Conference du Colonel Michel Garder et du colonel Lechat chef de cabinet du general Beaufre

Avant d’aborder le thème de son exposé, à savoir « La nécessité d’une dissuasion totale face à une situation mondiale explosive », Michel GARDER présente à l’assistance son ami et collaborateur, le colonel Jacques LECHAT, et donne quelques détails sur son Centre d’Etudes. Ancien chef de cabinet du général BEAUFRE, le colonel (E.R.) LECHAT, breveté de l’enseignement militaire supérieur, a été plusieurs années durant professeur à l’École Supérieure de Guerre où il a dirigé notamment un cours spécial pour officiers étrangers. Depuis son départ à la retraite, il apporte son concours au Centre d’Études de Stratégie Totale, en même temps qu’il anime à la Sorbonne des séminaires consacrés aux problèmes de défense. Organisme privé d’étude et de réflexion, le Centre d’Études de Stratégie Totale poursuit l’oeuvre de l’ancien I.F.D.E.S. du général BEAUFRE. Il groupe un certain nombre d’officiers généraux ou supérieurs en retraite, ainsi que quelques civils particulièrement compétents dans des domaines tels que l’Économie, la Production Industrielle ou le Commerce International.

Le CESTE se trouve en contact avec des organismes étrangers similaires et produit des études qui lui sont commandées par des organismes officiels français, tels le Ministère de la Défense Nationale et le Commissariat à l’Énergie Atomique.

Après cette brève présentation, le conférencier explique son intention de procéder tout d’abord à un survol de la situation mondiale dont la clé se trouve toujours, selon lui, à Moscou ; d’examiner ensuite les hypothèses relatives à l’avenir du régime soviétique, et enfin de présenter à l’assistance les grandes lignes du Concept de Dissuasion Totale élaboré par le CESTE. Il laissera ensuite au colonel LECHAT le soin de développer un des aspects importants de ce concept : celui de la dissuasion par la bataille, grâce à l’emploi de la « Bombe à neutrons » et de donner quelques indications sur les possibilités d’une autre arme nouvelle : la Bombe Gamma. Lui-même reprendra la parole pour, avant de conclure, dire quelques mots à propos de l’inclusion dans une dissuasion totale du facteur population.

L’ÉVOLUTION DE LA SITUATION MONDIALE

Exposé du Colonel GARDER

Se référant à son exposé de mai 1979 à l’occasion du Congrès de Lille, Michel GARDER rappelle les conséquences sur le comportement de l’oligarchie soviétique du rapprochement sino-nippon du 12 août 1978 et de la reconnaissance officielle de la Chine communiste par les Etats-Unis, en décembre 1978. Alors que jusque là les stratèges du Kremlin pouvaient se croire en position de force face à des adversaires désunis et de ce fait facilement maniables – surtout depuis que l’U.R.S.S. avait massivement pris pied sur le continent africain -, la perspective d’une alliance contre l’Empire soviétique entre les Occidentaux et le binôme sino-nippon venait modifier profondément leur vision optimiste de l’avenir. Il s’agissait dans une certaine mesure d’une résurgence au sein de l’oligarchie moscovite du complexe d’encerclement dont la direction bolcheviste avait constamment souffert, de Lénine à Staline. Placée entre deux alliances hostiles dont il s’agissait d’empêcher un rapprochement débouchant sur une véritable coalition, l’U.R.S.S. avait, en bonne logique, le choix entre deux solutions

– soit se rapprocher des États-unis et des Européens occidentaux en jouant – dans la coulisse – de l’argument solidarité des blancs face au « péril jaune » ;

– soit au contraire faire des concessions aux Asiatiques afin de se réconcilier avec la Chine en mettant un terme à la « brouille de famille » d’une part et, d’autre part, de s’attirer les bonnes grâces du Japon en lui restituant les îles Kouriles et en lui concédant des facilités dans le domaine de l’exploi­tation des richesses naturelles de la Sibérie orientale.

