Histoire politique des services secrets français

Cet ouvrage retrace l’épopée de la DGSE, le service de renseignement français à l’international et des services qui l’ont précédé. Cette centrale d’espionnage et de contre-espionnage est en effet l’héritière d’une longue histoire commencée dans la Résistance contre les nazis. Trajectoire prolongée par le SDECE pendant la guerre froide, la guerre d’Indochine, la guerre d’Algérie, sous la IVe République comme sous les présidences de Gaulle, Pompidou et Giscard d’Estaing. Puis par la DGSE depuis 1982 sous Mitterrand, Chirac, Sarkozy et maintenant Hollande avec l’émergence du monde éclaté d’aujourd’hui.

Une aventure qui court sur sept décennies, de la Seconde Guerre mondiale à l’actuelle gestion par le nouveau pouvoir socialiste. Pour faire vivre cette histoire des services secrets français, de leurs échecs et de leurs réussites, pour décrire en profondeur leurs relations souvent mouvementées avec le pouvoir politique, les trois meilleurs spécialistes du sujet, Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer, ouvrent leurs fonds d’archives originales accumulées pendant près de quatre décennies.

Brossant le portrait des hommes et des femmes des services, ils narrent leurs opérations clandestines sur tous les continents et livrent des dizaines de témoignages inédits. Nourrie de révélations, de récits spectaculaires, de mises en perspective novatrices, de détails techniques, cette somme et son index de près de 6 000 noms constituent dès maintenant une référence sans équivalent.

Commentaire :
Livre de référence sans précédent écrit par trois journalistes d’investigation bien connus de l’ASSDN à partir de leurs fonds d’archives, de nombreux témoignages et de leurs connaissances du monde du Renseignement. Un livre passionnant sur cette aventure humaine que constitue la trajectoire décrite de nos Services qui court sur sept décennies. L’ASSDN y occupe une place de choix et ses membres y sont qualifiés de “ gardiens du temple ”. A lire sans aucun doute. Un des auteurs, Roger Faligot, est membre honoraire de l’ASSDN.




LES SERVICES SPÉCIAUX FRANÇAIS DANS LES CONFLITS D’OUTRE-MER 1945-1956 (1)




LES SERVICES SPÉCIAUX FRANÇAIS DANS LES CONFLITS D’OUTRE-MER 1945-1956 (2)

L’INDOCHINE, LA GUERRE DU PACIFIQUE ET SES CONSEQUENCES




LES SERVICES SPÉCIAUX FRANÇAIS DANS LES CONFLITS D’OUTRE-MER 1945-1956 (3)

Pression japonaise. Affaire de Langson. Conflit avec le Siam




LES SERVICES SPÉCIAUX FRANÇAIS DANS LES CONFLITS D’OUTRE-MER 1945-1956 (4)

LA FRANCE ET LE CONFLIT FRANCO-VIET MINH. Colonel Ruat




LES SERVICES SPÉCIAUX FRANÇAIS DANS LES CONFLITS D’OUTRE-MER 1945-1956 (5)

LA FRANCE ET LE CONFLIT FRANCO-VIET MINH-L’ÉPANOUISSEMENT DU C.E. OPÉRATIONNEL




Le service secret en Indochine-bulletin 165-1995

Nous devons au Colonel Jean Deuve, ancien chef du groupement franco-lao « Yseult » cette remarquable étude sur « le Service Secret d’Action en Indochine », travail historique qui complète les articles de même qualité des Colonels Daugreilh et Ruat publiés naguère.




Le service secret action en Indochine

Par le colonel Jean Deuve
ancien chef de groupement franco-lao « Yseult »

Qui mieux que nombre des membres de notre Association pourrait apporter le témoignage d’événements vécus ou le fruit de leurs recherches: cette rubrique leur est ouverte sans exclure évidemment les signatures qui voudront bien nous confier leurs travaux.

LE RÉTABLISSEMENT DE L’AUTORITÉ FRANÇAISE AU LAOS

La situation au 1er août 1945

Au 1er août 1945, vivent dans les profondes forêts du Laos 200 Européens et 300 autochtones, ressortissant de la « Force 136 » britannique des Indes (Service Secret d’Action) et de la représentation locale de la Direction Générale des Etudes et Recherches (Colonel Roos), basée à Calcutta.

Ces groupes sont formés des membres du Service d’Action Secrète (S.A.S.) intégrés dans la ” Force 136 ” britannique, de membres de la D.G.E.R. venant de France récemment, de personnel, européen et autochtone, civil et militaire, d’anciens de l’armée ou de l’administration d’Indochine, échappés aux Japonais, enfin, de volontaires lao.

En dehors du Laos, et à l’exception d’un petit groupe de marins et de coloniaux qui, basés en Chine, se livrent à un harcèlement naval du trafic côtier nippon, il n’y a aucune résistance dans les autres pays d’Indochine.

Ces groupes du Laos ont survécu aux campagnes d’anéantissement japonaises et, malgré les difficultés de la vie en jungle en saison des pluies, d’un ravitaillement souvent aléatoire, de l’incessante pression des troupes nipponnes, grâce aussi à la complicité générale des populations lao, remplissent les missions qui leur ont été confiées: – maintenir une présence française – renseigner le gouvernement français et le South East Asia Command – préparer la reprise de l’action pour octobre, à la fin de la saison des pluies.

Les pays qui constituaient la Fédération Indochinoise (Empire d’Annam et du Tonkin, colonie de Cochinchine, Royaumes du Laos et du Cambodge) ont été déclarés indépendants par les Japonais, mais cette indépendance ne s’est pas concrétisée. Les gouvernements se sont contentés de survivre, de gérer leurs besoins essentiels et de faire, plus ou moins, fonctionner leurs services publics.

Il n’existe aucun mouvement d’indépendance populaire, sauf au nord-Tonkin, où le Parti Communiste indochinois, de ses bases de Chine, a lancé une ” Ligue pour l’Indépendance du Vietnam ” (Vietnam Doc Lap Dong Minh, dit Vietminh). Cette ligue a profité de la naïveté américaine pour obtenir des armes sous le fallacieux prétexte de combattre les Japonais.

L’articulation générale de la résistance au Laos comprend des groupements, des sous-groupements et des groupes:

– Au nord, le groupement Imfeld (S.A.S.), implanté entre Louang-Prabang et la frontière de Chine, comprend trois sous-groupements Mollo (S.A.S.), Rottier (Indochine) et Baudouard (Indochine). En tout, il compte 52 Français et cinq postes radios E.R.

– Plus à l’est, Guilliod, avec ses groupes Petit et Heymonet, tient le massif du Phou Loï, à 100 kilomètres au nord de Xieng-Khouang. Le groupe Mutin (D.G.E.R.) séjourne à côté. En tout: 34 Français et 3 postes radios E.R. Zone d’action: Samneua.

