Expose du Colonel Michel Garder- 1986-Consequences de la guerre du Golfe-
Il y a un an, lors de notre Congrès de Paris, j’ai tenté de tirer les conséquences à l’échelle mondiale, du passage fin 1989 du XX° au XXI° siècle et de montrer que ce passage était peut être encore plus radical que ceux de 1789 et de 1917 entre les XVIII° et XIX° et les XIX° et XX° siècles. “
L’épisode de la guerre du Golfe devait dans une certaine mesure occulter les réalités de ce passage, en laissant accréditer l’illusion de la création d’un nouvel ordre mondial. Il faut dire que la mobilisation sous la bannière du ” droit international ” d’une coalition aussi hétéroclite que celle que nous avons vue se mettre en place entre l’automne de 1990 et le déclenchement de la ” tempête du désert “, suffisait à elle seule à créer cette illusion.
Les votes positifs au Conseil de sécurité de l’O.N.U. avec un minimum d’opposants, venaient de plus rassurer ceux qui craignaient que les EtatsUnis s’arrogent désormais le droit exclusif de gendarme de notre planète. D’ailleurs en arrêtant net les opérations après la libération du Koweit, alors que l’élimination totale de Saddam Hussein paraissait à sa portée, le président Bush n’avait-il pas lui-même souligné la primauté des Nations Unies dont la coalition n’était que le bras justicier.
C’est à partir de ce moment-là, que le charme, suscité par la détermination du président Bush, la mise en place exemplaire du ” bouclier du désert “, l’ampleur de la coalition du droit et surtout l’extraordinaire exhibition télévisée des forces armées américaines et accessoirement alliées, allait progressivement se dissiper. Abstraction faite du retour à Koweit de la famille régnante et des pertes infligées à l’armée et aux villes irakiennes, on en revenait pratiquement à la case départ.
L’illusion médiatisée de la guerre du Golfe
Lorsque nous revoyons après coup l’ensemble des événements liés à la crise puis à la guerre du Golfe, nous sommes frappés par le caractère onirique – ou mieux hypnotique – que revêt avant tout cette tranche d’histoire. Certes, il y a eu dans l’enchaînement des faits une logique indiscutable avec la participation réelle des dirigeants politiques mondiaux, croyant sincèrement remplir leur devoir et prendre des décisions engageant l’avenir. Les chefs militaires qui exécutaient leurs missions en mettant en oeuvre des troupes d’élite, disposant de matériels ultra-modernes, étaient non moins indiscutablement réels.
Et puis, il y avait un motif tout aussi réel et indiscutable : une agression préméditée, perpétrée à la face du monde par un tyran odieux, doté d’une armée redoutable contre un petit pays membre de la grande famille des Nations Unies. Un tel crime ne pouvait pas demeurer impuni ; le droit et la morale les plus élémentaires exigeaient une sanction et, bien entendu, la restauration de la victime dans ses droits et son intégrité.
Il y avait enfin le coupable lui-même tellement réel dans son ignominie que l’on ne savait plus à quel grand criminel de l’histoire on pouvait le comparer. ” Un nouvel Hitler ” s’était écrié le président Bush… et la comparaison ne paraissait pas déplacée. Et pourtant, d’un bout à l’autre, cette version planétaire de ” Crimes et Châtiments ” s’est déroulée dans une ambiance plus proche d’une séance d’hypnose collective que de celle du roman de Dostoïevsky ! La raison majeure de cette ambiance – disons surréaliste – réside, selon nous, dans le fait que ni les acteurs ni les spectateurs de cette illusion médiatisée ne tenaient compte du changement de siècle intervenu depuis 1989. Il s’agissait en somme d’une guerre du XX° siècle se déroulant au XXI° siècle, c’est-à-dire dans un cadre profondément différent et des catégories de pensée en voie de mutation.
La première victime, si l’on peut dire, de cette mutation a été Saddam Hussein lui-même, habitué à raisonner dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest, qui lui garantissait une impunité quasi-totale. Il est vrai qu’au ” bon vieux temps du XX° siècle ” l’invasion du Koweit eût tout au plus suscité l’indignation au sein du camp occidental et quelques remous dans le monde arabe. Aussi la violente réaction américaine et l’alignement, même apparent, du Kremlin sur la Maison Blanche ont-ils constitué une surprise désagréable pour le dictateur irakien. Son ralliement subit à l’Islam, en lieu et place du National Socialisme arabe qui avait jusque-là fait sa fortune, et son appel à la guerre sainte ne pouvaient plus changer le cours des événements.