Or aucune de ces solutions ne pouvait convenir aux dirigeants soviétiques pour lesquels les puissances étrangères ne sont envisageables que comme « subordonnées » ou comme « ennemies ».

C’est ce qui explique le fait que tout au long de l’année 1979 et des trois trimestres écoulés de 1980, le Kremlin sera, tel l’âne de Buridan, hésitant entre ces deux nécessités vitales et précipitera par-là même l’amorce de coalition redoutée.

Après avoir, fin 1978, donné le feu vert au Vietnam pour envahir le Cambodge, l’U.R.S.S. va d’un seul coup, d’une part renforcer le rapproche­ment sino-nippon et, d’autre part, accélérer la normalisation des relations américano-chinoises.

En mars 1979, surpris par l’attaque chinoise contre le Vietnam, le Haut Commandement soviétique ne sera pas en mesure de voler à temps au secours d’un allié dans le besoin, avec par voie de conséquence une grave perte de face en Asie.

A la suite de cette mésaventure, l’oligarchie moscovite va enfin esquisser un pas en direction des États-unis dont le Président souhaite le règlement des négociations sur la limitation des armements stratégiques (SALT II). Devenus subitement beaucoup plus souples, les négociateurs soviétiques acceptent une partie des desiderata américains, ce qui permet en juin la signature des accords par MM. CARTER et BREJNEV, assortie d’une spectaculaire accolade.

Cependant, cette lune de miel américano-soviétique sera de courte durée. Nombreux sont les spécialistes américains qui considèrent que le traité SALT II constitue un marché de dupes. De plus, la découverte en septembre d’une brigade soviétique stationnée à Cuba empoisonne l’atmosphère. BREJNEV va bien tenter de jeter du lest en promettant le retrait d’une dizaine de milliers d’hommes stationnés en Allemagne de l’Est, mais l’installation au même moment en territoire soviétique de fusées intermédiaires modernes – les SS-20 – braquées sur l’Europe occidentale entraîne une riposte de la part des Alliés.

C’est à la même époque, c’est-à-dire au début de novembre 1979, qu’éclate l’affaire des otages américains de Téhéran, une affaire qui va bouleverser les États-unis et placer la Maison Blanche dans une situation délicate.

L’INVASION DE L’AFGHANISTAN

L’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique est, en partie – selon Michel GARDER -, la conséquence de l’affaire des otages. En effet, à la Maison Blanche on espérait à l’époque un geste du Kremlin pour obliger le régime islamico-révolutionnaire de Téhéran à libérer les diplomates américains, dans la mesure où l’U.R.S.S. ne pouvait tout de même pas tolérer une telle violation des lois internationales.

Or, au même moment, à Moscou, on tenait manifestement un raisonnement quelque peu différent, basé sur la quasi-inévitabilité d’une intervention militaire américaine en Iran et sur la tentation de plus en plus forte de profiter de celle-ci pour régler une fois pour toutes l’affaire afghane.

Cette affaire afghane remontait à 1975 et en était à sa troisième phase. Elle avait débuté par une révolution fomentée par le KGB en vue de remplacer le roi ZAHER, en voyage à l’étranger, par son cousin DAOUD, un prince « rouge » très soviétophile. Grâce à DAOUD, l’Afghanistan devenait une réplique asiatique de la Finlande, l’U.R.S.S. contrôlant de plus les forces armées et la police afghanes.

Toutefois, trois ans plus tard, en avril 1978, le KGB devait s’apercevoir que son homme de paille s’était laissé acheter par le Chah d’Iran, lequel à l’époque s’efforçait de créer un axe Téhéran-Kaboul-Islamabad-Pékin. Ce fut la brutale révolution du 27 avril 1978. Mais alors que la prudence eût voulu le remplacement du prince DAOUD par un général quelconque, les services spéciaux soviétiques crurent bon de le remplacer par TARAKI, un communiste athée ne représentant qu’une des faction du minuscule P.C. afghan.

