Géopolitique. Tianjin : Trois milliards d’êtres humains en sommet

“La Chine est un pays ancien, vertigineux, inextricable”.
“La vie n’y a pas été atteinte par le mal moderne de l’esprit qui se considère lui-même, cherche le mieux et s’enseigne ses propres rêveries.”
(Paul Claudel, lettre à Stéphane Mallarmé, 1895)
Très occupée de son propre nombril, la presse européenne ne s’est guère intéressée à la réunion de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) qui vient de se tenir à Tianjin, en Chine. Avec ses 26 membres, observateurs et invités compris, ses voisins russes et indiens, dans une ville, l’ancienne Tientsin, dont Paul Claudel a été consul de 1906 à 1909 – l’une des concessions françaises (1) dans le dernier empire chinois, celui des Qing (1644-1911). Le cinéaste Bernardo Bertolucci a suivi, en 1987, le parcours extraordinaire du Dernier empereur, Pu Yi, mort à Pékin il n’y a pas si longtemps, en 1967, comme un simple citoyen. Sa veuve, disparue en 1997, faisait en 1995 transférer ses cendres auprès de celles de son prédécesseur, l’empereur Guangxu.
Même au temps du « présentisme » cher à l’historien François Hartog, perdrions-nous la mémoire de nos grands-parents ?
L’ancienne Tientsin, située sur la mer Jaune, entre la Chine et la Corée, Tianjin aujourd’hui avec 14 millions d’habitants, était – déjà – sur le parcours du transsibérien russe dont un certain capitaine Aubé, de l’infanterie coloniale, nous décrivait le parcours en 1904 (2), De Tientsin à Paris en Wagon. Observateur privilégié, consul de 1895 à 1909, Paul Claudel aimait la Chine, sa culture et ses habitants : « Quoiqu’on dise l’impression d’un homme qui a longtemps vécu au milieu des Chinois est plutôt celle de l’estime et d’une sympathie affectueuse » écrivait-il en 1909 (3), quand l’époque n’était pas à la sinophilie – nous étions au temps, depuis le milieu du 19e siècle, des Traités inégaux imposés à la Chine. Aujourd’hui ? Du Figaro (Sommet OCS, une réunion anti-occident en Chine ?) à l’Humanité (Au sommet de l’OCS, la Chine fédère le sud global pour contrer Donald Trump), comme ailleurs en Europe et aux Etats-Unis, le ton est à la critique d’un « narratif anti occident » tenu par des autocrates, dictateurs ou chefs de juntes.
Et peut-être à la surprise, aussi.
Pourtant, nous rappelle Geoconfluences (4), « l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) a été créée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre pays d’Asie centrale : Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan, Ouzbékistan. L’OCS succède au « Groupe de Shanghai » (ou traité de Shanghai ») créé en 1996. Cette organisation s’est progressivement élargie à l’Inde et au Pakistan en 2017, et, officiellement depuis 2023, à l’Iran (dont l’adhésion a été annoncée dès 2021). La Mongolie, la Biélorussie et l’Afghanistan sont membres observateurs ». Avec des objectifs « avant tout géopolitiques (l’OCS a par exemple servi à régler le contentieux militaire sino-russe). Elle vise plus globalement à stabiliser la région centrasiatique en luttant contre les mouvements fondamentalistes et séparatistes. Elle s’élargit à une coopération économique et commerciale. L’élargissement de l’OCS à l’Inde et au Pakistan affaiblit la raison d’être principalement sécuritaire de cette organisation au profit des priorités de développement économique, allant de la lutte contre la contrebande à des décisions stratégiques ».
Ici, nous avons suivi le développement de l’organisation. Par exemple en 2015 à Oufa (Russie), quand une réunion de l’OCS a succédé à un sommet des BRICS (5) et que l’agence chinoise Xinhua annonçait le début de la procédure d’adhésion de l’Inde et du Pakistan, « ce qui signifie le début officiel de l’expansion de l’OCS ». Puis en 2016 (6) quand l’Europe se consacrait au Brexit, en nous intéressant disions-nous à un événement ayant le potentiel de modifier profondément la structure sécuritaire du continent asiatique, l’entrée effective de l’Inde et de son ennemi le Pakistan au sein de l’OCS. Sans dissimuler les difficultés qui restaient posées : différences de positions des différents membres sur l’Afghanistan, et pour la Chine attitude ambiguë de l’Inde sur le problème de la mer de Chine méridionale, entre autres choses.
