Survol de L’Empire eclate Ex URSS- Expose du Colonel Michel Garder-1992

Je me permets, d’entrée de jeu, de rectifier quelque peu l’énoncé de mon thème, lequel ne se limite pas comme l’a dit le Général Boistard à la situation dans les pays de l’ancienne Union Soviétique. ” En effet, mon intention est d’effectuer un survol de « l’Univers Eclaté » qui a résulté de la victoire de l’Alliance Occidentale sur l’Empire Communiste, une victoire que Monsieur l’Ambassadeur a très justement soulignée tout à l’heure.

Cette victoire, remportée fin 1989, a marqué à mon sens la fin du XXe siècle. Le XXIe siècle dans lequel nous sommes entrés dès lors, sans le savoir, a eu pour caractéristique initiale une inquiétante absence d’ordre mondial due à l’effondrement de l’Empire Communiste.

Nous sommes en présence d’un immense puzzle dont les trois composantes principales sont : l’ancienne chrétienté, la nébuleuse islamique et le binôme « Chine-Japon ».

Je me propose donc de passer en revue ces trois composantes et leurs interactions — ma tâche étant facilitée par la remarquable synthèse de M. l’Ambassadeur — et d’évoquer ensuite le phénomène politico social de notre temps, celui de la maffia qu’il convient d’avoir présent à l’esprit dans toute étude de la situation mondiale.

L’ANCIENNE CHRETIENTE

Je pense que la disparition du rideau de fer et le miracle d’Août 1991 débouchant — au prix de six vies humaines — sur la volatilisation du totalitarisme communiste dans ma patrie d’origine, ont eu pour conséquence une tendance quasi irrésistible à une certaine réunification de l’ancienne chrétienté.

Dans l’immédiat celle-ci se présente en quatre tronçons : l’ensemble américain, l’Europe occidentale, l’Europe centrale et l’Eurasie blanche.

L’ensemble Américain est en train de redécouvrir une unité que n’altère plus le trublion cubain, cet avant-poste de feu l’Empire communiste réduit à l’état de spécimen de musée. Cependant sa partie nord (c’est-à-dire avant tout les Etats-Unis) ressent confusément, en dépit de la tentation isolationniste, que son avenir et son salut résident dans un renforcement de ses liens avec le continent européen. En fait l’Amérique a autant besoin de l’Europe que celle-ci a besoin d’elle. A l’heure actuelle les Etats-Unis traversent une période difficile, avant tout dans les domaines psycho-politique et social.

La fameuse triade : ” Confiance en soi — bonne conscience — esprit pionnier (mué en esprit de croisade) ” se trouve fortement démonétisée. Le flot des cerveaux en provenance d’Europe s’est fortement réduit. En revanche nous assistons à une intense asiatisation des universités américaines, grâce à une arrivée massive de professeurs et d’étudiants en provenance du Japon, de la Chine, de la Corée du Sud et du Vietnam. Enfin il ne faut pas oublier la poussée croissante de l’émigration en provenance de l’Amérique latine.

C’est sur le continent euro-asiatique que les Américains peuvent à la fois effectuer un retour aux sources et restaurer leur triade — en particulier l’esprit de croisade. En ce qui concerne l’Europe occidentale, M. l’Ambassadeur nous a brossé un tableau plus que parlant et montré en particulier que l’OTAN constituait toujours une organisation d’actualité indispensable, en attendant que soit mis en place un système de défense européen.

Par ailleurs avec la disparition du mur, aucune frontière réelle ne sépare cette partie de notre continent de l’Europe Centrale dont les pays émergent avec difficulté de leur ancien état d’asservissement à Moscou. L’existence sur leur flanc sud de l’abcès balkanique constitue un casse-tête difficile à résoudre.

Enfin il y a l’Eurasie blanche, autrement dit la partie essentielle de l’ancien Empire soviétique (ou russe). Son éclatement en trois morceaux : Belarus, Ukraine et Russie a certainement été un mal nécessaire. Les différends russo-ukrainiens découlent d’un long contentieux mais ne peuvent pas, à mon avis, déboucher sur un véritable conflit.

On peut penser qu’à terme, surtout si la Russie parvient à résoudre l’essentiel de ses problèmes économiques, on assistera à un rapprochement des trois Etats slaves sous la forme d’une confédération.

Il reste bien entendu le problème de l’armement nucléaire stratégique et tactique évoqué par M. l’Ambassadeur. Il est certes préoccupant au même titre que celui de la dissémination nucléaire, surtout que les données de la dissuasion se trouvent radicalement modifiées.

Personnellement je demeure optimiste car le risque majeur, celui d’une guerre civile à une grande échelle est selon moi exclu. Je puis en effet certifier qu’il y a dans les populations slaves de l’ancienne U.R.S.S. un rejet viscéral d’une guerre fratricide et que les explosions ethniques ou religieuses de la périphérie : Ossétie, Nagorny-Karabakh, Moldavie, etc. ne risquent pas à mon sens de faire tache d’huile.

Pour terminer ce survol des tronçons séparés de l’ancienne chrétienté, je dirai que l’avenir de l’ensemble se trouve fortement conditionné par l’évolution de la nébuleuse islamique et l’exploitation de ses turbulences par le binôme Chine-Japon.

LA NEBULEUSE ISLAMIQUE

Celle-ci se présente en trois tronçons, l’arabe, le turco-mongol et l’irano-asiatique.

Le tronçon arabe est celui sur lequel se concentre en priorité notre attention. Il n’est pas dit pour autant qu’il soit le plus dangereux. Tout d’abord son unité est toute relative, ainsi que l’a prouvé la Guerre du Golfe. Ses pôles sont multiples et pour la plupart antagonistes. Seule la présence au Proche-Orient de l’Etat d’Israël — cet avant-poste du monde occidental de l’époque de la « guerre froide », suscite parmi les pays arabes un semblant d’unité.

En revanche le tronçon turco-mongol recèle des potentialités redoutables, ne serait-ce qu’en raison des incertitudes quant à la future orientation de la Turquie. Lors de mon récent séjour à Istanbul j’ai pu me rendre compte sur place de l’impact sur la classe dirigeante turque, tant des événements du Caucase que de l’évolution de la situation dans les républiques soviétiques islamiques.

Ainsi s’esquisse, de la Mongolie Extérieure à l’Anatolie, une immense zone d’instabilité potentielle sur laquelle s’exercent les effets de la rivalité « Chine- Japon » dont il sera question plus loin.

Le troisième tronçon dont Téhéran est l’animateur paraît à première vue hétérogène et disparaîtra. S’étendant de l’Iran aux Philippines, ce tronçon englobe l’Afghanistan, le Tadjikistan, le Pakistan et le Bangladesh, sans parler des 100 millions de Musulmans de l’Inde, de l’Indonésie et d’une partie de l’archipel philippin.

Avec la fin du régime communiste en Afghanistan nous assistons peut-être à un début d’incendie qui pourrait s’étendre au sous-continent indien avec à l’arrière-plan les armes nucléaires dont disposent le Pakistan et l’Inde. Sans vouloir noircir à dessein les perspectives d’avenir dans cette partie du monde, elles nous paraissent autrement angoissantes que celles qui s’esquissent dans le bassin méditerranéen.

LES DEUX STRATEGIES CONCURRENTIELLES

En ce début du XXIe siècle, les deux seules grandes puissances ayant une vision d’avenir et œuvrant en vue de réaliser cette vision sont la Chine et le Japon. Leur rapprochement, le 12 avril 1978, a été l’événement le plus important du siècle précédent depuis 1945.

Dans le préambule de cet accord les deux parties stipulaient qu’il était « anti-hégémonique » et, de ce fait, il visait l’Empire soviétique. Demeuré toujours en vigueur, il vise désormais les Etats-Unis.

Certes les deux signataires sont autant, sinon plus, des concurrents que des partenaires s’efforçant d’être à la hauteur de leurs appellations historiques d’Empire du Milieu et d’Empire du Soleil Levant, mais face à l’ancienne chrétienté leur attitude est commune.

De ce point de vue, la nébuleuse islamique dont Pékin et Tokyo se disputent le contrôle, constitue un ensemble explosif redoutable.

Dans l’immédiat la Chine a pris l’avantage en investissant les territoires libérés de l’influence soviétique. Ayant solidement pris pied à Téhéran, elle est à même d’agir à la fois sur les deux tronçons asiatiques de la nébuleuse islamique. Cela n’empêche pas « l’empire du Milieu » de s’intéresser également au tronçon arabe tout en entretenant des rapports corrects avec Israël.

Face à cette manœuvre d’ensemble, le Japon semble avoir pris un peu de retard, du moins sur le continent asiatique. Toutefois, grâce à son potentiel technologique et financier, il s’efforce d’imposer sa volonté à la Russie nouvelle, de prendre pied en Mongolie extérieure, de marquer la Chine dans le Sud-est asiatique sans pour autant relâcher son effort sur l’Europe occidentale et l’Amérique.

Rappelons pour finir que la « mer intérieure » du XXe siècle est l’Océan Pacifique et que les deux empires s’efforcent d’en assurer le contrôle en commençant par une semi colonisation de l’Australie, de la Nouvelle Zélande et de la Nouvelle Calédonie.

LE PHENOMENE « MAFFIEUX » A L’ECHELLE MONDIALE

Si dans ce survol de notre planète j’ai sciemment omis l’Afrique noire, la raison en est qu’elle représente un ancien champ de bataille de la confrontation Est-Ouest du XXe siècle qui me fait penser un peu à Verdun et au chemin des Dames que nous visitions pieusement entre les deux guerres mondiales.

L’Afrique n’est peut-être pas totalement abandonnée, mais pour l’essentiel elle est livrée à son sort.

D’ailleurs ni la stratégie chinoise ni la stratégie nipponne ne la considèrent en tant qu’objectif prioritaire. En revanche mon analyse globale ne serait pas complète si je passais sous silence le fléau mondial de notre époque : le phénomène maffieux.

Pourtant ce phénomène est autrement plus concret que toutes les internationales, tous les complots que l’on dénonçait aux siècles précédents. En ce sens il est le plus diabolique dans la mesure où, à l’instar de Satan, sa principale ruse est de faire croire qu’il n’existe pas ou que du moins s’il existe c’est toujours chez les autres.

L’assassinat du malheureux juge Falcone nous révolte certes, mais nous fait plaindre l’Italie car un tel crime serait impensable chez nous. En sommes- nous tellement sûrs ? La drogue, la prostitution des deux sexes, les trafics d’influence et autres tares socio-morales ne sont que des manifestations hideuses d’un même phénomène mondial : la criminalité organisée.

A l’heure actuelle celle-ci se manifeste partout, tant dans l’ancienne chrétienté que dans la nébuleuse islamique, qu’au Japon et même en Chine.

Je ne suis pas un spécialiste de la question, mais connaissant aussi bien l’ancienne U.R.S.S. que ses actuels morceaux, je peux, à titre d’illustration vous conter brièvement la genèse et le développement de cette maladie dans le sixième des terres immergées.

Mes sources résident dans la lumineuse étude publiée en plusieurs morceaux dans l’hebdomadaire soviétique ” La Gazette Littéraire ” en 1988, sur la base des déclarations du Colonel Gourov, à l’époque Chef du « Bureau Etudes » au Ministère de l’Intérieur en U.R.S.S.

La genèse de la criminalité organisée dans le système totalitaire soviétique remonte au phénomène concentrationnaire dans lequel les condamnés de droit commun étaient des auxiliaires de la chiourme officielle pour faire travailler et exterminer les détenus politiques.

Ce statut privilégié a fait naître dans la conscience de la pègre le sentiment de sa supériorité sur les honnêtes gens. Ce sentiment a eu pour conséquence un début d’organisation au sein de la pègre, à l’intérieur, puis à l’extérieur des camps.

D’un bout à l’autre de l’immense territoire, des bandes strictement hiérarchisées instauraient une « loi du milieu », un jargon unique et des signes de reconnaissance.

Toutefois, à l’époque du totalitarisme stalinien les possibilités d’action concertée étaient limitées. Au début des années 60, vers la fin du règne de Khrouchtchev, on vit fleurir en U.R.S.S. le système clandestin du « business parallèle » à base d’individualités débrouillardes et de fonctionnaires véreux, sous la forme de petits ateliers de fabrication d’articles de bien de consommation et de commerces divers.

Face au « business clandestin » la pègre organisée n’allait pas manquer de passer à l’action en pillant ou en rançonnant les « fabricants » et les « commerçants » hors-la-loi, et cela conformément à une règle en trois points : 1. Prends tout ce que tu peux prendre; 2. Ne prends jamais tout, car la patience humaine a des limites; 3. Dans chaque opération, mouille un policier pour être sûr de l’impunité.

Devant cette offensive à l’échelle de l’U.R.S.S., les représentants du « business parallèle » vinrent à résipiscence. Une conférence de la paix se tint fin 1968 à Rostov-sur-le-Don, à l’issue de laquelle les businessmen s’engagèrent à payer la dîme à la pègre, cette dernière promettant de cesser les exactions.

Possédant désormais des sources de revenus garantis, la pègre put passer à une étape suivante, l’investissement de l’Administration du Parti et de l’Etat. C’est ici que se place un épisode que le Colonel Gourov omet de citer dans son étude, « la connivence entre le K.G.B. et la pègre. ».

Au cours des années 70, le K.G.B., au fait de sa puissance, intensifie son action à l’extérieur de l’ U.R.S.S. et croit bon d’utiliser des éléments de la pègre pour des trafics à l’étranger.

Finalement, qui manipule l’autre ?. La question est posée. De toute façon la pègre peut ainsi prendre de précieux contacts avec ses homologues occidentaux.