A partir de cette erreur grave commence l’engrenage d’une résistance d’abord larvée, puis de plus en plus affirmée. Les soviétiques en sont réduits à décupler les effectifs de leurs conseillers militaires, cependant que le flot croissant des déserteurs de l’armée afghane va grossir les rangs de la Résistance.

Pour tout observateur sérieux il était dès lors évident que tôt ou tard l’U.R.S.S. serait contrainte d’intervenir massivement à l’appui du gouvernement communiste fantoche imposé à Kaboul par le KGB.

La troisième phase va débuter en octobre 1979 avec l’assassinat de TARAKI par son second AMIN, à l’issue d’un conseil des ministres tumultueux. Une fois de plus, les soviétiques surpris ne réagissent pas et le Kremlin reconnaît le « camarade » AMIN. Néanmoins, le processus de désagrégation de l’armée afghane s’accélère, cependant que l’équipe d’AMIN tente de consolider son pouvoir par une répression sanglante. L’oligarchie moscovite paraît divisée sur l’attitude à adopter vis-à-vis de cette équipe, lorsque l’affaire des otages américains de Téhéran va précipiter les événements.

UNE OPÉRATION MONTÉE EN DÉPIT DU BON SENS…

Contrairement à ce que l’on pouvait croire à l’époque, l’opération visant à reprendre en main l’Afghanistan a été montée en dépit du bon sens, ce qui explique les résultats discutables obtenus par les soviétiques en neuf mois de présence dans ce malheureux pays.

Au départ, les responsables soviétiques ont dû s’inspirer du précédent tchécoslovaque de 1968. A l’époque, leurs parachutistes avaient capturé sans coup férir tous les dirigeants tchécoslovaques cependant que les troupes du Pacte de Varsovie avaient occupé le pays sans rencontrer de véritable résistance.

Lancée sur Kaboul, une division aéroportée devait procéder en douceur au remplacement d’AMIN par Babrak KARMAL. Cette substitution exécutée, le nouvel « homme fort » du système devait manifester à la fois son attachement à la religion musulmane et un certain libéralisme politique. Or, par un curieux concours de circonstances rien, en dehors de la liquidation physique du « camarade » AMIN censé avoir appelé à son aide l’armée soviétique, ne devait fonctionner conformément au plan.

A l’inverse des tchèques, les soldats afghans se crurent autorisés à utiliser leurs armes contre les « libérateurs » soviétiques, se permettant même de tuer le général-lieutenant PAPOUTINE qui dirigeait l’opération. Surpris, les aéroportés soviétiques durent se battre pour de bon, subir eux-mêmes des pertes et, après avoir remporté une victoire à la Pyrrhus au Palais Gouvernemental, désarmer par la force une partie de la garnison de Kaboul.

Installé à la sauvette, le nouveau dictateur « musulman et libéral » allait de son côté commettre un impair de taille en oubliant de se déchausser dans la mosquée où il avait cru bon de se rendre pour une « action de grâce » publique.

Pendant ce temps, parties d’une région militaire secondaire, celle de l’Asie Centrale, six divisions de fusiliers mécanisées de « deuxième catégorie » venaient parachever les effets de l’opération « en douceur » des aéroportés. Bien que couvrant une des frontières de l’Union, la R.M. d’Asie Centrale fait face à un pays en principe ami : l’Afghanistan, pouvant difficilement constituer une base d’agression contre l’U.R.S.S. Aussi sur son territoire qui correspond aux républiques du Tadjikistan, d’Ouzbekistan et du Turkmenistan ne stationnaient, ces dernières années, que six divisions de fusiliers mécanisées de « deuxième catégorie », c’est-à-dire à effectifs incomplets (70 % environ des effectifs réglementaires). Ce type de division conçu en vue d’une guerre générale à l’Ouest possède, avec ses quelque 240 blindés, ses véhicules tout-terrain, ses engins, son artillerie moderne, une puissance de feu et de choc impressionnante, une mobilité exceptionnelle et un pourcentage très faible de fantassins.