De son côté, le président Bush devait passer à l’action en croyant – ou en faisant semblant de croire – que l’U.R.S.S. constituait toujours le deuxième pôle de l’équilibre mondial. De là le maintien permanent des contacts avec Moscou, où la guerre froide russo-soviétique battait son plein, la ” rencontre historique ” avec Gorbatchev à Helsinki, etc. Le regain de prestige de l’O.N.U. n’était pas non plus une innovation. Créée par les États-unis, en plein XX° siècle, cette vénérable institution que le Général de Gaulle avait traitée naguère de ” Machin “, retrouvait son lustre de 1950 et de la guerre de Corée.
Les militaires américains étaient de leur côté conviés à prendre leur revanche sur la défaite au Vietnam, et au fond s’apprêtaient à mener – à frais réduits – la guerre qu’ils n’avaient pas faite contre les Soviétiques, en testant les matériels et la stratégie élaborés en vue de celle-ci. Le clivage entre les pays arabes était également une rémanence du XX° siècle. Il en allait de même des pays de l’Europe Occidentale : la Grande-Bretagne et la France retrouvant leur cohésion de l’époque de Suez, l’Allemagne absorbée par sa réunification se réfugiant dans un semi-neutralisme et les autres demeurant spectateurs.
Seuls deux pays jouxtant le ” champ de bataille “: Israël et la Turquie allaient pour des raisons différentes tenir compte des réalités du XXI° siècle.
En s’abstenant de riposter aux tirs des Scuds irakiens – à la demande des États-unis – Israël contrevenait à la règle impérative qui avait assuré sa survie au XX° siècle, à savoir de ne jamais laisser une agression ennemie sans représaille immédiate et massive. En participant elle-même indirectement à la bataille, la Turquie faisait en quelque sorte une entorse à la règle instaurée par Kemal Ataturk de ne pas se mêler aux affaires du Moyen-Orient, une règle respectée tout au long du XX° siècle.
Enfin, à l’arrière-plan, les deux ” alliés-concurrents ” du binôme asiatique la Chine et le Japon s’efforçaient, chacun à sa façon, d’engranger des bénéfices potentiels sans heurter de front les États-unis. Tous deux étaient bien entrés dans le XXI° siècle avec ses perspectives nouvelles auxquelles il leur fallait s’adapter.
Une fin surréaliste provisoire
Grâce aux médias – et en premier lieu la télévision – le monde entier avait pu suivre la ” tempête du désert ” de minute en minute, y compris avec des émissions occidentales en provenance de Bagdad. Pour un peu on pouvait rêver d’une ” couverture ” identique de la deuxième guerre mondiale avec une caméra alliée installée dans le Bunker d’Hitler à Berlin.
Dieu merci, les Scuds mis à part, l’armée irakienne n’avait pas recours aux armes spéciales et à peine avait-il été question de la fameuse garde républicaine. Les pertes alliées étaient minimes et une fin décisive et conforme à la morale se profilait à l’horizon. Coïncidant avec le cessez-le-feu consécutif à la libération du Koweit, les résistants ” Chiites ” au Sud et les ” Kurdes ” au Nord faisaient leur apparition. Encouragés par les Américains et soutenus moralement par de nombreux pays – dont l’Iran, les insurgés s’emparaient de nombreuses villes et, disait-on, menaçaient Bagdad. On sentait venir un dénouement du type XX° siècle avec mise à mort ou suicide du tyran, instauration d’un tribunal international pour criminels de guerre, coupables d’assassinats ou d’exactions au Koweit, et en premier lieu d’incendies des puits de pétrole. On en oubliait même les ultimes manœuvres soviétiques au profit de l’Irak telles que les voyages de Primakov à Bagdad et le séjour de Tarek Aziz à Moscou.
