Michel Garder prend la parole en annonçant que son exposé de la situation en union Soviétique aura les caractéristiques d’une fable, d’où son titre : ” Trois ans après l’accession au pouvoir “
— à l’issue d’une élection difficile de Mikhaïl Gorbatchev, le diagnostic que nous pouvons déjà porter sur l’état de santé de l’Empire soviétique est des plus réservé. Le triple remède miracle de la « reconstruction », de la transparence » et du « nouveau mode de pensée s’avère inopérant, tout simplement parce que les médecins du Kremlin ne se sont pas attaqués à la cause essentielle du mal, à savoir le système lénino-marxiste. Sans la destruction radicale de ce carcan parasitaire, les médications proposées équivalent à une cure d’aspirine sur un cancer généralisé. En conséquence le patient éprouve un léger soulagement cependant que le mal perpétue ses ravages. C’est avant tout à l’intérieur de l’Empire que cette constatation s’impose de façon éclatante. Cela ne veut pas dire cependant que sur le Théâtre Extérieur de sa stratégie totale le Kremlin se trouve réellement à l’aise en dépit des apparences. Afin de s’en convaincre, il suffit de répertorier d’une part le catalogue des « travaux d’Hercule » que l’équipe dirigeante soviétique doit affronter tant en URSS même que dans le reste de l’Empire et, d’autre part, d’examiner la situation internationale vue de Moscou.
LA « QUADRATURE DU CERCLE » DU THEATRE INTERIEUR
Réorganiser fondamentalement l’économie de l’U.R.S.S.; modifier radicalement la mentalité et le comportement des citoyens soviétiques, régler le problème des nationalités; aboutir à une forme inédite de coexistence entre les composantes de la métropole multinationale de l’Empire et transformer enfin les restes de cet Empire en une sorte de « Commonwealth socialiste », telles sont les tâches auxquelles le Kremlin tente vainement de s’attaquer. Pour compliquer encore la situation, toutes les parties de cette énumération se trouvent intimement liées, ce qui impose aux dirigeants soviétiques la nécessité de tout traiter en même temps. Or ces dirigeants eux-mêmes sont loin de constituer une équipe unie; d’où l’accentuation des différends entre clans rivaux face à la gigantesque réforme envisagée. Aussi, avant de passer en revue les problèmes cités plus haut, convient-il de dire quelques mots à propos de la sourde lutte pour le pouvoir qui se livre actuellement au sommet du système soviétique.
UN ATTELAGE DESUNI AU BORD DU PRECIPICE
Dans un numéro récent de l’hebdomadaire « LITERATOURNAIA GAZETA » (Organe de l’Union des Ecrivains soviétiques) en date du 26 février 1988, Fedor Bourlatsky — un conseiller de Gorbatchev — présente, pour illustrer en quelque sorte l’actualité, une analyse fort pertinente du règne de Khrouchtchev dont il souligne les mérites et les erreurs. En conclusion, il rappelle la rencontre de l’ancien maître du Kremlin avec feu Winston Churchill en 1955 à Londres, au cours de laquelle le « vieux lion » britannique avait conseillé à son interlocuteur de ne pas trop se presser avec ses réformes. … « Il n’est pas facile — aurait conclu Churchill — de franchir un précipice en deux bonds… on peut tomber dedans! » Sur quoi Bourlatsky croit bon d’ajouter « On ne peut pas non plus franchir un précipice sans savoir au préalable sur quel bord on veut parvenir! Cette dernière phrase résume bien, selon nous, l’état d’esprit des dirigeants soviétiques actuels. Tous sont d’accord pour reconnaître — en termes à peine voilés — que l’Empire se trouve au bord du précipice, et pour éviter son franchissement en deux bonds. Mais faute de connaître « l’autre bord », les uns préfèrent attendre un peu et les autres voudraient risquer l’aventure. Au Kremlin le véritable clivage est celui qui sépare les « attentistes » avec pour figure de proue Egor Ligatchev, et les « pressés » avec à leur tête Mikhaïl Gorbatchev. Au sein de