En deportation avec Michel Garder (2)
La déportation : itinéraire de l’insoutenable
Un mois d’interrogatoires en cellule, avenue Foch, cinq mois au secret à Fresnes, précédent son transfert au camp de Royal Lieu à Compiègne. Là, selon le jeu des arrivées et des départs, de 500 à 3.000 prisonniers désoeuvrés arpentent à longueur de journée l’immense place d’appel de cette ancienne caserne française.
Vêtements sales, informes, souvent déchirés et maculés de sang. Pied, main ou tête bandée, bras en écharpe, claudiquant ou boitant ou soutenus par leurs camarades, beaucoup ne sont pas encore remis des tortures subies pendant leurs interrogatoires.
Hormis leur présence aux miradors et aux deux appels journaliers, les Allemands n’apparaissent pas, laissant aux détenus l’administration intérieure du camp. Limitée à l’enceinte des barbelés électrifiés, une liberté relative y règne : des prêtres servent la messe, des conférenciers s’y distinguent, une troupe théâtrale d’amateurs s’y produit.
A l’occasion d’une représentation, j’ai vu Michel Garder pour la première fois. Il s’agissait d’une revue ; avec un partenaire, il parodiait le duo de Carmen à la manière de Charpini et Brancato avec une aisance telle qu’elle ne correspondait pas au personnage que j’allais bientôt connaître…
Au matin du 27 avril, comprimés, debout, à cent et plus par wagon à bestiaux, avec 1.700 camarades, résistants pour la plupart, il prend en gare de Compiègne, le chemin de la déportation. Les gardes ont prévenu : ” une tentative d’évasion et vous serez tassés à 200 par wagon ; une évasion réussie 10 fusillés dans le wagon ; deux évasions réussies tout le wagon fusillé “.
Malgré cette menace, pas un wagon qui, le premier jour ne connaisse une tentative. Dans celui où il se trouve, que les crosses commencent à fourrager, le drame est évité de justesse grâce à son sang-froid, à sa présence d’esprit et à sa parfaite connaissance de l’allemand. ” C’est intolérable, proteste-t-il dans cette langue, personne ne veut être fusillé pour une tentative d’évasion qui remonte au convoi précédent. Je suis père de famille, je me porte garant de mes camarades, s’il arrive quelque chose, fusillez-moi d’abord “.
Sa voix porte l’argument qui clôt l’incident ! Suivent quatre jours et trois nuits d’apocalypse où chaque wagon paie son lourd tribut de fous et de cadavres, une centaine au total, avant que les portes ne coulissent avec fracas sur l’enfer aboyant et vociférant d’Auschwitz.
Des jambes vacillent, des gummis s’abattent, des fous déchaînés courent en tout sens, des coups de feu claquent, des hommes tombent… Quelques heures plus tard, le matricule tatoué sur l’avant-bras gauche fournira le surnom à ce convoi dit ” des Tatoués ” qui stagne deux semaines dans l’univers aux relents de chair grillée de Birkenau.
A son départ pour Buchenwald, il laisse une centaine de morts. Polyglotte remarqué par le leader syndicaliste Marcel Paul, Michel Garder récusera à Buchenwald une position privilégiée dans l’administration intérieure coiffée par les rouges allemands. Elle l’aurait amené, lui, anticommuniste viscéral, à filtrer les communistes à l’arrivée des convois des diverses nationalités afin de leur réserver les postes ou les Kommandos les plus propices à l’action clandestine.
Son refus entraîne son envoi immédiat au camp d’extermination de Flossenburg d’où il est expédié 12 jours plus tard avec 191 de ses camarades de convoi dans une fabrique de fuselages de Messerschmitt 109 à Flôha en Basse-Saxe.
Dans ce Kommando peuplé de quelques centaines de Slaves, en majorité russes, Michel Garder devient aussitôt l’interprète privilégié du Commandant S.S. ainsi que le chef moral reconnu des Français et bientôt des autres ethnies.
Sa personnalité en impose à tous comme force l’admiration sa virtuosité à passer d’une langue à l’autre. Le contact permanent avec les Russes, le comportement stoïque de leurs officiers, réveillent en lui la légitime fierté de ses origines.
Elle transparaît lors des pendaisons dont à Flôha, les Soviétiques sont les seules victimes. De voir finir si courageusement, d’une mort aussi atroce, ces moins de vingt ans, le laisse sans voix alors qu’il doit lire la condamnation de chaque supplicié dans les trois langues parlées au Kommando.