Mais, disions-nous encore, l’OCS est un modèle interétatique, très différent de l’Union européenne – ni union, ni alliance militaire. Son aventure, celle d’une association évolutive, vaut d’être suivie avec plus d’attention que ne lui en accordent les médias occidentaux.
Qu’est-ce qui a changé cette fois ?
Le contexte mondial qui s’est durci, avec la guerre en Ukraine et l’arrivée de Donald Trump aux Etats-Unis, deuxième mandat. Même pour l’inlassable plume du Figaro qui voyait, depuis février 2022, la victoire inéluctable de « l’Occident », Isabelle Lasserre : « L’Histoire du monde s’écrit de plus en plus ailleurs, en dehors de l’Occident, et certains de ses chapitres échappent désormais aux Européens. Comme ils avaient espéré pouvoir influencer Donald Trump et le faire basculer du côté ukrainien, ils ont cru que l’affirmation du mal nommé « Sud global » atteindrait rapidement ses limites. Les divisions du camp des autoritaires, les aspirations démocratiques des peuples, les décalages économiques devaient créer des fractures impossibles à dépasser. À en croire les grandes capitales européennes, la Russie et la Chine étaient déjà engagées sur la voie du divorce, forcé par la vassalisation de Moscou par Pékin. Quant à l’Inde, la grande démocratie du groupe, elle ne saurait briser son équilibre et sa neutralité en s’éloignant du monde des « lumières » pour basculer du côté de celui des dictatures… ».
Pourtant, « le sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) organisé depuis dimanche (1er septembre) à Tianjin et clos par une grande parade militaire mercredi à Pékin, a prouvé tout le contraire ».
De surcroît, et en présence du Secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, « le cercle d’amis des leaders anti-occidentaux, codirigé par Pékin et Moscou mais sous la houlette de la Chine, s’est encore agrandi. Un invité de marque les a rejoints : Narendra Modi, le premier ministre indien, poussé du côté de l’axe révisionniste par les droits de douane de 50 % imposés par Donald Trump pour forcer New Delhi à cesser ses achats de pétrole à Moscou. C’est la première fois depuis sept ans que Modi se rendait en Chine. Et vu son sourire sur les photos, il ne l’a pas regretté ». Ces sourires ne troublent pas que la presse européenne. Ainsi, écrit Ted Snider pour The American Conservative (7), proche des Républicains, « en Chine, alors que les dirigeants de plus de 20 pays attendaient dans la salle le début du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai, le Premier ministre indien Narendra Modi et le président russe Vladimir Poutine sont entrés main dans la main. Ils se sont approchés du président chinois Xi Jinping et ont formé un cercle étroit et intime. Les dirigeants ont discuté et ri tandis que Modi joignait ses mains à celles de Xi ».
Et encore : « Pour l’administration Trump, déterminée à semer la discorde entre ces dirigeants, cette scène, plus que tous les discours prononcés lors du sommet de l’OCS, a été un coup dur. Le plus alarmant était la chaleur affichée entre Modi et Xi. Dans la bataille entre le monde unipolaire dirigé par les États-Unis et le monde multipolaire privilégié par la Chine et la Russie, les États-Unis ont longtemps considéré l’Inde comme un géant ayant un pied dans chaque camp. Dans la stratégie de Washington, le choix que fera l’Inde, le pays le plus peuplé du monde, fera pencher la balance dans la bataille pour l’ordre international ».
Oui, c’est bien cet ordre international qui se brise. Les pays de l’OCS et leurs invités le disent sans détour (8).
Cet ordre qui a appartenu à l’Europe jusqu’au suicide des guerres mondiales, puis aux Etats-Unis après 1945. Pour l’Europe, une longue agonie. Longue ? Oui. Lisons ce qu’écrivait Paul Valéry en 1927 dans une Note sur la grandeur et la décadence de l’Europe (8). « L’Europe avait en soi de quoi soumettre, et régir, et ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés ».
Mais ? Mais elle a manqué l’occasion, parce qu’elle a« manqué de vue ». Et qu’elle n’aspire plus, dit-il déjà en 1927 donc, qu’à « être gouvernée par une commission américaine ». Pourquoi ? « Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. Leur nombre et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent ». Alors ? Ayant perdu son génie propre, elle reviendrait « au rang secondaire que lui assignent ses dimensions, et duquel les travaux et les échanges internes de son esprit l’avaient tirée ». Elle reviendrait, avait-il déjà écrit ailleurs, à « ce qu’elle est en réalité, un petit cap du continent asiatique ».
