La forme et l’interprétation journalistique des propos confiés par le Général Pichot-Duclos au supplément économique d’un grand quotidien du matin avaient, en leur temps ému certains de nos amis. Bien que l’intervention du Général Pichot-Duclos au cours du dernier conseil d’administration apporte tous les éclaircissements possibles, une analyse plus complète et plus démonstrative s’imposait. Tel est donc l’objet de la question
Qu’est-ce que l’intelligence économique ?
L’Intelligence Economique est un concept nouveau, en cours de formalisation en France, pratiqué depuis de nombreuses années à l’étranger, consistant à organiser la maîtrise du cycle complet de l’information ouverte intéressant les acteurs économiques (et en priorité l’entreprise) ceci au terme d’une approche globale, collective et systématique, concrètement, cela veut dire
1. Que l’on ne s’intéresse qu’à l’information publique dont la collecte est autorisée par la loi soit environ 90 % du total informatif, on exclut ainsi du champ de l’Intelligence Economique l’information fermée, protégée par le secret d’Etat ou d’entreprise, soit environ 10 % du total informatif, qui sont la cible des services de renseignements des Etats.
2. Que l’on s’efforce de traiter tous les aspects successifs de la vie de l’information : recherche, traitement, exploitation, diffusion, protection en sont les actes élémentaires; il s’agit d’en organiser la maîtrise au sein d’un système complet intégré à la structure par exemple de l’entreprise; jusqu’à présent un certain nombre seulement de ces actes élémentaires est pris en compte il y a des centres de documentation, des cellules de veille technologique ou concurrentielle, il y a des services de sécurité mais il n’y a pas de représentation de la fonction maîtrise de l’information — en tant que telle — dans les Directions Générales; il n’y a pas de prise en compte globale de cette fonction qui permette de coordonner la recherche, le traitement, etc., afin de répondre exactement aux besoins des Directions Générales en information de niveau stratégique; il n’y a pas de mobilisation de l’ensemble du personnel pour mieux voir à l’extérieur ce qui peut être utile à l’entreprise… bref, il n’y a pas de culture collective de l’information qui permette à l’entre prise d’atteindre les niveaux de performance de ses concurrents japonais ou allemands; l’Intelligence Economique, c’est le concept qui permet d’atteindre cette mobilisation collective au service d’un système global d’information dans un univers concurrentiel.
3. Pourquoi le mot Intelligence et non pas information ou renseignement ? Pour beaucoup de raisons tout à fait fondées. Tout d’abord, le concept britannique d’ « Intelligence » est beaucoup plus riche que le vocable français issu du latin « intellego », c’est-à-dire « je comprends », le Français aime comprendre : à la limite, cela lui suffit, il ne lie pas nécessairement cette compréhension à l’action qui donne un sens à la recherche. Le Britannique cherche à savoir pour agir et il prépare puis prolonge en permanence cette recherche et cette action par une politique d’influence positive (lobbying) ou négative (désinformation). Cet ensemble riche, cohérent et efficace constitue l’ « Intelligence ». On n’en démontre plus l’efficience; on n’ira pas non plus jusqu’à prétendre que celle de notre pratique à nous lui est supérieure. Deuxième raison pour adopter la formule « Intelligence économique » C’est la meilleure traduction possible des vocables anglo-saxons de « business intelligence » ou « competitive intelligence » qui décrivent partiellement le concept détaillé plus haut; elle a de surcroît l’avantage d’éviter d’employer le terme de « renseignement » qui chez nous a une connotation fermée de recherche plus ou moins confidentielle ou clandestine alors que l’intelligence économique ne traite que ce qui est du domaine public ou accessible légalement : ce n’est pas la moindre originalité du concept.
4. Autre point important l’appellation « d’Intelligence économique » est un néologisme qui désigne une réponse nouvelle à un problème nouveau, et c’est peut-être sa principale justification. En effet dans ses ouvrages ” Le Choc du futur ” puis ” Les Nouveaux Pouvoirs “, Alvin Toffler prévoyait dès 1974 que l’information constituerait la principale matière première et la principale richesse du futur. Les faits quotidiens démontrent la justesse de ces affirmations : grâce aux moyens de communication de masse, à l’informatique et à la télématique, le flux d’informations produites double tous les quatre ans. Personne ne peut plus prétendre maîtriser la totalité d’un pareil gisement et pourtant, il faut s’en assurer le maximum. Tous les services de renseignement du monde sont débordés, ils ne peuvent déjà plus exploiter tout ce qu’ils captent avec les écoutes électroniques, aussi vont-ils de plus en plus se concentrer sur leur mission, c’est-à-dire les 10 % d’informations secrètes qu’eux seuls peuvent obtenir et traiter. Les 90 % restant sont à tout le monde… mais la difficulté pour chacun est d’y trouver strictement ce dont il a besoin, c’est-à-dire l’information qui lui est utile à lui. D’où la naissance de tous les nouveaux métiers de l’information et du concept d’Intelligence Economique.