Le Commandant S.S. ne manque pas de le rappeler à l’ordre. Le rituel est sinistre…
Les exécutions ont lieu à la tombée de la nuit, à la lueur bleuâtre des projecteurs aux verres teintés, devant tout le Kommando, malades compris, rassemblés dans la cour de l’usine. Les scènes sont atroces. Dans les rangs, nous cherchons à fermer les yeux mais les Kapos veillent à ce que chacun ait le regard rivé à la potence.
Ceci étant, interprète unique, Michel Garder arpente à longueur de journées les ateliers, appelé à tous moments afin d’éclairer les nombreux incidents que le barrage de la langue rend généralement plus dramatiques.
Le soir, après l’appel, il continue de régler, cette fois entre détenus, les problèmes d’incompréhension qui sans cesse les opposent les uns aux autres. Ainsi absorbé par sa fonction qui à l’égal des Kapos le place à l’abri du travail, de la fatigue, de la faim et des coups, on pourrait le croire résigné à son sort de prisonnier privilégié.
Ce n’est pas le cas : sous son masque impénétrable, l’évasion hante son esprit. Il ne l’envisageait cependant pas en solitaire, mais avec son vieux compagnon du 11e cuirassiers Christian Leninger, retrouvé depuis Compiègne, lequel, handicapé pour plusieurs mois avec une fracture du bassin, s’est désisté.
L’idée obsessionnelle l’étouffant chaque jour davantage, il s’était mis en quête de remplacer son ami ; son choix se portait sur un officier de réserve habité de la farouche détermination de ne pas crever sous l’uniforme bagnard. Tous deux animés d’une semblable motivation étaient convenus de la date du 11 novembre, d’autant qu’avec un été de la Saint-Martin se prolongeant au-delà de toute espérance, les conditions climatiques s’avéraient des plus favorables.
Michel Garder s’était lancé discrètement à la recherche du minimum indispensable à la réussite de leur plan et profitant de sa fonction, avait observé les allées et venues nocturnes des kapos et noté minutieusement les heures de relèves des différentes factions de garde.
Ce matin du 10 novembre, stupeur : le paysage est blanc comme un linceul, et de gros flocons tombent. Convaincus que la neige effacera leurs traces de pas et neutralisera le flair des chiens qui seront lancés à leurs trousses, les deux hommes décident de ne pas renoncer à l’évasion projetée la nuit même.
En fait, rien ne pourrait les dissuader de marquer par un coup de maître cette date symbole que représente le 1 1 novembre.
L’évasion : rien ne se déroule comme prévu Une sentinelle mal assommée leur tire dessus sans les toucher alors qu’ils sortent de l’usine. Un schupo les prend aussitôt en chasse mais, les voyant quitter la route pour continuer à travers les jardinets enneigés, abandonne la poursuite.
L’usine s’illumine, l’alarme sonne, ils forcent l’allure, mais la malchance les poursuit. En sautant une haie, Michel laisse une jambe de pantalon accrochée aux barbelés et se retrouve dans l’eau avec son compagnon. Ils n’avaient pas soupçonné la rivière qu’ils franchissent à la nage.
Trempés jusqu’à la moelle des os, ils progressent toute la nuit en claquant des dents, sous la neige qui tombe, épaisse et lourde. Au petit matin, alors que Michel commence à ressentir les effets de l’enveloppe humide et glacée qui le recouvre, Robert Bonnaud, dont les poumons sifflent horriblement, n’en peut visiblement plus. Pourtant, il s’obstine jusqu’à l’inéluctable : ” Essaie de passer seul, avec moi, tu n’y parviendra pas. En France va seulement voir ma femme pour lui dire que je suis mort courageusement “.
Michel tente de le porter mais ne tient qu’une centaine de mètres. La neige cesse enfin de tomber, il distingue une grande bâtisse à l’orée de la forêt. ” Robert, regardes, tu as une chance sur mille qu’ils te cachent, mais si tu retournes au camp, colle-moi tout sur le dos, d’ici là, trop de kilomètres nous sépareront pour qu’ils puissent me rattraper “.
Les deux hommes tombent dans les bras l’un de l’autre et se séparent sans un mot. Robert Bonnaud sort péniblement du bois et s’avance lentement à découvert. Ses pas deviennent de plus en plus chancelants. il s’accroche désespérément.
Plus qu’une cinquantaine de mètres, lorsque soudain des coups de feu claquent. Un instant surpris, il se redresse de ses dernières forces comme pour montrer au tireur son mépris de la mort. Derrière le muret de clôture de sa propriété, le fermier nazi presse à nouveau sur la gâchette pour le coup de grâce.
