LES SOUVENIRS DE LUCIEN GOUAZé

Entre l’eau alourdie des orages prochains Et le ciel triste où s’attarde le cri Des goélands marins qui sentent le carnage, Seul, impuissant, vaincu, enchaîné à l’avant D’une sanglante galère, Un homme de chez nous, un homme d’aujourd’hui, Un soldat, un ami, un frère, Minute après minute, en attendant la mort Compte le temps. Prison de Kiev, 1952.

Ainsi se termine le recueil de Poèmes en sous-sol que notre camarade Lucien Gouazé écrivit durant ses dix années de détention dans les prisons soviétiques.

Dans la présentation de ce recueil — qu’il a bien voulu dédier à l’A.A.S.S.D.N., Gouazé résume ainsi ce que fut sa misérable existence

Ces « poèmes » ont une histoire : la mienne durant les quelques dix années les plus sombres de ma vie — une vie pourtant riche en aventures et partant et mécomptes ! Septembre 48-mars 58, cela fait presque dix ans et un long, très long voyage dans les sous-sols du Goulag. De ce « Goulag » au sens convenu et désormais habituel du terme (ensemble des camps de travail soviétiques), depuis Soljenitsyne et tant d’autres : revenant ou dissidents, on n’ignore plus grand-chose. Mais des « sous-sols » du Goulag, ces prisons secrètes, quasi hermétiques où s’exprimait pleinement le génie de Staline, a-t-on suffisamment parlé et écrit? Me référant à mes seules expériences : épreuves traversées, moments douloureusement vécus, lieux de « séjours » plus ou moins prolongés,

je pourrai citer parmi ces sous-sols, et successivement — dans l’ordre à la fois du temps et de l’espace :

Les geôles militaires de Baden-hei-Wien, la prison du M.V.D. de Kiev, les cellules compressées de la célèbre Ljoubjanka à Moscou et enfin pour l’absolu repos du combattant à genoux : l’Isolateur politique (Politisolator) de Vladimir, à quelques 180 km au N.-O. de Moscou, où j’ai passé la meilleure part de ma détention : un peu plus de sept ans.

Je dis bien la meilleure part — sans euphémisme ni ironie. Là, en effet, après des saisons d’isolement total et tatillon, je retrouvais enfin d’autres hommes — des compagnons avec qui rompre le pain, confronter ma misère à la leur et partager, de temps à autre, la même folle espérance de libération.

Mais là aussi, dans cette solitude partiellement rompue des cellules pour quatre, huit, douze, voire vingt ou vingt-cinq détenus, la règle s’humanise. Des livres, surtout en russe mais aussi en allemand, anglais et français, circulant dans la prison sous le contrôle vigilant (un message est si vite passé!) d’une bibliothécaire assermentée.

Mieux encore, quelques porte-plumes par cellule et de l’encre d’écolier sont à notre disposition. Le tirage au sort décide de l’ordre d’attribution entre détenus et de la durée de celle-ci.

Grâce à cet « écritoire », deux ou trois fois la semaine et les quelques feuilles de papier mendiées ici et là, aurait pu s’achever, pour moi, l’effort, résolu dès les premiers jours de ma captivité, de fixer mes pensées, mes impressions par le souvenir écrit — volonté de mémoriser à tout prix mon destin, douloureuse certes mais libératrice, qui m’arrache aux fantasmes suicidaires du désespoir, à l’abrupte réalité des murs et des barreaux et par-dessus tout à la stagnation du temps à ce présent figé qui n’en finit pas de broyer l’homme au creuset de sa solitude. Aurait pu s’achever… C’était compter sans les fouilles réglementaires et toujours imprévues entraînant, selon l’humeur du chef de la prison, soit un coup d’oeil rapide sur nos papiers, soit une rafle générale de tous les écrits — par définition suspects. C’était compter surtout sans les mises en route brutales pour quelque destination inconnue — le voyageur plus que jamais sans bagage abandonnant derrière lui le moindre bout de papier.