chacun des camps existent bien entendu des clans plus ou moins fidèles à leur chef de file, cependant que ces derniers se sur veillent et se neutralisent en quelque sorte. Placé à la tête de l’Appareil du Parti, Gorbatchev est officiellement le « Numéro Un » du système. Toutefois, Ligatchev qui contrôle le Secrétariat du Comité Central se trouve, selon sa propre expression, le « numéro Un Bis » jouant un rôle analogue à celui de feu Souslov sous les règnes successifs de Khrouchtchev et de Brejnev. Cependant, dans l’immédiat, personne n’a, semble-t-il, l’intention ou la possibilité de revenir en arrière et, en cas d’une crise dont le triomphateur serait Ligatchev, ce dernier poursuivrait certainement, mais avec une sage lenteur, les préparatifs d’un « bond en avant ». Pour nous résumer on peut dire que parvenus « au bord du précipice », les « pressés » piaffent d’impatience et mesurent la distance à franchir cependant que les « attentistes » freinent des quatre fers et invoquent les dangers de l’ « aventurisme » allant jusqu’à pousser dans le « gouffre » des camarades impatients, du genre de Boris Eltsine. Il en résulte une sorte de semi immobilisme auquel s’accrochent les cadres régionaux et le gros de la bureaucratie à tous les échelons dont toute réforme réellement sérieuse menacerait la quiétude et les privilèges.
LE CASSE-TETE DE LA RENTABILITE EN MATIERE D’ECONOMIE
Réglementée par les « dictateurs du Gosplan », régie et contrôlée par plus de 800 ministères répartis entre l’échelon Union et celui des Républiques, surveillée par une nuée d’organismes régionaux du Parti et du Gouvernement avec au total 17.178.000 fonctionnaires d’autorité, l’économie soviétique se trouve enserrée dans un carcan étouffant d’ordres et de directives souvent contradictoires, de compte rendus a priori falsifiés. Schématiquement cette économie se trouve répartie entre quatre grands secteurs désignés par des lettres de l’alphabet cyrillique et que pour simplifier nous appellerons « A », « B », « C » et « D ».
Le Secteur A, celui de la puissance, englobe l’industrie lourde, l’ensemble des fabrications d’armements, les domaines spatial et nucléaire dans leurs aspects « recherche » et « réalisation », les transports aériens, terrestres, maritimes et fluviaux, ainsi que le reste du support logistique des Forces armées, du K.G.B. et du M.V.D. (Ministère de l’Intérieur). Ce secteur se voyait attribuer jusqu’ici, directement ou indirectement, 40 % du budget annuel, soit environ 200 milliards de roubles. C’est au sein de cette énorme « enveloppe » que se trouvaient répartie entre divers chapitres les véritables dépenses du « budget de Défense », autrement dit quelque 90 milliards de roubles au lieu des 19 milliards annoncés officiellement.
Le Secteur B, celui des industries des biens d’équipement, est constitué essentiellement par des « trusts » de construction de machines.
Le Secteur C, celui des industries des biens de consommation, comprend le traitement des matières premières, tels le pétrole et les circuits de distribution.
Le Secteur D concerne l’Agriculture — y compris les circuits de distribution.
Non moins schématiquement, la « reconstruction » (Perestroïka) de ce système envisagée par le clan Gorbatchev peut se résumer aux points suivants : – réduire les crédits alloués au secteur « A » grâce à un effort de désarmement et de meilleure gestion de la plupart de ses domaines espace, nucléaire, transports, industrie lourde, etc… – rentabiliser la production au sein des secteurs « B » et « C » par une autogestion de leurs entreprises et l’entrée en vigueur de la vérité des prix; – réformer le secteur « D » par la transformation progressive des « fermes d’Etat » (Sovkhozes) ou des « fermes collectives » (kolkhozes) en coopératives agricoles d’exploitants semi privées, locataires à long terme de tous les moyens de production, y compris le sol.