A effectifs complets, chaque division mécanisée compte 2.500 fusiliers aptes au combat d’infanterie. Or les divisions qui vont devoir occuper l’Afghanistan n’étaient pas, ainsi que nous venons de le dire, à effectifs complets et manquaient avant tout de fantassins. Alerté quelques jours à peine avant l’opération, l’État-major de la R.M. d’Asie Centrale dut procéder en catastrophe à un rappel de réservistes locaux pour compléter aux moindres frais les divisions destinées à la promenade militaire en Afghanistan. Comme il fallait toutefois fournir à ces rappelés – pour la plupart turkmènes, tadjiks ou ouzbeks – une motivation sérieuse, on leur expliqua qu’ils allaient aider leurs frères afghans à chasser des envahisseurs chinois.

La suite est évidente. S’étant très vite rendus compte de l’inanité des affirmations de leurs cadres politiques et devenus militairement inutilisables – du fait de leurs rapports fraternels avec la Résistance , les réservistes durent être relevés au bout d’un mois par des appelés russes, ukrainiens ou baltes, prélevés sur des divisions stationnées dans d’autres régions militaires (voire même en Europe de l’Est). Une septième division fut même dépêchée sur les lieux sans que « l’aide fraternelle au peuple afghan » ait abouti à autre chose qu’à un enlisement dans une guerre coloniale à laquelle on ne s’était pas préparé à Moscou.

Neuf mois après, les soviétiques en sont toujours au même point, après avoir perdu trois généraux et près de cinq mille hommes, en tués, et une bonne vingtaine de milliers de blessés, le tout sous l’oeil critique, sinon goguenard, de leurs propres musulmans.

ET PENDANT CE TEMPS…

Enlisés en Afghanistan, les soviétiques n’ont pu exploiter réellement des événements aussi importants que la tentative de libération des otages américains de Téhéran, ou bien la mort du Maréchal TITO. En Afrique noire, leur offensive débouchait quatre ans après son lancement, sur une série de semi-échecs. En Angola et en Mozambique, seuls des arrangements secrets avec les « racistes de Pretoria » leur ont permis d’éviter une banqueroute économique aboutissant à des révoltes qui auraient définitivement compromis leur présence et celle de leurs mercenaires cubains. En Éthiopie, leur aide massive et leurs conseils éclairés n’ont toujours pas permis aux troupes de leur allié MENGISTU de reconquérir l’Érythrée, cependant que la Somalie est en passe de devenir une alliée des États-unis. Certes en Afrique du Nord ils ont désormais un allié actif en la personne du colonel KHADAFI, mais il n est pas dit qu’ils puissent en tirer les profits qu’ils escomptaient. Bien sûr, le semi boycottage des Jeux Olympiques de Moscou a permis à la propagande soviétique de parler d’un succès, mais une fois les lampions éteints, l’été ne devait apporter au Kremlin aucune satisfaction particulière.

Dès le mois d’août, on devait assister au processus des grèves en Pologne débouchant en septembre sur la victoire des ouvriers et des intellectuels polonais sur le pouvoir ; et depuis peu nous sommes le témoin de la guerre irano-irakienne, laquelle ne profite pas forcément à l’Union Soviétique.

Or, en fin de compte, c’est au Kremlin que se trouve la clé de la guerre et de la paix.

UN AVENIR ANGOISSANT

C’est de l’évolution du régime totalitaire soviétique et des décisions prises à Moscou que dépend actuellement, en premier lieu, l’avenir de notre planète…, un avenir que Michel GARDER trouve angoissant. Selon lui, cet avenir se réduit à quatre hypothèses :

– la première, H-1, serait la continuation, avec ou sans BREJNEV, du conflit actuel sur deux fronts, dont les 3 variantes pourraient être :

– H-11, une tendance au rapprochement avec les Occidentaux ;

– H-12, à l’inverse, une série d’ouvertures en direction de la Chine et du Japon ;

– H-13, un durcissement vis-à-vis des deux groupements adverses, occi­dental et asiatique.