Et puis, subitement, le scénario allait basculer dans le XXI° siècle, c’est-à-dire dans la réalité. L’armée irakienne retrouvait sa force, sa cohésion et ses munitions pour mater les deux rebellions. En attendant de fêter son 54ème anniversaire, Saddam Hussein refaisait surface, changeait son gouver nement. Le Parti Baath que l’on croyait volatilisé, reprenait la situation en main. Mieux, cette semi-résurrection se passait sous les yeux de l’armée américaine, l’arme au pied.
C’est alors que les médias changèrent de scénario en optant pour celui du XXI° siècle avec en gros plan la tragédie kurde. Du coup, une partie des troupes ayant joué un rôle actif dans la victoire éclair sur l’Irak, prit en charge la survie des vaincus de la brève et sanglante guerre civile. Celle-ci avait peut-être fait plus de victimes que la ” tempête du désert ” mais l’élan des coeurs dont les malheureux Kurdes étaient les bénéficiaires, faisait passer le reste, y compris les appels au soulèvement, au second plan.
Pour finir, alternant avec les images insoutenables du martyre des Kurdes, nous eûmes droit aux images des festivités de l’anniversaire de Saddam Hussein et de la réception par ce dernier d’un des chefs de la rébellion kurde, venu demander l’aman à son suzerain. Sensiblement au même moment, le général Schwartzkopf, le vainqueur de ” tempête du désert ” rentrait triomphalement aux États-unis.
La poursuite du désordre mondial.
Les invocations à un nouvel ordre mondial étant demeurées sans effet et la guerre du Golfe ayant abouti à l’épilogue rappelé ci-dessus, force est de constater que la situation mondiale est plus riche en incertitudes menaçantes qu’en perspectives rassurantes. En effet, un hypothétique nouvel ordre mondial ne pourrait se concrétiser qu’à la suite d’efforts cohérents de la seule superpuissance valide : les États-unis s’appuyant sur l’O.N.U. et en fait, voudrait dire l’instauration d’une Pax Americana.
En dehors de cette solution extrême, il ne reste que l’éventualité de l’émergence d’un nouveau pôle : européen ou asiatique, s’opposant aux États-unis et conditionnant un nouvel équilibre du genre de celui que nous avons connu dans la dernière partie du XX° siècle.
Il peut paraître prétentieux – sinon ridicule – d’émettre en quelques lignes un diagnostic sur l’état de santé actuel et les perspectives d’avenir d’une super-puissance comme celle des États-unis. Aussi nous bornerons-nous à rappeler quelques données qui nous paraissent essentielles quant à la ” personnalité ” de ce pays au destin hors du commun. Sa véritable histoire débute avec la Constitution de 1789, c’est-à-dire coïncide avec ce que nous pensons être le début du XIX° siècle. Ce siècle, très long, s’achevant selon nous en 1917, les Etats-Unis ne le vivent pas en symbiose avec l’Europe, en particulier du fait de la doctrine de Monroe. La notion de ” démocratie ” idéalisée s’y allie à un christianisme à dominante protestante – voire puritaine. L’Europe des monarchies, pour la plupart absolues, l’emprise du catholicisme sur de nombreux pays et en contrepoint la forte poussée du matérialisme à prétention scientifique, la montée du socialisme avivant la lutte des classes, etc. rebutent la jeune puissance continentale dont les traits dominants sont l’esprit pionnier, la bonne conscience et la confiance en soi. Sa seule crise sérieuse a été la guerre de Sécession, un affrontement entre états et non une guerre civile. Professant l’anti-colonialisme – le colonialisme étant une tare européenne, les États-unis ne manquent pourtant pas de goûter au fruit défendu entre 1898 et 1914 : Hawaï, Philippines, guerre de Cuba, Panama, l’esprit pionnier et la confiance en soi faisant taire un peu de mauvaise conscience. C’est en toute bonne conscience qu’en 1917, la ” démocratie ” américaine vient se ranger aux côtés de la France et de ses alliés contre l’impérialisme de l’Entente.
Se trouvant dans le camp des vainqueurs, les États-unis abordent le XX° siècle avec l’intention, du moins au niveau de son administration, de jouer un rôle de premier plan à l’échelle mondiale (S.D.N. Traité de Versailles) . Toutefois le Congrès ne suit pas. La diplomatie américaine n’en demeure pas moins active en Europe et en Asie. La crise de 1929 secoue durement les États-unis et amène au pouvoir le président Roosevelt qui redresse la situation économique et sociale (New Deal) mais le Congrès demeure isolationniste.