Puis la guerre d’Afghanistan lui donne l’accès aux sources de drogue du K.G.B. sous forme de plantations de pavots dans le sud de l’Ouzbékistan. Ainsi avant même l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985, la pègre soviétique a droit, selon le Colonel Gourov, au titre de Maffia : car non seulement elle est bien organisée, mais elle possède des liaisons permanentes avec l’étranger et la possibilité de « laver l’argent sale ».

En 1988, des centaines de « bandes » contrôlaient l’ensemble du territoire. Aucun « parrain » n’était tombé. La drogue, la prostitution, les hold-up, voire même les vols à la tire payaient tribut; sur les centaines de millions de roubles de bénéfices : 70 % se trouvaient investis dans « l’achat des consciences ».

J’ignore la situation exacte à ce jour, mais ce ne sont certainement pas les événements intervenus dans l’ex-empire soviétique qui ont pu affecter la toute-puissance de la maffia. La terrible question que je me pose est liée à cette toute-puissance à l’échelle de la planète et à l’efficacité de la lutte contre ce fléau dans les pays dits développés.

CONCLUSION

Dans son remarquable exposé précédant mon intervention, M. l’Ambassadeur a posé un certain nombre de points d’interrogation. Je viens à mon tour d’allonger passablement sa liste.

Selon moi le XXIe siècle débute plutôt mal et paraît contraster avec l’aube du XXe saluée naguère par le père de Marcel Pagnol comme celle de tous les espoirs. Curieusement c’est ce mauvais départ qui vient conforter mon optimisme relatif. Chrétien, je ne perds pas l’espoir de voir l’ancienne chrétienté retrouver son unité. Religion du « VU » le christianisme peut très bien finir par trouver un terrain d’entente avec la Confession de « « l’ENTENDU » que représente le judaïsme et celle du « DICTE », en d’autres termes l’Islam. Issues de la même Révélation du Dieu Unique, ces trois confessions sont essentiellement celles du dialogue entre le Créateur et les créatures. Ce sera évidemment plus difficile de s’entendre avec les extrêmes-orientaux, ces Empires du « Monologue », mais nous n’en sommes pas encore là.

De toute façon quand on songe aux siècles précédents et surtout au XXe , lequel selon moi a commencé en 1917, je ne vois aucune raison d’être pessimiste .




La defense de L’Europe par l’ambassadeur Jean Beliard (1992)

Au début de son exposé l’Ambassadeur rappelle les changements intervenus dans le monde en cette fin de siècle, du fait en particulier de la victoire décisive de l’Alliance Occidentale sur l’Empire communiste soviétique.

Désormais nos ennemis devenus nos adversaires puis nos amis, du moins le disent-ils, souhaitent devenir comme nous.

Il souligne ensuite que l’Europe a souffert au cours des siècles d’un excès de puissance. Ses composants se déchiraient en vue de la dominer. Dorénavant c’est le contraire. L’Europe rêve d’un système de paix démocratique, doté de pérennité, comme celui dont elle bénéficie depuis 1945 — à l’Occident du moins.

La C.E.E. a été bâtie sans prévoir l’ascension d’une puissance dominante. Or ce peut être un jour l’Allemagne!

Les sociétés en général ont besoin de puissance et les peuples ont-ils vraiment perdu l’habitude de le souhaiter ? Pour longtemps l’Europe ne sait pas très bien où elle va et, faute de but précis, il lui est difficile de construire une stratégie.

Il se trouve que l’Europe et les pays qu’elle a influencés, sinon engendrés : Etats-Unis, Canada, en majorité blancs et chrétiens, vont cesser d’être le centre de toute la politique mondiale. Par ailleurs il faut toujours tenir compte du fait nucléaire.

Depuis 1945 notre planète se divisait en deux zones celle où la guerre était possible et celle des puissances nucléaires où elle ne l’était plus.

Désormais elle va se diviser en zones nucléaires Nord-sud, le Sud pouvant utiliser la bombe atomique comme arme de terreur. La dialectique nucléaire — et singulière ment la nôtre, la française, celle du faible au fort, va être retournée contre nous.

Il ne s’agit pas seulement de détruire les armes nucléaires des adversaires potentiels — terroristes ou déments — mais éventuellement de pouvoir les acheter.

Enfin, les armées des pays pacifiques raisonnables démocratiques ne vont plus seulement être consacrées à la défense, mais de plus au maintien de la paix, à l’aide humanitaire, aux secours apportés lors des catastrophes naturelles.

IMPORTANCE FONDAMENTALE DU RENSEIGNEMENT

Il n’y aura pas de défense européenne sans un effort considérable pour doter la France et la Communauté d’un système valable d’acquisition des renseignements militaires, politiques et industriels.

La nécessité accrue du Renseignement est largement prouvée par l’expérience récente de la Guerre du Golfe et du conflit Est-Ouest. C’est ainsi que d’une part les alliés du Golfe, grâce pour 95 % aux moyens techniques américains — satellites, Awacs, etc. savaient tout sur les mouvements de préparation irakiens et que, d’autre part, ils étaient beaucoup moins bien renseignés sur le nombre de Scuds et les préparatifs atomiques de l’adversaire.

D’où la nécessité pour une défense européenne de satellites d’observation, de Spots et d’Hélios en nombre suffisant, et d’une stricte coordination entre alliés européens au sujet des exportations d’armes et de technologie à destination de « pays suspects ». C’est dire que presque tout est à faire.

Concernant le conflit Est-Ouest, les Alliés avaient sous-estimé de plus de 25 % le chiffre des armes; ils n’avaient pas pris en compte les plans d’attaque les plus audacieux. En revanche ils avaient nettement surestimé les données économiques soviétiques (degré de pagaille et d’inefficacité) tout en tenant compte correctement des qualités soviétiques pour l’espace, la physique, la construction aéronautique et navale.

De plus nous savons désormais, grâce aux documents récupérés en Allemagne de l’Est, etc… que les services de l’Est en savaient beaucoup plus sur nous que nous le pensions.

De nombreux réseaux soviétiques sont toujours en place. Il en résulte qu’il ne s’agit pas de baisser la garde et en ce qui concerne l’Europe d’améliorer notre système de renseignement et de contre-espionnage, voire de contre-terrorisme. N’oublions pas que les Etats-Unis dépensent chaque année pour le Renseignement les trois quarts du budget français de Défense.

LA DEFENSE DE L’EUROPE

La première question qui vient à l’esprit est celle de l’autorité qui devrait coiffer cette défense; la deuxième, celle de la définition de l’entité Europe; la troisième enfin, celle de l’adversaire potentiel. Le cœur du problème est: Qui commande ? Qui défend quoi ? Contre qui ?

A) Les risques Or il subsiste des risques, qu’il s’agisse de l’Est ou du Sud. A l’Est, l’Ambassadeur évoque la panique des Occidentaux pendant les trente-six heures du putsch de Moscou, le 19 août 1991.

Le seul rempart dont on disposait à ce moment-là était celui de l’OTAN. Qui peut prédire ce qui se passera au sein de l’ex-Union Soviétique ?

Les deux seules certitudes sont l’imprévisibilité d’une part, et de l’autre la possession par les ex-républiques — dans la stricte observance des accords de Vienne — de 6.000 avions de combat, 13.000 chars (c’est-à-dire beaucoup plus que n’en possèdent les forces armées européennes de l’OTAN), sans parler de quelque 25.000 têtes nucléaires dont on peut espérer qu’elles ne seront plus que la moitié dans quelques années.

L’Occident doit rester sur ses gardes en conservant des forces armées dissuasives. Au Sud, la Guerre du Golfe a engendré de réminiscences de 1939.

Deux enseignements sont à en tirer : 1. Seuls les Etats-Unis étaient à même de résoudre le problème. 2. La dissuasion n’a servi de rien. La guerre a eu lieu.

En conséquence il faut être prêt à se défendre; l’imprévisible étant la règle et le temps ne sera pas toujours là du côté des démocraties comme il l’a été dans ce cas.

B) Interrogations 1) Combien de dictateurs irrationnels qui haïssent l’Occident et peuvent posséder l’armement nucléaire ? 2) Régions du globe que l’Europe devrait absolument pouvoir protéger pour garantir son approvisionnement en pétrole, la liberté des mers, etc.? 3) Contre quels terroristes ou groupes de terroristes faut-il prévoir des mesures de défense nucléaire ?

Il y a donc risques et nécessité de défense. Jusqu’à présent deux solutions ont réussi, sauf dans le cas de Saddam : l’OTAN et le Nucléaire.

C) La Défense La nécessité d’une défense ne fait pas l’ombre d’un doute, mais, s’interroge l’Ambassadeur, doit-elle être européenne? Peut-elle être européenne? L’Ambassadeur envisage alors les diverses hypothèses : péril venant de l’Est ou d’un forcené du Sud, voire celui de ce forcené s’appuyant sur des forcenés indisciplinés de l’Est. Vis-à-vis de l’Est la dissuasion s’imposera.

Toutefois dans le passé ce sont les forces nucléaires américaines qui ont dissuadé le Kremlin. Qu’en sera-t-il de la dissuasion purement européenne ? Et pendant que nous suspendons nos essais nucléaires, la Chine vient de faire exploser un mégatonne le 15 mai dernier ! Quant aux menaces venues du Sud telles que la folie nucléaire d’un dictateur aux abois ou des troubles du genre Liberia, Zaïre ou Tchad, l’Europe (à 9 ou à 12) devrait être à même d’engager des forces d’action rapide avec un soutien logistique aérien très important.

Or en dehors du corps franco-allemand — en création — il n’existe aucune autre force disponible ni le moindre état-major intégré relevant d’un centre de décision européen. Peut-on parier à terme, c’est-à-dire une décennie ou plus, sur l’existence d’un exécutif européen capable de répondre en quelques heures à une menace affectant la Communauté ? Ou devons-nous faire confiance d’ici là à la seule organisation défensive ayant largement fait ses preuves jusque-là, c’est-à-dire l’OTAN. Tel est le dilemme qui se pose à nous.

EVOLUTION DE L’ALLIANCE

L’Ambassadeur constate que deux disputes franco- atlantiques ont disparu: 1) Avec la disparition du « Rideau de Fer » la stratégie dite de la « réponse graduée » prônée par l’OTAN depuis 1967 a évolué. Le communiqué de Rome (décembre 1991) a consacré la création de forces multinationales stationnées en profondeur sur le territoire allemand. 2) D’autre part, la France, après une initiative malheureuse, a accepté à nouveau le stationnement des forces françaises en Allemagne et peut-être celui des forces allemandes en France.

Enfin il ne faut pas oublier que pour les nouveaux pays de l’Europe Centrale, voire pour la Russie d’Eltsine, l’OTAN demeure la Référence. Malheureusement il faut constater que notre pays s’efforce de limiter l’importance et l’influence de l’OTAN.

LA DEFENSE DE L’OTAN

Cette curieuse attitude de la France dont pourtant le Président a déclaré publiquement à trois reprises qu’il voulait une présence américaine, s’explique, selon l’Ambassadeur par le tissu de contradictions dans lequel nous sommes pris.

Ces contradictions nous valent d’acerbes critiques de la part de tous nos alliés. Ces contradictions sont entre autre : — Notre gouvernement défend, à juste titre, le traité de Maastricht mais en même temps invoque à son propos la nécessité d’arrimer l’Allemagne à l’Europe, ne pas la laisser libre de retomber dans ses démons, soit vers l’Est, soit dans le monde entier.

Si ces craintes sont fondées — ce que l’Ambassadeur ne croit pas, pourquoi vouloir éloigner les Etats-Unis, seule garantie contre les « desseins allemands » ? — En même temps on crée un Corps de bataille franco-allemand d’au moins deux divisions, doté de moyens modernes. Cela permettra à une force allemande de se battre le cas échéant au-delà de ses frontières, ce qui lui est actuellement interdit par sa Constitution.

Or, le 13 mai dernier, le Ministre de la Défense allemand a déclaré qu’il faudra au moins dix ans pour y parvenir (et non une année comme l’a écrit le Chancelier Kohl). — Nous donnons l’impression de considérer les forces américaines comme pouvant être menaçantes et les forces allemandes comme bienfaisantes.

En fait il n’y a plus aucun danger allemand, mais quand y a-t-il eu danger militaire américain ? Faut-il évoquer 1917, 1941 ou 1944 ou tout ce que nous devons aux forces aériennes américaines, à leurs renseignements chaque fois que nous avons lancé une opération depuis les années 60 ?

Le Vietnam a été une exception; mais la pression des Américains sur nous a été politique et non militaire. — On prétend à Paris que le corps franco-allemand constitue l’amorce du bras séculier européen, sous l’égide de l’U.E.O., mais l’arrivée au sein de la Communauté des Etats neutres Suisse, Autriche, ne va pas faciliter la création d’une armée européenne.

Combien d’années faudra-t-il attendre la naissance au sein de ces nations d’un nouvel état d’esprit ? — Et même en supposant que cette armée voit le jour, avec quels moyens pourrait-elle agir outre-mer ? En attendant, a-t-on prévu pour le futur Corps une standardisation des armements ?

L’Ambassadeur détaille tous les échecs déjà essuyés en la matière. Enfin il évoque une hypothèse émise dans la revue The Economist selon laquelle l’Allemagne aurait accepté la création du Corps franco-allemand en vue de hâter le départ des Américains d’Europe, de dégoûter l’opinion américaine de l’OTAN et de laisser à la R.F.A. plus de liberté dans sa politique à l’Est.

En conclusion l’Ambassadeur constate que le monde a changé et que, la dissuasion aidant, nous avons eu le loisir de faire de la politique et de rapprocher la France de l’Allemagne à un degré inespéré.

Désormais il faut obtenir une cohérence entre les organismes qui s’occupent de défense en Europe.

La France doit se rapprocher de l’Allemagne, même si elle ne veut pas intégrer ses forces. Elle devrait entrer au Comité de Planification de l’OTAN, au Comité d’Etat-major et au comité des Plans Nucléaires, organismes qui travaillent sur les idées de Maastricht. Sinon nous serons au service d’une politique à l’élaboration de laquelle nous n’aurons pas volontairement participé.