– la seconde, H-2, qui pourrait être la conséquence de H-13, serait celle de la « fuite en avant », autrement dit le recours à la force avec les trois variantes suivantes :

– H-21, une offensive éclair sur le théâtre européen visant à s’emparer de tout notre continent et de se trouver ainsi en position de force vis-à-vis tant des États-unis que des Asiatiques ;

– H-22, une offensive contre les installations nucléaires chinoises et éventuellement contre le Japon, visant à mettre les Asiatiques hors de combat et à se trouver en position de force vis-à-vis de l’Occident

– H-23, une guerre sur deux fronts, soit directement, soit par une extension de H-21 ou H-22.

– la troisième, H-3, serait une révolution de palais au Kremlin exécutée par des éléments désireux d’éviter à tout prix H-2 en mettant fin à l’engrenage qui conduit. Là aussi on peut envisager trois variantes :

– H-31, à l’origine du coup d’État se trouveraient des jeunes de l’appareil du Parti et des policiers (K.G.B.) ;

– H-32, le coup d’État serait l’oeuvre d’apparatchiks et de militaires ;

– H-33, il s’agirait d’une prise de pouvoir par des militaires.

– la quatrième, H-4, serait une guerre civile provoquée par une cassure au sein des forces armées soviétiques, soit à la suite de l’échec de l’une des variantes de H-3, soit d’une révolte des musulmans de l’Union. Cette hypothèse serait presque aussi catastrophique que celle de la guerre, H-2, dans la mesure où elle mettrait en oeuvre deux fractions de l’énorme potentiel militaire soviétique.

Michel GARDER considère quant à lui que les deux hypothèses les plus probables sont H-2 et H-3. L’idéal serait que l’Occident soit assez fort pour dissuader H-2 et assez manoeuvrier en Stratégie Totale pour faciliter H-3. Cette deuxième condition étant difficilement réalisable, sinon impossible, il reste la dissuasion. Face à un adversaire pratiquant une Stratégie Totale, celle-ci devrait obligatoirement être Totale.

UNE DISSUASION TOTALE

Après avoir rappelé l’évolution du concept de dissuasion en Occident et souligné que dans la pensée militaire soviétique on n’en trouvait pas l’équivalent, Michel GARDER expose les grandes lignes du concept de dissuasion totale élaboré par son Centre sur la base des travaux entrepris du temps du regretté général BEAUFRE. Selon ce principe, il s’agit de dissuader un adversaire potentiel – l’Empire Soviétique dans le cas considéré – à tous les niveaux de confrontation, à savoir les niveaux Stratégique global “0”, Stratégique régional “1”, Corps de bataille aéro-terrestre-nucléaire tactique “2”, population “3”.

Le niveau Stratégique global “0” n’est accessible qu’aux deux superpuissances : les États-unis et l’U.R.S.S., avec leurs satellites, leurs fusées globales ou simplement intercontinentales. A ce niveau les deux Grands se neutralisent entièrement et il y a stabilité.

Cette stabilité se trouve à peu près réalisée au Niveau régional “1” où, du côté occidental, nous trouvons les forces nucléaires stratégiques britannique et française. Certes depuis un an l’U.R.S.S. s’est assurée une certaine prééminence avec ses nouvelles fusées SS-20, mais la mise en place en Europe occidentale des fusées M.X. et Pershing devrait rétablir l’équilibre dans trois ans.

C’est au niveau “2” qu’apparaît la première faille dans la dissuasion occiden­tale, dans la mesure où nous dissocions les armes nucléaires tactiques – dont l’emploi dépend d’une décision au sommet – du corps de bataille aéro-terrestre, alors que du côté soviétique les « armes nucléaires tactico-opérationnelles » se trouvent incorporées dans le corps de bataille dont elles constituent le fer de lance.