Dans les sous-bois, Michel Garder ploie sous les paquets de neige glacée que les coups de vent décollent des branches. Il marche toute la journée, il marche toute la nuit. Au petit jour, grelottant de froid, les membres brisés, cruellement tenaillé par la faim, il aperçoit à la lisière du bois fumer la cheminée d’une paisible chaumière.
La tête vide, il s’y dirige tel un automate. Devant la porte, il reste comme paralysé, conscient que sa vie va se jouer derrière ce battant… La veille, après une nuit agitée passée au garde-à-vous à subir imprécations et coups en représailles de leurs deux camarades évadés, et la journée de travail à la suite, les Français du Kommando Flöha avaient tristement défilé devant la dépouille mortelle de Robert Bonnaud.
Ce soir Michel est là, en haillons, ficelé à un poteau donnant une leçon de courage et de dignité à ses camarades, vingt-cinq coups de gummi schlagués venant de lui briser les reins. Malgré l’interdiction de l’approcher, Christian Leininger le change de vêtements, le docteur Russe lui prodigue quelques soins et, bien que privé de nourriture, n’aura jamais eu autant de pain, chacun détachant un morceau de sa ration pour la lui donner.
Le lendemain, le tailleur coud les disques rouges des évadés sur son uniforme et il rejoint le Transport Kommando dans l’attente de son jugement. Ce Kommando disciplinaire fort d’une quinzaine d’hommes, manutentionne à longueur de journée des carlingues de plus d’une tonne soit 70 kilos de charge par tête.
Dans de telles conditions, la durée de vie moyenne d’un disciplinaire n’excède guère deux ou trois mois car il ne bénéficie que de quelques 50 grammes de viande bouillie en supplément de la déjà trop faible ration réglementaire : 250/350 grammes de pain noir gavé d’eau, 20 grammes de confiture ou de margarine synthétique, 1 litre 1/4 d’eau chaude en 2 fois – l’une teintée de café le matin, l’autre baptisée soupe le soir.
A ce régime, la faim torture, les réserves musculaires fondent car il faut assurer quinze heures de travail d’affilée, plus cinq heures d’attente debout aux distributions, garde-à-vous aux appels. Il n’en reste donc que quatre ou cinq de repos par jour. Repos relatif, allongé sur une planche de bois, à étouffer, sans air, sous les combles de l’usine, à tressauter sous les piqûres des centaines de poux dont nos corps sont envahis. Et bientôt à grelotter avec une chemise sans col, une veste, un pantalon, un béret en drap rayé léger et pieds nus dans des claquettes fugitives confronté aux rigueurs de l’hiver allemand.
En cette fin 1944, après 7 mois de Kommando, les Français de Flôha, jusque là épargnés, commencent à compter une quinzaine de morts. En janvier 1945, après l’échec de l’offensive des Ardennes, la discipline se durcit, les pendaisons reprennent. Privée des ressources des pays occupés et réduite à ses fonctions d’avant 1939, l’Allemagne doit vivre sur elle-même.
A Flôha, les rations alimentaires diminuent de moitié alors que les alertes aériennes nocturnes mordent sur le temps de repos sans réduire celui de travail. En février, dysentériques et tuberculeux, trop nombreux, ne sont plus acceptés à l’infirmerie faute de place et de médicaments. Les rangs s’éclaircissent chaque jour davantage.
En mars, sous la poussée vers l’Est des Forces anglo-américaines et le bond vers l’Ouest des armées soviétiques, les fronts se resserrent. Camps et Kommandos proches de la zone des combats se vident en catastrophe ; blessés et malades étant abandonnés sur place à leur propre sort, quand ils ne sont pas exterminés au lance-flammes.
Les évacuations, véritables ” marches de la mort “, s’exécutent au travers d’un pays dévasté par les bombes sous la direction de bourreaux ne cherchant qu’à fuir, pénétrés du sentiment confus et contradictoire que les détenus vivants leur servent de caution alors que la lenteur de leur marche les empêche d’échapper à l’ennemi : d’où l’exécution systématique de tous les traînards.
La fin du calvaire En avril 1945, mois le plus terrible de la déportation, les S.S. se hâtent de tuer le plus possible, pas un détenu vivant ne devant tomber aux mains de l’ennemi. Le 11 avril, en fin d’après-midi, trois officiers russes, certains que les S.S. vont les liquider, invitent Michel Garder, toujours en attente d’un verdict probablement fatal, à se joindre à eux pour tenter l’évasion le soir même.
