L’été écoulé n’a pas dû apporter de grosses satisfactions aux oligarques moscovites. Depuis le point auquel nous avons procédé dans le B L. 110, le Kremlin n’est pas parvenu à « redresser » la situation en Pologne ; en Afghanistan les divisions soviétiques et leurs supplétifs « karmalistes » ont essuyé une série de revers graves et en Extrême-Orient un nouvel affrontement sino-vietnamien peut à tout moment placer l’U.R.S.S. dans une position embarrassante. Au même moment, l’Administration américaine met en oeuvre une stratégie totale qui déroute les dirigeants soviétiques, peu habitués à voir utiliser contre eux leurs propres procédés, et les offensives psycho-politiques de Moscou, s’appuyant sur des manifestations pacifiques en Allemagne et d’autres pays occidentaux, n’ont pu jusqu’ici compromettre gravement l’unité de l’Alliance Atlantique.

En ce qui concerne ce dernier point, le changement de président et de majorité en France n’a en rien affecté la position de notre pays demeuré fermement fidèle à l’Alliance. Enfin à l’intérieur de l’Empire soviétique, le mauvais exemple polonais risque avec le temps de faire tache d’huile et en U.R.S.S. même, la situation pourrait fort bien devenir préoccupante pour le pouvoir totalitaire lénino-marxiste.

LE CASSE-TÊTE POLONAIS

Plus de quatorze mois après l’émergence – avec le phénomène « Solidarité » – d’une Société Civile polonaise transcendée par l’Église et fortifiée par le sentiment national, le Kremlin se trouve dans l’incapacité totale de ramener la Pologne dans le giron communiste.

Toutes les tentatives de pression et quelques provocations n’ont pu modifier le cours inexorable des événements. L’oligarchie communiste polonaise ne représente plus qu’une minorité de privilégiés accrochée désespérément à un pouvoir qu’elle ne peut plus exercer face à un peuple debout exigeant des élections libres et la création d’un nouvel état au sein duquel la « solidarité nationale » se substituerait aux dogmes périmés du marxisme­léninisme.

Une intervention militaire soviétique paraît de moins en moins concevable, Selon Lech WALESA lui-même, il ne resterait qu’une chance sur cent pour que Moscou commette cette erreur tragique. En effet, la situation en Pologne n’est guère comparable à celle de la Hongrie en 1956, ni a priori à celle de la Tchécoslovaquie en 1968. On ne peut pas non plus la comparer à celles qui prévalaient lors des deux partages ou des insurrections historiques, voire du dépècement en 1939 par l’Allemagne nazie et l’U.R.S.S. stalinienne.

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Pour la première fois dans son histoire le peuple polonais se trouve uni, organisé et résolu, alors que l’adversaire qui le menace est parfaitement conscient de ce qu’il court le risque d’une aventure sanglante aux conséquences difficilement prévisibles et, de plus, en contradiction totale avec le plan stratégique qu’il poursuit actuellement. Ce plan nous l’avons exposé dans le B.L. 110 (p. 12, Face aux Occidentaux » ) et toute l’attitude récente du Kremlin montre que l’oligarchie moscovite ne l’a pas modifié. Or il est non moins évident que l’inaction entraînerait ipso facto non seulement un changement total de régime en Pologne, mais également la désagrégation du ciment même de l’Empire soviétique et, en fin de compte, la mort du bolchevisme.

La rage impuissante qui se manifeste dans le déferlement haineux de la propagande du Kremlin à l’égard « des éléments anti-socialistes manipulés par la C.I.A. qui agissent en Pologne » – autrement dit la majorité écrasante des polonais – montre à souhait que ce danger n’a pas échappé à l’oligarchie moscovite. Ce danger est d’autant plus grand que le casse-tête polonais n’est pas le seul problème qui se pose auxdits oligarques.

L’ENLISEMENT EN AFGHANISTAN.