D’autre part il faut s’attendre à ce qu’après la création de l’Eurocorps, les Allemands nous demandent qui en assurera la protection nucléaire. Dans quelle mesure les armes atomiques françaises sont-elles disponibles pour assurer la sécurité de l’Europe ? A cet égard il est invraisemblable que les Allemands ne demandent pas l’égalité des droits. Il suffit de lire la presse allemande pour mesurer combien cet appel est sous-jacent, brûlant, et combien il nous sera difficile de le contester.




Expose du Colonel Michel Garder- 1986-Consequences de la guerre du Golfe-

Il y a un an, lors de notre Congrès de Paris, j’ai tenté de tirer les conséquences à l’échelle mondiale, du passage fin 1989 du XX° au XXI° siècle et de montrer que ce passage était peut être encore plus radical que ceux de 1789 et de 1917 entre les XVIII° et XIX° et les XIX° et XX° siècles. “

L’épisode de la guerre du Golfe devait dans une certaine mesure occulter les réalités de ce passage, en laissant accréditer l’illusion de la création d’un nouvel ordre mondial. Il faut dire que la mobilisation sous la bannière du ” droit international ” d’une coalition aussi hétéroclite que celle que nous avons vue se mettre en place entre l’automne de 1990 et le déclenchement de la ” tempête du désert “, suffisait à elle seule à créer cette illusion.

Les votes positifs au Conseil de sécurité de l’O.N.U. avec un minimum d’opposants, venaient de plus rassurer ceux qui craignaient que les Etats­Unis s’arrogent désormais le droit exclusif de gendarme de notre planète. D’ailleurs en arrêtant net les opérations après la libération du Koweit, alors que l’élimination totale de Saddam Hussein paraissait à sa portée, le président Bush n’avait-il pas lui-même souligné la primauté des Nations Unies dont la coalition n’était que le bras justicier.

C’est à partir de ce moment-là, que le charme, suscité par la détermination du président Bush, la mise en place exemplaire du ” bouclier du désert “, l’ampleur de la coalition du droit et surtout l’extraordinaire exhibition télévisée des forces armées américaines et accessoirement alliées, allait progressivement se dissiper. Abstraction faite du retour à Koweit de la famille régnante et des pertes infligées à l’armée et aux villes irakiennes, on en revenait pratiquement à la case départ.

L’illusion médiatisée de la guerre du Golfe

Lorsque nous revoyons après coup l’ensemble des événements liés à la crise puis à la guerre du Golfe, nous sommes frappés par le caractère onirique – ou mieux hypnotique – que revêt avant tout cette tranche d’histoire. Certes, il y a eu dans l’enchaînement des faits une logique indiscutable avec la participation réelle des dirigeants politiques mondiaux, croyant sincèrement remplir leur devoir et prendre des décisions engageant l’avenir. Les chefs militaires qui exécutaient leurs missions en mettant en oeuvre des troupes d’élite, disposant de matériels ultra-modernes, étaient non moins indiscutablement réels.

Et puis, il y avait un motif tout aussi réel et indiscutable : une agression préméditée, perpétrée à la face du monde par un tyran odieux, doté d’une armée redoutable contre un petit pays membre de la grande famille des Nations Unies. Un tel crime ne pouvait pas demeurer impuni ; le droit et la morale les plus élémentaires exigeaient une sanction et, bien entendu, la restauration de la victime dans ses droits et son intégrité.

Il y avait enfin le coupable lui-même tellement réel dans son ignominie que l’on ne savait plus à quel grand criminel de l’histoire on pouvait le comparer. ” Un nouvel Hitler ” s’était écrié le président Bush… et la comparaison ne paraissait pas déplacée. Et pourtant, d’un bout à l’autre, cette version planétaire de ” Crimes et Châtiments ” s’est déroulée dans une ambiance plus proche d’une séance d’hypnose collective que de celle du roman de Dostoïevsky ! La raison majeure de cette ambiance – disons surréaliste – réside, selon nous, dans le fait que ni les acteurs ni les spectateurs de cette illusion médiatisée ne tenaient compte du changement de siècle intervenu depuis 1989. Il s’agissait en somme d’une guerre du XX° siècle se déroulant au XXI° siècle, c’est-à-dire dans un cadre profondément différent et des catégories de pensée en voie de mutation.

La première victime, si l’on peut dire, de cette mutation a été Saddam Hussein lui-même, habitué à raisonner dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest, qui lui garantissait une impunité quasi-totale. Il est vrai qu’au ” bon vieux temps du XX° siècle ” l’invasion du Koweit eût tout au plus suscité l’indignation au sein du camp occidental et quelques remous dans le monde arabe. Aussi la violente réaction américaine et l’alignement, même apparent, du Kremlin sur la Maison Blanche ont-ils constitué une surprise désagréable pour le dictateur irakien. Son ralliement subit à l’Islam, en lieu et place du National Socialisme arabe qui avait jusque-là fait sa fortune, et son appel à la guerre sainte ne pouvaient plus changer le cours des événements.

De son côté, le président Bush devait passer à l’action en croyant – ou en faisant semblant de croire – que l’U.R.S.S. constituait toujours le deuxième pôle de l’équilibre mondial. De là le maintien permanent des contacts avec Moscou, où la guerre froide russo-soviétique battait son plein, la ” rencontre historique ” avec Gorbatchev à Helsinki, etc. Le regain de prestige de l’O.N.U. n’était pas non plus une innovation. Créée par les États-unis, en plein XX° siècle, cette vénérable institution que le Général de Gaulle avait traitée naguère de ” Machin “, retrouvait son lustre de 1950 et de la guerre de Corée.

Les militaires américains étaient de leur côté conviés à prendre leur revanche sur la défaite au Vietnam, et au fond s’apprêtaient à mener – à frais réduits – la guerre qu’ils n’avaient pas faite contre les Soviétiques, en testant les matériels et la stratégie élaborés en vue de celle-ci. Le clivage entre les pays arabes était également une rémanence du XX° siècle. Il en allait de même des pays de l’Europe Occidentale : la Grande-Bretagne et la France retrouvant leur cohésion de l’époque de Suez, l’Allemagne absorbée par sa réunification se réfugiant dans un semi-neutralisme et les autres demeurant spectateurs.

Seuls deux pays jouxtant le ” champ de bataille “: Israël et la Turquie allaient pour des raisons différentes tenir compte des réalités du XXI° siècle.

En s’abstenant de riposter aux tirs des Scuds irakiens – à la demande des États-unis – Israël contrevenait à la règle impérative qui avait assuré sa survie au XX° siècle, à savoir de ne jamais laisser une agression ennemie sans représaille immédiate et massive. En participant elle-même indirectement à la bataille, la Turquie faisait en quelque sorte une entorse à la règle instaurée par Kemal Ataturk de ne pas se mêler aux affaires du Moyen-Orient, une règle respectée tout au long du XX° siècle.

Enfin, à l’arrière-plan, les deux ” alliés-concurrents ” du binôme asiatique la Chine et le Japon s’efforçaient, chacun à sa façon, d’engranger des bénéfices potentiels sans heurter de front les États-unis. Tous deux étaient bien entrés dans le XXI° siècle avec ses perspectives nouvelles auxquelles il leur fallait s’adapter.

Une fin surréaliste provisoire

Grâce aux médias – et en premier lieu la télévision – le monde entier avait pu suivre la ” tempête du désert ” de minute en minute, y compris avec des émissions occidentales en provenance de Bagdad. Pour un peu on pouvait rêver d’une ” couverture ” identique de la deuxième guerre mondiale avec une caméra alliée installée dans le Bunker d’Hitler à Berlin.

Dieu merci, les Scuds mis à part, l’armée irakienne n’avait pas recours aux armes spéciales et à peine avait-il été question de la fameuse garde républicaine. Les pertes alliées étaient minimes et une fin décisive et conforme à la morale se profilait à l’horizon. Coïncidant avec le cessez-le-feu consécutif à la libération du Koweit, les résistants ” Chiites ” au Sud et les ” Kurdes ” au Nord faisaient leur apparition. Encouragés par les Américains et soutenus moralement par de nombreux pays – dont l’Iran, les insurgés s’emparaient de nombreuses villes et, disait-on, menaçaient Bagdad. On sentait venir un dénouement du type XX° siècle avec mise à mort ou suicide du tyran, instauration d’un tribunal international pour criminels de guerre, coupables d’assassinats ou d’exactions au Koweit, et en premier lieu d’incendies des puits de pétrole. On en oubliait même les ultimes manœuvres soviétiques au profit de l’Irak telles que les voyages de Primakov à Bagdad et le séjour de Tarek Aziz à Moscou.

Et puis, subitement, le scénario allait basculer dans le XXI° siècle, c’est-à-dire dans la réalité. L’armée irakienne retrouvait sa force, sa cohésion et ses munitions pour mater les deux rebellions. En attendant de fêter son 54ème anniversaire, Saddam Hussein refaisait surface, changeait son gouver nement. Le Parti Baath que l’on croyait volatilisé, reprenait la situation en main. Mieux, cette semi-résurrection se passait sous les yeux de l’armée américaine, l’arme au pied.

C’est alors que les médias changèrent de scénario en optant pour celui du XXI° siècle avec en gros plan la tragédie kurde. Du coup, une partie des troupes ayant joué un rôle actif dans la victoire éclair sur l’Irak, prit en charge la survie des vaincus de la brève et sanglante guerre civile. Celle-ci avait peut-être fait plus de victimes que la ” tempête du désert ” mais l’élan des coeurs dont les malheureux Kurdes étaient les bénéficiaires, faisait passer le reste, y compris les appels au soulèvement, au second plan.

Pour finir, alternant avec les images insoutenables du martyre des Kurdes, nous eûmes droit aux images des festivités de l’anniversaire de Saddam Hussein et de la réception par ce dernier d’un des chefs de la rébellion kurde, venu demander l’aman à son suzerain. Sensiblement au même moment, le général Schwartzkopf, le vainqueur de ” tempête du désert ” rentrait triomphalement aux États-unis.

La poursuite du désordre mondial.

Les invocations à un nouvel ordre mondial étant demeurées sans effet et la guerre du Golfe ayant abouti à l’épilogue rappelé ci-dessus, force est de constater que la situation mondiale est plus riche en incertitudes menaçantes qu’en perspectives rassurantes. En effet, un hypothétique nouvel ordre mondial ne pourrait se concrétiser qu’à la suite d’efforts cohérents de la seule super­puissance valide : les États-unis s’appuyant sur l’O.N.U. et en fait, voudrait dire l’instauration d’une Pax Americana.

En dehors de cette solution extrême, il ne reste que l’éventualité de l’émergence d’un nouveau pôle : européen ou asiatique, s’opposant aux États-unis et conditionnant un nouvel équilibre du genre de celui que nous avons connu dans la dernière partie du XX° siècle.

Il peut paraître prétentieux – sinon ridicule – d’émettre en quelques lignes un diagnostic sur l’état de santé actuel et les perspectives d’avenir d’une super-puissance comme celle des États-unis. Aussi nous bornerons-nous à rappeler quelques données qui nous paraissent essentielles quant à la ” personnalité ” de ce pays au destin hors du commun. Sa véritable histoire débute avec la Constitution de 1789, c’est-à-dire coïncide avec ce que nous pensons être le début du XIX° siècle. Ce siècle, très long, s’achevant selon nous en 1917, les Etats-Unis ne le vivent pas en symbiose avec l’Europe, en particulier du fait de la doctrine de Monroe. La notion de ” démocratie ” idéalisée s’y allie à un christianisme à dominante protestante – voire puritaine. L’Europe des monarchies, pour la plupart absolues, l’emprise du catholicisme sur de nombreux pays et en contrepoint la forte poussée du matérialisme à prétention scientifique, la montée du socialisme avivant la lutte des classes, etc. rebutent la jeune puissance continentale dont les traits dominants sont l’esprit pionnier, la bonne conscience et la confiance en soi. Sa seule crise sérieuse a été la guerre de Sécession, un affrontement entre états et non une guerre civile. Professant l’anti-colonialisme – le colonialisme étant une tare européenne, les États-unis ne manquent pourtant pas de goûter au fruit défendu entre 1898 et 1914 : Hawaï, Philippines, guerre de Cuba, Panama, l’esprit pionnier et la confiance en soi faisant taire un peu de mauvaise conscience. C’est en toute bonne conscience qu’en 1917, la ” démocratie ” américaine vient se ranger aux côtés de la France et de ses alliés contre l’impérialisme de l’Entente.

Se trouvant dans le camp des vainqueurs, les États-unis abordent le XX° siècle avec l’intention, du moins au niveau de son administration, de jouer un rôle de premier plan à l’échelle mondiale (S.D.N. Traité de Versailles) . Toutefois le Congrès ne suit pas. La diplomatie américaine n’en demeure pas moins active en Europe et en Asie. La crise de 1929 secoue durement les États-unis et amène au pouvoir le président Roosevelt qui redresse la situation économique et sociale (New Deal) mais le Congrès demeure isolationniste.

C’est à partir de l’attaque japonaise de Pearl Harbour de décembre 1941 que les États-unis vont rapidement devenir une super-puissance à l’échelle mondiale et prendre la tête de deux croisades successives contre l’Axe d’abord, contre le totalitarisme communiste ensuite.

