Interrogé dans Le Point (1) par Jean Guisnel, le général d’armée aérienne François Mermet revient sur l’importance pour le renseignement du serment de Bon-Encontre, le 25 juin 1940. Dernier militaire à avoir dirigé la DGSE, qu’il a quittée en 1989, le général d’armée aérienne François Mermet, né en 1933 et d’une vivacité étonnante, n’a jamais cessé de s’intéresser au monde du renseignement, bien qu’il ne s’exprime pratiquement jamais. Aujourd’hui président de l’Association des anciens des services spéciaux de la défense nationale (AASSDN), il a accepté de contribuer à la mémoire des événements de 1940, qui mettent en avant le rôle essentiel du général de Gaulle.

Dans une interview récente au Figaro, le directeur de la DGSE Bernard Émié avait insisté sur la relation des services modernes avec le BCRA gaulliste. Son lointain prédécesseur rappelle au Point qu’elle n’est pas exclusive et que depuis la France occupée, des centaines de Français réunis dans une structure clandestine ont contribué à la victoire en collaborant efficacement avec l’Intelligence Service. Ils en avaient fait le serment à Bon-Encontre, non loin d’Agen, le 25 juin 1940.

Le Point : Quatre-vingts ans après l’appel du 18 Juin, la DGSE célèbre sa filiation avec le Bureau central de renseignements et d’action (BCRA) gaulliste et vante l’esprit de résistance qui doit animer ses recrues d’aujourd’hui.

Que pensez-vous de ces liens avec l’Histoire de France ?
Général François Mermet : Cette démarche du directeur général de la DGSE, Bernard Émié, est excellente et me semble très positive. Je rappelle néanmoins que la filiation des services spéciaux avec le BCRA n’est pas exclusive. Un très bref rappel historique est nécessaire : le 14 juin, la Wehrmacht entre dans Paris vidée de ses habitants. Le 16, le général de Gaulle est à Londres. Les chefs et les membres des Services de renseignement (SR) militaire français, les seuls existant à l’époque, se replient eux aussi en zone libre avec leurs précieuses archives. Conduits par le capitaine Paul Paillole, les membres du personnel du SR gagnent Bazas, au sud de Bordeaux. Le colonel Louis Rivet, leur chef, les y rejoint le 21 juin. Le lendemain, l’armistice est signé avec les Allemands.

« La clause dissolvant nos services est confirmée. Un silence de mort règne dans notre cantonnement » écrira Paillole dans son ouvrage Services spéciaux 1935-1945 : « Dans un bureau voisin soudain s’élève une voix : L’honneur, le bon sens, l’intérêt de la Patrie commandent à tous les Français libres de continuer le combat, là où ils seront et comme ils pourront… C’est de Gaulle qui, de Londres sur les ondes de la BBC, exprime et endurcit notre résolution prise la veille à Bazas : « continuer le combat, là où nous serons et comme nous pourrons. »

Comment le SR s’organise-t-il au sein de l’armée d’armistice ?
Après avoir ordonné de mettre les archives en lieu sûr, à Brax près de Toulouse, Louis Rivet donne rendez-vous le 25 à ses troupes au séminaire de Bon-Encontre, à la sortie d’Agen. Les officiers et sous-officiers des Services spéciaux militaires, se recueillent devant le monument aux Morts du village. Rivet, s’adresse à eux, témoigne Paillole : « Il trace le devoir de chacun : lutter contre l’envahisseur. Nous en faisons le serment ». Par ce serment historique, nos soldats s’engagent à poursuivre dans la clandestinité une lutte implacable contre les services allemands et italiens. On ne doit surtout pas oublier qu’en 1940, ils peuvent s’enorgueillir d’un bilan qui contribuera, plus tard, à la victoire contre le nazisme.

À quels événements faites-vous ainsi allusion ?
Parmi leurs plus grands faits d’armes, figure le recrutement en 1931 d’Hans Thilo Schmidt, frère d’un général de la Wehrmacht responsable des transmissions. Schmidt fournit, entre autres, les plans de la machine de chiffrement Enigma, au capitaine Gustave Bertrand, excellent cryptologue. Grâce à cela, les services français suivent au jour le jour les communications cryptées allemandes. Mais les machines évoluent et se modernisent. Pour conserver leur avance, le SR français demande au ministère le recrutement de quelques mathématiciens, ce qui leur sera refusé. Le SR se tourne alors vers ses homologues polonais, qui fourniront début 1940 quatre cryptologues de haut niveau. Spécialistes français et polonais s’installent à Uzès et travaillent d’arrachepied, sans les Britanniques, pas alors convaincus par Enigma…

En 1940, nos experts français et polonais embarquent pour l’Angleterre et rejoignent l’équipe de Bletchley Park avec deux machines Enigma. Une alliance tripartite, unique dans les annales des Services, est établie. Elle permet de reconstituer une machine et de procéder au déchiffrement des messages qui se révéleront si précieux lors de la bataille d’Angleterre. Comment ne pas citer également « la source Mad », pour Madeleine Richou(2), qui, grâce à ses liens avec un adjoint de l’amiral Canaris, un Autrichien antinazi, fournira des renseignements d’ordre géopolitique et militaire inappréciables, échappant durant toute la guerre à la capture. Et « la source K », nom de code de l’équipe de l’ingénieur Robert Keller, qui installa une dérivation sur le câble téléphonique Paris-Berlin, permettant de procéder à des interceptions téléphoniques des plus hautes instances allemandes.
Dénoncé, il mourut en déportation en 1945.