RENCONTRE AVEC LE GENERAL RUDOLPH SCHMIDT Dans son livre « Notre espion chez Hitler » , le Colonel Paul Paillole expose l’importance exceptionnelle des renseignements politiques et militaires recueillis par l’agent n° 1 de notre S.R., Hans Thilo Schmidt, entre 1933 et 1940. Frère du Général d’Armée blindée Rudolph Schmidt, rival du fameux Guderian, notre agent recueillait ses confidences, pillait sans vergogne ses secrets, trahissait sa confiance. Arrêté par l’Abwehr en 1943, Hans Thilo Schmidt provoqua la disgrâce de son frère, pourtant l’un des généraux favoris de Hitler et nanti d’un prestigieux commandement sur le front russe. Devant l’ampleur de la trahison de l’un de ses hauts fonctionnaires et dignitaire du Parti, devant l’extrême gravité de la sanction impliquée par le Führer à un Chef d’Armée de grande et respectable réputation, le III° Reich et maintenant la R.F.A., ont imposé une règle absolue de silence sur cette affaire d’espionnage sans précédent. Il y va, semble-t-il, de l’honneur de l’Allemagne! Limogé, le Général Rudolf Schmidt s’était retiré à Weimar, mortifié, amer. Il s’efforçait de cacher à son entourage les vraies raisons de sa disgrâce. Pourtant son calvaire n’était pas achevé. Accusé à Nuremberg, par les Soviets d’avoir toléré en Ukraine des sévices contre la population civile et les prisonniers, il fut arrêté en 1947 et transféré en Russie. Par un hasard extraordinaire il va rencontrer en prison notre camarade Gouazé qui ignore tout des circonstances qui ont provoqué l’effacement du Général Schmidt et son arrestation par les Soviets.

Il nous a semblé intéressant de connaître l’opinion de Gouazé sur ce Grand Chef de la Wehrmacht et de savoir comment celui-ci expliquait sa situation .

Voici le récit de notre camarade :

Je dois préciser qu’avant 1950, je ne connaissais du Général Rudolf Schmidt que le nom — un nom parmi ceux des maréchaux et généraux du Reich qui combattirent sur le front russe en 1941 et 42.

C’est en 1950, entre le 23 février et le 1er mars, dans la prison de passage de Kiev, que j’ai fait là connaissance du Général d’Armée Rudolf Schmidt.

Nous sympathisâmes et, au cours de nos conversations, il me précisa qu’en tant qu’ancien Gouverneur Militaire de Stanislav sur le front russe, il avait été arrêté en Allemagne de l’Est, dès 1947 et remis aux Autorités soviétiques d’occupation et qu’il faisait route, selon toute vraisemblance, pour Moscou. Ce n’est que quatre ans plus tard que je reverrai le Général Schmidt, ayant achevé, comme moi-même, entre les murs du « Polit-isolator » de Wladimir, son parcours du combattant sans armes, avec les étapes obligatoires de la Centrale de Kiev et de la célèbre Ljoubianka prison spéciale du Ministère de l’Intérieur à Moscou où il séjourna, autant qu’il me souvienne plus longtemps que moi, donc au moins pendant un an.

En décembre 1954, nous figurons, tous deux sur les états du bâtiments Central — dit Block III — de la prison de Wladimir, le Général Schmidt à la cellule 17 et moi dans la 45, en compagnie de détenus de différentes nationalités, sauf soviétique : Allemands, Autrichiens, Japonais, Hongrois, Finlandais et Grecs, ex-partisans du Général Markos. Au total, une douzaine de personnes. Ayant ainsi tracé « en gros » le cadre de ma deuxième et durable rencontre avec le Général Rudolf Schmidt, je ne saurais mieux faire que de reproduire ici les lignes que je lui consacre au chapitre X de Polit-Isolator sous le titre chargé d’espérance « Les Trompettes de Jéricho ».

« Enfin, un beau matin, nous est tombé du ciel un autre général , un vrai, celui-là, bien qu’il refuse de se faire appeler par son titre. M. Schmidt comme il persiste à se nommer ne vient pas de bien loin.