Au cours de l’été écoulé les soviétiques ont, une fois de plus, tenté par une série d’offensives de résoudre militairement le problème afghan. Chacune de ces offensives s’est soldée par un échec. C’est ainsi que, fin juillet, le commandement soviétique avait cru bon, pour déloger les troupes de la Résistance de la province de Paghman au N.O. de la capitale, d’expédier sur les lieux le « bataillon des anciens » de l’école d’officiers de Kaboul. Soutenus par l’aviation tactique et les hélicoptères blindés soviétiques, les élèves officiers afghans furent encerclés à quelque vingt kilomètres de leur base de départ et sommés de se rendre. Près de deux cents d’entre eux devaient passer dans le camp de la Résistance ; une centaine ont été massacrés et seule une trentaine de survivants a pu revenir à Kaboul.

Amenés par hélicoptères, les renforts soviétiques furent rapidement anéantis, un détachement étant tombé dans une embuscade et le suivant ayant été pris par erreur sous le feu de sa propre aviation.

Il fallut dépêcher sur le terrain de nouvelles unités soviétiques et « karmalistes ». Après trois jours d’intenses combats aboutissant à la destruction de vingt-cinq villages et à de nombreuses pertes civiles (les résistants ayant quatre-vingts tués dans leurs rangs), les « forces de l’ordre » se sont retirées ramenant sur Kaboul environ trois cents cadavres.

Après leur départ les résistants ont repris le contrôle de la province d’où ils ont été à même d’intensifier leurs raids sur Kaboul.

Finalement le commandement soviétique a été amené à fermer l’école d’officiers afghans, des émeutes ayant éclaté parmi les jeunes E.O.A. Une partie des élèves aurait été expédiée en U.R.S.S., les autres ayant été incorporés dans l’armée « karmaliste ».

Début et fin août, d’autres offensives soviétiques au nord et à l’est de Kaboul n’ont pas connu plus de succès. Enfin en septembre il y a eu une longue et sanglante bataille pour la possession de Randahar, la deuxième ville de l’Afghanistan, qui est restée finalement aux mains des résistants.

Les caractéristiques essentielles de cet enlisement soviétique en Afghanistan sont désormais les suivantes :

– Même si les résistants ne peuvent pas vaincre militairement l’envahisseur, celui-ci de son côté ne serait à même de l’emporter qu’à la condition de quadrupler – sinon de quintupler – les effectifs engagés et de modifier radicalement sa tactique.

– Les pertes en matériel des forces armées soviétiques s’accroissent au fur et à mesure que les résistants reçoivent des armes antichars et antiaériennes perfectionnées.

– Le régime « collaborationniste » de Babrak KARMAL paraît d’ores et déjà condamné, ce qui tend à réduire, sinon à annuler les chances d’un règlement politique du problème.

En définitive, un engrenage, plus implacable encore que celui que nous avons connu en Indochine et en Afrique du Nord, ou que celui qui a traumatisé les Américains au Viêt-nam, entraîne les Soviétiques dans une impasse totale ne leur permettant ni de conclure victorieusement cette guerre coloniale, ni d’y mettre un terme impunément.

La CONFRONTATION SOVIÉTO-CHINOISE.

Les problèmes précités ne manquent pas d’avoir une influence directe sur le conflit inexpiable qui oppose l’U.R.S.S. et la Chine, et par voie de conséquence ils renforcent encore la cohésion du binôme sino-nippon et le rapprochement entre les Asiatiques et le camp occidental.

En effet, Moscou qui voit déjà la main de la Chine dans l’affaire afghane, constate la joie mauvaise de Pékin devant l’évolution de la situation en Pologne. Faute de pouvoir rendre les îles Kouriles au Japon, l’U.R.S.S. a perdu toute chance de séparer ce pays de la Chine. Enfin l’antagonisme – à la limite de l’explosion – sino-vietnamien ne peut laisser l’Union Soviétique indifférente. En l’occurrence Moscou a déjà perdu la face une première fois, en janvier 1979, en ne se portant pas immédiatement au secours de l’allié vietnamien agressé par la Chine. Or nous voici à la fin de la saison des pluies et les motifs d’une nouvelle guerre sino-vietna­mienne ne manquent pas.