– Au sud-est, Bichelot (D.G.E.R.), tout près de Xieng-Khouang, dispose de deux postes. Il tient la région Méo. Le groupement Fabre (S.A.S.) avec deux sous groupements, le sien et le sous-groupement Deuve (S.A.S.) qui va devenir groupement et qui comporte les groupes Picot (S.A.S.), Lemal (Indochine) et Etchart (D.G.E.R.).

– Fabre est au nord-est de Paksane, en instance de mouvement vers Vientiane, la capitale du Laos. Il commande 26 Français et dispose d’un seul poste. Deuve, avec un poste, tient le nord de la province de Paksane. Il n’a que 5 Français avec lui pour un territoire égal à la moitié de la Normandie. A l’est de Paksane, le groupement de Wavrant (D.G.E.R.) tient la région Khamkeut-Napé, en tout 12 Français et 2 postes. Le groupement Legrand (L’Helgouach, D.G.E.R.), avec une soixantaine de Français et 2 postes, tient le sud et le moyen Laos.

La confusion et le désordre

L’usure due à la vie en jungle, aux conditions atmosphériques, aux incessantes pérégrinations en montagne, les combats, les difficultés des parachutages ont réduit considérablement la dotation de matériel en bon état et les groupes ont besoin de recevoir armes, munitions, médicaments, explosifs, vêtements.

Le 13 août, les groupes tapis dans la jungle apprennent que des négociations sont en cours entre les Japonais et les Alliés. Le soir, un message de la « Force 136 » invite les groupes à se préparer à recevoir la reddition des troupes japonaises et à réoccuper tous les centres administratifs.

Les 15 et 16, nouvelles instructions : libérer les prisonniers et maintenir l’ordre. Le 16 au soir, arrive l’ordre formel d’occuper les centres administratifs au nom de la France…

Puis le ton des messages change. Le 19, on informe les groupes que les autorités nipponnes restent responsables du maintien de l’ordre et qu’il n’est plus question de recevoir leur reddition. En conséquence, on ne doit occuper les centres qu’au départ des Japonais! Le 19 au soir, arrive l’ordre d’arrêter toute opération contre les Nippons, sauf pour se défendre.

Les jours suivants, on apprend que les Américains s’opposent aux parachutages de la « Force 136 », car l’Indochine du nord est dans leur zone. On invite les groupes à engager des négociations locales avec les Japonais pour qu’ils passent aux guérillas les pouvoirs de police et d’administration… « en sachant qu’il y a de fortes chances que les Japonais ne reconnaissent pas le caractère sacré des parlementaires ». On apprend que le Vietminh, profitant du vide administratif existant au Vietnam et de l’aide active des Japonais, est en train de prendre le pouvoir avec des méthodes énergiques.

Le 30 août, on est informé que la Conférence de Postdam (où la France a été absente) a désigné les Chinois pour désarmer les Japonais du nord de l’Indochine.

L’instruction reçue des autorités françaises en Extrême-Orient est claire : il faut que les groupes évitent tout incident avec les Chinois…mais il faut protéger les intérêts essentiels de la France! Les directives reçues en ce qui concerne le Vietminh ne sont pas moins nettes : ne pas chercher à s’imposer face à un comité révolutionnaire vietnamien…mais assurer le maintien de l’ordre si ce comité causes des incidents.

A 3.000 kilomètres de distance des bases, devant des ordres aussi contradictoires, chacun va agir selon son tempérament, ses moyens, son armement et l’adversaire, et fera de son mieux.

Le Vietminh envoie des meneurs pour organiser dans les nombreuses communautés vietnamiennes du Laos des comités révolutionnaires, dont la mission est de s’opposer au retour des Français et de transformer le Laos en satellite du Vietminh.

La réoccupation des centres et les combats meurtriers (15 août – 15 septembre 1945)

Le 16e parallèle coupe l’Indochine en deux. Seul le sud du Laos est dans la zone de désarmement britannique.

Le groupement L’Helgouach réoccupe Paksé, Saravane et Attopeu sans la moindre difficulté, les troupes japonaises se mettant à ses ordres.

Le 14 septembre, le drapeau français flotte sur tout le sud Laos et les services sont remis en place.

Au nord du 16e parallèle, la situation est toute différente, car les comités Vietminh sont organisés dans les communautés vietnamiennes, c’est-à-dire, dans tous les centres du Laos… et les Chinois commencent à déferler.

A Louang Prabang, la ville royale, les Japonais arment le comité Vietminh que des meneurs venus du Tonkin excitent contre la France.

Imfeld, nommé Commissaire de la République, arrive dans la capitale royale le 29 août avec les groupes Tual (S.A.S.) et Berthier (S.A.S.). Le roi confirme le maintien du Protectorat Français et proclame la nullité de l’indépendance accordée par les Nippons.

Le 1er septembre, Brasart (S.A.S.), se dirigeant vers Muong Sing, se heurte aux premiers éléments chinois qui viennent de franchir la frontière (93e division indépendante).

Les Chinois décrètent le rattachement de l’extrême nord-lao à la Chine, donnent l’ordre aux fonctionnaires locaux de ne pas obéir aux Français, à qui ils refusent, non seulement le droit d’être en Indochine, mais même la qualité d’alliés. Ils occupent tous les centres des provinces du nord et en chassent, manu militari, les faibles groupes franco-lao qui viennent de les réoccuper.

Rottier après être entré à Muong Saï le 26 août va renforcer Imfeld à Louang Prabang. Le 15 septembre, ces deux officiers sont désarmés de force par les Chinois. Baudouard, qui avait reçu mission de réoccuper Phongsaly, y est devancé par l’armée chinoise.

La capitale administrative du Laos, Vientiane, la ville du santal, a une forte communauté vietnamienne qui, dès la capitulation nipponne, est organisée par des meneurs venus du Siam, où existe une forte implantation du Parti Communiste Indochinois.

Les Japonais quittent la ville le 4 septembre. Fabre, accompagné de quatre groupes, entre sur leurs talons. Il n’y a pas une heure qu’il est là que les premières manifestations sont organisées par les Vietminh. Le 8, des officiers américains de l’Office of Strategic Services (O.S.S.) promettent aux autorités locales lao qu’ils s’opposeront au retour des Français.

Cette intervention accélère l’agitation vietnamienne. Des agents siamois ajoutent le trouble dans les populations et les administrations lao. Les révolutionnaires font le blocus de Fabre et de ses hommes, les empêchant de recevoir le moindre ravitaillement. Fabre réussit cependant, avec l’aide des officiers de la « Force 136 » du Siam à évacuer la population civile française retenue en otage par les Vietminh, 55 femmes, 46 hommes et 58 enfants, puis il renvoie à l’extérieur ses guérillas et reste, seul, avec quelques hommes.