La deuxième faille réside au niveau “3”, celui de la population où, de notre côté, on s’est contenté d’esquisser un effort dans le domaine de la Défense Opérationnelle du Territoire en négligeant totalement les aspects « défense civile » et « résistance populaire ». Michel GARDER se propose de revenir sur ces derniers points après que son ami, le colonel LECHAT, aura exposé les idées du CESTE sur le niveau “2”.

Exposé du Colonel LECHAT

Se référant à l’exposé précédent, le colonel LECHAT rappelle que la France ne peut pas jouer un rôle très significatif au niveau “0”, et que c’est aux niveaux “1” et “2” que des progrès substantiels pourraient être faits en vue de renforcer notre système de dissuasion.

Selon la doctrine officielle actuelle, le recours aux armes atomiques stratégiques n’est crédible qu’après une période de combats conventionnels d’abord, puis incluant l’arme atomique tactique, ceci, selon les termes mêmes du « Livre Blanc de la Défense » afin de « tester la volonté ennemie d’agression ». Il s’agirait dans cette phase de porter aux forces ennemies un « coup significatif » destiné à le faire réfléchir avant de poursuivre son agression. S’il persistait dans ses intentions, l’emploi de la force nucléaire stratégique serait alors crédible.

Comme l’adversaire potentiel possède des moyens classiques très supérieurs aux nôtres, il est prévu dans notre doctrine de valoriser l’action de nos divisions par l’emploi d’armes nucléaires tactiques. Or celles-ci sont équipées de têtes à fission de 10 à 25 kilotonnes lancées par fusées. C’est le système d’armes « Pluton ».

L’emploi éventuel de ces armes appelle tout de suite deux remarques : le fait qu’elles soient livrées par fusées impose un temps de préparation tel que l’on ne pourra pas tirer sur l’ennemi présent, mais sur l’ennemi futur tel qu’il se présentera plusieurs heures après que notre commandement aura reçu l’autorisation d’employer de telles armes. De ce fait, la doctrine d’emploi prévoit des frappes massives, et non une succession de coups individuels. En second lieu, la frappe massive avec des armes d’assez forte puissance risque de provoquer des dommages collatéraux très importants sur les personnes civiles et leurs biens, même s’il est prévu d’épargner les agglomérations. Comme la bataille risque de se dérouler sur notre sol ou sur celui de nos alliés, l’emploi de telles armes est difficilement crédible ; ce manque de crédibilité se reporte de plus sur l’emploi des armes nucléaires stratégiques. Comment en effet songerait-on à recourir à ces dernières alors que l’on n’aurait pas osé utiliser des armes de moindre puissance ?

Même dans le cas improbable où les « Pluton » seraient employés, il est douteux que cette décision serait de nature à porter un coup significatif à l’ennemi. En effet, ce dernier possède davantage de divisions et davantage d’armes nucléaires tactiques que nous. Il serait donc fondé à riposter, ce qui rendrait très aléatoire pour nous une issue victorieuse de la bataille. Et si, sur le point d’être vaincue, la France menaçait de recourir aux armes nucléaires stratégiques, l’ennemi aurait beau jeu de menacer notre pays de représailles atomiques telles que la menace française n’aurait plus aucune crédibilité.

Notre système actuel de dissuasion est donc bancal par manque de crédibiité de l’emploi des armes nucléaires tactiques, celui des armes nucléaires stratégiques devenant de son côté hautement improbable. Il faut donc rendre crédible le recours à l’Atome tactique.

L’ARME A NEUTRONS, CONDITION DE LA CRÉDIBILITÉ

Or la technologie actuelle offre une solution à ce problème : c’est l’arme à radiations renforcées, ou arme à neutrons.

