Les révélations du livre de notre Président n’ont pas fini de susciter des réactions de tous ordres. C’est ainsi que la télévision FR3 se propose de produire un film sur le rôle de la machine ENIGMA dans la bataille de l’Atlantique. M. Gilbert BLOCH, expert en matière de cryptologie, nous communique à ce propos une étude particulièrement documentée que nous nous faisons un plaisir de reproduire.

LES MACHINES « ENIGMA » DE LA MARINE MILITAIRE ALLEMANDE

La Marine militaire allemande a été la première arme à adopter l’Enigma le 9 février 1926, elle mettait en service la « Funkschliissel C », une Enigma commerciale légèrement modifiée.

L’adoption de l’Enigma par la Marine a certainement joué un rôle déterminant dans la décision ultérieure du Colonel Fellgiebel d’adopter à son tour l’Enigma pour l’Armée de terre; cette décision fut accompagnée de modifications importantes apportées à la machine.

La « Funkschlflssel C » de la Marine se trouva donc déclassée par rapport au modèle G mis en service le 15 juillet 1928 par l’Armée de terre, et surtout par rapport à l’Enigma militaire type I du 1er juin 1930 .

PARTICULARISME DE LA MACHINE «ENIGMA »-MARINE

Certes, la « Funkschsltissel C » était déjà une machine à trois tambours mobiles, mais son clavier comportait 29 touches (au lieu de 26 pour les modèles de l’Armée de terre. La différence était constituée par la présence des trois touches A, 0, et U, supprimées par l’Armée de terre, ces lettres étant transmises comme AE, 0E et UE) et, surtout, les « steckers » étaient absents (fiches mobiles).

Une unification était indispensable elle se produisit en octobre 1934, la Marine mettant alors en service la « Funkschliissel M » (M = Marine) pratiquement identique à l’Enigma militaire type I et utilisant les mêmes tambours mobiles que celle-ci. Une parfaite homogénéité s’établissait donc pour l’en semble des forces armées allemandes. Malgré tout, la Marine militaire allemande tenait, tout en utilisant des machines compatibles avec celles des autres armes, à posséder son propre système; pour ce faire, elle ajouta à la batterie de tambours mobiles commune aux autres armes des tambours complémentaires réservés à son propre usage.

C’est ainsi qu’à la fin de 1938, alors que l’Armée de terre et la Luftwaffe disposaient d’un choix de cinq tambours mobiles, la Marine en possédait sept (les 5 de l’Armée de terre et de la Luftwaffe, plus 2 spéciaux à la Marine). Un huitième tambour mobile fut introduit peu avant le début de la guerre.

Bien entendu, la Marine allemande « compartimentait » ses transmissions en créant des « groupes d’utilisateurs » distincts selon les types de navires, la nature des opérations, les théâtres d’activités, etc., etc. L’évolution de la guerre donna une importance toute particulière aux transmissions relatives à la guerre sous-marine.

LE DECRYPTEMENT BRITANNIQUE — SES SUCCÈS — SES DEBOIRES

La multiplication des possibilités de choix des trois tambours mobiles (60 possibilités pour les 5 tambours utilisés par l’Armée de terre et la Luftwaffe, 336 possibilités pour les 8 tambours utilisés par la Marine) rendait le décryptement des messages de la Marine allemande beaucoup plus difficile que celui des messages émis par les autres armes.

L’extension de la guerre sous-marine et le danger mortel constitué par les pertes de navires qui en résultaient, impliquaient pour l’Angleterre de considérer ce décryptement comme une nécessité vitale.

Dès le début de 1941, la Marine britannique entreprit une série d’opérations visant à capturer des « Enigma » de type « Marine » et leurs instructions des succès partiels furent obtenus dans ce domaine par le raid sur les lies Lofoten (23 février 1941), la capture de deux chalutiers « météorologiques », le « München » ( 7 mai 1941) et le Lauenberg » (25 juin) ; surtout, les Anglais capturèrent sur le sous-marin U 110, le 8 mai, une Enigma Marine complète et ses instructions d’emploi valides jusqu’à la fin juin.

