Éric Denécé était mon ami. Il le reste au-delà de la mort. Pourtant, rien, ou presque, ne nous était commun : formation, parcours professionnel, âge, nous n’aurions pas dû nous rencontrer, encore moins, partager centres d’intérêt, analyses, méthodes, pour un métier que je n‘ai abordé que par le choix que fit François Mitterrand de me confier la direction de la surveillance du territoire dans une période où l’espionnage soviétique et la subversion violente (communément et improprement dénommée terrorisme) menaçaient lourdement les intérêts et l’indépendance de la France.
J’en avais d’ailleurs fini avec mon parcours préfectoral et m’étais engagé en politique quand nos parcours se sont croisés, puis sont devenus parallèles, avec cet avantage que je possédais sur beaucoup d’être devenu disciple et ami de Pierre-Marie Gallois et de Paul-Marie de La Gorce, maîtres incontestés de la géopolitique française. C’est sur ce chemin qu’Eric Denécé et moi avons emprunté pratiquement ensemble qu’il nous a été donné de confronter nos analyses, avec des moyens différents mais en nous référant à, la même méthode et à la même déontologie. Éric m’a ainsi demandé de figurer au sein du jury de l’Université de Bordeaux qui a ratifié sa thèse et pris le « risque » de se soumettre à mon jugement.
Au fil de nos rencontres, je me suis rapproché du CF2R dont j’apprécie les collaborateurs, en particulier dans le domaine de la prospective stratégique et il m’a demandé de collaborer à son Histoire de renseignement qui, même inachevée, restera comme sa grande œuvre, en un domaine dont nous n’avons plus toujours les clés quand en disparaissent les pionniers et je pense à ce sujet au général Gallois.
J’avais, pour ma part, demandé à Éric de se joindre à la mission que nous avons faite en Libye quelques jours avant le renversement de Mouammar Khadafi avec, en particulier, Saïda Benhabilès et Roumiana Ougartchinska et que nous avons concrétisé par un rapport envoyé à tous les parlementaires dont deux seulement, Marine Le Pen et une députée communiste, ont bien voulu saluer l’honnêteté et la pertinence
Sans doute, les accusations et les anathèmes dont Éric a fait l’objet me sont-ils appliqués et c’est pourquoi je me sens investi de la mission, non pas de façon grandiloquente, mais avec le souci du professionnalisme et de la vérité, d’expliquer ce que fut son combat et de convaincre de le poursuivre ceux qui ne versent pas dans l’imprécation et le parti-pris.
Éric est précisément cela : il refuse les idées toutes faites, il s’attache aux faits, mesure les jugements. Sur tous les domaines où nous nous sommes concertés, je peux témoigner de son honnêteté et de sa capacité à se remettre en cause. Par exemple, sur la guerre qui déchire aujourd’hui l’Europe orientale et qui fut soigneusement fomentée de l’autre côté de l’Atlantique, je suis régulièrement preneur de ses informations, depuis février 2022 et je peux affirmer qu’elles sont toutes été corroborées par l’implacable déroulement des événements.
De mes propres positions sur l’Ukraine et la Syrie, je peux produire les articles parus sous ma signature dans la revue algérienne El Djazair. Elles se recoupent avec celles nous avions sur la Libye et dont les faits démontrent aujourd’hui combien elles furent prémonitoires. Assassiner Khadafi ne fut pas seulement ignominieux – et je ne voudrais pas être à la place de ses assassins – mais stupide. Le déferlement d’une immigration qui ne peut être contrôlée que de l’autre côté de la Méditerranée est là qui condamne Nicolas Sarkozy avant même Hollande et Macron, tous organisateurs, à des titres divers, d’une vraie guerre que nous sommes en train de perdre. Quand avec des trémolos dans une voix soigneusement travaillée, le président en titre agite la menace imaginaire d’un pays qui a payé pour tous le prix de la victoire sur le nazisme, il oublie qu’il nous a instillé la pire maladie qui soit, la perte de notre identité.
Éric n’a eu de cesse de dénoncer les vrais dangers que nous affrontons : notre déchristianisation, notre soumission à des dérives sociétales fatales, ou, simplement, notre capitulation devant l’impérialisme capitaliste. Karl Marx que je combattais derrière l’étendard de Raymond Aron avait finalement raison et nous l’ignorions. Les gouvernements qui ont expédié des millions de jeunes Français se battre contre le FLN des accords de la Soumam n’ont pas seulement ravagé des consciences. Ils ont creusé un fossé dans lequel deux peuples se noient à présent. Quand la classe politique française se réjouissait sous cape, dans les années noires, des malheurs de l’Algérie, à la notable exception du parti communiste, elle n’était pas seulement injuste mais stupide et nous en payons à présent le prix.
Eric m’écoutait quand je développais devant lui cette idée simple que, de part et d’autre de la Méditerranée, deux peuples, l’algérien et le français, sont condamnés à la cohabitation ou, si l’on préfère, qu’il est trop tard pour les séparer. Autant organiser notre liaison puisque nous nous la sommes imposée. Autant restaurer la bonne entente que l’Église catholique avait su proposer et imposer entre chrétiens et musulmans et que juifs, hier, évangéliques, aujourd’hui, avaient installée pour faire de cette terre une société multireligieuse, comme il en est, à présent, de la nôtre. Je crois l’en avoir convaincu et il m’a, en tout cas, permis de m’exprimer sur ce point. Car, en toute chose, Éric avait pour méthode d’écouter, de parfaire sa connaissance du sujet ou de la situation, de confronter avec ses collaborateurs, puis de proposer la meilleure lecture.