C’est à partir de l’attaque japonaise de Pearl Harbour de décembre 1941 que les États-unis vont rapidement devenir une super-puissance à l’échelle mondiale et prendre la tête de deux croisades successives contre l’Axe d’abord, contre le totalitarisme communiste ensuite.
C’est cet esprit de croisade qui succède en quelque sorte à l’esprit pionnier originel et renforce encore la bonne conscience et la confiance en soi. Soldats du Bien contre les forces du Mal, les États-unis relèvent tous le défis de ces dernières dans tous les domaines : financiers, économiques, scientifiques et techniques. Finalement, après avoir vaincu le Mal nazi, le Américains l’emportent en 1989 sur le Mal communiste. Toutefois, il faut noter que les seuls échecs subis par les ” croisés américains ” se situent en Asie : Corée, Chine, Vietnam et qu’il leur a fallu recourir à l’arme nucléaire pour abattre le Japon. La guerre du Golfe a peut-être exorcisé ces échec, voire concrétisé symboliquement la victoire sur le Mal, mais le XXI° siècle débute pour les États-unis sans forces du Mal à combattre. Le Japon et dans une certaine mesure la Chine ont été leurs alliés dans l’affrontement contre l’U.R.S.S.. Cuba n’a pas la dimension voulue pour personnifier le Mal . ” Vous seriez bien embêtés si on vous supprimait l’ennemi ” avait dit le Soviétique Arbatov à l’époque Directeur de l’Institut Amérique de Moscou à un groupe d’étudiants américains en 1987. Sa boutade s’est avérée exacte pour son propre pays dont le régime a été touché à mort du fait de la disparition de l’ennemi capitaliste, cette incarnation du Mal dans la religion lénino-marxiste.
On peut se demander dans quelle mesure le Soldat du Bien ne sera pas affecté par la disparition des forces du Mal. Bien sûr il reste aux États-unis le rôle suprême de champion de la paix et de la concorde à l’échelle de la planète, mais les défis auxquels ils auront à faire face seront bien moins exaltants que ceux lancés naguère par les forces du Mal. Il leur faudra, comme vient de le faire le président Bush avec Saddam Hussein, ” diaboliser pas mal d’adversaires moins typés que le dictateur irakien. De plus, ils auront à faire accepter cette ” diabolisation ” par l’O.N.U. ” Vaste programme ” ainsi que l’aimait à dire feu le Général de Gaulle.
En attendant, le désordre mondial risque de durer longtemps et pour s’en convaincre, il suffit de passer en revue les autres acteurs principaux de la scène internationale.
L’avenir incertain de l’Europe en gestation
Prévue pour la fin de 1992, la Communauté politico-économique européenne verra peut-être le jour, mais même dans cette hypothèse optimiste ce ne sera qu’une solution provisoire. En effet, le modèle que les Européens occidentaux avaient élaboré depuis des années s’appuyait sur l’existence du ” rideau de fer ” et d’une U.R.S.S. régnant sans partage sur la partie orientale de notre continent. Avec la destruction de cet obstacle entre les deux tronçons de l’entité géographique européenne, le modèle prévu, voire même réalisé, sera très rapidement inviable. Déjà, l’Allemagne, en absorbant l’ancienne R.D.A., a montré à la fois une voie difficilement évitable et les difficultés que cette voie comportait. Même si la réunification de l’Allemagne constitue un cas à part, il n’en demeure pas moins que refuser l’entrée de la Communauté à la Hongrie, à la Tchécoslovaquie et à la Pologne serait psychologiquement très difficile, alors que l’Autriche et la Suisse se trouvent déjà dans l’antichambre de la future entité.
Pendant ce temps, la Turquie, exclue du ” paradis européen “, en raison de ses erreurs passées, estime avoir racheté celles-ci par sa participation à la guerre du Golfe. Quelle sera l’attitude de la C.E.E. vis-à-vis de ce membre fidèle de l’Alliance Atlantique ? Il y a, de plus, à l’Est, une importante réserve de candidats potentiels avec les morceaux de ce que fut l’Union Soviétique : pays Baltes, Moldavie, Biélorussie, Ukraine et Russie.