Cette nouvelle tentative rate. Les quatre lieutenants promis à la pendaison, subissent sans une plainte, devant les détenus rassemblés, les vingt-cinq coups réglementaires sauvagement appliqués par le Kapo chef en présence du Commandant S.S. Suprême raffinement de cruauté, chaque coup pour être valable, doit être compté en allemand et à haute voix par le supplicié.
Deux jours plus tard, l’évacuation précipitée du Kommando devant l’arrivée imminente des troupes américaines, les sauve de la corde. Dès le départ, les traînards retardent la marche de la colonne, retard que ne font qu’aggraver les coups de crosse mortels généreusement distribués.
Au matin de la deuxième journée, à l’attaque des premiers contreforts de l’Hergebirge, ils sont si nombreux que le Commandant S.S. décide de les faire transporter par un camion qu’il réquisitionne en cours de route. Au soir de cette étape, dans la cour de la ferme choisie pour la nuit, tandis que le personnel agricole aménage hâtivement la grange qui va abriter les détenus, le camion qui véhiculait les malades vient se ranger près des chariots d’intendance où Michel Garder et Christian Leininger attendent des directives.
Seuls descendent du véhicule les S.S. qui transbordent eux-mêmes une cinquantaine de couvertures grises dans l’un des chariots. Troublé Michel Garder interpelle le chauffeur, un territorial enrôlé de force dans la S.S. La voix du vieux soldat se brise :” Alles Kaputt “. Un instant pétrifiés (52 prisonniers ont été assassinés parmi lesquels 23 de leur compatriotes) les deux Français se reprennent : ” Tu es complice d’un crime monstrueux ! Tes camarades sont-ils conscients de leur part de responsabilité dans ce massacre ? L’autre répond, fataliste : ” Les S.S. obéissent sans discuter, quant aux enrôlés de force, ils se posent des questions “.
” En tout cas, rétorque Christian, Américains ou Russes ne perdront pas leur temps à vous trier : vous serez tous fusillés ! ” Le S.S. malgré lui accuse le coup. ” Si vous n’êtes pas là qui saura que j’étais un S.S. ?” Une idée géniale traverse l’esprit de Michel Garder. ” Si tu avais du papier et un crayon, nous te ferions une attestation en anglais, en français et en russe, signée des deux officiers français que nous sommes, certifiant que tu es un S.S. forcé et que tu voulais nous faire évader.
Tous les gardes qui s’engageront sur l’honneur à refuser d’exécuter tout détenu quel qu’il soit recevra le même certificat. Il n’y aura plus de fusillade généralisée, mais en queue de colonne, les rafales tragiques mettant fin au supplice de centaines de pauvres vies persisteront encore de longues journées avant de diminuer d’intensité.
Le 7 mai, lorsque l’escorte S.S. et son chef s’évaporeront dans la nature, ne subsisteront guère plus d’une moitié, en triste état pour la plupart, des 700 hommes partis trois semaines plus tôt de Flöha…
Libéré par les Américains le 8 mai 1945, Michel Garder ne s’attarde pas en convalescence, l’union brinquebalante qu’il avait contractée en 1941 ne résistant pas à la perte douloureuse de son jeune fils Victor, frappé par une méningite foudroyante.
Le retour à la vie Six semaines plus tard, il rejoint l’État-Major des troupes d’occupation en Allemagne puis réintègre la ” Piscine ” au début 1946.
En cette période trouble de la guerre des Services Spéciaux, il crée l’antenne de Berlin et participe activement à l’évasion d’Otto Skorzeny, l’as allemand des coups de mains impossibles, action peu appréciée en haut lieu.
Son second mariage, heureux cette fois, avec une jeune veuve russe, mère d’une fille restée derrière le rideau de fer, lui ferme les portes du S.D.E.C.E. en 1950. Dès lors, sa carrière militaire colle aux événements qui bouleversent notre pays : l’Indochine, à la glorieuse 13eme D.B.L.E. où en quelques mois il apprend suffisamment de vietnamien pour se lancer dans la guerre subversive, puis en Algérie comme officier de renseignements, enfin professeur de russe à l’École Inter-Armes de Coëtquidan.
D’ennui, il prépare l’École Supérieure de Guerre. Reçu en 1956, il en sort en 1958 pour occuper le poste de Chef Adjoint du Bloc soviétique au Secrétariat Général de la Défense Nationale, qu’il cumule avec celui de conférencier permanent de l’enseignement militaire supérieur à l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale.