Les Vietminh promènent sous ses fenêtres les têtes coupées de quelques Français ou métis capturés par les révolutionnaires… Deuve occupe Paksane le 14 en débarquant par pirogue en arrière du comité révolutionnaire avec les groupes Picot et Etchart (24 hommes). De Wavrant s’installe à Napé le 6 septembre (8 Français et 15 Indochinois). Ils sont violemment attaqués les 7 et 8 par des Vietminh et des Japonais venus du Vietnam proche. De Wavrant, un de ses officiers et 7 de ses hommes sont tués. On ne peut tenir Napé. Le 9 septembre, Gasset, un sous-officier et 6 chasseurs lao arrivent aux mines d’étain de Boneng, où les Japonais viennent de massacrer des femmes et des enfants français et où plusieurs familles françaises sont détenues en otage par les Vietminh. Le 10, Gasset est attaqué par 150 Vietminh et Japonais. Il tient jusqu’à l’arrivée d’un officier de la « Force 136 » du Siam qui intime aux Nippons de décrocher et de libérer les otages.

Dans le Moyen-Laos, les deux villes de Thakhek et de Savaninakhet sont bourrées de Japonais qui aident les Vietminh à organiser d’importantes unités avec des renforts venus du, Vietnam et des volontaires recrutés au Siam. Tavernier occupe les centres de la province de Thakhek, mais ne peut prétendre s’imposer dans la ville. Quinquenel a le même problème devant Savannakhet où les Japonais sont encore plus de 1.000 le 10 septembre et où des unités Vietminh venues du Vietnam ont pris le pouvoir. Ses groupes occupent les centres de la province, sauf Sepone, à l’est, trop près de la frontière vietnamienne, d’où viennent des troupes bien armées.

Ainsi, en un mois, sauf l’extrême nord, Thakhek, Savannakhet et Sepone, 500 guérilléros franco-lao ont repris le contrôle d’un pays de 230. 000 kilomètres carrés (presque la moitié de la France) en dépit des Japonais, des Chinois et des Vietminh, malgré l’hostilité de fait des Américains qui font tout ce qu’ils peuvent pour empêcher les Français de revenir en Indochine.

Les Chinois – Le retour en jungle (15 septembre 1945 à mai 1946)

Les Chinois entrés par le nord Laos et par le Tonkin en fin août 1945 déferlent maintenant partout. Si les campagnes continuent d’être tenues par les franco-lao, les villes vont être, presque toutes, occupées par des troupes chinoises, Vietminh, siamoises.

L’élite lao s’engage aux côtés du Roi et de la France, mais les Chinois poussent à la création le 12 octobre d’un mouvement s’opposant au retour des Français, le Laos Libre (Lao Issala), assuré également d’un appui par des officiers de l’O.S.S. américain.

Ce mouvement, immédiatement infiltré par les Vietminh, n’existe que là où il y a des soldats chinois pour le défendre. Au 15 septembre, tout l’extrême nord du pays est occupé et annexé par les Chinois, sauf deux môles qui tiennent malgré la pression ennemie.

Le 23 septembre, Imfeld et ses cadres sont encerclés par les troupes de la 93e division chinoise et menacés de mort, s’ils ne désarment par leurs propres groupes. Le Roi lui-même est sommé de proclamer l’indépendance du Laos et de rejeter le Protectorat français. Ce qu’il refuse de faire. Il est alors tenu prisonnier et empêché de tout contact extérieur, notamment avec les Français.

Imfeld fait discrètement partir ses groupes, de nuit, et reste seul avec une poignée de ses hommes. Le 4 novembre, des troupes Lao Issala et Vietminh, renforcées de Chinois, renversent le Roi.

Le 22 décembre, les révolutionnaires envahissent le casernement français et cassent tout. Le 31, à l’issue d’une manifestation encore plus violente, Imfeld décide d’évacuer. C’est fait le 4 janvier 1946. Le Roi et sa famille sont prisonniers des révolutionnaires.

A Vientiane, la situation évolue pareillement. Fabre, bien qu’ayant un bras cassé, tient au maximum, mais privé de ravitaillement, menacé journellement dans sa vie, il reçoit, le 20 novembre, l’ordre d’évacuer. A Paksane, Deuve est attaqué par le comité Vietminh dès le 15 septembre, mais il tient.

Le 5 octobre, les Chinois débarquent. Devant leurs menaces et ne voulant pas risquer de se faire désarmer, Deuve évacue la ville, fait croire qu’il quitte la région, rassemble secrètement ses groupes et, le 12 octobre, au soir, rentre par surprise, tue 26 membres du comité Vietminh, met en fuite les survivants et fait savoir aux Chinois, qu’il coulera leurs chalands s’ils viennent.

Ils arrivent le 25. Deuve fait venir tout son groupement renforcé des groupes revenus de Napé. Les Chinois n’osent pas débarquer. A Xieng-Khouang, Bichelot, durement attaqué et blessé, doit évacuer la ville, qu’il reprendra en janvier 1946.

Le Laos libéré

Tout le nord-Laos, sauf Paksane, est sous la domination des Chinois, des Vietminh et des Lao Issala. Toute la campagne est aux mains des franco-lao qui reçoivent des renforts et des volontaires lao en grand nombre. Les groupes de guérillas deviennent des compagnies et des bataillons.

C’est le retour en jungle, fort différent du séjour durant l’occupation japonaise, ponctué de coups de main, d’attaques, d’embuscades, de menaces. On se bat contre les Chinois et contre les Vietminh.

Mais les franco-lao sont comme « des poissons dans l’eau ». Tenant la brousse, ils tiennent le ravitaillement des villes qui sont, en fait assiégées.

La D.G.E.R. a passé la main : c’est un commandement militaire qui dirige les opérations, les « Forces du Laos ».

Avec l’aide de deux commandos du Corps Léger N° 2, d’un escadron d’autos-mitrailleuses, les unités des « Forces du Laos », directement issues des guérillas et encore, pour la plupart, commandées par ceux qui menaient cette résistance, à partir du début 1946, reprennent les villes, chassent les Chinois et les Vietminh.

Savannakhet et Thakhek sont réoccupées en mars, Vientiane le 25 avril, Louang-Prabang le 13 mai. Le Roi est rétabli sur son trône. Le Laos est libre de tout adversaire.

Les débris de ce qui reste du Lao Issala, pris en main par le Parti Communiste Indochinois, formeront les futurs cadres du Parti Communiste Lao. Ce qui reste des comités Vietminh, repliés au Siam et au Vietnam, continueront à fomenter la subversion au Laos dans le cadre de la guerre d’Indochine.

Le rôle des services spéciaux reprend son aspect classique, mais ce sont eux, avec l’aide de leurs camarades de l’ancienne armée d’Indochine, qui ont mené cette folle épopée au Laos et ont conservé, à l’époque, le Laos à la France.




