Le 1er octobre 1998, lors d’une conférence donnée à l’Association des Auditeurs de l’I.H.E.D.N., on fit prononcer au Président du Conseil d’Administration de cet organisme, la phrase suivante :” guerre économique, expression fallacieuse car la concurrence économique n’est pas une vraie guerre “.

Ainsi, à la périphérie même de la sphère régalienne, met-on en doute la réalité d’une forme nouvelle d’affrontement rendue planétaire par la mondialisation et dont les dégâts politiques, humains et matériels sont croissants.

On peut donc se demander si, oui ou non, nous sommes en guerre économique. Pour y voir plus clair, nous examinerons successivement le concept de guerre économique, l’exemple américain et les réalités françaises.

Officiellement on ne connaît que ” la défense économique “

Il faut d’abord observer que tous les conflits ont eu leurs volets économiques ; la terre brûlée, le siège consistant à priver la garnison d’eau et de vivres en étaient les plus banals. Le blocus continental organisé par Napoléon pour ruiner le commerce britannique incarne exactement une stratégie de guerre économique au service de buts de guerre politiques.

Aujourd’hui, en Afrique Orientale, l’arme alimentaire se banalise. A l’échelon mondial, depuis la fin du Pacte de Varsovie, les affrontements découlant de la lutte pour le leadership se déroulent ouvertement sur le plan économique : c’est une forme de transfert de techniques d’agression d’un terrain à un autre et elles entraînent de lourdes pertes matérielles et humaines. Que de vies brisées par la délocalisation d’une usine, la faillite organisée ou le blocus comme celui dont sont actuellement victimes l’Arménie et l’Irak ! Le sophisme consistant à nier la guerre économique au prétexte que ” la guerre détruit tandis que l’économie construit ” repose sur le refus de considérer que l’affrontement a changé de dimension et de niveau.

Au XIXe siècle, la concurrence opposait des entreprises libérales ; depuis 1989, en conséquence de la mondialisation, ce sont des États ou des blocs économiques qui s’opposent, mettant en jeu des moyens régaliens (diplomatie, armée, Services Spéciaux) pour conquérir ou conserver des marchés – l’exemple américain le démontre – dès lors il ne s’agit plus de concurrence mais de conflits ouverts.

La guerre contre l’Irak et l’intervention de l’OTAN au Kosovo n’auraient probablement pas eu lieu si la politique pétrolière et arabe des États-Unis n’avait pas été concernée : l’invasion du Koweït et les atrocités serbes ont fourni les prétextes nécessaires au renforcement de la politique de Washington.

Ainsi le concept de guerre économique est-il aujourd’hui validé. Il n’est pas pour autant pris en compte par les institutions françaises. Officiellement, on ne connaît que la ” défense économique ” décrite dans l’Ordonnance de 1959 qui se situait dans un contexte de guerre froide et ne traitait que les problèmes d’approvisionnement au cours d’un conflit armé.

Le gouvernement d’Édouard Balladur tenta d’y remédier. Ce fut le Livre blanc sur la Défense qui prenait en compte une partie du changement de décor géostratégique mais escamota les nouvelles données découlant de la mondialisation de l’économie.

Toutefois, conscient de cette carence, le Premier Ministre créa en avril 1994 un Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique (CCSE), fort bien venu mais rapidement stérilisé par les gouvernements suivants.

Aujourd’hui, il n’existe plus d’organisme opérationnel interministériel capable de coordonner à l’échelon de l’État des actions ressortissant à la guerre économique… Au cours de l’été 1998, le Secrétaire général à la Défense nationale qui abritait le CCSE supprima même la cellule d’intelligence économique créée en 1994 à la suite du Rapport du Commissariat général au Plan, intitulé ” Intelligence économique et stratégie des entreprises “.

Une ” école de guerre économique ” vient pourtant de s’ouvrir à Paris Ainsi, qu’il s’agisse de concept ou de structures, la carence étatique est-elle avérée en matière de guerre économique.