C’est cet esprit de croisade qui succède en quelque sorte à l’esprit pionnier originel et renforce encore la bonne conscience et la confiance en soi. Soldats du Bien contre les forces du Mal, les États-unis relèvent tous le défis de ces dernières dans tous les domaines : financiers, économiques, scientifiques et techniques. Finalement, après avoir vaincu le Mal nazi, le Américains l’emportent en 1989 sur le Mal communiste. Toutefois, il faut noter que les seuls échecs subis par les ” croisés américains ” se situent en Asie : Corée, Chine, Vietnam et qu’il leur a fallu recourir à l’arme nucléaire pour abattre le Japon. La guerre du Golfe a peut-être exorcisé ces échec, voire concrétisé symboliquement la victoire sur le Mal, mais le XXI° siècle débute pour les États-unis sans forces du Mal à combattre. Le Japon et dans une certaine mesure la Chine ont été leurs alliés dans l’affrontement contre l’U.R.S.S.. Cuba n’a pas la dimension voulue pour personnifier le Mal . ” Vous seriez bien embêtés si on vous supprimait l’ennemi ” avait dit le Soviétique Arbatov à l’époque Directeur de l’Institut Amérique de Moscou à un groupe d’étudiants américains en 1987. Sa boutade s’est avérée exacte pour son propre pays dont le régime a été touché à mort du fait de la disparition de l’ennemi capitaliste, cette incarnation du Mal dans la religion lénino-marxiste.

On peut se demander dans quelle mesure le Soldat du Bien ne sera pas affecté par la disparition des forces du Mal. Bien sûr il reste aux États-unis le rôle suprême de champion de la paix et de la concorde à l’échelle de la planète, mais les défis auxquels ils auront à faire face seront bien moins exaltants que ceux lancés naguère par les forces du Mal. Il leur faudra, comme vient de le faire le président Bush avec Saddam Hussein, ” diaboliser pas mal d’adversaires moins typés que le dictateur irakien. De plus, ils auront à faire accepter cette ” diabolisation ” par l’O.N.U. ” Vaste programme ” ainsi que l’aimait à dire feu le Général de Gaulle.

En attendant, le désordre mondial risque de durer longtemps et pour s’en convaincre, il suffit de passer en revue les autres acteurs principaux de la scène internationale.

L’avenir incertain de l’Europe en gestation

Prévue pour la fin de 1992, la Communauté politico-économique européenne verra peut-être le jour, mais même dans cette hypothèse optimiste ce ne sera qu’une solution provisoire. En effet, le modèle que les Européens occidentaux avaient élaboré depuis des années s’appuyait sur l’existence du ” rideau de fer ” et d’une U.R.S.S. régnant sans partage sur la partie orientale de notre continent. Avec la destruction de cet obstacle entre les deux tronçons de l’entité géographique européenne, le modèle prévu, voire même réalisé, sera très rapidement inviable. Déjà, l’Allemagne, en absorbant l’ancienne R.D.A., a montré à la fois une voie difficilement évitable et les difficultés que cette voie comportait. Même si la réunification de l’Allemagne constitue un cas à part, il n’en demeure pas moins que refuser l’entrée de la Communauté à la Hongrie, à la Tchécoslovaquie et à la Pologne serait psychologiquement très difficile, alors que l’Autriche et la Suisse se trouvent déjà dans l’antichambre de la future entité.

Pendant ce temps, la Turquie, exclue du ” paradis européen “, en raison de ses erreurs passées, estime avoir racheté celles-ci par sa participation à la guerre du Golfe. Quelle sera l’attitude de la C.E.E. vis-à-vis de ce membre fidèle de l’Alliance Atlantique ? Il y a, de plus, à l’Est, une importante réserve de candidats potentiels avec les morceaux de ce que fut l’Union Soviétique : pays Baltes, Moldavie, Biélorussie, Ukraine et Russie.

Enfin, on peut s’interroger sur l’impact éventuel sur le processus de constitution de la Communauté de la situation dans les Balkans : Yougoslavie, Albanie, Bulgarie et Roumanie. Avec une guerre civile latente en Yougoslavie, la ” décommunisation ” heurtée en Albanie et l’éventualité d’un retour de la monarchie – cette seule solution viable, en Bulgarie et en Roumanie, les risques d’explosion au sein de l’ancienne poudrière de l’Europe, demeurent plus que réels. Faute d’un système intégré de défense, la Communauté serait bien en peine de contrôler la poudrière, voire même d’en encaisser les explosions.

Une nouvelle phase dans la guerre civile froide russo-soviétique

Depuis la fin de 1990 nous assistons à une véritable guerre civile froide russo-soviétique du fait de l’opposition entre Eltsine et Gorbatchev. Un armistice provisoire est intervenu dans ce conflit original avec la signature, le 24 avril 1991, d’un accord sur une nouvelle forme d’Union accordant aux Républiques constituantes une marge d’autonomie plus grande que dans l’ancienne formule. Il s’agissait incontestablement d’une importante concession de Mikhaïl Gorbatchev à son adversaire Boris Eltsine dans l’espoir de mettre un terme à la grève des mineurs dans les grands bassins houillers du pays.

En dehors de la Russie, en la personne de son président, ce document a été signé par huit autres Républiques, à savoir la Biélorussie, l’Ukraine, le Kazakhstan, le Kirghiztan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Azerbaïdjan.

Il est à noter par ailleurs que cet accord ne comportait aucune menace à l’encontre des Républiques réfractaires : Lithuanie, Lettonie, Estonie, Georgie et Arménie. Dès la signature de cet armistice – très certainement provisoire – Boris Eltsine s’est immédiatement attaqué au problème de la grève des mineurs. Ces derniers, en premier lieu ceux du bassin de Sibérie, n’étaient pas faciles à convaincre, une de leurs revendications étant la démission de Gorbatchev et du gouvernement soviétique.

Finalement, sa popularité et son entregent aidant, le président russe est parvenu à obtenir la reprise du travail à la condition du passage des bassins du Nord et de la Sibérie sous le contrôle de sa République et la possibilité pour les comités de grève, devenus de facto des gouvernements locaux, de régler eux-mêmes le mode de gestion des mines (y compris leur privatisation) et de procéder à la ” dépolitisation ” de leurs territoires, c’est-à-dire la liquidation des comités du Parti et des syndicats officiels. Certes, désormais, le gouvernement russe devenu le seul interlocuteur des mineurs se trouve sous la menace d’un mécontentement subit de ces derniers, mais dans l’ensemble il s’agit d’une défaite très grave pour Gorbatchev et le gouvernement soviétique.

Cette défaite devrait normalement être aggravée par la future élection au suffrage universel de Boris Eltsine au poste de président de la République de Russie le 12 juin 1991. Il est étonnant à ce propos, que la classe politique française ait fait preuve d’un manque total de réalisme lors de la récente visite du futur président d’un pays de 150 millions d’habitants.

En attendant cette consolidation de la stature politique de Boris Eltsine, ce dernier a déjà obtenu de Mikhaïl Gorbatchev quelques concessions supplémentaires, en particulier la création d’un K.G.B. de Russie, indépendant de celui d’U.R.S.S. et un système bancaire autonome. Il ne restait plus au président mal élu, d’une U.R.S.S. au statut en voie de définition, qu’à se venger sur les malheureux arméniens, coupables non seulement d’avoir proclamé leur indépendance, mais également d’avoir nationalisé les biens de l’ancien parti communiste arménien.

Ceci dit, il me paraît évident que ce ne sont pas les efforts pour sauver Gorbatchev qui parviendront à modifier le cours des événements. Il est dommage que les responsables politiques occidentaux, ainsi que Gorbatchev et son entourage, n’aient pas lu attentivement l’ouvrage prophétique d’Alexandre Soljenitsyne sur la manière de reconstruire la Russie.

Au moment où nous sommes réunis, la presse nous relate avec le plus grand sérieux le voyage du ministre des Affaires Étrangères soviétique, Alexandre Bessmertnykh, au Moyen-Orient. Comme si l’U.R.S.S. était encore une super-puissance susceptible de participer à l’établissement d’un nouvel ordre mondial. Décidément les survivances du siècle passé encombreront longtemps des réalités du XX° siècle, surtout lorsqu’il s’agit du Moyen-Orient et de la nébuleuse islamique.

La grande inconnue du début du siècle

La nébuleuse islamique qui se divise en trois branches : l’arabe, la turco­mongole et l’irano-asiatique, constitue la grande inconnue de ce début de siècle. On pouvait déjà craindre son réveil et son activation au moment de la crise du Golfe. Or, celle-ci, qui affectait avant tout la branche arabe, n’a

donné lieu qu’à quelques remous dans le Maghreb, au plan des masses, en Égypte, parmi les étudiants et en Jordanie. L’appel à la guerre sainte lancée par Saddam Hussein à l’origine de ces remous, n’a pas empêché le fractionnement de la ” branche arabe ” au niveau des dirigeants. Seuls le Roi de Jordanie, l’O.L.P. d’Arafat et le Yémen ont ouvertement soutenu Bagdad. Pour des raisons diverses, l’Arabie Saoudite, les Émirats, l’Égypte, la Syrie et, assez symboliquement, le Maroc se sont retrouvés au sein de la ” coalition du droit “. Curieusement, la Libye s’est posée en arbitre en con­damnant l’invasion du Koweit et en apportant son soutien moral à Saddam Hussein. Enfin, le Soudan, la Tunisie et l’Algérie sont demeurés neutres tout en affichant leur sympathie pour l’Irak.

Il faut dire que la non-belligérance d’Israël – s’abstenant de répliquer aux Scuds irakiens – enlevait à la plupart des dirigeants arabes le motif sacré d’une coalition contre l’ennemi commun. Il est trop tôt néanmoins pour conclure que l’extraordinaire sang-froid dont ont fait preuve les dirigeants et le peuple israéliens sera payant à plus ou moins long terme. Cela d’autant plus que Saddam Hussein, bien que vaincu, n’a non seulement pas été éliminé, mais a pu vaincre successivement les rébellions chiite et kurde et fêter avec éclat son 54ème anniversaire. N’oublions pas que la défaite de Nasser en 1956 a fini par se muer en victoire et à conforter sa légende. Celle de Saddam est en train de s’ébaucher, ne serait-ce que du fait d’avoir survécu aux assauts d’une coalition aussi puissante. Elle ne manquera pas d’être confortée du fait d’une résurrection en cours de sa puissance militaire, grâce à de discrètes livraisons d’armes et de munitions en provenance de la Chine et de la Corée du Nord, via la Jordanie.

Les Chinois étant avant tout des commerçants habitués à se faire payer rubis sur l’ongle, et l’Irak n’étant pour le moment pas solvable, il y a là un mystère dont la clé pourrait se trouver en Libye. Nous n’en avons bien entendu pas la preuve mais le Colonel Kadhafi nous a déjà habitués dans le passé à bien des surprises.

A notre humble avis, c’est également de son côté qu’il y a lieu de chercher la clé du mystère de la livraison par la Chine d’une centrale nucléaire à l’Algérie. Maître d’un désert riche, le Colonel Kadhafi n’a jamais caché son ambition d’être le champion de l’Unité arabe. De plus, il a des revanches à prendre contre les États-unis, la France et avant tout l’Arabie Saoudite qu’il n’est pas parvenu à déstabiliser. De nombreuses possibilités s’offrent désormais à lui dans le désordre mondial actuel. L’U.R.S.S. n’étant plus le protecteur d’une partie du monde arabe, et les États-unis ne contrôlant au fond que l’Arabie Saoudite, les Émirats et, partiellement, l’Égypte, nous pouvons sans risque d’erreur prévoir une grande offensive discrète du colonel lybien dans l’ensemble de la branche arabe de la nébuleuse islamique.

De son côté, la branche turco-mogole pourrait éventuellement connaître une résurrection inattendue du fait de la Turquie. Rejeté par la Communauté européenne, ce pays a été finalement la victime de la guerre du Golfe. Le bilan de sa participation à la victoire de la coalition est résumé ainsi par le secrétaire général du Parti social-démocrate turc, Hikmet Cetin, cité dans le ” Spiegel ” (1) : ” Nous avons perdu sept milliards de dollars et récupéré des centaines de milliers de Kurdes “. Or, il ne faut pas oublier – ainsi que le rappelle également le ” Spiegel ” – que le président Ozal s’est rangé aux côtés des États-unis ” contre la volonté des chefs militaires importants et de nombreux hommes politiques de la majorité et de l’opposition, fidèles à la maxime du fondateur de la république Ataturk, selon laquelle il fallait maintenir le pays hors des affaires du Proche-Orient. “

Dans l’immédiat, la position du président Ozal paraît encore solide, mais il n’est pas dit que le temps travaille en sa faveur. Les remous qui agitent les Républiques islamiques de l’Union Soviétique risquent de s’amplifier dans les années – sinon les mois – à venir et redonner vie au rêve d’une entité pan-touranienne dont la Turquie serait la figure de proue. En 1922, Kemal Ataturk avait su résister aux appels adressés à lui par les insurgés de l’ancien Turkestan russe. En dérogeant à sa maxime concernant le Proche-Orient, le président Ozal a peut-être ouvert la voie à une autre dérogation encore plus grave.

La concrétisation du rêve pan-touranien pourrait de plus être facilitée à la fois par la Chine, ne serait-ce que pour affaiblir la future Fédération soviétique (ou russe) et par l’Iran, tête de file de la troisième branche de l’Islam. Dans l’immédiat, l’Iran joue à fond une manoeuvre complexe visant d’une part à se faire réadmettre dans le concert des Nations et d’autre part à consolider sa place de champion du véritable Islam. Son soutien à la résistance afghane, semble-t-il, enfin en état de liquider le pouvoir pro-soviétique de Kaboul s’est accru ces derniers temps. Ses liens avec le Pakistan, ami de la Chine, se sont consolidés. Le fameux axe Téhéran, Kaboul-Islamabad-Pékin établi naguère par le Chah est en voie de rétablissement et pourrait même comporter une bretelle en direction de Djakarta.