Archives inédites : les courriers Alger-Métropole d’Août 1944

A- Dans le sens Alger/Métropole les courriers étaient généralement très peu volumineux.

Ils se composaient :

  • de directives générales orientant la recherche des renseignements ou précisant l’articulation à donner aux réseaux. Ces directives étaient souvent présentées sous la forme d’une simple lettre personnelle écrite par le Commandant PAILLOLE soit au Chef du TR « Anciens », soit à celui du TR « Jeunes », soit à celui du Service SM.
  • de demandes de précision sur des renseignements recueillis au cours des semaines précédentes.
  • de mises en garde contre des méthodes nouvelles utilisées par le Contre Espionnage ennemi ou contre des agents provocateurs repérés.

Le total de ces courriers Alger/Métropole excédait rarement 15 à 20 pages.

B- Dans le sens Métropole/Alger, par contre, les courriers étaient très volumineux car les postes TR recueillaient non seulement des renseignements de Contre Espionnage mais aussi des renseignements militaires, économiques et politiques. C’est par kilos que les documents récoltés en Métropole étaient dirigés sur Alger. Nous allons en donner un exemple :

Le réseau TR « Anciens » était articulé en 3 sous réseaux intitulés « Inspections ». Il y avait l’Inspection Nord, l’Inspection Centre et l’Inspection Sud. Un des courriers mensuels de l’Inspection Centre (nom de code « Camélia ») est parvenu presque intact jusqu’à nous.

« Camélia » siégeait à Clermont-Ferrand et coiffait les postes d’Annecy, Bourg-en-Bresse, Châteauroux, Limoges, Lyon, Saint Etienne et Vichy. L’histoire de son courrier est la suivante :

Peu avant le 15 août 1944, « Camélia » avait expédié son courrier mensuel qui devait normalement emprunter des filières terrestres jusqu’à Barcelone puis un sous-marin de Barcelone à Alger.

Mais le 15 août se produisit le Débarquement Allié en Provence. Pour des raisons qui nous échappent aujourd’hui le courrier « Camélia » ne put franchir la frontière pyrénéenne et, après des péripéties variées, finit par échouer en … Suisse où il fut pris en charge par le poste TR de Berne. Le temps avait passé, la Libération de la France s’achevait et une grande partie des renseignements contenus dans le courrier « Camélia » avait perdu tout intérêt.

Tous les renseignements politiques, économiques ou militaires étaient soit périmés, soit moins complets que les archives officielles Vichystes dont disposaient désormais les autorités Gaullistes. Le Chef du poste TR de Berne utilisa donc uniquement la quarantaine de pages du courrier qui avait encore de l’intérêt (identification d’agents ennemis ou de personnels du Sicherheitdienst [ SD ] et renseignements encore actuels sur l’Abwehr ou la Gestapo). Le reste du courrier fur gardé tel quel et … versé tel quel aux archives de la Centrale lorsque dernière eut regagné Paris. Quelques années plus tard ce paquet poussiéreux allait être incinéré lorsqu’il fut reconnu par l’ancien Chef de « Camélia ». Ce dernier obtint de ses supérieurs l’autorisation de conserver à titre de souvenirs cette liasse de papiers qui lui rappelait bien des choses.

C’est ainsi qu’un « courrier mensuel » presque intact des Inspections TR, c’est-à-dire grosso modo le tiers d’un courrier mensuel du réseau TR, peut être étudié encore aujourd’hui.

Le colis a le format normal d’un document dactylographié (30 x 21 cm) et une épaisseur de 18 cm. Il pèse 4,975 Kg. Il comporte 1875 feuillets dont certains sont tapés recto/verso. Le total représente donc un peu plus de 2000 pages dactylographiées.

Les principaux sujets traités sont les suivants :

A- 586 feuillets de synthèse (journalières, hebdomadaires ou mensuelles) établies par des Légions de Gendarmerie.

Ces synthèses comprennent :

a- d’une part l’énoncé succinct de tous les « incidents » qui se sont produits dans la zone de la Légion : sabotages, attentats contre les biens (lire : action du maquis pour se procurer du ravitaillement, des tickets d’alimentation, du tabac, des cartes d’identités, …), attentats contre les personnes (lire : action du maquis contre les miliciens, les « collabos » et le militaires allemands, actions répressives de la Wehrmacht ou des « Forces du maintien de l’ordre »), résultats des bombardements aériens, chutes d’avions alliés ou allemands, …

Chaque page de synthèse relate succinctement une bonne dizaine « d’incidents ». Le total des « incidents » signalés dans le courrier « Camélia » est donc de l’ordre de 6000.

b- d’autre part certaines synthèses comprennent également des statistiques comparatives permettant de suivre, d’une semaine à l’autre, l’évolution du nombre des sabotages, attentats, actions répressives, …

Au total ces documents établis par la Gendarmerie forment un tableau très précis de ce qu’était la vie quotidienne de l’époque.

B- 403 feuillets provenant de rapports établis par les Préfets, les Intendants de Police et les Services de Renseignements Généraux, traitant principalement des réactions morales des populations devant les évènements intérieurs et extérieurs (discours politiques, ravitaillement, propagandes allemandes ou anglo-saxonnes, bombardements, sabotages, nouvelles militaires, …). L’étude des réactions morales des populations est conduite en tenant compte des catégories sociales ou ethniques des éléments étudiés (réaction des milieux ruraux, des milieux ouvriers, des milieux intellectuels, des milieux nord-africains, …).

C- 188 feuillets relatent les séances du Comité Français de Liaison auprès des autorités d’occupation pour la région lyonnaise. Ces documents donnent un aspect très précis des relations entre les autorités vichyssoises et l’armée allemande (dehors très courtois recouvrant l’irritation des Allemands et la brutalité de leurs relations devant l’attitude de la population. Refus de renseigner les Français sur les motifs d’arrestation (ou de disparition) de diverses personnes, refus de révéler le lieu d’exécution et le lieu d’inhumation des personnes fusillées « pour des raisons d’ordre et de sécurité », …

D- 152 feuillets de renseignements sur la Wehrmacht, la Luftwaffe et la Kriegsmarine (identifications d’unités, de secteurs postaux, d’officiers supérieurs, emplacements d’ouvrages, de dépôts de munitions ou de carburants, de champs de mines, de barrages routiers, croquis d’organisations défensives).

Certains de ces renseignements concernent des zones relativement éloignées du secteur normal d’action de « Camélia » mais il n’était pas interdit aux informateurs du réseau de voyager ou de recevoir la visite de gens venant de loin. C’est aussi arrivé que le courrier comprenne des renseignements sur des défenses allemandes de la région de La Rochelle et un rapport très complet sur l’activité du port de Brest.

E- 175 feuillets de consignes données à la Milice, à la Police et à la Gendarmerie pour le cas où des opérations militaires se déclencheraient dans leurs zones de stationnement (en particulier zones de « regroupement » prévues pour les différentes Légions de Gendarmerie) ;

F- 124 feuillets concernant les activités de divers maquis.