Ces captures — et un immense effort cryptologique — permirent à Bletchley Park de « rentrer dans le système » à partir du 1er août 1941 et de déchiffrer régulièrement les messages ce qui permit à l’Amirauté d’assurer une relation sécurité de ses convois dans l’Atlantique. Ce succès britannique prit brutalement fin le 1er février 1942 avec la mise en service par la Marine allemande d’une nouvelle Enigma, la « Funkschlüssel M 4 », remplaçant la « Funkschlüssel M 3 ».

La période allant du 1er février à décembre 1942 fut, pour l’Amirauté britannique, celle du « grand black-out ».

Désespérément, les spécialistes de Bletchley cherchèrent à renouer le fil. Finalement, grâce à des efforts cryptologiques inouïs, à l’élaboration et à la mise en service de nouvelles « Bombes » à grande vitesse, à la récupération de matériel et de documents sur des sous-marins endommagés (notamment l’U 559 le 30 octobre 1942), Bletchley réussit à reprendre les décryptements en décembre 1942 et — mis à part quelques interruptions temporaires — ne devait plus en perdre la maîtrise.

Ce résultat fut obtenu — et maintenu jusqu’à la fin de la guerre — en dépit des constants changements effectués par la Marine allemande dans les procédures d’emploi. C’est ainsi que les réglages de la machine ENIGMA furent modifiés toutes les huit heures, au lieu de 24 heures.

LA VICTOIRE DE L’ATLANTIQUE — MAI 1943

Le calendrier des événements de 1942-43 illustre à la fois l’importance et les limites du décryptement.

Alors que les messages recommencèrent à être décryptés vers la mi-décembre 1942, il fallut plusieurs semaines pour en tirer une vue claire de la situation.

La pénurie de moyens de défense adéquats ne permit pas d’en tirer immédiatement avantage.

Les premiers mois de 1943 furent, pour les pertes en tonnage, les mois les plus tragiques. Le retournement s’opéra brutalement en mai 1943 lorsque des moyens aériens largement accrus, de nouveaux escorteurs, des patrouilles spéciales « Hunter Killer », aidés par un équipement radar et des moyens de destruction appropriés purent efficacement profiter des renseignements. Le nombre des sous-marins allemands coulés monta en flèche et le 24 mai, l’Amiral Dönitz repliait les survivants vers des zones moins exposées que l’Atlantique.

La Marine militaire allemande avait pourtant utilisé ses Enigma avec une parfaite maîtrise, un impeccable professionnalisme et un matériel plus sophistiqué que celui des autres armes.

Le fait que, malgré tout, les Britanniques ont décrypté finalement ses messages lui a occasionné d’énormes pertes (679 sous-marins sur les 1.184 mis en service, 28.000 sous-mariniers sur 42.000 !).

Cette situation conduisit le Haut Commandement de la Marine allemande à s’interroger sur les causes de ces pertes et à mettre en doute la sécurité de ses communications Enigma.

Ces doutes étaient d’autant plus forts que le Service de Décryptement de la Marine allemande, le « B. Dienst » (« Beobachtung-Dienst », c’est-à-dire Service d’Observation) put de son côté décrypter jusqu’à Juin 1943 le « code des convois », utilisé par les Britanniques, et constater à de multiples reprises combien les indications fournies relatives à la position et aux mouvements des sous-marins allemands, étaient exactes. Des enquêtes furent ouvertes : elles conclurent toujours à l’inviolabilité de l’Enigma. Ce n’est qu’à la suite du Colloque International organisé en novembre 1978 à BONN et STUTTGART par les Professeurs Jürges ROHWER et Eberhard JACKEL que les experts allemands durent convenir de l’efficacité du travail de décryptement allié. Au cours de ce colloque — où, hélas, les représentants du S.R. français ne furent pas conviés — des techniciens et historiens allemands, anglais, américains et polonais purent mettre en évidence de façon irréfutable non seulement le rôle de la machine ENIGMA dans le 2em conflit mondial, mais aussi la part du S.R. français et des savants mathématiciens polonais et anglais dans la découverte de ses secrets. – Machine ENIGMA dont Hans Thilo Schmidt (H.E.) révéla les secrets au S.R. français dès 1931. (Cf. ” Notre Espion chez Hitler “, par P. Paillole

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