Enfin, on peut s’interroger sur l’impact éventuel sur le processus de constitution de la Communauté de la situation dans les Balkans : Yougoslavie, Albanie, Bulgarie et Roumanie. Avec une guerre civile latente en Yougoslavie, la ” décommunisation ” heurtée en Albanie et l’éventualité d’un retour de la monarchie – cette seule solution viable, en Bulgarie et en Roumanie, les risques d’explosion au sein de l’ancienne poudrière de l’Europe, demeurent plus que réels. Faute d’un système intégré de défense, la Communauté serait bien en peine de contrôler la poudrière, voire même d’en encaisser les explosions.
Une nouvelle phase dans la guerre civile froide russo-soviétique
Depuis la fin de 1990 nous assistons à une véritable guerre civile froide russo-soviétique du fait de l’opposition entre Eltsine et Gorbatchev. Un armistice provisoire est intervenu dans ce conflit original avec la signature, le 24 avril 1991, d’un accord sur une nouvelle forme d’Union accordant aux Républiques constituantes une marge d’autonomie plus grande que dans l’ancienne formule. Il s’agissait incontestablement d’une importante concession de Mikhaïl Gorbatchev à son adversaire Boris Eltsine dans l’espoir de mettre un terme à la grève des mineurs dans les grands bassins houillers du pays.
En dehors de la Russie, en la personne de son président, ce document a été signé par huit autres Républiques, à savoir la Biélorussie, l’Ukraine, le Kazakhstan, le Kirghiztan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Azerbaïdjan.
Il est à noter par ailleurs que cet accord ne comportait aucune menace à l’encontre des Républiques réfractaires : Lithuanie, Lettonie, Estonie, Georgie et Arménie. Dès la signature de cet armistice – très certainement provisoire – Boris Eltsine s’est immédiatement attaqué au problème de la grève des mineurs. Ces derniers, en premier lieu ceux du bassin de Sibérie, n’étaient pas faciles à convaincre, une de leurs revendications étant la démission de Gorbatchev et du gouvernement soviétique.
Finalement, sa popularité et son entregent aidant, le président russe est parvenu à obtenir la reprise du travail à la condition du passage des bassins du Nord et de la Sibérie sous le contrôle de sa République et la possibilité pour les comités de grève, devenus de facto des gouvernements locaux, de régler eux-mêmes le mode de gestion des mines (y compris leur privatisation) et de procéder à la ” dépolitisation ” de leurs territoires, c’est-à-dire la liquidation des comités du Parti et des syndicats officiels. Certes, désormais, le gouvernement russe devenu le seul interlocuteur des mineurs se trouve sous la menace d’un mécontentement subit de ces derniers, mais dans l’ensemble il s’agit d’une défaite très grave pour Gorbatchev et le gouvernement soviétique.
Cette défaite devrait normalement être aggravée par la future élection au suffrage universel de Boris Eltsine au poste de président de la République de Russie le 12 juin 1991. Il est étonnant à ce propos, que la classe politique française ait fait preuve d’un manque total de réalisme lors de la récente visite du futur président d’un pays de 150 millions d’habitants.
En attendant cette consolidation de la stature politique de Boris Eltsine, ce dernier a déjà obtenu de Mikhaïl Gorbatchev quelques concessions supplémentaires, en particulier la création d’un K.G.B. de Russie, indépendant de celui d’U.R.S.S. et un système bancaire autonome. Il ne restait plus au président mal élu, d’une U.R.S.S. au statut en voie de définition, qu’à se venger sur les malheureux arméniens, coupables non seulement d’avoir proclamé leur indépendance, mais également d’avoir nationalisé les biens de l’ancien parti communiste arménien.
Ceci dit, il me paraît évident que ce ne sont pas les efforts pour sauver Gorbatchev qui parviendront à modifier le cours des événements. Il est dommage que les responsables politiques occidentaux, ainsi que Gorbatchev et son entourage, n’aient pas lu attentivement l’ouvrage prophétique d’Alexandre Soljenitsyne sur la manière de reconstruire la Russie.