G- 62 feuillets concernant les activités répressives de la Wehrmacht et du SD (arrestations, pendaisons, fusillades, incendies, viols, pillages, représailles par bombardements aériens, …).

H- 65 feuillets de renseignements sur les usines travaillant pour les Allemands, sur la main d’œuvre, le Service du Travail Obligatoire, …

I- 21 feuillets sur le trafic ferroviaire, l’état de la SNCF.

J- 46 feuillets sur les résultats des bombardements aériens.

A ces renseignements que l’on pourrait qualifier de « pâture quotidienne » du réseau TR, « Camélia » (profitant du fait que sa zone d’action couvrait Vichy) avait le privilège de joindre parfois des documents « récupérés » dans les Ministères. Le courrier que nous étudions contient plusieurs de ces renseignements :

K- Une étude de 25 pages sur l’ancienne « Armée d’Armistice ».

L- Une étude de 7 pages sur la situation des Alsaciens/Lorrains.

M- Une étude de 8 pages sur les conséquences du rattachement administratif par les Allemands de nos provinces du nord à la Belgique.

N- Une liste nominative des 223 Généraux et Colonels arrêtés « préventivement » par les Allemands et dont 38 ont été libérés et 185 envoyés en Allemagne.

O- Un rapport de 9 pages établi par l’EM du Général STULPNAGEL (Commandant du Gross-Paris).

P- Un exposé de la situation dans le Sud-Est Asiatique émanant de l’Ambassade impériale du Japon.

Q- 75 pages de rapports et de télégrammes émanant soit du Gouvernement Général en Indochine, soit des Ambassadeurs français à l’étranger.

Ces documents avaient été expédiés des villes suivantes : Ankara, Bangkok, Bucarest, Budapest,Dalat, Hanoi, Helsinki, Lisbonne, Madrid, Mellila, Moukden, Nankin, Pékin, Saigon, Shanghai, Sofia, Stockholm, Tanger, Tien-Tsin et Tokyo.

Les plus intéressants étaient ceux qui émanaient d’Indochine, de Pékin et d’Helsinki.

Les premiers donnaient :

– une situation d’effectifs absolument complète de nos troupes en Indochine.

– la façon dont l’Amiral Decoux s’efforçait de contrer les exigences sans cesse croissantes des troupes Japonaises d’occupation.

Les documents venus de Pékin faisaient état de la situation militaire en Annam et des préparatifs d’une offensive nipponne dans la région d’Hankéou.

Les documents émanant d’Helsinki faisaient le point, du coté finlandais, des négociations de paix engagées avec l’URSS.

Sur un plan plus technique 42 pages des documents « Affaires Etrangères » figurant au courrier « Camélia » étaient particulièrement intéressantes. Il s’agissait de 72 télégrammes non « démarqués » c’est-à-dire présentés dans leur texte original, tel qu’ils sortaient de l’atelier de déchiffrement des AE. De tels textes pouvaient présenter un grand intérêt pour les « décrypteurs » d’Alger.

R- Enfin le plus beau fleuron du courrier « Camélia » était un document qui donnait (en 7 pages) l’ordre de bataille complet de l’armée roumaine.

Dans son livre « Mes Camarades sont morts / Edition d’origine » (tome 1, pages 71 à 99) Pierre Nord expose en détail les raisons pour lesquelles le Commandement en Chef d’une Armée attache la plus grande importance à la reconstitution de l’Ordre de Bataille de l’Ennemi. Pierre Nord, termine son exposé (pages 97 à 99) en racontant comment un des chefs de poste de « Camélia » avait la précieuse prérogative de recueillir des renseignements extrêmement précis sur les Ordres de Bataille des Armées engagées sur le front de l’Est. Alors qu’il était élève à l’Ecole de Guerre notre Chef de Poste s’était donné beaucoup de mal pour aider un de ses condisciples étrangers en difficulté (imitant Pierre Nord, nous appellerons cet étranger Petrov). En 1944 Petrov était en mission en France, son pays avait été obligé de se ranger dans le camp hitlérien et cela désespérait Petrov extrêmement francophile et anti-nazi. Petrov avait profité de son envoi en France pour reprendre contact avec son condisciple de l’Ecole de Guerre et communiquait à ce dernier tous les renseignements qu’il pouvait sur le front de l’Est (à l’exception naturellement des renseignements concernant sa propre armée).

Nota : Lorsque les postes TR recueillaient un renseignement jugé par eux particulièrement intéressant ou urgent il le transmettait par télégramme chiffré. Le document écrit correspondant figurait dans le courrier mensuel suivant à titre de confirmation du télégramme. C’est ce qui a du normalement se passer pour l’Ordre de Bataille roumain. Pierre Nord, dans l’ouvrage cité ci-dessus (pages 266 et 267) donne d’ailleurs la photo de quatre télégramme expédiés à Alger par « Camélia » les 1er et 3 août 1944 et concernant l’Ordre de Bataille de l’Armée roumaine.




En deportation avec Michel Garder (2)

La déportation : itinéraire de l’insoutenable

Un mois d’interrogatoires en cellule, avenue Foch, cinq mois au secret à Fresnes, précédent son transfert au camp de Royal Lieu à Compiègne. Là, selon le jeu des arrivées et des départs, de 500 à 3.000 prisonniers désoeuvrés arpentent à longueur de journée l’immense place d’appel de cette ancienne caserne française.

Vêtements sales, informes, souvent déchirés et maculés de sang. Pied, main ou tête bandée, bras en écharpe, claudiquant ou boitant ou soutenus par leurs camarades, beaucoup ne sont pas encore remis des tortures subies pendant leurs interrogatoires.

Hormis leur présence aux miradors et aux deux appels journaliers, les Allemands n’apparaissent pas, laissant aux détenus l’administration intérieure du camp. Limitée à l’enceinte des barbelés électrifiés, une liberté relative y règne : des prêtres servent la messe, des conférenciers s’y distinguent, une troupe théâtrale d’amateurs s’y produit.

A l’occasion d’une représentation, j’ai vu Michel Garder pour la première fois. Il s’agissait d’une revue ; avec un partenaire, il parodiait le duo de Carmen à la manière de Charpini et Brancato avec une aisance telle qu’elle ne correspondait pas au personnage que j’allais bientôt connaître…

Au matin du 27 avril, comprimés, debout, à cent et plus par wagon à bestiaux, avec 1.700 camarades, résistants pour la plupart, il prend en gare de Compiègne, le chemin de la déportation. Les gardes ont prévenu : ” une tentative d’évasion et vous serez tassés à 200 par wagon ; une évasion réussie 10 fusillés dans le wagon ; deux évasions réussies tout le wagon fusillé “.