Il pouvait y prétendre dans la mesure où il avait en lui ces deux qualités qui font le bon géopoliticien : la connaissance et le recul. Il y ajoutait même l’honnêteté, denrée rare en des temps où l’argent et le parti pris imposent au monde des « narratifs » qui servent des intérêts rarement bienveillants. Il est, en effet, navrant de constater qu’en une époque où nous disposons de toutes les clés de la vérité, l’intrusion de personnages aussi détestables que les Soros, ou, à une échelle beaucoup plus modeste, Nicolas Tenzer ou d’organisations aussi perverses que l’OTAN, finissent par triompher de la Vérité jusqu’à mettre à bas des nations ou des États entiers.
Bien peu nombreux sont ceux qui osent s’élever contre ce viol des consciences qui nous tient lieu d’« opinion publique ». Comme cela fut le cas à propos du déchirement de la Yougoslavie et de la Serbie, de l’assassinat de l’Irak et, au passage de l’élimination de Saddam Hussein, de la dispersion de la Libye, et, au passage de l’ignoble exécution de Mouammar Khadafi, des brutales et cyniques interventions en Syrie, en Afghanistan, la liste est impressionnante des erreurs – pour être gentil – que, sous l’égide américaine, nous avons contribué à perpétrer, au risque de déstabiliser le monde.
Sur chacun de ces sujets, Éric était parvenu à placer un coin entre bêtise et suffisance. Il ne s’est jamais aventuré à pontifier dans un domaine simple et noble : celui d’informer et d’expliquer, sans parti pris, en se référant aux faits. Entouré de vrais chercheurs, il a fait du CF2R une maison où il était permis de travailler en toute indépendance et où, par son entregent, il avait réussi à attirer quelques-uns parmi les grands de la géopolitique.
J’étais un ami de Pierre-Marie Gallois, qui restera comme un des plus grands géopoliticiens contemporains. Sa fulgurante analyse Le Sang du pétrole avec ses deux tomes , Irak et Bosnie, a redonné aux conflits présents leur vraie dimension et situé la politique américaine – avec son bras armé de l’OTAN – comme la principale source de déstabilisation mondiale. Éric, comme Jacques Baud, Edouard Husson, Hervé Caresse, Alain Juillet, ou Luc Ferry ou encore l’historienne Annie Lacroix-Riz, représentent l’« école française du renseignement » qui ajoute aux grands courants de l’Histoire une finesse d’analyse et une précision factuelle qui nous rendent une vraie crédibilité. Il n’en est que plus navrant que s’éteigne pareille voix.
Rien n’est imputable au hasard et je suis de ceux qui ne craignent pas d’afficher leurs doutes d’un « suicide » qui fait les affaires des instigateurs d’une désinformation cyniquement propagée au nom de contorsions sémantiques et d’une désinformation qui n’a rien à envier au Propaganda staffel ou à l’Agitprop.
Sur le sujet de l’Ukraine comme sur celui de l’islamisme radical comme sur celui de l’Afghanistan, comme sur celui du printemps arabe, il n’avait de cesse d’écouter, d’écrire, d’informer. Lorsque nous avons rencontré Abdallah Senoussi à Tripoli, dans des conditions pittoresques, sous un parasol, au milieu d’une cour, j’avais apprécié la pertinence de ses questions et, au passage, la franchise de l’entretien, dont il avait fait le verbatim. Il prit la direction de la synthèse qui est intégrée dans la Face cachée des révolutions arabes fascicule passé inaperçu alors que s’y trouve l’explication prémonitoire de la crise syrienne qui n’a toujours pas effacé toutes ses conséquences. Il avait devant lui le vaste espace des deux crises majeures -mais non les seules – qui fracturent le monde et menacent d’en clore définitivement le cours. De qui ses prises de positions gênaient-elles les intérêts ? Poser la question, c’est y répondre.
Je l’avais appelé voici deux mois pour solliciter son avis sur l’idée qui m’est venue de traiter autrement le problème de Mayotte qu’en termes d’assistance mais, au contraire, dans la dynamique d’un positionnement géostratégique dans le canal du Mozambique et d’un retour à notre vocation maritime. Il l’avait dans un premier temps, écartée pour, dès le lendemain, revenir sur sa position et co-signer, comme nous l’avons fait tant de fois, un article qu’il avait fait paraître dans « Front populaire ». Ce sera sa dernière contribution au grand retour de la France sur la scène internationale qui se fait cruellement attendre.
J’en veux terriblement à ceux qui l’ont fait taire, à ceux qui n’ont pas salué son grand départ, ou qui s’en réjouissent, à tous les stipendiés du pouvoir qui pontifient, glosent, jugent, classent pour, en fin de compte, briser la démocratie. Je ne souris même plus des « philosophes » autoproclamés, minutieusement débraillés, ridicules acteurs d’une décadence en marche. Je plains tous ceux qui l’ont un peu assassiné faute d’honnêteté.
Je les quitterai bientôt, sans regret. Et sans avoir recours au suicide.
Préfet Yves BONNET
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