Dans le présent bulletin une place de choix est réservée au remarquable article de notre Président National, consacré une fois de plus à « cette sacrée vérité ». Sous le titre sans ambiguïté de « Comment on fausse l’histoire », le colonel Paillole exécute en quelques pages les neuf cent huit que comporte la traduction en français de l’ouvrage d’Anthony Cave Brown. « La Guerre Secrète 1939-1945 ».

Ce n’est hélas pas la première fois que, depuis 1945, on nous assène des explications lumineuses – dans leur concision et leur simplicité – d’une guerre secrète dont les uns et les autres nous avons eu l’honneur d’être les acteurs à divers échelons. On peut même dire qu’il y a eu dans cette cascade de révélations une curieuse gradation dans le sensationnel.

Cela avait commencé par une condamnation sans appel des services spéciaux occidentaux en général et de notre « vieille maison » en particulier. Sur­classés, ridiculisés par le tandem « Abwehr – 5e Colonne », l’I.S. britannique et l’ensemble S.R.- S.C.R.-S.T. français portaient une responsabilité écrasante dans les revers de la première phase de la guerre et, plus spécialement, dans la catastrophe de Mai-Juin 1940.

Dieu merci la relève de ces « incapables » allait être assurée à la fois en Grande-Bretagne par des réservistes géniaux et, en France, par une levée en masse de résistants apprenant sur le terrain les rudiments du Renseignement.

A la thèse du « vide initial » et de l’apparition providentielle de « l’Armée de l’An II du Renseignement » devait succéder celle de l’omniprésence et de l’omniscience des services spéciaux soviétiques. Avec « l’Orchestre Rouge » tout devenait clair, y compris les pertes effroyables de l’Armée Rouge de juin à octobre 1941, La guerre avait été « gagnée en Suisse » selon certains, au G.O.G. d’Hitler selon d’autres.

A lui seul, Leopold Trepper s’était payé le luxe d’abattre la Wehrmacht. Rappelons-nous simplement le bruit fait en France autour de ce personnage qui se targuait de son « ancienneté dans la Résistance » – dès 1938, avait-il l’impudence d’affirmer, alors que jusqu’en juin 1941 il avait été tout simplement le Résident en Europe Occidentale du Service de Renseignements d’un pays ami de l’Allemagne – en s’intéressant avant tout à la France, à la Belgique et aux Pays-Bas.

Certes, entre-temps, nous avions tenté de réagir au service de « cette sacré vérité », mais les ouvrages énumérés dans l’article du Président National n’on pas toujours eu le retentissement de certains livres à sensation, tant il est vrai qu’en France les « produits étrangers » ont toujours tenu le haut du pavé Cette amère vérité se confirme une fois de plus avec le succès du livre de Brown. Grâce à lui une nouvelle explication globale de la défaite allemand basée sur la triade Ultra (alias Enigma) – Intoxication – Orchestre Noir – , supplanté celle de l’Orchestre Rouge. On en arrive à se demander comment dans ces conditions, l’Allemagne hitlérienne a-t-elle pu tenir jusqu’en 1945 ?

Le Président National s’est donné la peine de démonter le mécanisme de cette nouvelle trouvaille des falsificateurs de l’histoire. Il appartient à chacun de nous de diffuser, aussi largement que possible – en profitant de toutes le occasions -, l’essentiel de sa mise au point.

« LA GUERRE SECRÈTE » 1939-1945 (l)

par le Colonel Paul PAILLOLE

,.. « On n’en a jamais révélé autant »…

… « Une dimension jusque là inconnue »… … « Passionnant »…

Passionnant, il l’est ce livre (1) encensé en de tels termes par la presse de France et des pays occidentaux, à l’exception de l’Allemagne.

Un tirage énorme sanctionne ces commentaires. Certes, les lecteurs avides de mystères, de combinaisons secrètes, de complots, de trahisons de haut vol, de manoeuvres occultes en tous genres y trouvent leur compte.