Malgré cette menace, pas un wagon qui, le premier jour ne connaisse une tentative. Dans celui où il se trouve, que les crosses commencent à fourrager, le drame est évité de justesse grâce à son sang-froid, à sa présence d’esprit et à sa parfaite connaissance de l’allemand. ” C’est intolérable, proteste-t-il dans cette langue, personne ne veut être fusillé pour une tentative d’évasion qui remonte au convoi précédent. Je suis père de famille, je me porte garant de mes camarades, s’il arrive quelque chose, fusillez-moi d’abord “.

Sa voix porte l’argument qui clôt l’incident ! Suivent quatre jours et trois nuits d’apocalypse où chaque wagon paie son lourd tribut de fous et de cadavres, une centaine au total, avant que les portes ne coulissent avec fracas sur l’enfer aboyant et vociférant d’Auschwitz.

Des jambes vacillent, des gummis s’abattent, des fous déchaînés courent en tout sens, des coups de feu claquent, des hommes tombent… Quelques heures plus tard, le matricule tatoué sur l’avant-bras gauche fournira le surnom à ce convoi dit ” des Tatoués ” qui stagne deux semaines dans l’univers aux relents de chair grillée de Birkenau.

A son départ pour Buchenwald, il laisse une centaine de morts. Polyglotte remarqué par le leader syndicaliste Marcel Paul, Michel Garder récusera à Buchenwald une position privilégiée dans l’administration intérieure coiffée par les rouges allemands. Elle l’aurait amené, lui, anticommuniste viscéral, à filtrer les communistes à l’arrivée des convois des diverses nationalités afin de leur réserver les postes ou les Kommandos les plus propices à l’action clandestine.

Son refus entraîne son envoi immédiat au camp d’extermination de Flossenburg d’où il est expédié 12 jours plus tard avec 191 de ses camarades de convoi dans une fabrique de fuselages de Messerschmitt 109 à Flôha en Basse-Saxe.

Dans ce Kommando peuplé de quelques centaines de Slaves, en majorité russes, Michel Garder devient aussitôt l’interprète privilégié du Commandant S.S. ainsi que le chef moral reconnu des Français et bientôt des autres ethnies.

Sa personnalité en impose à tous comme force l’admiration sa virtuosité à passer d’une langue à l’autre. Le contact permanent avec les Russes, le comportement stoïque de leurs officiers, réveillent en lui la légitime fierté de ses origines.

Elle transparaît lors des pendaisons dont à Flôha, les Soviétiques sont les seules victimes. De voir finir si courageusement, d’une mort aussi atroce, ces moins de vingt ans, le laisse sans voix alors qu’il doit lire la condamnation de chaque supplicié dans les trois langues parlées au Kommando.

Le Commandant S.S. ne manque pas de le rappeler à l’ordre. Le rituel est sinistre…

Les exécutions ont lieu à la tombée de la nuit, à la lueur bleuâtre des projecteurs aux verres teintés, devant tout le Kommando, malades compris, rassemblés dans la cour de l’usine. Les scènes sont atroces. Dans les rangs, nous cherchons à fermer les yeux mais les Kapos veillent à ce que chacun ait le regard rivé à la potence.

Ceci étant, interprète unique, Michel Garder arpente à longueur de journées les ateliers, appelé à tous moments afin d’éclairer les nombreux incidents que le barrage de la langue rend généralement plus dramatiques.

Le soir, après l’appel, il continue de régler, cette fois entre détenus, les problèmes d’incompréhension qui sans cesse les opposent les uns aux autres. Ainsi absorbé par sa fonction qui à l’égal des Kapos le place à l’abri du travail, de la fatigue, de la faim et des coups, on pourrait le croire résigné à son sort de prisonnier privilégié.

Ce n’est pas le cas : sous son masque impénétrable, l’évasion hante son esprit. Il ne l’envisageait cependant pas en solitaire, mais avec son vieux compagnon du 11e cuirassiers Christian Leninger, retrouvé depuis Compiègne, lequel, handicapé pour plusieurs mois avec une fracture du bassin, s’est désisté.

L’idée obsessionnelle l’étouffant chaque jour davantage, il s’était mis en quête de remplacer son ami ; son choix se portait sur un officier de réserve habité de la farouche détermination de ne pas crever sous l’uniforme bagnard. Tous deux animés d’une semblable motivation étaient convenus de la date du 11 novembre, d’autant qu’avec un été de la Saint-Martin se prolongeant au-delà de toute espérance, les conditions climatiques s’avéraient des plus favorables.

Michel Garder s’était lancé discrètement à la recherche du minimum indispensable à la réussite de leur plan et profitant de sa fonction, avait observé les allées et venues nocturnes des kapos et noté minutieusement les heures de relèves des différentes factions de garde.

Ce matin du 10 novembre, stupeur : le paysage est blanc comme un linceul, et de gros flocons tombent. Convaincus que la neige effacera leurs traces de pas et neutralisera le flair des chiens qui seront lancés à leurs trousses, les deux hommes décident de ne pas renoncer à l’évasion projetée la nuit même.

En fait, rien ne pourrait les dissuader de marquer par un coup de maître cette date symbole que représente le 1 1 novembre.

L’évasion : rien ne se déroule comme prévu Une sentinelle mal assommée leur tire dessus sans les toucher alors qu’ils sortent de l’usine. Un schupo les prend aussitôt en chasse mais, les voyant quitter la route pour continuer à travers les jardinets enneigés, abandonne la poursuite.

L’usine s’illumine, l’alarme sonne, ils forcent l’allure, mais la malchance les poursuit. En sautant une haie, Michel laisse une jambe de pantalon accrochée aux barbelés et se retrouve dans l’eau avec son compagnon. Ils n’avaient pas soupçonné la rivière qu’ils franchissent à la nage.

Trempés jusqu’à la moelle des os, ils progressent toute la nuit en claquant des dents, sous la neige qui tombe, épaisse et lourde. Au petit matin, alors que Michel commence à ressentir les effets de l’enveloppe humide et glacée qui le recouvre, Robert Bonnaud, dont les poumons sifflent horriblement, n’en peut visiblement plus. Pourtant, il s’obstine jusqu’à l’inéluctable : ” Essaie de passer seul, avec moi, tu n’y parviendra pas. En France va seulement voir ma femme pour lui dire que je suis mort courageusement “.

Michel tente de le porter mais ne tient qu’une centaine de mètres. La neige cesse enfin de tomber, il distingue une grande bâtisse à l’orée de la forêt. ” Robert, regardes, tu as une chance sur mille qu’ils te cachent, mais si tu retournes au camp, colle-moi tout sur le dos, d’ici là, trop de kilomètres nous sépareront pour qu’ils puissent me rattraper “.

Les deux hommes tombent dans les bras l’un de l’autre et se séparent sans un mot. Robert Bonnaud sort péniblement du bois et s’avance lentement à découvert. Ses pas deviennent de plus en plus chancelants. il s’accroche désespérément.