Tout projectile atomique a simultanément trois effets : le souffle, la chaleur et les radiations. Les armes nucléaires tactiques, telles que le Pluton, agissent surtout par les deux premiers effets, lesquels risquent justement d’infliger des dommages collatéraux importants aux populations civiles. Or, l’arme à neutrons ne cause de dégâts par souffle et chaleur que sur un hectare. Par contre, les radiations émises traversent, sur une surface de un kilomètre carré, tous les blindages et tous les bétons.

Elles ne sont arrêtées que par deux mètres de terre mouillée. Par ailleurs, l’explosion d’un projectile à neutrons ne crée aucune radioactivité rémanente sur le terrain.

On voit donc qu’avec de telles armes il serait possible et facile d’épargner les populations civiles et les biens. De plus, de telles armes peuvent être miniaturisées, ce qui permet leur lancement par canon de 155 ou mortier de 120. Ceci signifie qu’au lieu de viser l’ennemi futur comme le fait la fusée Pluton, l’arme à neutrons lancée par canon pourrait frapper à coup sûr l’ennemi du moment, après un simple réglage d’artillerie avec obus classiques. Or, selon les procédés de combat adverses, une surface de 1 km2 est occupée par une compagnie de chars ou une compagnie d’infanterie mécanisée. On voit donc que l’arme à neutrons peut faire équilibre à l’énorme supériorité numérique des moyens adverses, tout en ménageant les populations civiles et leurs biens. De ce fait, l’emploi de telles armes tactiques devient crédible, comme devient crédible aussi l’issue victorieuse de la première bataille.

Enfin, si l’on veut que la dissuasion soit crédible, il faut que le choix de l’escalade soit laissé à l’agresseur. L’escalade de l’agressé, presque vaincu par moyens classiques, n’est pas crédible. En revanche, la riposte de l’agressé victorieux dans une première bataille est hautement probable au cas où l’agresseur menace de recourir aux armes atomiques de forte puissance. Pour nous résumer, le raisonnement « plutôt mort que rouge » n’emporte pas la conviction adverse ; mais la réaction si tu me détruis je me vengerai avant de mourir » est parfaitement rationnelle.

Il est d’ailleurs possible de pousser l’analyse plus loin. Dans ce qui précède, seule a été examinée l’hypothèse de la possession unilatérale de l’arme à neutrons. Son existence bilatérale aurait pour effet de rendre pour longtemps impossible le recours aux armes conventionnelles.

En effet, supposons deux adversaires détenteurs tous deux de telles armes ainsi que des missiles antichars et antiaériens actuels.

Nous savons déjà que, lors du dernier affrontement israélo-arabe, une brigade blindée israélienne a perdu, en une demi-heure, soixante pour cent de ses chars du fait des missiles adverses. Si à l’effet des missiles venait s’ajouter celui de l’arme à neutrons, on disposerait d’un système défensif aussi efficace contre les blindés que le fut le duo « mitrailleuse-artillerie » contre l’infanterie et la cavalerie de 1914. La défensive reprendrait une supériorité absolue sur l’offensive, ce qui dissuaderait les adversaires potentiels de recourir à la guerre classique. Si les généraux des différents belligérants de 1914-1918 avaient correctement estimé les effets des armes du temps, personne n’aurait osé entrer en guerre avant d’avoir inventé le char de combat. Aujourd’hui, aucun général sensé ne préconiserait une offensive de blindés contre le duo arme à neutrons-missiles anti­chars, et cela jusqu’à ce que l’on découvre un nouveau moyen offensif invulnérable à ces armes.

LE RENFORCEMENT DE LA CRÉDIBILITÉ DES ARMES STRATEGIQUES

Le manque de crédibilité des armes nucléaires stratégiques provient de l’effet apocalyptique de ces dernières sur les populations. Pour parer à cet inconvénient il faut les humaniser. La technique nucléaire actuelle nous en offre le moyen à peu de frais.