Au moment où nous sommes réunis, la presse nous relate avec le plus grand sérieux le voyage du ministre des Affaires Étrangères soviétique, Alexandre Bessmertnykh, au Moyen-Orient. Comme si l’U.R.S.S. était encore une super-puissance susceptible de participer à l’établissement d’un nouvel ordre mondial. Décidément les survivances du siècle passé encombreront longtemps des réalités du XX° siècle, surtout lorsqu’il s’agit du Moyen-Orient et de la nébuleuse islamique.
La grande inconnue du début du siècle
La nébuleuse islamique qui se divise en trois branches : l’arabe, la turcomongole et l’irano-asiatique, constitue la grande inconnue de ce début de siècle. On pouvait déjà craindre son réveil et son activation au moment de la crise du Golfe. Or, celle-ci, qui affectait avant tout la branche arabe, n’a
donné lieu qu’à quelques remous dans le Maghreb, au plan des masses, en Égypte, parmi les étudiants et en Jordanie. L’appel à la guerre sainte lancée par Saddam Hussein à l’origine de ces remous, n’a pas empêché le fractionnement de la ” branche arabe ” au niveau des dirigeants. Seuls le Roi de Jordanie, l’O.L.P. d’Arafat et le Yémen ont ouvertement soutenu Bagdad. Pour des raisons diverses, l’Arabie Saoudite, les Émirats, l’Égypte, la Syrie et, assez symboliquement, le Maroc se sont retrouvés au sein de la ” coalition du droit “. Curieusement, la Libye s’est posée en arbitre en condamnant l’invasion du Koweit et en apportant son soutien moral à Saddam Hussein. Enfin, le Soudan, la Tunisie et l’Algérie sont demeurés neutres tout en affichant leur sympathie pour l’Irak.
Il faut dire que la non-belligérance d’Israël – s’abstenant de répliquer aux Scuds irakiens – enlevait à la plupart des dirigeants arabes le motif sacré d’une coalition contre l’ennemi commun. Il est trop tôt néanmoins pour conclure que l’extraordinaire sang-froid dont ont fait preuve les dirigeants et le peuple israéliens sera payant à plus ou moins long terme. Cela d’autant plus que Saddam Hussein, bien que vaincu, n’a non seulement pas été éliminé, mais a pu vaincre successivement les rébellions chiite et kurde et fêter avec éclat son 54ème anniversaire. N’oublions pas que la défaite de Nasser en 1956 a fini par se muer en victoire et à conforter sa légende. Celle de Saddam est en train de s’ébaucher, ne serait-ce que du fait d’avoir survécu aux assauts d’une coalition aussi puissante. Elle ne manquera pas d’être confortée du fait d’une résurrection en cours de sa puissance militaire, grâce à de discrètes livraisons d’armes et de munitions en provenance de la Chine et de la Corée du Nord, via la Jordanie.
Les Chinois étant avant tout des commerçants habitués à se faire payer rubis sur l’ongle, et l’Irak n’étant pour le moment pas solvable, il y a là un mystère dont la clé pourrait se trouver en Libye. Nous n’en avons bien entendu pas la preuve mais le Colonel Kadhafi nous a déjà habitués dans le passé à bien des surprises.
A notre humble avis, c’est également de son côté qu’il y a lieu de chercher la clé du mystère de la livraison par la Chine d’une centrale nucléaire à l’Algérie. Maître d’un désert riche, le Colonel Kadhafi n’a jamais caché son ambition d’être le champion de l’Unité arabe. De plus, il a des revanches à prendre contre les États-unis, la France et avant tout l’Arabie Saoudite qu’il n’est pas parvenu à déstabiliser. De nombreuses possibilités s’offrent désormais à lui dans le désordre mondial actuel. L’U.R.S.S. n’étant plus le protecteur d’une partie du monde arabe, et les États-unis ne contrôlant au fond que l’Arabie Saoudite, les Émirats et, partiellement, l’Égypte, nous pouvons sans risque d’erreur prévoir une grande offensive discrète du colonel lybien dans l’ensemble de la branche arabe de la nébuleuse islamique.