Le SR établit une relation stable et permanente avec l’Intelligence Service (MI6) britannique. Comment les choses se déroulent-elles ?
À Bon-Encontre, dès le 26 juin, le colonel Rivet met au point un projet de réorganisation du SR entré en résistance. La liaison est rétablie avec Stewart Graham Menzies, patron du MI6 qui avait déjà travaillé avec Rivet et Paillole, puis avec les représentants américains en poste à Vichy et dans d’autres capitales et, plus tard, avec l’OSS, service secret américain créé en 1942.
La lutte se poursuit sous une forme légale, avec la création du Bureau des menées antinationales (BMA).

Parallèlement, une organisation clandestine est mise en place sous la couverture d’une société de « Travaux ruraux », dirigée par le commandant Paillole depuis Marseille. Une idée particulièrement astucieuse, au moment où le régime de Vichy prône le retour à la terre ! Elle permettra d’abriter les archives du service et de recruter des agents – ils étaient 674 en novembre 1942 – qui surveilleront l’implantation des forces ennemies, prépareront des caches d’armes, des terrains d’atterrissage et des zones de parachutages.

Leurs réseaux sont implantés sur l’ensemble du territoire national. Les résultats obtenus par ce travail obstiné et obscur sont remarquables et reconnus par nos alliés, car ils vont concourir aux succès des débarquements de Normandie et de Provence, ainsi qu’aux opérations en Tunisie puis en Italie. N’oublions pas le sous-marin Casabianca qui a assuré une liaison permanente entre la France occupée et l’état-major de la France combattante à Alger.

Quels seront les effets concrets de ces actions à l’encontre des occupants ?
Beaucoup de nos compatriotes ignorent que, de 1940 à 1942, grâce à ces services secrets, 50 espions allemands ou leurs affidés seront arrêtés, jugés et fusillés et 50 autres neutralisés. Après l’occupation de la zone sud, cette action de recherche des agents et des collaborateurs se poursuivra jusqu’à la Libération. En France occupée, la guerre du renseignement s’est donc poursuivie
dans la clandestinité, le secret, avec son cortège de souffrances, de trahisons et d’atrocités. Sur le mémorial national de l’Amicale des anciens des services spéciaux de la défense nationale, à Ramatuelle, sont gravés en lettres d’or 325 noms des membres de nos Services.

Le 7 mai 1944, le lieutenant-colonel Paillole part en mission secrète pour Londres, où il sera le seul officier français à être associé – sous le sceau du secret – à la préparation du Débarquement de Normandie au SHAEF, le QG des forces alliées en Europe commandé par le général Eisenhower. Devant tant d’abnégation, de sacrifices, de détermination et d’héroïsme dans des circonstances aussi tragiques, nous nous devons de pérenniser cette mémoire très peu connue du serment de Bon-Encontre. Il a toute sa place dans l’histoire de la genèse des services spéciaux modernes.

Vous aimez rappeler le souvenir des Merlinettes. Qui étaient-elles ?
Ces jeunes opératrices radio affectueusement appelées « Merlinettes » sont les membres du Corps féminin des transmissions d’Afrique du Nord, créé en novembre 1942 par le général Lucien Merlin. Recrutées par nos services, entraînées en Afrique du Nord et parfois en Angleterre, parachutées depuis Londres (par l’Intelligence Service) ou Alger (par l’OSS), et qui furent, pour la plupart, trahies, arrêtées, torturées, déportées et finalement exécutées à Ravensbrück. Elles avaient entre 20 et 25 ans. Un jardin du parc Citroën, inauguré en 2015, rappelle le sacrifice de la plus jeune (3). Il faut savoir regarder l’Histoire en face, y compris celles de nos si précieux services spéciaux.

(1) 28 juin 2020, Le Point.fr

(2) Marie Gatard, La source MAD. Services secrets : une Française de l’ombre et un officier de l’armée allemande unis contre le nazisme, Michalon, 2017. Mad, une héroïne de l’ombre, film de Laurent Bergers, scénario de Marie Gatard, Label Image, 2017.

(3) Dominique Camusso et Marie-Antoinette Arrio, La Vie brisée d’Eugénie Djendi de l’Algérie à Ravensbrück. L’Harmattan 2020.

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