Il est en effet possible d’irradier dans un réacteur à très haut flux des millions de microbilles, d’une substance adéquate et relativement bon marché, pour inonder de rayons « gamma » de très larges étendues. C’est ainsi que cent kilos d’uranium 235 pourraient irradier une quantité de microbilles suffisante pour paralyser toute activité de surface sur des milliers de kilomètres carrés. Les effets seraient parfaitement contrôlables dans l’espace, dans le temps et dans l’intensité. Dans l’espace, car une pluie de microbilles peut être localisée, alors que les retombées radioactives des armes à fusion et à fission ne le sont pas. Dans le temps, car la durée de l’effet des radiations dépend des matériaux choisis. Dans son intensité enfin, en fonction de la densité des microbilles et de leur nature. De plus, un tel système est relativement bon marché. Pour interdire toute activité civile et militaire sur la même surface, il faudrait un nombre impressionnant de projectiles à fission qui agiraient, eux, au prix de dégâts effroyables.

Enfin l’emploi de telles armes serait plus humain. En effet, si les guerres classiques rompent les pourparlers entre les adversaires, on ne conçoit pas d’emploi contrôlé des armes nucléaires sans maintien constant du dialogue entre les belligérants. Les actions menées par engins « gamma » pourraient ainsi être annoncées à l’avance de manière à provoquer des exodes massifs dans les zones choisies comme objectifs. Si celles-ci étaient convenablement déterminées, il deviendrait possible de vaincre un pays en le désorganisant, sans pour cela détruire atomiquement sa population et ses biens.

Il existe donc, par le biais de cette technique, une possibilité de renforcer la crédibilité de notre dissuasion stratégique et d’en augmenter les effets à peu de frais par la multiplication de projectiles relativement bon marché.

Avec le projectile à neutrons et l’engin « gamma », notre pays disposerait d’un système de dissuasion d’une efficacité bien supérieure à ce qu’elle possède actuellement. Mais pour que cette dissuasion devienne totale, il faudrait d’une part protéger nos populations et, d’autre part, ne laisser planer aucun doute sur notre détermination de résister à un ennemi qui contrôlerait notre sol, quel que soit le moyen de contrôle – guerre ou subversion – qu’il aurait employé pour atteindre ce résultat.

Conclusions du Colonel GARDER

Reprenant la parole, Michel GARDER rappelle tout d’abord – si besoin était – la faiblesse des Occidentaux en général et de la France en particulier, au niveau “3” – celui de la population. Il ne suffit pas qu’un faible pourcentage de celle-ci apporte son concours à la défense du territoire sous la forme de réservistes. Il faut, ainsi que le disait le colonel LECHAT, que la population soit protégée et se prête au besoin à participer activement à une résistance organisée et planifiée à l’avance.

La défense civile fonctionne non seulement dans les pays communistes, mais également en Suède et en Suisse. C’est une question de volonté et d’organisation. Espérons que les instances dirigeantes de notre pays finiront par se pénétrer de cette nécessité vitale. Quant à la Résistance, les anciens combattants de l’ombre ici rassemblés savent les difficultés, les dangers et les sacrifices que ce mot recouvre, surtout lorsqu’il s’agit d’improviser comme ce fut notre cas en 1940. Or en l’occurrence il faut à la fois s’efforcer de participer à la dissuasion totale en faisant savoir à l’ennemi éventuel la détermination de résister et d’être prêt effectivement à passer à l’action au cas où l’agresseur prendrait néanmoins le dessus. Le C.E.S.T.E., organisme privé, s’occupe de l’étude de ces problèmes. Son président est heureux, en sa qualité de membre de l’AASSDN, d’en informer ses camarades et espère que notre association apportera son appui à la propagation d’idées visant essentiellement le renforcement de notre pays face aux menaces qui s’accumulent à l’horizon.

Si avec nos alliés nous sommes assez forts militairement et moralement pour dissuader l’ennemi éventuel et empêcher par là l’hypothèse catastrophique “H-2”, nous contribuerons peut-être à la réalisation de “H-3”, avec par voie de conséquence le retour d’une Russie nouvelle dans le Concert des Nations et l’amorce d’une solution pacifique aux problèmes de notre temps.