Bien sûr pour le moment, aucune des branches de la nébuleuse n’a pris réellement forme et il serait même étonnant que l’on assistât à une véritable résurrection d’un Islam conquérant. Toutefois, il nous paraît plus que possible que dans un assez bref avenir nous assistions à une réactivation de la nébuleuse facilitée par la Chine. Il en résulterait pas mal de désordres nouveaux sur la scène internationale et peut-être au sein des pays tels la France et l’Allemagne à fort pourcentage d’immigrés de confession musulmane.

Toutefois le grand perturbateur du XXI° siècle, du moins de ses premières décennies, paraît devoir être selon nous le binôme sino-nippôn.

La montée en puissance du binôme sino-nippon

Il y aura bientôt treize ans que ce binôme singulier a vu le jour et curieusement, les dirigeants soviétiques mis à part, rares sont les responsables et les observateurs qualifiés à en tenir compte. Lorsque le 12 août 1978, la Chine et le Japon eurent signé leur fameux accord avec dans son préambule la clause ” anti-hégémonique “, une bonne partie des Français se trouvait en vacances. Le rédacteur de service du ” Monde ” avait alors trouvé un titre sensationnel ” Un Pearl Harbour diplomatique “, mais depuis, la rédaction du journal n’a plus tenu compte de sa géniale initiative. Et pourtant, on venait d’assister à l’événement le plus important depuis 1945. Il s’agissait d’une alliance de facto entre la plus grande puissance continentale et la plus dynamique puissance insulaire d’Asie au moment où l’Océan Pacifique tendait à devenir la Méditerranée du siècle à venir. Ce siècle, le XXI °, a débuté en 1989 et l’alliance tient toujours. Seul l’hégémonisme a changé de sens depuis l’effondrement de l’U.R.S.S. Désormais, l’adversaire qui mérite ce titre s’incarne dans les États-unis.

Certes, ni à Tokyo, ni à Pékin, on ne le désigne nommément, mais on agit en conséquence. L’aspect le plus déroutant de cette alliance entre une puissance continentale communiste et une puissance insulaire capitaliste est qu’elles sont à la fois rivales et complémentaires. En tant que rivales, elles se livrent entre elles à un ” jeu de go ” planétaire, mettant en oeuvre des stratégies totales spécifiques. Celle de la Chine, à la fois traditionnelle et révolutionnaire, vise à exploiter les contradictions de ses adversaires potentiels en vue de redonner à l’Empire du Milieu la prééminence sur le reste du monde. Celle du Japon, non moins traditionnelle, mais nettement conquérante, a pour objectif l’extension de l’Empire du Soleil Levant à l’ensemble de la planète grâce à sa technologie et à sa production.

Dans l’immédiat, la Chine connaît suffisamment de difficultés intérieures pour ne pas alarmer le Japon, dont les dirigeants considèrent l’immense empire continental comme un marché pour ses produits et un réservoir de matières premières. De leur côté, les élites chinoises, qui agissent en dépit de la gangue politico-économique qui leur est imposée par un système lénino-marxiste agonisant, ne trouvent que des avantages à ce partenariat concurrentiel. Ayant fait la paix avec ” l’autre Chine ” et entretenant des relations privilégiées discrètes avec les deux Corées, ils sont à même de mener le jeu sans se laisser distancer.

Alors que les banquiers et les industriels japonais investissent les continents européen et américain et colonisent l’Australie, les commerçants chinois, y compris ceux qui vendent des armes, sont présents partout et les services spéciaux de Pékin exploitent toutes les possibilités offertes, concentrant leurs efforts sur l’Asie. Nous reviendrons dans quelque temps sur cette montée en puissance du binôme. Pour le moment, notons un des derniers épisodes de la concurrence entre les deux alliés rivaux qui vient de se jouer en U.R.S.S. Le Japon ” conquérant ” avait fait de la restitution des îles Kouriles par Moscou le préalable à toute aide économique à l’Union Soviétique et cela en attendant d’imposer d’autres conditions à ” l’adversaire vaincu “.

La Chine au contraire, mettant provisoirement en sourdine ses prétentions sur les anciens territoires chinois cédés à la Russie, a non seulement accordé des crédits à l’U.R.S.S. mais a bien voulu recevoir à Pékin le Maréchal Iazov en attendant que la réconciliation entre les deux anciens rivaux du monde communiste se soit scellée à Moscou lors de la visite du premier secrétaire du P.C. chinois Jiang. Dans cette épisode le Japon a semble-t-il manqué l’occasion de mettre la main sur une bonne partie de l’économie soviétique en lui imposant sa formue salvatrice. De son côté la Chine se place en mesure de profiter d’une désintégration éventuelle de l’U.R.S.S. pour acquérir partie ou totalité de l’arsenal thermonucléaire soviétique.

Et en attendant ?

Point n’est besoin d’être prophète pour affirmer que nous sommes entrés dans une longue période de turbulences et que l’euphorie ressentie au moment de la victoire de la ” coalition du droit ” sur l’Irak de Saddam Hussein, ne restera dans nos mémoires que comme le souvenir d’une grande déception. Il serait temps, à notre humble avis, que les responsables de nos destinées s’imposent une analyse sérieuse de la situation mondiale et de ses perspectives d’avenir, afin de pouvoir ensuite agir en conséquence. Cette situation ne se résume pas, ainsi qu’on l’a affirmé un peu partout à un affrontement sud-nord. Elle est beaucoup plus complexe et désordonnée et de ce fait dangereuse.

Nous venons d’en effectuer un survol en négligeant provisoirement les continents africains – à l’exception de sa partie nord, et sud américain. Avec ce que nous réserve l’hémisphère nord, nous avons déjà suffisamment d’incertitudes. On comprend dès lors toute l’importance du problème du Renseignement. Plus que jamais la France a besoin de renouer et de renforcer le système existant pour sa sécurité et voire même sa survie.

Tout à l’heure, le Général Pichot-Duclos nous a apporté quelques raisons d’espérer. De tout coeur nous souhaitons que ces espoirs finiront par se concrétiser et que nos successeurs sauront débrouiller à l’usage des autorités de notre pays l’écheveau des incertitudes que je viens de vous présenter. “




La fin de l’URSS-une seule alternative la Fin ou le chaos (1988)

Par le Colonel Michel Garder :

L’accélération fantastique des événements, en Europe de l’Est, fin 1989 début 1990, ne permet plus une analyse paisible de l’évolution de la situation au sein d’un Empire Soviétique en voie de décomposition.

Les anciennes ” colonies ” européennes, autrement dit les ” satellites “, ou asiatiques : Afghanistan, Mongolie, se détachent irréversiblement de l’U.R.S.S. Celle-ci ne contrôle plus ses ” protectorats “: Corée du Nord, Vietnam, Sud-Yemen, Éthiopie, Mozambique, Angola, Cuba et le Nicaragua, mais c’est en Union Soviétique elle-même que se joue la survie du système.

Déjà les républiques baltes rejettent officiellement la férule de Moscou, le Caucase est en ébullition, cependant que dans les autres composantes de l’Union : Russie, Biélorussie, Ukraine et les républiques islamiques d’Asie règne une effervescence annonciatrice de tempêtes.

Les trois piliers du Système : l’appareil du Parti, les Forces armées et le K.G.B. se trouvent définitivement ébranlés.

Apprenti sorcier ou, selon nous, instrument de la Providence, Mikhaïl Gorbatchev ne fait plus illusion qu’en Occident où dirigeants et dirigés sont friands de stars médiatisées.

Sa triade explosive : Perestroïka ( reconstruction ), Glasnost ( parler vrai ), Novoïe Mychlenie ( nouveau mode de pensée ) a fait exploser les structures vermoulues d’un système déjà miné par l’incompétence, la corruption et le chancre de la Maffia.

Ce dernier phénomène si souvent oublié ou minimisé par les soviétologues occidentaux. Nous en sommes à une situation analogue à celle de la Russie de 1917, après l’abdication du Tsar, avec Gorbatchev dans le rôle de Kérensky… et Lénine réduit à l’état de momie.

Le salut ne peut venir que des forces saines, et en premier lieu des croyants ( chrétiens ou juifs ) de Russie, d’Ukraine et de Bielorussie dont l’unité aurait pour objectif de débarrasser la partie slave de l’ancienne union des vestiges du pouvoir communiste et de jeter les bases d’un État fédératif nouveau.

Faute de cette révolution indispensable, la seule, répétons-nous que l’on puisse souhaiter, nous allons irrémédiablement à un chaos généralisé d’autant plus angoissant qu’il s’agit en l’occurrence d’une ancienne super-puissance dotée d’un extraordinaire arsenal thermonucléaire.




Exposé du Colonel M Garder : 3 ans après l’accession au pouvoir de M Gorbatech

Michel Garder prend la parole en annonçant que son exposé de la situation en union Soviétique aura les caractéristiques d’une fable, d’où son titre : ” Trois ans après l’accession au pouvoir “

— à l’issue d’une élection difficile de Mikhaïl Gorbatchev, le diagnostic que nous pouvons déjà porter sur l’état de santé de l’Empire soviétique est des plus réservé. Le triple remède miracle de la « reconstruction », de la transparence » et du « nouveau mode de pensée s’avère inopérant, tout simplement parce que les médecins du Kremlin ne se sont pas attaqués à la cause essentielle du mal, à savoir le système lénino-marxiste. Sans la destruction radicale de ce carcan parasitaire, les médications proposées équivalent à une cure d’aspirine sur un cancer généralisé. En conséquence le patient éprouve un léger soulagement cependant que le mal perpétue ses ravages. C’est avant tout à l’intérieur de l’Empire que cette constatation s’impose de façon éclatante. Cela ne veut pas dire cependant que sur le Théâtre Extérieur de sa stratégie totale le Kremlin se trouve réellement à l’aise en dépit des apparences. Afin de s’en convaincre, il suffit de répertorier d’une part le catalogue des « travaux d’Hercule » que l’équipe dirigeante soviétique doit affronter tant en URSS même que dans le reste de l’Empire et, d’autre part, d’examiner la situation internationale vue de Moscou.

LA « QUADRATURE DU CERCLE » DU THEATRE INTERIEUR

Réorganiser fondamentalement l’économie de l’U.R.S.S.; modifier radicalement la mentalité et le comportement des citoyens soviétiques, régler le problème des nationalités; aboutir à une forme inédite de coexistence entre les composantes de la métropole multinationale de l’Empire et transformer enfin les restes de cet Empire en une sorte de « Commonwealth socialiste », telles sont les tâches auxquelles le Kremlin tente vainement de s’attaquer. Pour compliquer encore la situation, toutes les parties de cette énumération se trouvent intimement liées, ce qui impose aux dirigeants soviétiques la nécessité de tout traiter en même temps. Or ces dirigeants eux-mêmes sont loin de constituer une équipe unie; d’où l’accentuation des différends entre clans rivaux face à la gigantesque réforme envisagée. Aussi, avant de passer en revue les problèmes cités plus haut, convient-il de dire quelques mots à propos de la sourde lutte pour le pouvoir qui se livre actuellement au sommet du système soviétique.

UN ATTELAGE DESUNI AU BORD DU PRECIPICE

Dans un numéro récent de l’hebdomadaire « LITERATOURNAIA GAZETA » (Organe de l’Union des Ecrivains soviétiques) en date du 26 février 1988, Fedor Bourlatsky — un conseiller de Gorbatchev — présente, pour illustrer en quelque sorte l’actualité, une analyse fort pertinente du règne de Khrouchtchev dont il souligne les mérites et les erreurs. En conclusion, il rappelle la rencontre de l’ancien maître du Kremlin avec feu Winston Churchill en 1955 à Londres, au cours de laquelle le « vieux lion » britannique avait conseillé à son interlocuteur de ne pas trop se presser avec ses réformes. … « Il n’est pas facile — aurait conclu Churchill — de franchir un précipice en deux bonds… on peut tomber dedans! » Sur quoi Bourlatsky croit bon d’ajouter « On ne peut pas non plus franchir un précipice sans savoir au préalable sur quel bord on veut parvenir! Cette dernière phrase résume bien, selon nous, l’état d’esprit des dirigeants soviétiques actuels. Tous sont d’accord pour reconnaître — en termes à peine voilés — que l’Empire se trouve au bord du précipice, et pour éviter son franchissement en deux bonds. Mais faute de connaître « l’autre bord », les uns préfèrent attendre un peu et les autres voudraient risquer l’aventure. Au Kremlin le véritable clivage est celui qui sépare les « attentistes » avec pour figure de proue Egor Ligatchev, et les « pressés » avec à leur tête Mikhaïl Gorbatchev. Au sein de chacun des camps existent bien entendu des clans plus ou moins fidèles à leur chef de file, cependant que ces derniers se sur veillent et se neutralisent en quelque sorte. Placé à la tête de l’Appareil du Parti, Gorbatchev est officiellement le « Numéro Un » du système. Toutefois, Ligatchev qui contrôle le Secrétariat du Comité Central se trouve, selon sa propre expression, le « numéro Un Bis » jouant un rôle analogue à celui de feu Souslov sous les règnes successifs de Khrouchtchev et de Brejnev. Cependant, dans l’immédiat, personne n’a, semble-t-il, l’intention ou la possibilité de revenir en arrière et, en cas d’une crise dont le triomphateur serait Ligatchev, ce dernier poursuivrait certainement, mais avec une sage lenteur, les préparatifs d’un « bond en avant ». Pour nous résumer on peut dire que parvenus « au bord du précipice », les « pressés » piaffent d’impatience et mesurent la distance à franchir cependant que les « attentistes » freinent des quatre fers et invoquent les dangers de l’ « aventurisme » allant jusqu’à pousser dans le « gouffre » des camarades impatients, du genre de Boris Eltsine. Il en résulte une sorte de semi immobilisme auquel s’accrochent les cadres régionaux et le gros de la bureaucratie à tous les échelons dont toute réforme réellement sérieuse menacerait la quiétude et les privilèges.