Plus qu’une cinquantaine de mètres, lorsque soudain des coups de feu claquent. Un instant surpris, il se redresse de ses dernières forces comme pour montrer au tireur son mépris de la mort. Derrière le muret de clôture de sa propriété, le fermier nazi presse à nouveau sur la gâchette pour le coup de grâce.

Dans les sous-bois, Michel Garder ploie sous les paquets de neige glacée que les coups de vent décollent des branches. Il marche toute la journée, il marche toute la nuit. Au petit jour, grelottant de froid, les membres brisés, cruellement tenaillé par la faim, il aperçoit à la lisière du bois fumer la cheminée d’une paisible chaumière.

La tête vide, il s’y dirige tel un automate. Devant la porte, il reste comme paralysé, conscient que sa vie va se jouer derrière ce battant… La veille, après une nuit agitée passée au garde-à-vous à subir imprécations et coups en représailles de leurs deux camarades évadés, et la journée de travail à la suite, les Français du Kommando Flöha avaient tristement défilé devant la dépouille mortelle de Robert Bonnaud.

Ce soir Michel est là, en haillons, ficelé à un poteau donnant une leçon de courage et de dignité à ses camarades, vingt-cinq coups de gummi schlagués venant de lui briser les reins. Malgré l’interdiction de l’approcher, Christian Leininger le change de vêtements, le docteur Russe lui prodigue quelques soins et, bien que privé de nourriture, n’aura jamais eu autant de pain, chacun détachant un morceau de sa ration pour la lui donner.

Le lendemain, le tailleur coud les disques rouges des évadés sur son uniforme et il rejoint le Transport Kommando dans l’attente de son jugement. Ce Kommando disciplinaire fort d’une quinzaine d’hommes, manutentionne à longueur de journée des carlingues de plus d’une tonne soit 70 kilos de charge par tête.

Dans de telles conditions, la durée de vie moyenne d’un disciplinaire n’excède guère deux ou trois mois car il ne bénéficie que de quelques 50 grammes de viande bouillie en supplément de la déjà trop faible ration réglementaire : 250/350 grammes de pain noir gavé d’eau, 20 grammes de confiture ou de margarine synthétique, 1 litre 1/4 d’eau chaude en 2 fois – l’une teintée de café le matin, l’autre baptisée soupe le soir.

A ce régime, la faim torture, les réserves musculaires fondent car il faut assurer quinze heures de travail d’affilée, plus cinq heures d’attente debout aux distributions, garde-à-vous aux appels. Il n’en reste donc que quatre ou cinq de repos par jour. Repos relatif, allongé sur une planche de bois, à étouffer, sans air, sous les combles de l’usine, à tressauter sous les piqûres des centaines de poux dont nos corps sont envahis. Et bientôt à grelotter avec une chemise sans col, une veste, un pantalon, un béret en drap rayé léger et pieds nus dans des claquettes fugitives confronté aux rigueurs de l’hiver allemand.

En cette fin 1944, après 7 mois de Kommando, les Français de Flôha, jusque là épargnés, commencent à compter une quinzaine de morts. En janvier 1945, après l’échec de l’offensive des Ardennes, la discipline se durcit, les pendaisons reprennent. Privée des ressources des pays occupés et réduite à ses fonctions d’avant 1939, l’Allemagne doit vivre sur elle-même.

A Flôha, les rations alimentaires diminuent de moitié alors que les alertes aériennes nocturnes mordent sur le temps de repos sans réduire celui de travail. En février, dysentériques et tuberculeux, trop nombreux, ne sont plus acceptés à l’infirmerie faute de place et de médicaments. Les rangs s’éclaircissent chaque jour davantage.

En mars, sous la poussée vers l’Est des Forces anglo-américaines et le bond vers l’Ouest des armées soviétiques, les fronts se resserrent. Camps et Kommandos proches de la zone des combats se vident en catastrophe ; blessés et malades étant abandonnés sur place à leur propre sort, quand ils ne sont pas exterminés au lance-flammes.

Les évacuations, véritables ” marches de la mort “, s’exécutent au travers d’un pays dévasté par les bombes sous la direction de bourreaux ne cherchant qu’à fuir, pénétrés du sentiment confus et contradictoire que les détenus vivants leur servent de caution alors que la lenteur de leur marche les empêche d’échapper à l’ennemi : d’où l’exécution systématique de tous les traînards.

La fin du calvaire En avril 1945, mois le plus terrible de la déportation, les S.S. se hâtent de tuer le plus possible, pas un détenu vivant ne devant tomber aux mains de l’ennemi. Le 11 avril, en fin d’après-midi, trois officiers russes, certains que les S.S. vont les liquider, invitent Michel Garder, toujours en attente d’un verdict probablement fatal, à se joindre à eux pour tenter l’évasion le soir même.

Cette nouvelle tentative rate. Les quatre lieutenants promis à la pendaison, subissent sans une plainte, devant les détenus rassemblés, les vingt-cinq coups réglementaires sauvagement appliqués par le Kapo chef en présence du Commandant S.S. Suprême raffinement de cruauté, chaque coup pour être valable, doit être compté en allemand et à haute voix par le supplicié.

Deux jours plus tard, l’évacuation précipitée du Kommando devant l’arrivée imminente des troupes américaines, les sauve de la corde. Dès le départ, les traînards retardent la marche de la colonne, retard que ne font qu’aggraver les coups de crosse mortels généreusement distribués.

Au matin de la deuxième journée, à l’attaque des premiers contreforts de l’Hergebirge, ils sont si nombreux que le Commandant S.S. décide de les faire transporter par un camion qu’il réquisitionne en cours de route. Au soir de cette étape, dans la cour de la ferme choisie pour la nuit, tandis que le personnel agricole aménage hâtivement la grange qui va abriter les détenus, le camion qui véhiculait les malades vient se ranger près des chariots d’intendance où Michel Garder et Christian Leininger attendent des directives.

Seuls descendent du véhicule les S.S. qui transbordent eux-mêmes une cinquantaine de couvertures grises dans l’un des chariots. Troublé Michel Garder interpelle le chauffeur, un territorial enrôlé de force dans la S.S. La voix du vieux soldat se brise :” Alles Kaputt “. Un instant pétrifiés (52 prisonniers ont été assassinés parmi lesquels 23 de leur compatriotes) les deux Français se reprennent : ” Tu es complice d’un crime monstrueux ! Tes camarades sont-ils conscients de leur part de responsabilité dans ce massacre ? L’autre répond, fataliste : ” Les S.S. obéissent sans discuter, quant aux enrôlés de force, ils se posent des questions “.