Au premier abord, la partie la plus facile de cette « reconstruction » paraît être la réduction des crédits alloués au secteur « A » en s’attaquant essentiellement aux dépenses militaires et en procédant à la conversion d’un certain nombre d’entreprises en « usines civiles » (affectées au secteur « C »). En conséquence, le Ministère de la Défense a été sommé de fournir au pouvoir le montant réel de son « budget » dans un délai de deux à trois ans cependant qu’à titre expérimental une usine produisant des fusées de portée intermédiaire se voyait affectée à la construction de landaus d’enfants. Ces mesures préparatoires qui auraient comblé d’aise feu Courteline étant prises, le politburo devait s’attaquer plus sérieusement aux secteurs « B », « C », et « D ». En ce qui concerne les entreprises des secteurs « B » et « C », le sérieux des réformes amorcées s’est traduit avant tout par le ton comminatoire des directives émanant des ministères concernés . Sommées de se reconvertir et de prendre leurs responsabilités, les instances dirigeantes des usines n’ont certainement pas encore dépassé le stade de la perplexité devant le « nouveau mode de pensée » auquel il leur appartient de s’adapter. Parmi les nouveautés de ce mode, le problème des licenciements de personnels est certainement un des plus préoccupants. En effet — et ceci échappe en général aux observateurs occidentaux — les responsables des entreprises doivent non seulement envisager le licenciement d’une partie de leurs cadres et de leurs ouvriers, mais en même temps prévoir l’incorporation d’un volant d’anciens fonctionnaires mis à pied par leurs administrations. A en croire l’article de la Pravda cité plus haut, il faut s’attendre à la mutation, dans la production, de 5 à 6 millions de fonctionnaires, d’autorité. On peut dès lors imaginer l’état d’âme des directeurs du personnel des entreprises obligés à la fois de licencier des spécialistes et d’embaucher des « ronds de cuir ».
CHOMAGE ET VERITE DES PRIX
Toutefois, les futurs états d’âme des responsables ci-dessus ne sont rien à côté des angoisses qui tenaillent dès à présent nombre de citoyens soviétiques moyens, menacés en même temps par le chômage et la vérité des prix. Le chômage, dénoncé jusqu’ici par la propagande comme « le cancer qui ronge la société capitaliste » se profile désormais à l’horizon de la « société socialiste » en remettant en cause la fameuse sécurité de l’emploi — ce fleuron des « libertés réelles » de la « patrie des travailleurs ». Quant à la vérité des prix, celle-ci devrait en particulier affecter le logement, les transports et le pain — autrement dit les trois cadeaux faits jusqu’ici aux citoyens par le régime soviétique. Très mal payés dans l’ensemble, les travailleurs tels que cadres moyens, employés , avec leurs 120 à 150 roubles par mois, avaient jusqu’ici l’avantage de payer des loyers infimes, de bénéficier de transports à bas prix et d’acheter leur pain pour quelques kopeks le kilo. Pendant ce temps on note dans la plupart des villes de province une semi pénurie dans les magasins d’alimentation et un choix aussi pauvre dans les rayons de vêtements, linge et chaussures des grandes surfaces. La longueur des queues devant les centres de vente de spiritueux n’a pas diminué et la réduction voulue par le pouvoir du volume de production de vodka se trouve compensée par la distillation artisanale accrue d’alcool, que la police ne parvient pas à stopper.
LES INCERTITUDES DU SECTEUR AGRICOLE
Spécialiste des problèmes agricoles, disposant dans son entourage de conseillers qualifiés en la matière, Mikhaïl Gorbatchev paraissait, lors de son arrivée au sommet, être en mesure de bouleverser les données du secteur « D ». Ses deux idées maîtresses : la semi privatisation d’une partie importante de ce secteur et la création de « complexes agro-alimentaires » pouvaient, semble- t-il régénérer une agriculture vouée jusqu’ici à un immobilisme total. En fait, là comme dans les secteurs « B » et « C », la mauvaise volonté des cadres, ennemis de toute innovation, allait rapidement constituer un obstacle quasiment insurmontable. De plus, les rénovations devaient également se heurter à la méfiance des travailleurs agricoles eux-mêmes, alors qu’à l’origine on pouvait croire que la passion ancestrale du sol l’emporterait sur l’accoutumance au servage collectiviste. Le souvenir de l’atroce « dékoulakisation » des années trente ne s’est pas encore estompé dans la mémoire des paysans russes, ukrainiens et biélorusses. Les victimes en avaient été les petits propriétaires travailleurs et économes qui avaient cru, à l’époque de la N.E.P., aux promesses du pouvoir soviétique. Il est certain que la crainte de connaître un sort analogue n’en courage pas les vocations de candidats à l’accession à la semi propriété. Quant à la création de « complexes agro-alimentaires », celle-ci progresse avec une sage lenteur. Situées à la limite entre les secteurs de l’agriculture et des industries de biens de consommation, ces « usines » manquent de cadres compétents et subissent le contrecoup des réformes signalées plus haut.