LE CASSE-TETE DE LA RENTABILITE EN MATIERE D’ECONOMIE

Réglementée par les « dictateurs du Gosplan », régie et contrôlée par plus de 800 ministères répartis entre l’échelon Union et celui des Républiques, surveillée par une nuée d’organismes régionaux du Parti et du Gouvernement avec au total 17.178.000 fonctionnaires d’autorité, l’économie soviétique se trouve enserrée dans un carcan étouffant d’ordres et de directives souvent contradictoires, de compte rendus a priori falsifiés. Schématiquement cette économie se trouve répartie entre quatre grands secteurs désignés par des lettres de l’alphabet cyrillique et que pour simplifier nous appellerons « A », « B », « C » et « D ».

Le Secteur A, celui de la puissance, englobe l’industrie lourde, l’ensemble des fabrications d’armements, les domaines spatial et nucléaire dans leurs aspects « recherche » et « réalisation », les transports aériens, terrestres, maritimes et fluviaux, ainsi que le reste du support logistique des Forces armées, du K.G.B. et du M.V.D. (Ministère de l’Intérieur). Ce secteur se voyait attribuer jusqu’ici, directement ou indirectement, 40 % du budget annuel, soit environ 200 milliards de roubles. C’est au sein de cette énorme « enveloppe » que se trouvaient répartie entre divers chapitres les véritables dépenses du « budget de Défense », autrement dit quelque 90 milliards de roubles au lieu des 19 milliards annoncés officiellement.

Le Secteur B, celui des industries des biens d’équipement, est constitué essentiellement par des « trusts » de construction de machines.

Le Secteur C, celui des industries des biens de consommation, comprend le traitement des matières premières, tels le pétrole et les circuits de distribution.

Le Secteur D concerne l’Agriculture — y compris les circuits de distribution.

Non moins schématiquement, la « reconstruction » (Perestroïka) de ce système envisagée par le clan Gorbatchev peut se résumer aux points suivants : – réduire les crédits alloués au secteur « A » grâce à un effort de désarmement et de meilleure gestion de la plupart de ses domaines espace, nucléaire, transports, industrie lourde, etc… – rentabiliser la production au sein des secteurs « B » et « C » par une autogestion de leurs entreprises et l’entrée en vigueur de la vérité des prix; – réformer le secteur « D » par la transformation progressive des « fermes d’Etat » (Sovkhozes) ou des « fermes collectives » (kolkhozes) en coopératives agricoles d’exploitants semi privées, locataires à long terme de tous les moyens de production, y compris le sol.

Au premier abord, la partie la plus facile de cette « reconstruction » paraît être la réduction des crédits alloués au secteur « A » en s’attaquant essentiellement aux dépenses militaires et en procédant à la conversion d’un certain nombre d’entreprises en « usines civiles » (affectées au secteur « C »). En conséquence, le Ministère de la Défense a été sommé de fournir au pouvoir le montant réel de son « budget » dans un délai de deux à trois ans cependant qu’à titre expérimental une usine produisant des fusées de portée intermédiaire se voyait affectée à la construction de landaus d’enfants. Ces mesures préparatoires qui auraient comblé d’aise feu Courteline étant prises, le politburo devait s’attaquer plus sérieusement aux secteurs « B », « C », et « D ». En ce qui concerne les entreprises des secteurs « B » et « C », le sérieux des réformes amorcées s’est traduit avant tout par le ton comminatoire des directives émanant des ministères concernés . Sommées de se reconvertir et de prendre leurs responsabilités, les instances dirigeantes des usines n’ont certainement pas encore dépassé le stade de la perplexité devant le « nouveau mode de pensée » auquel il leur appartient de s’adapter. Parmi les nouveautés de ce mode, le problème des licenciements de personnels est certainement un des plus préoccupants. En effet — et ceci échappe en général aux observateurs occidentaux — les responsables des entreprises doivent non seulement envisager le licenciement d’une partie de leurs cadres et de leurs ouvriers, mais en même temps prévoir l’incorporation d’un volant d’anciens fonctionnaires mis à pied par leurs administrations. A en croire l’article de la Pravda cité plus haut, il faut s’attendre à la mutation, dans la production, de 5 à 6 millions de fonctionnaires, d’autorité. On peut dès lors imaginer l’état d’âme des directeurs du personnel des entreprises obligés à la fois de licencier des spécialistes et d’embaucher des « ronds de cuir ».

CHOMAGE ET VERITE DES PRIX

Toutefois, les futurs états d’âme des responsables ci-dessus ne sont rien à côté des angoisses qui tenaillent dès à présent nombre de citoyens soviétiques moyens, menacés en même temps par le chômage et la vérité des prix. Le chômage, dénoncé jusqu’ici par la propagande comme « le cancer qui ronge la société capitaliste » se profile désormais à l’horizon de la « société socialiste » en remettant en cause la fameuse sécurité de l’emploi — ce fleuron des « libertés réelles » de la « patrie des travailleurs ». Quant à la vérité des prix, celle-ci devrait en particulier affecter le logement, les transports et le pain — autrement dit les trois cadeaux faits jusqu’ici aux citoyens par le régime soviétique. Très mal payés dans l’ensemble, les travailleurs tels que cadres moyens, employés , avec leurs 120 à 150 roubles par mois, avaient jusqu’ici l’avantage de payer des loyers infimes, de bénéficier de transports à bas prix et d’acheter leur pain pour quelques kopeks le kilo. Pendant ce temps on note dans la plupart des villes de province une semi pénurie dans les magasins d’alimentation et un choix aussi pauvre dans les rayons de vêtements, linge et chaussures des grandes surfaces. La longueur des queues devant les centres de vente de spiritueux n’a pas diminué et la réduction voulue par le pouvoir du volume de production de vodka se trouve compensée par la distillation artisanale accrue d’alcool, que la police ne parvient pas à stopper.

LES INCERTITUDES DU SECTEUR AGRICOLE

Spécialiste des problèmes agricoles, disposant dans son entourage de conseillers qualifiés en la matière, Mikhaïl Gorbatchev paraissait, lors de son arrivée au sommet, être en mesure de bouleverser les données du secteur « D ». Ses deux idées maîtresses : la semi privatisation d’une partie importante de ce secteur et la création de « complexes agro-alimentaires » pouvaient, semble- t-il régénérer une agriculture vouée jusqu’ici à un immobilisme total. En fait, là comme dans les secteurs « B » et « C », la mauvaise volonté des cadres, ennemis de toute innovation, allait rapidement constituer un obstacle quasiment insurmontable. De plus, les rénovations devaient également se heurter à la méfiance des travailleurs agricoles eux-mêmes, alors qu’à l’origine on pouvait croire que la passion ancestrale du sol l’emporterait sur l’accoutumance au servage collectiviste. Le souvenir de l’atroce « dékoulakisation » des années trente ne s’est pas encore estompé dans la mémoire des paysans russes, ukrainiens et biélorusses. Les victimes en avaient été les petits propriétaires travailleurs et économes qui avaient cru, à l’époque de la N.E.P., aux promesses du pouvoir soviétique. Il est certain que la crainte de connaître un sort analogue n’en courage pas les vocations de candidats à l’accession à la semi propriété. Quant à la création de « complexes agro-alimentaires », celle-ci progresse avec une sage lenteur. Situées à la limite entre les secteurs de l’agriculture et des industries de biens de consommation, ces « usines » manquent de cadres compétents et subissent le contrecoup des réformes signalées plus haut.

RECONSTRUCTION, TRANSPARENCE ET NOUVEAU MODE DE PENSEE

On sait que l’ambition affichée par le clan Gorbatchev de réformer, voire de révolutionner l’ensemble du système soviétique, s’exprime dans le triptyque incantatoire de la reconstruction (Perestroïka), de la Transparence (Glasnost) et du nouveau mode de pensée (Novoïe Mychleniè). C’est par la mise en application de ces trois termes magiques que le clan espère modifier radicalement la mentalité et le comportement des citoyens soviétiques. Il suffit malheureusement d’une très brève analyse critique pour se rendre compte du caractère totalement irréaliste de cet espoir. La reconstruction, est-il répété sur tous les tons, commence par soi-même. Il appartient à chaque citoyen soviétique de se livrer à un examen de conscience pour découvrir ses défauts et se régénérer ensuite. La régénération ne peut — toujours selon les chantres de la « perestroïka », résulter que de la découverte des valeurs éternelles. Le moins que l’on puisse dire est que cette méthode n’a rien à voir avec une vision lénino- marxiste du monde et doit dérouter totalement les citoyens gavés jusqu’ici de matérialisme dialectique. La momie de Lénine doit se retourner à longueur de journée dans son mausolée devant le retour à un spiritualisme qu’il haïssait. Il en va de même de la « transparence », autrement dit du « parler vrai », alors que pour un lénino-marxiste conséquent, toute vérité n’est que relative et que n’est réellement vrai ce qui sert le « sens de l’Histoire ». Certes, du jour au lendemain la presse écrite, parlée et télévisée est devenue intéressante en U.R.S.S., mais à quel prix ? Par delà la remise en cause de la «période de stagnation », autrement dit des années du règne de Brejnev, c’est l’ensemble de la « légende dorée » de l’histoire du régime soviétique qui se désagrège. Et que dire des révélations faites sur des sujets d’actualité : drogue, sida, prostitution, criminalité ? Certains citoyens indignés dénoncent cette nouvelle manie de « sortir les ordures à l’extérieur de la maison » (équivalent du « laver son linge sale en public »), mais leur saine indignation ne trouve plus d’échos. Enfin, il y a le « nouveau mode de pensée qui se manifeste en particulier dans la révision faite au sommet du Parti de la situation mondiale. C’est ainsi que dans le Kommounist , Vladimir Medvedev — un des secrétaires du Comité Central se livre à une analyse quelque peu révisionniste de la situation mondiale. Selon lui, la notion du « camp socialiste » est dépassée. Tout au plus peut-on parler, à propos des pays satellites, d’un « monde du socialisme », compte tenu des particularités de ses composants. Ce « monde » se trouve en concurrence avec celui du capitalisme, tout en ayant en commun avec ce dernier une série de problèmes globaux qu’il s’agit de résoudre. Nous sommes loin de la vision conflictuelle avec pour finir la victoire inéluctable du camp socialiste. Les conférenciers œuvrant au sein des organisations du Parti et des entreprises n’ont évidemment pas la tâche facile pour inculquer ces visions nouvelles à leurs auditoires. Bref, en attendant que la magie du verbe exhalée par le triptyque « reconstruction », « transparence », « nouveau mode de pensée » parvienne à modifier la mentalité et le comportement des citoyens soviétiques, nous nous trouvons, semble-t-il, dans une phase transitoire de confusion mentale à la limite du désarroi. Cette phase pourrait d’ailleurs être assez longue car cependant que s’accumulent les décombres de l’ancien mode de pensée, on voit mal ce que les instances supérieures de l’idéologie et de la propagande auraient à offrir de cohérent et de logique sans rejeter totalement la religion scientifico-matérialiste. Or c’est justement ce que les dirigeants soviétiques — Gorbatchev en tête — voudraient éviter à tout prix, à un moment où ils ont à faire face à une renaissance des religions révélées et à une exacerbation des nationalismes dans l’ensemble de l’Empire.

LA DEROUTE DE L’ IDOLE

Tant que les « grands prêtres » du matérialisme scientifique étaient inaccessibles au doute, ils étaient à même sinon de vaincre les religions révélées, du moins d’en gêner la propagation et de tenter de les marginaliser. A l’époque, l’ennemi principal était le christianisme, avec en premier lieu catholicisme romain et sa branche slave : les uniates ukrainiens et biélorusses. L’orthodoxie ne venait qu’en troisième place. Avec le « nouveau mode de pensée » le département de l’idéologie du camarade Ligatchev devait, il y a deux ans, découvrir que l’ennemi principal était l’Islam, bien plus dangereux pour le lénino-marxisme que le catholicisme et les uniates. Toutefois, combattre l’Islam de front n’était pas aussi aisé que brimer les différentes branches du christianisme, surtout lorsque l’on a des frontières communes avec l’Iran, que l’on mène la guerre en Afghanistan et que l’on prétend être l’ami des Arabes. En Afghanistan, dans les républiques islamiques d’Asie centrale et dans les communautés tartares, la foi des ancêtres devait ces dernières années connaître un irrésistible regain de ferveur. Cependant, avec l’approche du millénaire du « baptême de la Russie Kiévienne », le pouvoir se voyait contraint de faire des concessions à l’Eglise orthodoxe russe, et compte tenu de la situation internationale, de multiplier les contacts discrets avec le Vatican. On en vint même à présenter à la télévision d’Etat des images de la Messe Pascale orthodoxe et les Izvestia crurent bon de publier récemment une interview du Patriarche de Moscou. Le désarroi mental régnant actuellement dans les couches supérieures et moyennes de l’appareil du Parti rend difficile, sinon impossible, une action cohérente, sur le « front religieux ». La déroute de l’idole se précipite et, qui sait, elle pourrait même s’achever au fond du précipice au cas où ses servants tenteraient le grand saut .

L’EXACERBATION DES NATIONALISMES

Aux problèmes religieux que le pouvoir ne paraît pas en mesure de résoudre, vient s’ajouter un facteur bien plus important pour la survie de l’Empire : l’exacerbation des nationalismes. Les républiques baltes sont au bord de l’ébullition ; l’Ukraine tressaille et en Transcaucasie, Arméniens et Azéris se trouvent en état de conflit latent. Enfin et surtout, de gros risques d’explosions s’annoncent en Asie centrale. Là, dans l’ancien Turkestan russe qui englobe les quatre républiques islamiques du Kazakhstan, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et du Turkménistan, les conséquences du retrait soviétique d’Afghanistan sont difficilement prévisibles. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit là de la première guerre perdue par l’U.R.S.S. depuis 1920, c’est-à-dire depuis la défaite de l’Armée Rouge devant la Pologne. On craint beaucoup actuellement la « libanisation » et la déstabilisation du Pakistan après le retrait de l’armée soviétique, mais personne ne s’interroge sur les conséquences de ce retrait sur la stabilité de l’Asie centrale soviétique, voire du reste de l’Empire. Cela dit, l’avenir de cet Empire préoccupe déjà Moscou. D’où les récents voyages de Gorbatchev dans nombre de capitales de l’Europe de l’Est. Il est clair que le « nouveau mode de pensée » doit s’exprimer dans un type de rapports nouveaux entre l’U.R.S.S. et les « pays frères ».