L’auteur pratique avec une singulière habileté une manipulation des événements. Ses références aux archives, aux témoignages, aux historiens sont impressionnantes. Elles emportent l’adhésion du profane, à fortiori celle de l’amateur de choses secrètes. J’ai lu cet ouvrage avec application et ma surprise est extrême devant ce concert d’éloges.

Je croyais moins naïfs nos médias spécialisés. Il me semblait qu’un minimum de connaissances historiques, associé à la nécessaire conscience professionnelle obligeaient les commentateurs d’oeuvres aussi spéciales à donner à la recherche de la vérité une priorité sur les produits de l’imagination et l’attrait du « suspense »… Je me trompais.

Ainsi, au fil des ans, avec de telles complicités, s’estompe la réalité des faits. La répétition amplifiée des mensonges, l’accumulation des erreurs, la multiplication des oeuvres subjectives, finissent par étouffer l’Histoire, tout comme les mauvaises herbes ruinent le champ de blé.

* *

Je n’ai pas l’intention d’écrire ici une recension du livre d’Anthony Cave BROWN. Je veux simplement mettre en garde ses éventuels lecteurs contre une acceptation sans nuance de sa relation de la Guerre Secrète et de ses effets dans le deuxième conflit mondial. Ce faisant, je souhaiterais mettre un frein au crédit trop vite et trop facilement accordé à des ouvrages du même type qui spéculent sur l’appétit des lecteurs pour les affaires ténébreuses et leur incommensurable crédulité.

Je résume : pour BROWN, la victoire alliée de mai 1945 s’est forgée essentiellement sur trois éléments dont les Services Spéciaux anglo-saxons ont usé à merveille. On remarquera au passage, qu’en 928 pages, l’auteur réussit le tour de force de ne consacrer que quelques lignes (truffées d’erreurs) à l’action des services spéciaux français traditionnels (S.R. et C.E.) (2).

Ces trois éléments clés sont :

– La machine à chiffrer allemande ENIGMA reproduite par les alliés pour permettre le décryptement des messages ennemis, (C’est ce que l’auteur appelle la source de renseignements « Ultra ») ;

– L’intoxication de l’adversaire par les faux renseignements ;

– La « Schwarze Kapelle », vaste organisation militaire clandestine allemande et de haut niveau qui, de 1933 à 1945, se serait fixé pour but de renverser le régime nazi.

Machine Enigma et Intoxication ont fait l’objet de larges exposés dans nos bulletins et dans les livres de nos camarades (3). La contribution de nos Services à leur mise en oeuvre y est décrite avec objectivité. Elle fut décisive, mais elle avait ses limites.

Tout cela BROWN l’ignore. Ses affabulations donnent aux résultats de ces deux éléments des dimensions hors de proportion avec leurs possibilités. Elles font fi des réactions de l’adversaire.

S’il est des domaines où l’efficacité d’une action clandestine est difficilement décelable, c’est bien ceux où cette action s’inspire d’un renseignement ou d’un travail très secret dont l’origine ne peut être révélée. Nul ordre, nul compte rendu ne saurait faire état d’une telle origine sans compromettre une source ou une manoeuvre d’un intérêt capital. Dès lors, je vois mal vers quelles archives sérieuses peuvent se tourner ceux qui prétendent révéler l’impossible. Restent les acteurs, les témoins : nous en sommes et nos souvenirs en valent d’autres. Se référer à eux m’apparaît aussi essentiel que d’ausculter des documents discutables.

Et voilà le troisième élément : la « Schwarze Kapelle »… Pour la première fois, sous cette dénomination et à une telle échelle, apparaît une entre­prise de trahison qui, avant et pendant la deuxième guerre mondiale, aurait miné le IIIe Reich et entraîné sa chute (4).

Selon BROWN, et avant lui, quelques auteurs plus timides en quête de sensationnel, cette vaste conspiration, structurée et animée depuis le haut­commandement allemand (O.K.W.) visait, non seulement à renverser le régime nazi en se débarrassant d’HITLER (ce que je ne nie pas en bloc), mais encore et surtout à s’associer clandestinement avec les alliés pour précipiter la défaite de l’Allemagne.