De son côté, la branche turco-mogole pourrait éventuellement connaître une résurrection inattendue du fait de la Turquie. Rejeté par la Communauté européenne, ce pays a été finalement la victime de la guerre du Golfe. Le bilan de sa participation à la victoire de la coalition est résumé ainsi par le secrétaire général du Parti social-démocrate turc, Hikmet Cetin, cité dans le ” Spiegel ” (1) : ” Nous avons perdu sept milliards de dollars et récupéré des centaines de milliers de Kurdes “. Or, il ne faut pas oublier – ainsi que le rappelle également le ” Spiegel ” – que le président Ozal s’est rangé aux côtés des États-unis ” contre la volonté des chefs militaires importants et de nombreux hommes politiques de la majorité et de l’opposition, fidèles à la maxime du fondateur de la république Ataturk, selon laquelle il fallait maintenir le pays hors des affaires du Proche-Orient. “
Dans l’immédiat, la position du président Ozal paraît encore solide, mais il n’est pas dit que le temps travaille en sa faveur. Les remous qui agitent les Républiques islamiques de l’Union Soviétique risquent de s’amplifier dans les années – sinon les mois – à venir et redonner vie au rêve d’une entité pan-touranienne dont la Turquie serait la figure de proue. En 1922, Kemal Ataturk avait su résister aux appels adressés à lui par les insurgés de l’ancien Turkestan russe. En dérogeant à sa maxime concernant le Proche-Orient, le président Ozal a peut-être ouvert la voie à une autre dérogation encore plus grave.
La concrétisation du rêve pan-touranien pourrait de plus être facilitée à la fois par la Chine, ne serait-ce que pour affaiblir la future Fédération soviétique (ou russe) et par l’Iran, tête de file de la troisième branche de l’Islam. Dans l’immédiat, l’Iran joue à fond une manoeuvre complexe visant d’une part à se faire réadmettre dans le concert des Nations et d’autre part à consolider sa place de champion du véritable Islam. Son soutien à la résistance afghane, semble-t-il, enfin en état de liquider le pouvoir pro-soviétique de Kaboul s’est accru ces derniers temps. Ses liens avec le Pakistan, ami de la Chine, se sont consolidés. Le fameux axe Téhéran, Kaboul-Islamabad-Pékin établi naguère par le Chah est en voie de rétablissement et pourrait même comporter une bretelle en direction de Djakarta.
Bien sûr pour le moment, aucune des branches de la nébuleuse n’a pris réellement forme et il serait même étonnant que l’on assistât à une véritable résurrection d’un Islam conquérant. Toutefois, il nous paraît plus que possible que dans un assez bref avenir nous assistions à une réactivation de la nébuleuse facilitée par la Chine. Il en résulterait pas mal de désordres nouveaux sur la scène internationale et peut-être au sein des pays tels la France et l’Allemagne à fort pourcentage d’immigrés de confession musulmane.
Toutefois le grand perturbateur du XXI° siècle, du moins de ses premières décennies, paraît devoir être selon nous le binôme sino-nippôn.
La montée en puissance du binôme sino-nippon
Il y aura bientôt treize ans que ce binôme singulier a vu le jour et curieusement, les dirigeants soviétiques mis à part, rares sont les responsables et les observateurs qualifiés à en tenir compte. Lorsque le 12 août 1978, la Chine et le Japon eurent signé leur fameux accord avec dans son préambule la clause ” anti-hégémonique “, une bonne partie des Français se trouvait en vacances. Le rédacteur de service du ” Monde ” avait alors trouvé un titre sensationnel ” Un Pearl Harbour diplomatique “, mais depuis, la rédaction du journal n’a plus tenu compte de sa géniale initiative. Et pourtant, on venait d’assister à l’événement le plus important depuis 1945. Il s’agissait d’une alliance de facto entre la plus grande puissance continentale et la plus dynamique puissance insulaire d’Asie au moment où l’Océan Pacifique tendait à devenir la Méditerranée du siècle à venir. Ce siècle, le XXI °, a débuté en 1989 et l’alliance tient toujours. Seul l’hégémonisme a changé de sens depuis l’effondrement de l’U.R.S.S. Désormais, l’adversaire qui mérite ce titre s’incarne dans les États-unis.