VERS UN COMMONWEALTH SOCIALISTE ?

Les contacts pris par le Premier Soviétique avec les dirigeants des démocraties populaires européennes, le message adressé à la mi-avril à ces mêmes dirigeants par Anatoly Dobrinine, chef du département des relations internationales du Comité Central, et une série d’indices relatifs à l’attitude de Moscou vis-à-vis de ses protectorats d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine permettent de discerner l’amorce d’un véritable Commonwealth socialiste. Au sein de ce Commonwealth l’U.R.S.S. se contenterait de jouer le rôle du frère aîné conservant un certain contrôle sur la partie européenne et diminuerait considérablement son aide « fraternelle » aux « protectorats ». Cela veut dire en clair que le Pacte de Varsovie et le C.A.E.M. seraient pour le moment maintenus avec une formule plus souple et moins intégrée, et que le Vietnam, le Yémen du Sud, l’Ethiopie, le Mozambique, l’Angola, Cuba et le Nicaragua seraient plus ou moins livrés à leur sort — tout en demeurant vaguement « dans la famille ». Il est possible en particulier que le Vietnam soit invité à s’entendre avec la Chine en évacuant le Cambodge et le Laos et que les « frères » latino américains reçoivent le conseil de trouver un terrain d’entente avec les Etats Unis. Ce changement de type de rapports au sein de l’Empire pourrait faciliter l’action de la stratégie totale soviétique, tant face à l’ensemble occidental que vis-à-vis du binôme sino-nippon, en vue de rompre l’encerclement de la coalition « de facto ».

ROMPRE L’ENCERCLEMENT DE LA COALITION « DE FACTO » OUEST ET EST

On oublie toujours- en particulier en Occident – que depuis le rapprochement sino-nippon du 12 août 1978, l’U.R.S.S. s’estime prise en tenaille par les deux têtes de pont des Etats-Unis sur le continent eurasiatique : en Europe occidentale et en Asie. Même si la Chine n’est pas officiellement alliée aux Etats-Unis et aux Européens, vue de Moscou elle l’est « objectivement ». Il s’agit donc de priver les Etats-Unis de ces deux têtes de pont en utilisant à fond une stratégie du désarmement et en normalisant les rapports soviéto-européens et soviéto-chinois. Dans l’immédiat, l’effort principal de cette stratégie porte sur l’ensemble Europe- Amérique. D’où l’importance conférée par Moscou à ses accords avec Washington, à la prochaine visite du Président Reagan en U.R.S.S. et à un règlement du problème du Moyen-Orient. Toutefois, au même moment, une offensive de charme est menée vis-à-vis de la Chine, offensive dont fait partie le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan et le semi lâchage du Vietnam. L’objectif à moyen terme est manifestement l’instauration d’une véritable détente permettant à l’U.R.S.S. de s’occuper en priorité de son Théâtre Intérieur — en réduisant ses dépenses militaires et en modernisant son économie. Nous avons vu plus haut que cet objectif passait par le « franchissement du précipice », autrement dit par une véritable révolution du type de celle qui se déroule en Chine actuellement. Aussi estimons-nous que tous les résultats spectaculaires que l’U.R.S.S. pourrait obtenir dans ses rapports avec les Etats-Unis, l’Europe, la Chine ou même le Japon ne changent pas le fait que le régime soviétique est très malade et qu’il se trouve dans un environnement malsain.

UN ENVIRONNEMENT PLUS QUE MALSAIN

Il faut bien comprendre que l’avenir du régime soviétique ne dépend ni d’une aide matérielle des Etats-Unis, ni de la compréhension des pays de l’Europe occidentale. S’imaginer par ailleurs que la Chine ou le Japon — qui ont l’un et l’autre un lourd contentieux avec l’ U.R.S.S., seraient prêts à favoriser la tâche des dirigeants moscovites à un moment où « l’ours est très malade », serait plus que naïf. Force est de constater que l’ U.R.S.S. se trouve menacée à la fois en Asie (soit indirectement par la Chine, soit directement par les développements du problème afghan et de la guerre du Golfe), et en Europe orientale où des crises en chaîne peuvent se déclencher à tout moment : en Roumanie, en Tchécoslovaquie et en Hongrie. En ce qui concerne cette dernière région, il est difficile de prévoir les réactions de Moscou en cas d’explosions dans un ou même plusieurs pays « frères ». Nous sommes là dans le domaine des prophéties, domaine qui dépasse notre compétence. Dans l’immédiat, le clan Gorbatchev compte sur la 19° Conférence du Parti pour renforcer son pouvoir et poursuivre sa « révolution ». L’optimisme affiché par le Kremlin ne nous paraît vraiment pas fondé.




Le Drame Afghan des annees 1977-1987 -Expose du professeur A Benigsen

Dans sa remarquable préface de l’opuscule ” Afghanistan – dix années terribles 1977-1987 “, le professeur Alexandre Benigsen envisage, fin 1987, les différentes « options politiques » qui permettraient à Moscou de se tirer du guêpier afghan. Selon lui, ces options seraient au nombre de quatre — passer la main aux communistes afghans, leur confiant le soin de poursuivre la révolution et d’éliminer la résistance; — la politique de « réconciliation nationale » aboutissant à un front commun avec les libéraux progressistes. Ce serait alors « un schéma léniniste classique », celui du « pas en arrière » et la « main tendue à la bourgeoisie nationale » — l’évacuation pure et simple des troupes soviétiques; — isoler la Résistance de ses bases arrières en Pakistan et en Iran et ensuite déstabiliser le Pakistan.

Les deux premières options n’étant pas jouables et la troisième paraissant inimaginable, Alexandre Benigsen avance la quatrième, tout en soulignant que le temps ne travaille pas pour Moscou.

Il reste néanmoins, selon le professeur, une cinquième option : proclamer que l’invasion de 1979 fut une tragique erreur politique, téléguidée par des ennemis de l’U.R.S.S. et dont Brejnev fut le grand responsable.

« Une telle solution (conclut Alexandre Benigsen) n’est pas un rêve, mais elle n’est malheureusement pas pour demain. » Or il se trouve que nous nous acheminions sur un compromis entre la troisième et la quatrième option, à savoir que le Kremlin a décidé de retirer ses troupes tout en faisant peser sur le Pakistan la menace de la déstabilisation par extension d’une fort probable guerre civile afghane.

Depuis la déclaration de Mikhaïl Gorbatchev du 8 février 1988, la presse soviétique a entonné en quelque sorte le « Chant du départ » en expliquant que les troupes engagées en Afghanistan allaient être rapatriées avec le « sentiment du devoir accompli » sans qu’il y ait de vainqueur ou de vaincu. Du jour au lendemain l’intervention « fraternelle » de la 40em Armée en vue d’aider le « gouvernement légal » afghan dans sa lutte contre des « bandits » armés par les Etats-Unis et la Chine, se muait en « conflit régional » du genre de la « guerre du Golfe ». L’U.R.S.S. soucieuse de montrer l’exemple se retirait de ce conflit en laissant aux Afghans eux-mêmes le soin de régler leur propre destin.

Toutefois, en exigeant au préalable un accord entre le Pakistan et le « gouvernement d’Union Nationale » créé de toutes pièces à Kaboul par leur protégé Najibullah, Moscou jouait délibérément la carte du « chaos » en Afghanistan et de la menace de déstabilisation de l’Etat pakistanais.

A première vue une telle manœuvre pourrait paraître très habile. En fait il s’agissait beaucoup plus d’un coup de poker que d’une combinaison d’échecs avec non seulement des conséquences graves pour l’Afghanistan — et éventuellement le Pakistan, mais également une menace à terme pour l’empire soviétique. Déstabilisation du Pakistan, bain de sang en Afghanistan, répercussions en chaîne dans les républiques islamiques de l’U.R.S.S. constituent la trame d’un avenir catastrophique difficilement contrôlable. On peut espérer néanmoins que la Résistance afghane saura s’unir ; que le gouvernement pakistanais maintiendra l’ordre chez lui et que les Soviétiques se retireront sans trop de remous. Entre ces deux visions pessimiste et optimiste les variantes ne manquent pas.

En conclusion une chose est certaine l’U.R.S.S. a perdu la guerre et l’a déjà reconnu.




Conflit IRAN IRAK 1987- Conference Colonel Michel Garder-Engrenage dangereux ou gesticulation.

Au cours de l’été dernier, l’interminable conflit irano irakien est subitement devenu l’événement majeur de la « situation » internationale. On en avait certes beaucoup parlé tout au long de l’hiver et du printemps derniers — du fait du scandale de l’« Irangate » — mais l’attention des observateurs se fixait alors sur Washington et non sur le champ de bataille. Beaucoup plus que l’avenir du Golfe il s’agissait de la survie politique du Président Reagan et les auditions publiques du Colonel North ou de l’Amiral Pointdexter prenaient le pas dans les journaux sur les offensives iraniennes en direction de Bassora ou les bombardements irakiens du terminal pétrolier de Kharg. A force d’attendre l’effondrement de l’un des deux adversaires on avait fini par s’installer intellectuellement dans cette guerre qui rappelait davantage la boucherie statique de 14-18 que l’empoignade mouvante de 39-45. Puis, subitement, la menace qui se précisait contre la navigation des pétroliers neutres dans le Golfe, l’accroissement de la tension entre l’Iran et le Koweït et les incidents sanglants de La Mecque incitèrent les États-unis — imités avec un certain décalage par leurs alliés, à intervenir dans le Golfe. Le Conseil de Sécurité de l’O.N.U. devenu miraculeusement unanime à défaut d’être efficace enjoignit aux belligérants de cesser les hostilités.

De son côté l’U.R.S.S. — membre dudit Conseil, profita de l’occasion pour tenter de se poser en arbitre du conflit, rôle pour lequel Moscou n’avait aucune qualification spéciale. Gros importateur du pétrole iranien, le Japon se demandait s’il n’y avait pas lieu de changer de fournisseur. Seule parmi les grandes puissances la Chine conservait son sang-froid. Amis des Arabes de toutes tendance et en même temps des mollahs de Téhéran, les dirigeants de Pékin pouvaient se permettre de ravitailler massivement et équitablement l’Irak et l’Iran en armes et munitions.

De ce fait ils étaient les seuls à ne pas s’émouvoir des conséquences éventuelles du conflit au même titre que les Occidentaux, le monde arabe, l’empire soviétique ou bien l’État d’Israël. Il faut dire que la Chine — à l’inverse des États-unis ou de l’Union Soviétique, ne portait aucune responsabilité dans le déclenchement du conflit, même si elle n’avait pas à l’époque mieux compris qu’eux l’essence et la portée réelles de la révolution iranienne.

UNE RÉVOLUTION DEROUTANTE

L’été de 1978 devait être marqué par deux événements qui allaient modifier toutes les données de la situation internationale, l’accord Sino-nippon et le début de la révolution iranienne, suivis en octobre de la même année par un troisième non moins important l’élection au Vatican d’un Pape polonais.

Nous avons eu suffisamment l’occasion de souligner dans ÉSOPE la signification historique de l’accord Sino-nippon du 12 août 1978.

A Moscou, cet accord — qui évoquait celui de Rapallo entre l’U.R.S.S. et l’Allemagne en 1922, avait abasourdi des dirigeants aux yeux desquels un éventuel rapprochement entre Pékin et Tokyo représentait le danger majeur; le préambule de l’accord comportant une clause « anti-hégémonique » annonçait d’ailleurs la couleur. Il s’agit bien, selon le Kremlin, d’un pendant asiatique de l’Alliance Atlantique — le Japon étant par ailleurs l’allié des États-unis. A cela s’ajoutait le fait que la Chine avait noué auparavant d’excellentes relations avec l’Iran dont le Chah s’efforçait depuis le début des années 70 de constituer un Axe Téhéran-Kaboul-Islamabad-Pékin.

C’est d’ailleurs pour faire avorter ce projet que Moscou avait fomenté en Afghanistan la révolution de 1973 abolissant la monarchie et le coup d’État d’avril 1978 amenant au pouvoir le communiste Taraki.

Aussi les premières émeutes graves de septembre 1978 en Iran auraient dû alerter les Soviétiques quant à la vulnérabilité du régime monarchique. Curieusement il n’y eut de la part du Kremlin aucune tentative sérieuse d’exploitation d’une occasion aussi inespérée. Bien au contraire, Brejnev et son équipe de gérontes s’efforcèrent même de faire comprendre au Chah qu’ils reconnaissaient la légitimité de son pouvoir.

Et c’est ainsi qu’en octobre 1978, au lendemain de la visite à Téhéran de Hua Kuo Feng — le très provisoire chef du P.C. chinois, Leonid Brejnev crut bon d’adresser au Chah, à l’occasion de la Fête Nationale Iranienne, un message chaleureux — à la limite de la flagornerie, de voeux de prospérité et de réussite. Il est fort possible qu’aux yeux des analystes du Comité Central, des émeutes fomentées par quelques mollahs et des marchands du Bazar ne pouvaient constituer le prologue d’une révolution. Un souverain disposant d’une armée puissante et d’une police omniprésente — allié de surcroît des États-unis, n’avait évidemment rien à craindre des incantations d’un Ayatollah installé en France, ni des bruyantes manifestations de braillards anarchisants. Ce n’est que vers la fin des années 1978 que le K.G.B. a, semble-t-il, entrepris une action sérieuse de noyautage du mouvement révolutionnaire iranien aux multiples composantes.