Autrement dit, des soldats de l’envergure de ROMMEL, von FALKENHAUSEN, BECK, von STÜLPNAGEL et autres CANARIS pactisaient avec l’ennemi, livraient les secrets du Reich et de la Wehrmacht avant de sombrer avec STAUFFENBERG dans l’échec de l’attentat contre le Führer, le 20 juillet 1944.

Devant de telles « révélations » je reste confondu. Ami, parfois même confident des patrons des Services Alliés que BROWN associe à ce complot permanent MENZIES (5), Dick WHITE (6), DUNDERDALE (7), DONOVAN (8) et d’autres, je me suis demandé si, de 1939 à 1945, j’avais été atteint de cécité, de surdité ou, ce qui eut été plus grave, inconscient des événements que nous avions la charge d’observer.

Bien sûr, comme tout autre pays, y compris le nôtre, l’Allemagne a eu son lot de traîtres. Ces cas particuliers nous les connaissons et nous en avons profité. Ce n’est pas d’eux qu’il s’agit.

Bien sûr, dès l’avènement d’HITLER, nous avons su que l’armée allemande acceptait mal le nouveau régime. Nous avons connu les discussions suscitées par les décisions du Führer, les réserves soulevées par sa politique et ses initiatives. Quel régime est exempt de critiques, voire d’opposition ? Rien en cela ne s’apparente à la trahison.

L’opposition militaire allemande, mal structurée, après avoir accumulé jusqu’en 1939 des manifestations d’hostilité plus ou moins apparentes a vu sa virulence fondre sous l’accumulation des succès intérieurs et extérieurs du IIIe Reich. Dès lors, réduite chez certains opposants irréductibles à un état d’esprit, elle n’a repris vigueur qu’à partir de 1943, lorsque la défaite est apparue inéluctable aux moins fanatiques des opposants du régime.

Abattre le Führer devint pour les militaires les plus soucieux de l’avenir de l’Allemagne la condition préalable à toute tentative de négociation de paix honorable. Acte ultime de leur résistance, la tentative d’assassinat d’HITLER du 20 juillet 1944 n’a nullement le goût amer d’une trahison. … « Qu’il y ait eu au sein de la Wehrmacht des oppositions au régime nazi, c’est certain et c’est moralement acceptable. Que des officiers aient trahi en pactisant avec l’ennemi pour des raisons politiques eut été contraire à l’honneur »…

Tel est le jugement d’un officier supérieur de l’Abwehr, collaborateur intime de CANARIS, sur cette évanescente « Schwarze Kapelle ».

Deux personnalités allemandes dont la notoriété et le sérieux sont exceptionnels corroborent cette opinion : le professeur JÄCKEL, spécialiste mondialement connu de l’histoire moderne et plus particulièrement de la guerre secrète m’écrit le 27 juillet 1981 :… « les officiers généraux ou supérieurs de l’opposition allemande contre HITLER, n’ont jamais trahi des secrets militaires à l’étranger. Cela ressort clairement de toutes les études historiques sérieuses… »; le général SPEIDEL qui fut le chef de l’état-major du maréchal ROMMEL (9) et son confident.

Anthony Cave BROWN les classe tous deux parmi les chefs de sa « Schwarze Kapelle ». SPEIDEL a publié ses mémoires en 1964, relaté la tragique mort de ROMMEL et la fin du IIIe Reich. En vain cherche-t-on dans son livre l’ébauche d’une trahison ou d’une tentative de négociation avec l’ennemi. On trouve par contre, exposés avec mesure les tourments d’un grand soldat devant son impuissance à convaincre HITLER et l’O.K.W. de lui donner les moyens de s’opposer au débarquement allié en Normandie. Ce n’est que le 9 juillet 1944 et en désespoir de cause que ROMMEL accepte de s’associer avec « les résistants berlinois »: BECK, HOFACKER, STAUFFENBERG, etc., pour « préparer la synchronisation des mesures révolutionnaires » visant à l’élimination d’HITLER et à la cessation des hostilités à l’ouest.