” En tout cas, rétorque Christian, Américains ou Russes ne perdront pas leur temps à vous trier : vous serez tous fusillés ! ” Le S.S. malgré lui accuse le coup. ” Si vous n’êtes pas là qui saura que j’étais un S.S. ?” Une idée géniale traverse l’esprit de Michel Garder. ” Si tu avais du papier et un crayon, nous te ferions une attestation en anglais, en français et en russe, signée des deux officiers français que nous sommes, certifiant que tu es un S.S. forcé et que tu voulais nous faire évader.

Tous les gardes qui s’engageront sur l’honneur à refuser d’exécuter tout détenu quel qu’il soit recevra le même certificat. Il n’y aura plus de fusillade généralisée, mais en queue de colonne, les rafales tragiques mettant fin au supplice de centaines de pauvres vies persisteront encore de longues journées avant de diminuer d’intensité.

Le 7 mai, lorsque l’escorte S.S. et son chef s’évaporeront dans la nature, ne subsisteront guère plus d’une moitié, en triste état pour la plupart, des 700 hommes partis trois semaines plus tôt de Flöha…

Libéré par les Américains le 8 mai 1945, Michel Garder ne s’attarde pas en convalescence, l’union brinquebalante qu’il avait contractée en 1941 ne résistant pas à la perte douloureuse de son jeune fils Victor, frappé par une méningite foudroyante.

Le retour à la vie Six semaines plus tard, il rejoint l’État-Major des troupes d’occupation en Allemagne puis réintègre la ” Piscine ” au début 1946.

En cette période trouble de la guerre des Services Spéciaux, il crée l’antenne de Berlin et participe activement à l’évasion d’Otto Skorzeny, l’as allemand des coups de mains impossibles, action peu appréciée en haut lieu.

Son second mariage, heureux cette fois, avec une jeune veuve russe, mère d’une fille restée derrière le rideau de fer, lui ferme les portes du S.D.E.C.E. en 1950. Dès lors, sa carrière militaire colle aux événements qui bouleversent notre pays : l’Indochine, à la glorieuse 13eme D.B.L.E. où en quelques mois il apprend suffisamment de vietnamien pour se lancer dans la guerre subversive, puis en Algérie comme officier de renseignements, enfin professeur de russe à l’École Inter-Armes de Coëtquidan.

D’ennui, il prépare l’École Supérieure de Guerre. Reçu en 1956, il en sort en 1958 pour occuper le poste de Chef Adjoint du Bloc soviétique au Secrétariat Général de la Défense Nationale, qu’il cumule avec celui de conférencier permanent de l’enseignement militaire supérieur à l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale.

Lieutenant-Colonel n’ayant plus rien à espérer de l’armée, il prend une retraite anticipée en 1964 pour se consacrer entièrement à des travaux historiques. Il signera une douzaine d’ouvrages traitant tous du communisme ou de sa patrie d’origine. Deux d’entre eux connaissent un certain retentissement. L’un ” Une guerre pas comme les autres ” sur le conflit germano-soviétique, obtient le prix d’Histoire Broquette Godin décerné par l’Académie Française, l’autre ” L’Agonie du Régime en Union Soviétique “, prémonitoire, lui vaut une lettre de félicitations du Général de Gaulle.

Il est également conseiller de l’Institut Français d’Études Stratégiques du Général Beaufre, assure la chronique régulière que consacre la revue E.S.O.P.E. au monde soviétique et dispense les nombreuses conférences qui en découlent, en France, en Allemagne, en Angleterre, au Canada et aux États-Unis.

Par ailleurs, fidèle à son passé, il se consacre en tant que secrétaire général adjoint au bulletin trimestriel de notre association où il retrouve comme Président son ancien chef, le Colonel Paul Paillole à qui il voue une profonde admiration et une telle affection qu’il le considère comme un père spirituel.

Il préside aussi l’association des anciens du 11e cuirassier, si cher à son coeur, et ne manque jamais la réunion annuelle des rescapés de Flöha auxquels le lie une solide amitié.

Ce n’est pas tout, il assume son engagement maçonnique datant de 1956, à la Respectable Loge de Symbolique Astrée travaillant en langue russe, où il se hissera aux plus hauts degrés.

A l’analyse poste par poste des écrits qu’il nous a laissés, on reste confondu par cette activité débordante qu’il a toujours déployée sans jamais la ralentir. Des nombreuses conversations que j’aie eues avec lui au cours des dix dernières années de son existence, de temps à autre, perçait l’esquisse d’une confidence ! Je crois que sa vie active menée au pas de charge lui avait permis de surmonter les deuils les plus cruels, comme sa vie d’intellectuel, conduite elle aussi tambour battant, lui avait fait dépasser les déceptions de sa carrière.

L’âge venant, il continuait à puiser dans cette dépense d’énergie qui le caractérisait, un dérivatif à cette obsession de retrouver un jour sa mère patrie dont l’image sans cesse embellie par le temps, le hantait…

Il avait décidé de ne rentrer en Russie qu’à deux conditions : la fin du communisme et une invitation officielle russe. Il aura l’ultime bonheur de les voir se réaliser le 3 septembre 1992. A Moscou c’est l’apothéose, il doit dominer la terrible émotion qui l’étreint au moment de parler devant plus de 300 personnalités russes. A Saint-Pétersbourg, c’est le bouleversant pèlerinage, la maison natale de sa mère, le quartier où elle a vécu, où elle a connu son père, l’église où elle s’est mariée. Trois jours durant, il revit cette Sainte Russie dont il rêve depuis cette aube glaciale de février 1920… Il se revoit avec sa petite famille à la coupée du destroyer qui va lever l’ancre. Il voit les grandes personnes agiter leur mouchoir, le très vieux général sangloter ” Adieu Russie “. Il voit sa mère, très amaigrie et l’entend, comme se parlant à elle même, murmurer ” nous reviendrons bientôt, après la victoire “.

Poignant raccourci ! 72 années le séparent de cette prédiction qu’il est seul, bien seul, à voir se concrétiser, malgré la présence de sa chère épouse à son côté… Comme si en réalisant son rêve s’était brisé le ressort qui tendait son énergie, il ne survivra que huit mois, à ce moment sans aucun doute le plus fort de son existence.

Pas plus que d’analyser son oeuvre, il n’était dans mon propos d’évoquer la personnalité complexe du Colonel Michel Garder. Ma conclusion sera donc brève : Homme d’exception, il a marqué ceux qui l’ont accompagné dans l’une ou l’autre des différentes étapes de son parcours.

Partout où il passait, il se hissait au premier plan. J’en veux pour preuve que, depuis sa disparition, les assemblées générales annuelles des associations dans lesquelles il militait nous paraissent incomplètes, faute des traditionnels exposés sur l’évolution et les perspectives de la situation mondiale, exposés auxquels nous nous étions tellement habitués…

Quant à moi, ancien du Kommando de Flöha, l’ayant régulièrement pratiqué depuis la lointaine époque de Royal-Lieu, j’avoue humblement penser à lui encore bien souvent…