Certes, ni à Tokyo, ni à Pékin, on ne le désigne nommément, mais on agit en conséquence. L’aspect le plus déroutant de cette alliance entre une puissance continentale communiste et une puissance insulaire capitaliste est qu’elles sont à la fois rivales et complémentaires. En tant que rivales, elles se livrent entre elles à un ” jeu de go ” planétaire, mettant en oeuvre des stratégies totales spécifiques. Celle de la Chine, à la fois traditionnelle et révolutionnaire, vise à exploiter les contradictions de ses adversaires potentiels en vue de redonner à l’Empire du Milieu la prééminence sur le reste du monde. Celle du Japon, non moins traditionnelle, mais nettement conquérante, a pour objectif l’extension de l’Empire du Soleil Levant à l’ensemble de la planète grâce à sa technologie et à sa production.
Dans l’immédiat, la Chine connaît suffisamment de difficultés intérieures pour ne pas alarmer le Japon, dont les dirigeants considèrent l’immense empire continental comme un marché pour ses produits et un réservoir de matières premières. De leur côté, les élites chinoises, qui agissent en dépit de la gangue politico-économique qui leur est imposée par un système lénino-marxiste agonisant, ne trouvent que des avantages à ce partenariat concurrentiel. Ayant fait la paix avec ” l’autre Chine ” et entretenant des relations privilégiées discrètes avec les deux Corées, ils sont à même de mener le jeu sans se laisser distancer.
Alors que les banquiers et les industriels japonais investissent les continents européen et américain et colonisent l’Australie, les commerçants chinois, y compris ceux qui vendent des armes, sont présents partout et les services spéciaux de Pékin exploitent toutes les possibilités offertes, concentrant leurs efforts sur l’Asie. Nous reviendrons dans quelque temps sur cette montée en puissance du binôme. Pour le moment, notons un des derniers épisodes de la concurrence entre les deux alliés rivaux qui vient de se jouer en U.R.S.S. Le Japon ” conquérant ” avait fait de la restitution des îles Kouriles par Moscou le préalable à toute aide économique à l’Union Soviétique et cela en attendant d’imposer d’autres conditions à ” l’adversaire vaincu “.
La Chine au contraire, mettant provisoirement en sourdine ses prétentions sur les anciens territoires chinois cédés à la Russie, a non seulement accordé des crédits à l’U.R.S.S. mais a bien voulu recevoir à Pékin le Maréchal Iazov en attendant que la réconciliation entre les deux anciens rivaux du monde communiste se soit scellée à Moscou lors de la visite du premier secrétaire du P.C. chinois Jiang. Dans cette épisode le Japon a semble-t-il manqué l’occasion de mettre la main sur une bonne partie de l’économie soviétique en lui imposant sa formue salvatrice. De son côté la Chine se place en mesure de profiter d’une désintégration éventuelle de l’U.R.S.S. pour acquérir partie ou totalité de l’arsenal thermonucléaire soviétique.
Et en attendant ?
Point n’est besoin d’être prophète pour affirmer que nous sommes entrés dans une longue période de turbulences et que l’euphorie ressentie au moment de la victoire de la ” coalition du droit ” sur l’Irak de Saddam Hussein, ne restera dans nos mémoires que comme le souvenir d’une grande déception. Il serait temps, à notre humble avis, que les responsables de nos destinées s’imposent une analyse sérieuse de la situation mondiale et de ses perspectives d’avenir, afin de pouvoir ensuite agir en conséquence. Cette situation ne se résume pas, ainsi qu’on l’a affirmé un peu partout à un affrontement sud-nord. Elle est beaucoup plus complexe et désordonnée et de ce fait dangereuse.
Nous venons d’en effectuer un survol en négligeant provisoirement les continents africains – à l’exception de sa partie nord, et sud américain. Avec ce que nous réserve l’hémisphère nord, nous avons déjà suffisamment d’incertitudes. On comprend dès lors toute l’importance du problème du Renseignement. Plus que jamais la France a besoin de renouer et de renforcer le système existant pour sa sécurité et voire même sa survie.
Tout à l’heure, le Général Pichot-Duclos nous a apporté quelques raisons d’espérer. De tout coeur nous souhaitons que ces espoirs finiront par se concrétiser et que nos successeurs sauront débrouiller à l’usage des autorités de notre pays l’écheveau des incertitudes que je viens de vous présenter. “