Malgré cela, dans un ultime et vain effort de persuasion, ROMMEL, le 1er juillet 1944, se tourne encore vers le Führer ; il lui adresse un véritable ultimatum :… « La situation sur le front de Normandie tend vers un grave crise… la troupe combat partout héroïquement, mais cette lutte inégale approche de sa fin… Je suis obligé de vous prier de tirer immédiatement les conséquences de cette situation »… et ROMMEL ajoute à l’intention de SPEIDEL … « Je lui ai donné sa dernière chance. S’il ne veut pas en tirer le conséquences, nous agirons »…

Le 17 juillet 1944, à 16 heures, ROMMEL était grièvement blessé sur la route de Livarot à Vimoutiers… « Le coup qui le frappait privait le plan du seul homme capable de porter sur ses épaules le double poids effroyable de la guerre extérieure et de la guerre civile »… (Ernst JÜNGER).

Trois jours après, l’attentat contre HITLER échouait.

Le 14 octobre 1944, ROMMEL, encore convalescent, allait mourir :« Sur l’ordre du Führer, j’ai le choix ou de m’empoisonner ou de me laisser traîner devant le tribunal du peuple ».

Son sens de l’honneur et sa virilité imposaient le sacrifice.

La tentation était grande de piéger le lecteur par une sorte de parallèle (du moins dans la terminologie) entre la « Schwarze Kapelle » évanescent et la redoutable « Rote Kapelle » (10) des Soviets.

Plus grande encore était la tentation de séduire en faisant mieux et plus.

A la « trahison » de grands chefs militaires, le livre d’Anthony Cave BROWN voudrait ajouter l’incapacité du commandement allemand à maîtriser le secret de ses transmissions et sa crédulité infantile devant les manoeuvre d’intoxication des alliés.

Son épilogue donne des signes de trouble :

« Si CANARIS ne travaillait pas vraiment pour les Britanniques, il est toutefois certain qu’il travaillait contre HITLER » (page 416, 2° tome).

« Il n’existe aucun document, actuellement accessible aux historiens, pour établir le bien-fondé de la conviction (…) que la Schwarze Kapelle et les Services Secrets alliés avaient conclu une espèce de pacte » (page 419, 2, tome).

Pourquoi donc avoir consacré plus de 900 pages à flirter avec la Vérité et mystifier le lecteur qui n’a pas le courage de pousser la lecture jusqu’à l’épilogue ? Attrait du sensationnel ? de l’intérêt commercial ? Ambition personnelle ?

Il n’en reste pas moins que ce livre aura sa place dans l’Histoire. Et c’est regrettable.

(1) Anthony Cave BROWN, 2 vol., 928 pages (Editions Pygmalion). Traduit de l’anglais.

(2) Pour occuper plus de place dans le livre, le B.C.R.A. et son action ne sont pas traités avec beaucoup plus de compréhension et de sympathie.

(3) Enigma, par Gustave BERTRAND (Ed. Plon). La guerre secrète des Services Spéciaux, par Michel GARDER (Ed. Plon). Services Spéciaux 1939-1945, par Paul PAILLOLE (Ed. Robert Laffont). Le Service de Renseignements, par Henri NAVARRE (Ed. Plon). Mes camarades sont morts, par Pierre NORD (Ed. Librairie des Champs-Elysées). Le S.R. Air, de Jean BÉZY (Ed. France-Empire). L’intoxication, par Pierre NORD (Ed. Fayard).

(4) Durant toute la guerre (…) la Schwarze Kapelle (dont l’amiral CANARIS, patron de l’Abwehr était l’un des chefs) avait systématiquement procuré au commandement allié des renseignements secrets d’une importance vitale pour les opérations militaires !… (La guerre secrète d’Anthony BROWN, page 30).

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