C’est la conséquence du profond déficit culturel souligné dans le rapport ci-dessus : nos élites ne sont formées ni à la stratégie ni à ” l’intelligence “. Les corporatismes – en particulier ceux du Quai d’Orsay et de Bercy – ont fait le reste. Heureusement – et la presse n’y est pas pour rien – les idées cheminent. Les entreprises ont, pour la plupart, compris la nouvelle donne tandis que les jeunes cadres sont persuadés qu’il faut adapter leur organisation managériale et adopter de nouveaux comportements pour conquérir des parts de marché. Une ” école de guerre économique ” s’est ouverte à Paris il y a deux ans et fonctionne avec un succès croissant . Nous sommes donc capables d’évoluer. L’exemple américain peut nous fournir des indications précieuses. Vers la fin des années 70, les États-Unis se découvrirent envahis par l’automobile et l’informatique japonaises que personne n’avait vu venir. Le Président Bush commanda à la CIA le fameux rapport Japan 2000, partiellement publié, qui mit en exergue certaines carences du renseignement fédéral, obnubilé par le danger soviétique, et des entreprises américaines orientées vers le marché intérieur. Le Président Clinton persuada ces dernières d’entrer dans un jeu de connivence minimum pour améliorer la performance commerciale globale, et réorienta l’appareil d’État vers une aide à la conquête des marchés et à la maîtrise des technologies de pointe : ce fut la création d’un Conseil de sécurité économique et la naissance du concept d’advocacy network (réseau de ” conseil “) sous la férule directe du Vice-président Al Gore, devenu un authentique spécialiste de la guerre économique dont il est explicitement chargé depuis huit ans. Les performances de l’économie américaine témoignent de l’efficacité de ces diverses mesures.

États-unis : des aides camouflées derrière une proclamation libérale

En bref, le Conseil de sécurité économique coordonne les actions des agences fédérales (C.I.A., N.S.A., F.B.I.) et du Département d’État pour détecter la douzaine de technologies nouvelles qui commanderont l’avenir et pour sélectionner les appels d’offre internationaux les plus intéressants. L’advocacy center recueille les besoins en renseignement des entreprises et les leur procure.

L’ensemble du système se charge d’éliminer les obstacles qu’elles rencontrent : pressions politiques directes sur les gouvernements (le Président Clinton a persuadé le roi Fahd d’acheter Boeing plutôt qu’Airbus), conseils amicaux prodigués par le F.M.I. ou la Banque mondiale auprès des pays endettés. L’énorme appareil de la N.S.A., tel le réseau Echelon, capte toutes les informations nécessaires concernant les marchés, les concurrents, les personnages importants… La C.I.A. ou des organismes privés amènent à la raison les récalcitrants par des méthodes adéquates : ce furent l’affaire Bull en Pologne et l’affaire Promis aux États-Unis. De surcroît, un arsenal juridique adapté permet de mener une politique vigoureusement protectionniste : loi d’Amato, loi Helms et Burton, loi Cohen, article Super 301… On multiplie les ” obstacles non tarifaires ” à la pénétration des entreprises étrangères : par exemple, questionnaire obligatoire de soixante mille pages ! Par ailleurs, on commence à s’interroger sur les liens des grands cabinets conseils américains ou même de certaines églises prétendument scientifiques avec l’autorité fédérale… Enfin, des aides camouflées à l’agriculture et très probablement à l’industrie automobile achèvent de dénaturer une économie qui se proclame à grand bruit authentiquement libérale.

Au total tout se passe comme si une analyse globale de la situation avait débouché sur un dispositif systémique de domination de l’économie mondiale, coordonné par l’État et auquel participe une grande majorité des secteurs privés, ce qui est en soi une petite révolution culturelle au pays du cow-boy solitaire. En tout cas les résultats sont là : impôts très bas, chômage en voie de résorption, santé insolente de l’économie nationale et enlisement de l’Europe, légitimement perçue comme adversaire principal.

Réalités françaises : ni l’état, ni les banques ne jouent leurs rôles propres

Les réalités françaises sont quelque peu différentes. Aux carences culturelles évoquées plus haut s’ajoutent l’individualisme des acteurs privés et le poids d’une administration étatique stérilisante, dont les fonctionnaires ignorent pour la plupart les réalités de l’entreprise – c’est le problème de l’ENA (…). Il faut aussi mentionner les défauts d’un système bancaire qui ne joue pas son rôle à force d’avoir développé la culture du parapluie. Nous n’avons pratiquement pas de banques d’affaires à l’allemande qui partagent le risque et le renseignement avec leurs clients. Cette situation devient d’autant plus insupportable que nous disposons d’un formidable potentiel de dynamisme et de créativité. Nos produits de haute technologie en témoignent : Airbus, Ariane, le T.G.V…. La recherche française est de la plus haute qualité : nous sommes les troisièmes producteurs mondiaux d’information scientifique et technique… mais les seizièmes utilisateurs. ! Les informaticiens français sont partout recherchés mais nos jeunes diplômés des grandes écoles s’expatrient. Nous sommes les champions de la grande distribution et nos P.M.E. témoignent d’un dynamisme remarquable à l’exportation. Bref, nous avons un tigre dans notre moteur mais les freins sont bloqués et il n’y a pas de conducteur.