RECONSTRUCTION, TRANSPARENCE ET NOUVEAU MODE DE PENSEE
On sait que l’ambition affichée par le clan Gorbatchev de réformer, voire de révolutionner l’ensemble du système soviétique, s’exprime dans le triptyque incantatoire de la reconstruction (Perestroïka), de la Transparence (Glasnost) et du nouveau mode de pensée (Novoïe Mychleniè). C’est par la mise en application de ces trois termes magiques que le clan espère modifier radicalement la mentalité et le comportement des citoyens soviétiques. Il suffit malheureusement d’une très brève analyse critique pour se rendre compte du caractère totalement irréaliste de cet espoir. La reconstruction, est-il répété sur tous les tons, commence par soi-même. Il appartient à chaque citoyen soviétique de se livrer à un examen de conscience pour découvrir ses défauts et se régénérer ensuite. La régénération ne peut — toujours selon les chantres de la « perestroïka », résulter que de la découverte des valeurs éternelles. Le moins que l’on puisse dire est que cette méthode n’a rien à voir avec une vision lénino- marxiste du monde et doit dérouter totalement les citoyens gavés jusqu’ici de matérialisme dialectique. La momie de Lénine doit se retourner à longueur de journée dans son mausolée devant le retour à un spiritualisme qu’il haïssait. Il en va de même de la « transparence », autrement dit du « parler vrai », alors que pour un lénino-marxiste conséquent, toute vérité n’est que relative et que n’est réellement vrai ce qui sert le « sens de l’Histoire ». Certes, du jour au lendemain la presse écrite, parlée et télévisée est devenue intéressante en U.R.S.S., mais à quel prix ? Par delà la remise en cause de la «période de stagnation », autrement dit des années du règne de Brejnev, c’est l’ensemble de la « légende dorée » de l’histoire du régime soviétique qui se désagrège. Et que dire des révélations faites sur des sujets d’actualité : drogue, sida, prostitution, criminalité ? Certains citoyens indignés dénoncent cette nouvelle manie de « sortir les ordures à l’extérieur de la maison » (équivalent du « laver son linge sale en public »), mais leur saine indignation ne trouve plus d’échos. Enfin, il y a le « nouveau mode de pensée qui se manifeste en particulier dans la révision faite au sommet du Parti de la situation mondiale. C’est ainsi que dans le Kommounist , Vladimir Medvedev — un des secrétaires du Comité Central se livre à une analyse quelque peu révisionniste de la situation mondiale. Selon lui, la notion du « camp socialiste » est dépassée. Tout au plus peut-on parler, à propos des pays satellites, d’un « monde du socialisme », compte tenu des particularités de ses composants. Ce « monde » se trouve en concurrence avec celui du capitalisme, tout en ayant en commun avec ce dernier une série de problèmes globaux qu’il s’agit de résoudre. Nous sommes loin de la vision conflictuelle avec pour finir la victoire inéluctable du camp socialiste. Les conférenciers œuvrant au sein des organisations du Parti et des entreprises n’ont évidemment pas la tâche facile pour inculquer ces visions nouvelles à leurs auditoires. Bref, en attendant que la magie du verbe exhalée par le triptyque « reconstruction », « transparence », « nouveau mode de pensée » parvienne à modifier la mentalité et le comportement des citoyens soviétiques, nous nous trouvons, semble-t-il, dans une phase transitoire de confusion mentale à la limite du désarroi. Cette phase pourrait d’ailleurs être assez longue car cependant que s’accumulent les décombres de l’ancien mode de pensée, on voit mal ce que les instances supérieures de l’idéologie et de la propagande auraient à offrir de cohérent et de logique sans rejeter totalement la religion scientifico-matérialiste. Or c’est justement ce que les dirigeants soviétiques — Gorbatchev en tête — voudraient éviter à tout prix, à un moment où ils ont à faire face à une renaissance des religions révélées et à une exacerbation des nationalismes dans l’ensemble de l’Empire.