Depuis le printemps dernier l’U.R.S.S. a renforcé son dispositif à la frontière chinoise et il est possible que les troubles récemment signalés au Sin-Kiang aient eu à leur origine une manoeuvre du K.G.B.

On peut se demander dès lors si le face à face haineux soviéto-chinois demeurera longtemps au point mort le long de sept mille kilomètres de frontière commune.

LA NOUVELLE STRATÉGIE LÉTALE AMÉRICAINE.

Même si tout ne baigne pas dans l’huile du côté américain et si l’opposition démocrate – initialement sans réactions sérieuses – a fini ces derniers temps par s’organiser contre l’effet Reagan », il n’en demeure pas moins que la nouvelle administration a surpris les adversaires et les alliés des États-unis par la vigueur et la cohérence de sa stratégie totale.

En Europe, au Moyen-Orient, en Asie, en Afrique et surtout en Amérique Latine, le « vent d’ouest » tend à supplanter le « vent d’est ». La détente, cette géniale duperie du Kremlin a laissé la place à un brutal bras de fer américano-soviétique. La course aux armements qui, soit dit en passant, n’avait jamais cessé – surtout du côté soviétique – a été relancée par les Américains. Quand on connaît leurs qualités de sérieux et d’efficacité on ne peut douter de leur victoire dans cette course d’ici quelques années.

Du coup, les négociations américano-soviétiques sur la limitation des armements qui doivent reprendre en novembre vont se dérouler selon un schéma quelque peu modifié, les États-unis ne permettant plus, comme avant, aux Moscovites de faire des concessions sur leurs propres exigences.

DES OFFENSIVES DE PAIX EN RAFALE.

Ainsi qu’il fallait s’y attendre depuis le 26e Congrès de février-mars 1981, l’U.R.S.S. a multiplié face aux Occidentaux des offensives de paix, soutenues et amplifiées par ses alliés conscients – les communistes européens – ou inconscients, autrement dit les libéraux de gauche, les pacifistes, les écologistes et autres idéalistes. Certes ce genre d’offensives a enregistré quelques succès tactiques, en particulier en Allemagne où l’opinion publique s’est trouvée divisée. Toutefois dans l’ensemble le camp occidental n’a pas été ébranlé et la France – naguère maillon important du dis­positif – a tenu bon. Jusqu’à nouvel ordre le principe de l’installation en Europe des Pershings et des « Cruise missiles » en 1983 a été maintenu et l’arme à rayonnement renforcé (bombe à neutrons) devrait finalement être intégrée au corps de bataille aéro-terrestre de l’Alliance Atlantique.

ET PENDANT CE TEMPS !…

Confrontée dans des conditions de plus en plus difficiles aux quelques problèmes – dont la liste est loin d’être exhaustive – que nous venons de passer en revue, l’oligarchie moscovite se trouve sérieusement menacée sur l’ensemble de ses arrières. De très nombreux points d’interrogation inquiétants pour la survie du système s’y posent sans que l’on puisse entre­voir la moindre réponse satisfaisante pour la plupart d’entre eux.

Le premier est, bien entendu, celui de l’exercice du pouvoir au sommet du système totalitaire soviétique. Pléthorique, gérontocratique, anachronique, de qualité discutable et divisée en son sein, l’oligarchie soviétique se trouve de plus en plus en butte aux pressions divergentes de ses deux piliers auxiliaires : l’Armée et les Services Spéciaux. Aussi paraît-elle, ces derniers temps, incapable de prendre des décisions rapides et cohérentes face aux problèmes extérieurs et intérieurs qui se posent à elle. De plus, une relève massive au sommet, sans cesse reculée, devrait finir par s’imposer dans une atmosphère de fin d’Empire.