Que faudrait-il faire ? D’abord que l’État joue son rôle qui consiste à créer les conditions générales libérant les énergies individuelles et à coordonner l’action des administrations. Cela passe notamment par une baisse résolue des impôts – on peut toujours rêver – et par la création d’un Conseil national de sécurité économique capable de définir une stratégie globale et d’accompagner des opérations ciblées en partenariat avec les entreprises ; et aussi par la coordination des actions des ministères et services concernés pour maîtriser le cycle de l’information économique utile aux entreprises (cela avait été expressément demandé par le rapport cité plus haut).

Cinq ans après, on a entrepris de réformer le Centre Français du Commerce Extérieur (C.F.C.E.) et d’améliorer le fonctionnement des Agences Régionales pour l’Information Scientifique et Technique (A.R.I.S.T.). Certains ministères comme celui de l’agriculture introduisent officiellement l’intelligence économique comme méthode de travail. Le Président de la République, à l’imitation de Bill Clinton, a entrepris avec succès de promouvoir lui-même les produits français.

Nous savons parfois bloquer des manoeuvres hostiles comme celle de l’accord mutuel sur les investissements (A.M.I.) en 1997. Mais au total, on est loin de la réforme générale et transversale qui s’impose dans une administration d’État trop cloisonnée. Il faudrait aussi que les acteurs de terrain, groupes et entreprises, placent résolument la maîtrise de l’information ouverte (80 % du total) au centre de leur système de management. Cela suppose, en particulier, le partage de l’information en interne et avec les partenaires extérieurs.

Pour ne pas vouloir le comprendre, nos groupes industriels de l’armement et beaucoup de nos P.M.E. perdent trop de marchés. Notre individualisme n’est plus adapté à la guerre économique que l’on ne peut gagner qu’en équipe. Il faut une révolution des mentalités.

Adopter une nouvelle attitude et de nouvelles organisations

Il s’agit donc d’adopter une nouvelle attitude et de nouvelles organisations face à une économie mondialisée et, de surcroît, gangrenée par l’argent sale (au moins 8 % des capitaux échangés par les réseaux électroniques est d’origine douteuse ; ce chiffre est en expansion régulière).

Par ailleurs, le monde des réseaux exige des structures les plus plates et les plus réactives possible. L’avalanche croissante d’informations, nouvelle matière première de l’activité humaine et enjeu capital, impose des dispositifs d’intelligence économique et d’influence que peu d’entreprises et de chambres de commerce ont adopté.

Il faut enfin une attitude anticipatrice et résolument offensive face à la concurrence. Les Américains ont tracé des pistes. A nous de mettre au point nos propres méthodes. Nous avons tout ce qui est nécessaire, seule manque la volonté d’oser. François Mitterrand, qui maîtrisait son langage, disait :” La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique ” .

Ainsi, n’en déplaise à certains cénacles attardés ou manipulés, la guerre économique est-elle bien devenue une réalité mondiale. Le choc des États dépasse le stade de la concurrence pour atteindre celui du conflit. Du reste, nos chefs d’entreprise et la presse ne s’y sont pas trompés.

Malgré le freinage d’une partie de ses élites, la France doit prendre en compte cette réalité nouvelle et adopter au plus vite un grand projet collectif où chacun va jouer son rôle : l’individu, l’entreprise, l’administration. Nous avons tous les atouts nécessaires, mais le temps nous est compté : nos entreprises passent progressivement sous contrôle essentiellement américain, arabe et japonais. En juin 1999, l’Assemblée nationale adoptait un texte reconnaissant que les ” les événements d’Algérie ” intervenus entre 1954 et 1962 constituaient bien une guerre. Il nous a donc fallu quarante-cinq ans pour reconnaître une évidence.

Combien de temps nous faudra-t-il pour admettre que la France est en guerre économique ?

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