Simplement d’une cellule voisine qu’il a longtemps partagée avec le vieux Maréchal Von Kleist, quelques Allemands plutôt falots et un certain Paul, gendarme autrichien au passé immonde. L’odieux personnage, n’ayant plus de Juifs à torturer, s’en était pris aux deux vieillards. Pour commencer, il avait terrorisé Von Kleist, de manière si efficace, que sa victime, moralement brisée, devait expirer quelques mois plus tard à l’hôpital. Il s’attaqua ensuite au général Schmidt — sous prétexte que le vieil officier était né de mère anglaise . Au bout de plusieurs semaines d’incessantes bagarres, Schmidt, écoeuré, sollicita son transfert. Ce fut ainsi qu’il échoua parmi nous. Dès le premier jour, il se révèle un merveilleux compagnon. Cet homme qui, dans sa vie, n’eut pas d’enfant, possède l’art touchant d’être grand-père. Il économise sur sa propre nourriture afin de pouvoir aider les voraces imprévoyants que nous sommes, surtout aux heures difficiles de la soudure quand, du dernier colis il ne reste que la ficelle. Un grand-père qui sait également d’extraordinaires histoires : trois fois par semaine, entre sept et neuf, il nous a raconté les campagnes qu’il a faites, souvent conduites parfois gagnées, parfois perdues. Pologne, Hollande, France, Russie — c’est l’Europe entière, en armes et en sang, qui défile devant nous.

Le Général d’Armée Schmidt, un ancien de l’armée impériale, puis celle de la Weimar, professeur à l’École de Guerre, stratège et tacticien de valeur, n’obtint jamais son bâton de maréchal. Et pour cause, puisque, sous le IIIe Reich comme auparavant, il prétendait ne point cacher ses sentiments.

En 1940, il osa dire son fait à Goering, lors du bombardement sauvage et inutile de Rotterdam. En 1942, de ce front central dont il assurait la défense à la charnière à Voroniej, il écrivait à un ami berlinois : « Le Führer se prend pour Bonaparte. C’est son droit; le nôtre est d’admettre qu’il existe une différence entre un caporal et un brillant officier du génie sortie de l’école de Brienne. ». Le hasard voulu que cette lettre tombât entre les mains du Maréchal Keitel, son ennemi personnel, qui obtint facilement son rappel du front et sa mise à la retraite anticipée.

La guerre terminée, le destin, décidément malveillant, devait lui réserver encore un mauvais tour. Considéré comme hors de cause par les tribunaux militaires alliés, Schmidt, en 1947, se fit arrêter par les autorités de l’Allemagne de l’Est, lesquelles, sans doute au nom de cette souveraineté nationale qu’elles prétendaient représenter… le remirent aux Russes. Aujourd’hui, à soixante-sept ans avec tout son passé d’honnête homme derrière lui Schmidt prend ses malheurs en philosophe. Il n’a vraiment que deux regrets celui de n’avoir pu agir contre la folie nazie qui souilla son pays et celui d’être probablement condamné à mourir en terre étrangère. — Crever en pays russe, sans la consolation d’y être tombé en combattant quel abominable destin! Cette pensée le tourmente; dans nos conversations, à l’heure de la promenade, elle revient comme une rengaine. Ému, je proteste avec force : — Ce n’est pas ici que vous fermerez les yeux, monsieur Schmidt. J’en suis convaincu. Au fond, je ne suis évidemment sûr de rien. Mais pour lui comme pour moi-même, je veux, je dois croire en la Justice — sinon celle des hommes, du moins celle du Ciel. D’ailleurs, même dans notre univers hermétique, quelque chose a bougé et la prison tout entière est parcourue de frémissements. On perçoit déjà dans le lointain l’appel libérateur des Trompettes de Jéricho. Demain ou après demain, enfin un jour ou l’autre, s’écrouleront les murs de la « Maison des morts » et les chaînes tomberont de nos mains. De toute manière, en ce qui concerne le Général Schmidt, je ne me suis pas trompé : libéré en 1955, il mourra, un an plus tard, à Krefeld, en terre allemande.

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