Or au sein de cet Empire « le mauvais exemple » polonais pourrait à tout moment faire tache d’huile alors que Moscou doit résoudre d’urgence les problèmes suivants :

– faire participer plus activement les satellites à son effort en Asie ;

– réaliser un juste équilibre entre la férule économique qu’elle impose à ses vassaux européens par le biais de l’énergie (pétrole, gaz naturel) ;

– conjurer les dangers d’explosion populaire sur lesquels pourrait déboucher la crise économique, difficilement évitable, résultant de cette férule.

Le même « mauvais exemple » polonais menace d’ailleurs également les populations soviétiques, et en premier lieu celles des républiques baltes, de Biélorussie et de l’Ukraine. Déjà nous croyons savoir que depuis septembre dernier le thème des « syndicats libres polonais » trouve une audience de plus en plus grande dans la partie européenne de l’Union.

A cela viennent s’ajouter en s’aggravant :

– la radicalisation des sentiments nationalistes dans les Républiques allogènes ;

– l’éveil croissant du sentiment religieux parmi les populations de souche chrétienne, son intensification chez les citoyens d’origine juive et sa confirmation dans les républiques musulmanes ;

-la croissance des besoins insatisfaits au sein des populations découvrant le mirage d’une société de consommation, sans cesse reportée au lendemain.

UNE ÉCHÉANCE SANS CESSE RETARDÉE.

Certains amateurs d’analogies en histoire comparent la période actuelle à celle qui a précédé la 2èm guerre mondiale. Les analogies ne manquent certes pas entre ces deux prologues de « catastrophes ». Toutefois, outre le fait que seul l’avenir confirmera ou non ce diagnostic pessimiste, il y a d’ores et déjà une série de différences fondamentales entre le « perturbateur de 1939 » et « l’agresseur potentiel » de 1981.

La première de ces différences réside dans l’approche du problème de la guerre. L’arme nucléaire n’existait pas en 1939. HITLER pouvait fort bien, avec CLAUSEWITZ, considérer la guerre comme la poursuite de la guerre par d’autres moyens. C’était d’ailleurs également l’opinion de STALINE. Il en va de même aujourd’hui des successeurs de ce dernier qui ont pu, depuis des années, prendre pleinement conscience du caractère apocalyptique d’une guerre totale moderne.

Monocrate, confiant dans son étoile et dans l’avenir glorieux du peuple allemand, HITLER avait une psychologie de joueur de poker ; même de qualité intellectuelle discutable, l’oligarchie moscovite est essentiellement une équipe de joueurs d’échecs.

Enfin l’Allemagne nazie électrisée et unie par son chef et une idéologie conquérante ne peut se comparer à un Empire, surpuissant peut-être, mais affecté ainsi que nous l’avons dit plus haut d’une série de maux difficilement curables. C’est d’ailleurs de l’avenir de cet Empire – plus que d’importantes décisions de son oligarchie – que dépend, selon nous, le sort de notre monde.

Dans le B.L. précédent nous avons rappelé les quatre hypothèses relatives à cet avenir. Ces hypothèses demeurent toutes valables. Cependant avec le temps, ce sont H-3, celle d’une révolution de palais à Moscou et H-4, celle d’une guerre civile en U.R.S.S., qui nous paraissent de plus en plus probables.

En effet, faute d’intervenir en Pologne et de pouvoir régler le problème afghan, l’Empire – à moins d’une fuite en avant sous la forme d’une guerre par surprise en Asie ou en Europe, voire partout à la fois -, se trouve menacé par une implosion.

Au moment où nous écrivons ces lignes on prête aux oligarques soviétiques l’intention de laisser se dégrader la situation économique en Pologne en restreignant les livraisons de vivres, de gaz naturel et de pétrole à ce pays. Il serait étonnant que les membres de Solidarité finissent par capituler devant les effets de cette manoeuvre de strangulation économique.

Aussi croyons-nous que le fait de retarder sans cesse l’échéance en Pologne, un risque de subir d’autres avatars au sein de leur empire ne peut profiter aux dirigeants actuels du Kremlin.

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