5. Il faut aussi préciser un aspect particulier de l’Intelligence Economique : c’est celui de l’ « information grise ». Il s’agit de la partie de l’information qui n’est pas totalement publique parce qu’on ne la trouve, par exemple, ni dans les journaux, ni dans les banques de données et qui n’est pas pour autant protégée par la loi; ainsi, une synthèse d’informations ouvertes est le premier pas dans l’élaboration d’un renseignement; des propos tenus dans une réunion technique sont protégés par la discrétion des participants mais pas forcément par la loi; quelqu’un qui pose des questions même indiscrètes n’enfreint pas la loi il suffit de ne pas lui répondre : un chercheur trouve un procédé nouveau avant de le publier, il doit le protéger par un brevet : nous sommes dans le domaine de l’information grise, terrain de chasse de prédilection des professionnels de l’économie concurrentielle qui adorent par exemple faire parler ces Français si bavards. C’est aussi l’un des aspects de l’Intelligence Economique que de préparer le personnel de nos entreprises à maîtriser ces risques et ces dangers.
6. Notre pays aborde l’Intelligence Economique dans la phase de concurrence économique effrénée que vous savez; il n’y a désormais plus ni alliés ni amis : voyez le ton comminatoire adopté par les Américains, par exemple dans les négociations du G.A.T.T., depuis qu’ils ont moins besoin du consensus européen puisqu’il n’y a plus d’ennemi soviétique. Il faut donc nous préparer à un nouveau type d’affrontement, sur un terrain nouveau, avec des règles nouvelles : celui de la Guerre économique; toutes les forces de notre pays y sont nécessaires mais cette idée-même n’est pas encore perçue par tous. Et pourtant d’autres pays nous montrent le chemin : les Japonais et les Allemands se sont bâtis un système cohérent d’Intelligence économique dès la fin de la Guerre et leurs performances sont éloquentes : ils ont su créer des synergies entre les banques et les entreprises, entre les entreprises et les autorités locales, entre le secteur privé et le secteur étatique… Ils ont une démarche globale et collective pour conquérir les marchés… Et nous, nous interrogeons encore!
7. Toutefois en France le problème commence à être examiné sérieusement : depuis septembre 1992, un groupe de travail d’une cinquantaine de personnes — très pluridisciplinaire — réfléchit à la question au Commissariat Général du Plan — organisme de prévision du Premier Ministre — Sous la direction d’Henri Martre, ancien Président de l’Aérospatiale, nous préparons un rapport qui sera publié sous le titre : « Intelligence économique et stratégie des entreprises ». Ce rapport irriguera tous les canaux de l’administration et d’une grande partie des entreprises. Les idées qui sont ici présentées en sont largement inspirées. Elles sont développées dans deux articles à paraître sous ma signature dans la Revue de Défense Nationale. Tout ceci démontre l’ampleur du problème et le niveau auquel on s’efforce de le traiter. En conclusion, on peut retenir : — Que la maîtrise de l’information devient l’une des clés de la puissance et de la souveraineté des Etats et qu’avec la fin de la menace soviétique, il y a transfert sur le terrain économique de la compétition entre Blocs, Etats et Entreprises. — Que l’Intelligence Economique est nécessaire aux différents acteurs, quelque soit leur niveau, entreprises, Etats ou blocs, pour se maintenir au milieu de la guerre économique qui se déroule tous les jours. Cette Intelligence ne concerne que le domaine ouvert mais c’est 90 % du total informatif. — Que la masse des informations disponibles aujourd’hui est telle que seuls des systèmes organisés pourront la maîtriser pour en extraire la fraction utile il faut donc créer ces systèmes entre tous les acteurs; au sein de l’Entreprise, une organisation nouvelle est à mettre en place : on peut appeler cela l’ingénierie de l’information ; elle est génératrice de nouveaux métiers, nombreux et rentables. Au sein de notre pays, il y a des passerelles à jeter par exemple entre l’institution étatique (détentrice de beaucoup d’informations qui sont loin d’être secrètes), les structures territoriales (telles que les Chambres de Commerce et d’Industrie) et les entreprises, pour organiser les flux montant et descendant des informations utiles, comme le font le Japon et l’Allemagne depuis longtemps, et comme sont en train de le faire les Etats Unis avec le plan Clinton des « autoroutes de l’information », doté de milliards de dollars. C’est l’organisation progressive du « savoir à écoulement libre » de Toffler. En résumé, il s’agit bien d’un problème nouveau mais majeur qui voit les intérêts fondamentaux des pays, transférés sur le terrain économique. Nous devons donc renouveler notre manière d’aborder la défense de ces intérêts et prendre conscience de l’urgence d’un effort collectif d’Intelligence Economique. C’est à ce prix que nous pouvons espérer survivre en tant que Puissance maîtresse de ses décisions.