Lieutenant-Colonel n’ayant plus rien à espérer de l’armée, il prend une retraite anticipée en 1964 pour se consacrer entièrement à des travaux historiques. Il signera une douzaine d’ouvrages traitant tous du communisme ou de sa patrie d’origine. Deux d’entre eux connaissent un certain retentissement. L’un ” Une guerre pas comme les autres ” sur le conflit germano-soviétique, obtient le prix d’Histoire Broquette Godin décerné par l’Académie Française, l’autre ” L’Agonie du Régime en Union Soviétique “, prémonitoire, lui vaut une lettre de félicitations du Général de Gaulle.
Il est également conseiller de l’Institut Français d’Études Stratégiques du Général Beaufre, assure la chronique régulière que consacre la revue E.S.O.P.E. au monde soviétique et dispense les nombreuses conférences qui en découlent, en France, en Allemagne, en Angleterre, au Canada et aux États-Unis.
Par ailleurs, fidèle à son passé, il se consacre en tant que secrétaire général adjoint au bulletin trimestriel de notre association où il retrouve comme Président son ancien chef, le Colonel Paul Paillole à qui il voue une profonde admiration et une telle affection qu’il le considère comme un père spirituel.
Il préside aussi l’association des anciens du 11e cuirassier, si cher à son coeur, et ne manque jamais la réunion annuelle des rescapés de Flöha auxquels le lie une solide amitié.
Ce n’est pas tout, il assume son engagement maçonnique datant de 1956, à la Respectable Loge de Symbolique Astrée travaillant en langue russe, où il se hissera aux plus hauts degrés.
A l’analyse poste par poste des écrits qu’il nous a laissés, on reste confondu par cette activité débordante qu’il a toujours déployée sans jamais la ralentir. Des nombreuses conversations que j’aie eues avec lui au cours des dix dernières années de son existence, de temps à autre, perçait l’esquisse d’une confidence ! Je crois que sa vie active menée au pas de charge lui avait permis de surmonter les deuils les plus cruels, comme sa vie d’intellectuel, conduite elle aussi tambour battant, lui avait fait dépasser les déceptions de sa carrière.
L’âge venant, il continuait à puiser dans cette dépense d’énergie qui le caractérisait, un dérivatif à cette obsession de retrouver un jour sa mère patrie dont l’image sans cesse embellie par le temps, le hantait…
Il avait décidé de ne rentrer en Russie qu’à deux conditions : la fin du communisme et une invitation officielle russe. Il aura l’ultime bonheur de les voir se réaliser le 3 septembre 1992. A Moscou c’est l’apothéose, il doit dominer la terrible émotion qui l’étreint au moment de parler devant plus de 300 personnalités russes. A Saint-Pétersbourg, c’est le bouleversant pèlerinage, la maison natale de sa mère, le quartier où elle a vécu, où elle a connu son père, l’église où elle s’est mariée. Trois jours durant, il revit cette Sainte Russie dont il rêve depuis cette aube glaciale de février 1920… Il se revoit avec sa petite famille à la coupée du destroyer qui va lever l’ancre. Il voit les grandes personnes agiter leur mouchoir, le très vieux général sangloter ” Adieu Russie “. Il voit sa mère, très amaigrie et l’entend, comme se parlant à elle même, murmurer ” nous reviendrons bientôt, après la victoire “.
Poignant raccourci ! 72 années le séparent de cette prédiction qu’il est seul, bien seul, à voir se concrétiser, malgré la présence de sa chère épouse à son côté… Comme si en réalisant son rêve s’était brisé le ressort qui tendait son énergie, il ne survivra que huit mois, à ce moment sans aucun doute le plus fort de son existence.
Pas plus que d’analyser son oeuvre, il n’était dans mon propos d’évoquer la personnalité complexe du Colonel Michel Garder. Ma conclusion sera donc brève : Homme d’exception, il a marqué ceux qui l’ont accompagné dans l’une ou l’autre des différentes étapes de son parcours.
Partout où il passait, il se hissait au premier plan. J’en veux pour preuve que, depuis sa disparition, les assemblées générales annuelles des associations dans lesquelles il militait nous paraissent incomplètes, faute des traditionnels exposés sur l’évolution et les perspectives de la situation mondiale, exposés auxquels nous nous étions tellement habitués…
Quant à moi, ancien du Kommando de Flöha, l’ayant régulièrement pratiqué depuis la lointaine époque de Royal-Lieu, j’avoue humblement penser à lui encore bien souvent…