LA DEROUTE DE L’ IDOLE
Tant que les « grands prêtres » du matérialisme scientifique étaient inaccessibles au doute, ils étaient à même sinon de vaincre les religions révélées, du moins d’en gêner la propagation et de tenter de les marginaliser. A l’époque, l’ennemi principal était le christianisme, avec en premier lieu catholicisme romain et sa branche slave : les uniates ukrainiens et biélorusses. L’orthodoxie ne venait qu’en troisième place. Avec le « nouveau mode de pensée » le département de l’idéologie du camarade Ligatchev devait, il y a deux ans, découvrir que l’ennemi principal était l’Islam, bien plus dangereux pour le lénino-marxisme que le catholicisme et les uniates. Toutefois, combattre l’Islam de front n’était pas aussi aisé que brimer les différentes branches du christianisme, surtout lorsque l’on a des frontières communes avec l’Iran, que l’on mène la guerre en Afghanistan et que l’on prétend être l’ami des Arabes. En Afghanistan, dans les républiques islamiques d’Asie centrale et dans les communautés tartares, la foi des ancêtres devait ces dernières années connaître un irrésistible regain de ferveur. Cependant, avec l’approche du millénaire du « baptême de la Russie Kiévienne », le pouvoir se voyait contraint de faire des concessions à l’Eglise orthodoxe russe, et compte tenu de la situation internationale, de multiplier les contacts discrets avec le Vatican. On en vint même à présenter à la télévision d’Etat des images de la Messe Pascale orthodoxe et les Izvestia crurent bon de publier récemment une interview du Patriarche de Moscou. Le désarroi mental régnant actuellement dans les couches supérieures et moyennes de l’appareil du Parti rend difficile, sinon impossible, une action cohérente, sur le « front religieux ». La déroute de l’idole se précipite et, qui sait, elle pourrait même s’achever au fond du précipice au cas où ses servants tenteraient le grand saut .
L’EXACERBATION DES NATIONALISMES
Aux problèmes religieux que le pouvoir ne paraît pas en mesure de résoudre, vient s’ajouter un facteur bien plus important pour la survie de l’Empire : l’exacerbation des nationalismes. Les républiques baltes sont au bord de l’ébullition ; l’Ukraine tressaille et en Transcaucasie, Arméniens et Azéris se trouvent en état de conflit latent. Enfin et surtout, de gros risques d’explosions s’annoncent en Asie centrale. Là, dans l’ancien Turkestan russe qui englobe les quatre républiques islamiques du Kazakhstan, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et du Turkménistan, les conséquences du retrait soviétique d’Afghanistan sont difficilement prévisibles. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit là de la première guerre perdue par l’U.R.S.S. depuis 1920, c’est-à-dire depuis la défaite de l’Armée Rouge devant la Pologne. On craint beaucoup actuellement la « libanisation » et la déstabilisation du Pakistan après le retrait de l’armée soviétique, mais personne ne s’interroge sur les conséquences de ce retrait sur la stabilité de l’Asie centrale soviétique, voire du reste de l’Empire. Cela dit, l’avenir de cet Empire préoccupe déjà Moscou. D’où les récents voyages de Gorbatchev dans nombre de capitales de l’Europe de l’Est. Il est clair que le « nouveau mode de pensée » doit s’exprimer dans un type de rapports nouveaux entre l’U.R.S.S. et les « pays frères ».
VERS UN COMMONWEALTH SOCIALISTE ?
