, en s’efforçant d’exploiter les failles énumérées au § II — 2. Il pourrait en être autrement au cas où Gorbatchev parviendrait à éliminer les « opposants » et disposerait d’un pouvoir absolu. Il aurait intérêt à faire vite car il se trouve que cette hypothèse soit parfaitement plausible.