Et, avec une extraordinaire lucidité : « Considérez un peu ce qu’il adviendra de l’Europe quand il existera par ses soins en Asie deux douzaines de Creusot ou d’Essen, de Manchester ou de Roubaix, quand l’acier, la soie, le papier, les produits chimiques, les étoffes, la céramique et le reste y seront produits en quantités écrasantes, à des prix invincibles, par une population qui est la plus sobre et la plus nombreuse du monde ».
Nous y sommes. Nous y serons aussi longtemps que nous ne serons pas guéris, comme le disait Claudel, du mal moderne de l’esprit qui se considère lui-même, cherche le mieux et s’enseigne ses propres rêveries.
Hélène Nouaille
La lettre de Léosthène,
6 septembre 2025
http://www.leosthene.com
Carte :
Tianjin, sur la mer Jaune
https://fr.wikipedia.org/wiki/Mer_Jaune#/media/Fichier:Bohai_map-fr.svg
Notes :
(1) Voir, à la BNF, Vie des concessions et grands établissements français en Chine | Patrimoines Partagés, très facile à consulter, illustré
https://heritage.bnf.fr/france-chine/vie-concessions-et-grands-etablissements-francais-en-chine
Plan de Tientsin en 1900 (cliquer sur le zoom en bas de page) :
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b53070025f/f1.item.zoom
(2) Gallica, De Tientsin à Paris en wagon capitaine Aubé, éditeur militaire Henri Charles Lavauzelle, 1904
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5809493r
(3) Société Paul Claude, Yvan Daniel, Claudel et la Chine
https://societe.paul-claudel.net/homme/chine/
(4) Géoconfluences, décembre 2023, organisation de coopération de Shanghai (OCS)
https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/organisation-de-cooperation-de-shanghai-ocs
(5) Voir Léosthène n° 1040/2015 du 11 juillet 2015, Brics : pendant ce temps à Oufa
(5) Voir Léosthène n° 1126/2016, du 29 juin 2016, Pendant ce temps, en Asie, on s’associe…
« Les yeux de l’opinion publique mondiale sont tournés vers les résultats du référendum de Brexit ou les développements du Moyen-Orient. Cependant, un autre événement ayant le potentiel de modifier profondément la structure sécuritaire du continent asiatique s’est déroulé aussi la semaine dernière. L’adhésion de l’Inde et du Pakistan à l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), lors du sommet de Tachkent, en Ouzbékistan, les 23 et 24 juin, nous pousse à réfléchir sur les équilibres géopolitiques de l’Asie ». Tolga Bilener, pour Le Devoir canadien, parle d’or. L’Organisation de coopération de Shanghai n’occupe pas la une des journaux : créée en 2001, elle comportait en se réunissant à Tachkent six pays membres (la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Tadjikistan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan), cinq pays observateurs (l’Afghanistan, l’Inde, l’Iran, la Mongolie et le Pakistan), ainsi que des partenaires de dialogue. Au total, remarquait Vladimir Poutine le 24 juin, dix huit pays qui « représentent ensemble plus de 16% du PIB mondial et 45% de la population du monde ». La grande affaire, préparée à Oufa en juillet dernier, nous l’évoquions ici (5), était l’adhésion du Pakistan et, si possible, de son frère ennemi l’Inde. Bien sûr, un ensemble de difficultés restaient posées : différences de positions des pays membres sur l’Afghanistan, et pour la Chine attitude ambiguë de l’Inde sur le problème de la mer de Chine méridionale, par exemple. Mais on construit, en Asie, pendant que l’Union européenne se défait.
(6) Le Figaro, le 1er septembre 2025, Isabelle Lasserre, Les anti-occidentaux resserrent les rangs autour du chinois Xi Jinping
https://www.lefigaro.fr/international/les-anti-occidentaux-resserrent-les-rangs-autour-du-chinois-xi-jinping-20250901
(7) The American Conservative, le 5 septembre 2025, Ted Snider, Loosing India
https://www.theamericanconservative.com/losing-india/
(8) Kremlin.ru, le 1er septembre 2025, Tianjin Declaration of the Council of Heads of State of the Shanghai Cooperation Organisation
http://en.kremlin.ru/supplement/6376?utm_source=substack
(9) ) Gallica (BNF), Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Note sur la grandeur et la décadence de l’Europe p. 32 (NRF, 1938) p. 35 et suivantes.
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1510307k/f47.item
Crédit photo : Google maps