Les contacts pris par le Premier Soviétique avec les dirigeants des démocraties populaires européennes, le message adressé à la mi-avril à ces mêmes dirigeants par Anatoly Dobrinine, chef du département des relations internationales du Comité Central, et une série d’indices relatifs à l’attitude de Moscou vis-à-vis de ses protectorats d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine permettent de discerner l’amorce d’un véritable Commonwealth socialiste. Au sein de ce Commonwealth l’U.R.S.S. se contenterait de jouer le rôle du frère aîné conservant un certain contrôle sur la partie européenne et diminuerait considérablement son aide « fraternelle » aux « protectorats ». Cela veut dire en clair que le Pacte de Varsovie et le C.A.E.M. seraient pour le moment maintenus avec une formule plus souple et moins intégrée, et que le Vietnam, le Yémen du Sud, l’Ethiopie, le Mozambique, l’Angola, Cuba et le Nicaragua seraient plus ou moins livrés à leur sort — tout en demeurant vaguement « dans la famille ». Il est possible en particulier que le Vietnam soit invité à s’entendre avec la Chine en évacuant le Cambodge et le Laos et que les « frères » latino américains reçoivent le conseil de trouver un terrain d’entente avec les Etats Unis. Ce changement de type de rapports au sein de l’Empire pourrait faciliter l’action de la stratégie totale soviétique, tant face à l’ensemble occidental que vis-à-vis du binôme sino-nippon, en vue de rompre l’encerclement de la coalition « de facto ».
ROMPRE L’ENCERCLEMENT DE LA COALITION « DE FACTO » OUEST ET EST
On oublie toujours- en particulier en Occident – que depuis le rapprochement sino-nippon du 12 août 1978, l’U.R.S.S. s’estime prise en tenaille par les deux têtes de pont des Etats-Unis sur le continent eurasiatique : en Europe occidentale et en Asie. Même si la Chine n’est pas officiellement alliée aux Etats-Unis et aux Européens, vue de Moscou elle l’est « objectivement ». Il s’agit donc de priver les Etats-Unis de ces deux têtes de pont en utilisant à fond une stratégie du désarmement et en normalisant les rapports soviéto-européens et soviéto-chinois. Dans l’immédiat, l’effort principal de cette stratégie porte sur l’ensemble Europe- Amérique. D’où l’importance conférée par Moscou à ses accords avec Washington, à la prochaine visite du Président Reagan en U.R.S.S. et à un règlement du problème du Moyen-Orient. Toutefois, au même moment, une offensive de charme est menée vis-à-vis de la Chine, offensive dont fait partie le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan et le semi lâchage du Vietnam. L’objectif à moyen terme est manifestement l’instauration d’une véritable détente permettant à l’U.R.S.S. de s’occuper en priorité de son Théâtre Intérieur — en réduisant ses dépenses militaires et en modernisant son économie. Nous avons vu plus haut que cet objectif passait par le « franchissement du précipice », autrement dit par une véritable révolution du type de celle qui se déroule en Chine actuellement. Aussi estimons-nous que tous les résultats spectaculaires que l’U.R.S.S. pourrait obtenir dans ses rapports avec les Etats-Unis, l’Europe, la Chine ou même le Japon ne changent pas le fait que le régime soviétique est très malade et qu’il se trouve dans un environnement malsain.
UN ENVIRONNEMENT PLUS QUE MALSAIN
Il faut bien comprendre que l’avenir du régime soviétique ne dépend ni d’une aide matérielle des Etats-Unis, ni de la compréhension des pays de l’Europe occidentale. S’imaginer par ailleurs que la Chine ou le Japon — qui ont l’un et l’autre un lourd contentieux avec l’ U.R.S.S., seraient prêts à favoriser la tâche des dirigeants moscovites à un moment où « l’ours est très malade », serait plus que naïf. Force est de constater que l’ U.R.S.S. se trouve menacée à la fois en Asie (soit indirectement par la Chine, soit directement par les développements du problème afghan et de la guerre du Golfe), et en Europe orientale où des crises en chaîne peuvent se déclencher à tout moment : en Roumanie, en Tchécoslovaquie et en Hongrie. En ce qui concerne cette dernière région, il est difficile de prévoir les réactions de Moscou en cas d’explosions dans un ou même plusieurs pays « frères ». Nous sommes là dans le domaine des prophéties, domaine qui dépasse notre compétence. Dans l’immédiat, le clan Gorbatchev compte sur la 19° Conférence du Parti pour renforcer son pouvoir et poursuivre sa « révolution ». L’optimisme affiché par le Kremlin ne nous paraît vraiment pas fondé.