Des cadres du Tudeh réfugiés en U.R.S.S. furent expédiés en Iran en vue de se joindre aux fanatiques religieux et d’orienter leurs actions dans un sens « progressiste ». Ils devaient être à pied d’oeuvre au moment de la fin de la monarchie et du retour triomphal de l’Ayatollah Khomeini en février 1979.

Cela n’avait pas grande importance d’ailleurs, car les stratèges moscovites avaient commis une double erreur de jugement. D’une part raisonnant par analogie ils ont cru possible d’appliquer à l’Iran leur schéma — forcément inexact, de la révolution russe de 1917 et, d’autre part, toujours pour les mêmes raisons, ils ont estimé que la « Savagh » était une réplique de l’Okhrana tsariste ne pouvant survivre à la chute du souverain.

S’ils avaient réfléchi en historiens et non en lénino- marxistes primaires, ils auraient compris que la révolution iranienne était bien plus proche de la révolte des « vieux croyants russes » sous le règne d’Alexis Romanov que de l’explosion anarchique de mars 1917 de la Russie en guerre.

Cette dernière était une négation de l’identité nationale et religieuse russe, de son credo mobilisateur « Pour Dieu, le Tsar et la Patrie », alors que la révolution prônée par les mollahs et le Bazar était au contraire une affirmation de Dieu et d’un Iran islamisé.

Le Chah n’était que le fils d’un usurpateur cherchant à imposer au pays un matérialisme occidental aussi pervers — sinon plus, que le matérialisme soviétique qu’il prétendait combattre.

Pour ce qui était de la Savagh institution autrement puissante et ramifiée que ne l’avait été l’Okhrana russe — celle-ci n’avait pas attendu la chute du Chah pour se rallier à la cause des mollahs et des marchands, imités en cela par une partie du Haut Commandement et d’une fraction importante des cadres de l’armée. Ce dernier point explique le fait qu’il n’y ait pas eu de guerre civile en Iran.

C’est ainsi que les « révolutionnaires professionnels » du Tudeh eurent la désagréable surprise de retrouver toujours en fonction leurs ennemis jurés les « policiers professionnels » affublés d’une étiquette nouvelle. Pendant ce temps les Occidentaux — et en premier lieu les Américains, de plus en plus sensibles aux arguments des émigrés iraniens de toutes tendances dénonçant la dictature sanglante du Shah et les excès de la Savagh, voyaient d’un bon oeil l’émergence d’un Iran démocratique.

L’incompatibilité totale entre la foi en Dieu des mollahs et l’athéisme militant de l’Empire communiste constituait à leurs yeux une garantie contre la mainmise de l’U.R.S.S. sur une éventuelle république islamique iranienne. On voyait mal par ailleurs que les mollahs pussent gouverner un grand pays tout seuls, pays en voie de modernisation, sans l’aide agissante de spécialistes pro-occidentaux. D’allié privilégié le Chah se transformait en gêneur qu’il n’y avait pas lieu de soutenir. Les dirigeants des pays arabes modérés n’étaient pas tout à fait de cet avis, ayant de la force explosive d’un Islam exacerbé — chiite de surcroît, une vision plus réaliste. Toutefois le Chah n’étant pas un Arabe, il ne pouvait être considéré en « frère ».

Bien entendu les pays arabes progressistes — l’Irak mis à part, soutenaient la cause de la révolution. En ce qui concerne les communistes chinois, ceux-ci n’étaient pas contre le fait révolutionnaire en soi, mais avaient cru — à tort — déceler dans son origine une intervention directe du Kremlin. Rassurés sur ce point dès le printemps de 1979, ils n’allaient pas manquer de nouer avec le nouveau pouvoir iranien des relations réalistes discrètes. Ami de fraîche date de la Chine, le Japon allait faire de même — ne serait-ce que pour assumer son ravitaillement en pétrole. Toutefois en matière de réalisme et de discrétion la palme devait revenir à l’État d’Israël dont les dirigeants considéraient l’Iran comme un allié potentiel — quel que fût son régime.

UNE ANNÉE D’ERREURS ET DE MALENTENDUS GRAVES

Tout au long de l’année 1979 on va assister à un véritable « concours » d’erreurs entre l’Empire soviétique et les Occidentaux à propos de la révolution iranienne. Ajoutons que dans ce concours chacun des antagonistes raisonne en fonction de son interprétation de la situation mondiale et du rôle qu’il attribue à l’Iran dans cette situation. Pour les stratèges du Kremlin, l’accord sino-nippon d’août 1978 a eu pour conséquence un dangereux encerclement de l’Empire dans lequel la coalition occidentale (États-unis/Europe) se raccorde au binôme Chine-Japon par un axe hostile : Téhéran—Islamabad-Pékin.

Cet axe se trouve interrompu par l’incorporation à l’ « Empire » d’un Afghanistan en voie de communisation.

La révolution iranienne peut permettre d’élargir la brèche en orientant le nouveau régime vers un neutralisme progressiste en attendant de le transforme en démocratie populaire.

Tout en oeuvrant patiemment dans ce sens— et faute d’avoir pu enfoncer un coin dans le binôme silo nippon — fin 1978, par le biais de l’intervention vietnamienne au Cambodge ! Moscou esquisse en avril 1979 un certain rapprochement avec les États-unis en acceptant de signer les accords SALT II auxquels le Président Carter tient beaucoup.

Brejnev et Carter vont se rencontrer à Vienne pour parapher le document et le Président américain s’imagine ouvrir une nouvelle ère dans les rapports Washington-Moscou — les deux « supergrands » pouvant désormais régler en commun nombre de problèmes dont celui de l’Iran.

En ce qui concerne ce dernier pays on espère encore à Washington que la raison va triompher à Téhéran dans la mesure où les États-unis se refusent d’appuyer le Chah et ses partisans réduits à l’exil .Les Américains ont depuis des années investi en Iran — en premier lieu dans le domaine militaire. Il leur est difficile de perdre d’un seul coup cet « avant-poste » face au flanc sud de l’Union Soviétique. Aussi avant d’envisager de s’en remettre à son « nouvel ami » Brejnev, le candide président des États-unis laisse à ses diplomates et à ses équipes de la C.I.A. le soin d’amadouer les farouches mollahs et de pousser leur régime dans la voie de la démocratisation. Cependant le régime « politico-religieux » ne se laisse influencer ni par l’action subversive du Tudeh et du K.G.B., ni par les missionnaires de la démocratie libérale.

Pour Khomeini et ses fidèles, les deux « grands Satans » agissent de concert et les deux offensives — en fait contradictoires et divergentes, aboutissent à un renforcement du nouveau pouvoir. La « Savagh déguisée » obtient des succès faciles contre des agents américains auxquels elle était naguère liée et contre des agents soviétiques qu’elle connaissait fort bien. Ainsi qu’il convient en bonne stratégie, les Services iraniens vont d’abord s’occuper des Américains en faisant semblant de tolérer les communistes. Le point culminant de l’offensive anti-occidentale sera atteint en nombre 1979 avec le sac et l’occupation de l’ambassade des États-unis à Téhéran. En toute naïveté le Président Carter s’imagine que son « ami » Brejnev ne pourra tolérer une violation aussi grave des lois internationales et que l’U.R.S.S. voisine de l’Iran exercera des pressions énergiques sur Téhéran en vue de l’évacuation de l’ambassade et de la libération des diplomates américains. Malheureusement au Kremlin on perçoit la situation quelque peu différemment. Persuadés que les Américains seront tôt ou tard contraints d’intervenir par la force en Iran pour libérer les otages de leur ambassade, les stratèges moscovites décident de profiter de l’occasion pour régler une fois pour toute le problème afghan.

Rappelons que depuis le coup d’État d’avril 1978 et l’arrivée au pouvoir à Kaboul d’une équipe communiste, l’Afghanistan était en proie à une guerre civile dont le nouveau régime risquait de faire les frais.

De plus les communistes afghans étaient eux-mêmes divisés en deux factions rivales et se livraient entre eux à une lutte fratricide aboutissant, en octobre 1979, à la liquidation physique du numéro Un du régime, Taraki, par son second Amin. Ce dernier avait cru nécessaire de consolider son pouvoir par le massacre des communistes de la faction adverse, en même temps qu’il avait la prétention de mater la rébellion anticommuniste. Moscou pouvait difficilement laisser se développer de tels désordres dans un pays admis depuis dix-huit mois dans la « grande famille socialiste ». La conjonction de l’affaire de l’ambassade américaine à Téhéran et de la grande pagaille qui s’installe en Afghanistan sera ainsi à l’origine de l’intervention soviétique du 27 décembre 1979.

A Moscou on s’imagine que l’opération sera de courte durée — un peu comme celle des Vietnamiens au Cambodge; qu’elle ne provoquera aucune réaction de la part de Téhéran du fait de la compréhension manifestée par l’U.R.S.S. dans l’affaire de l’ambassade et que la mauvaise humeur des Américains en train de préparer leur propre intervention en Iran sera toute relative. L’avenir se chargera de démentir des prévisions optimistes. L’opération de courte durée en est largement à sa huitième année. Le régime des mollahs remerciera les Soviétiques de leur compréhension en liquidant les cadres du Tudeh et en aidant la résistance afghane, et plus que déçu par le comportement de son « ami » Brejnev. Jimmy Carter décidera le boycott des Jeux Olympiques de Moscou en 1980 et un embargo sur les ventes de blé à l’Union Soviétique.

LE RECOURS A BAGDAD

Il est évidemment difficile d’imaginer ce qui aurait pu se passer à Téhéran si en novembre 1979 le Kremlin avait réagi selon les voeux du Président Carter au lieu de préparer une intervention en Afghanistan.

– On peut penser néanmoins qu’une condamnation sans équivoque de la violation flagrante des lois internationales perpétrée par le pouvoir des mollahs émanant de Moscou et des autres capitales de l’Empire soviétique aurait nettement modifié les données du problème. A l’époque le nouveau régime iranien n’était pas encore consolidé et un front uni englobant les puissances occidentales, l’Empire, et probablement la quasi-totalité des pays arabes — les progressistes se ralliant à l’appel de l’U.R.S.S. — eût été à même de faire céder les autorités de Téhéran. Il s’en serait suivi une perte de face génératrice d’une crise intérieure grave. Ces quelques spéculations n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles font ressentir la lourde responsabilité de l’U.R.S.S. dans la consolidation du pouvoir politico-religieux iranien. Cette responsabilité est d’ailleurs quelque peu partagée par la plupart des alliés occidentaux des États-unis dont le moins que l’on puis dire est qu’ils n’ont fait preuve ni de solidarité ni de fermeté face au défi de Téhéran. Il allait en être de même dans le cas de l’invasion de l’Afghanistan — tant en ce qui concerne la livraison de céréales à l’U.R.S.S. que le boycott des Jeux Olympiques. Réduits à agir seuls les Américains vont ainsi essuyer un échec lors de leur tentative d’opération héliportée d’avril 1980. Et c’est ainsi que l’on va aboutir à ce que l’on peut appeler le recours à Bagdad. Même si nous ne pouvons affirmer avec certitude que le Général Saddam Hussein ait été directement incité par les Américains à déclencher, en septembre 1980, les hostilités contre l’Iran, son initiative ne pouvait à l’évidence déplaire à Washington.

Les dirigeants de Bagdad partaient avec de sérieux atouts face à un adversaire affaibli par les remous d’une révolution sanglante. Plus de dix-huit mois après la chute du Chah, l’armée iranienne devait se trouver totalement désorganisée du fait des purges et de la fin de l’aide militaire américaine. Quelques rescapés de ces purges — officiers généraux ou supérieurs, se trouvaient d’ailleurs en Irak pour appuyer ce point de vue et conseiller le Président Saddam Hussein.

Pour des raisons diverses, ce dernier bénéficiait du soutien discret des puissances occidentales et de la sympathie agissante des pays arabes du Proche-Orient, à l’exception de la Syrie. La France, en particulier, pouvait du fait de ses relations privilégiées avec l’Irak espérer un renforcement de son influence au sein du monde arabe. De son côté l’U.R.S.S. dont les troupes n’avaient pas réussi en dix mois d’intervention à pacifier l’Afghanistan, apportait une aide militaire généreuse à l’Irak en misant, elle aussi, sur un prompt effondrement de l’Iran dont le Tudeh aurait pu être le bénéficiaire. Une telle solution lui aurait permis de régler plus rapidement le problème afghan et d’obtenir un accès direct au Golfe. Toutefois Moscou ne se contentait pas — à l’instar des Occidentaux, de jouer uniquement la carte irakienne .

Grâce à la Syrie — dont l’équipe dirigeante était hostile à celle de Bagdad, elle pouvait espérer maintenir le contact avec Téhéran en vue de l’hypothèse (peu probable à l’époque) d’une victoire de l’Iran. De toute façon personne — en septembre 1980, n’envisageait l’hypothèse d’une guerre longue et meurtrière avec ses phénomènes annexes : reprise du terrorisme en Europe et remous dans le monde arabe.

LA GUERRE DE SEPT ANS… ET PLUS

Les premiers mois de la guerre irako-iranienne déclenchée — on l’oublie souvent de nos jours, par Bagdad — seront très vite éclipsés par des événements tels que l’émergence de Solidarnosc, l’éventualité d’une intervention soviétique en Pologne, la victoire de Ronald Reagan aux élections présidentielles américaines etc…

Après quelques gains territoriaux minimes, l’armée irakienne s’était enlisée — faute d’avoir su utiliser ses unités blindées. Pendant ce temps, face à l’agresseur irakien avec à sa tête des dirigeants champions de la laïcité, le pouvoir des mollahs appelait à la « guerre sainte » — et le nationalisme persan aidant, mobilisait l’ensemble de la nation.

Les forces iraniennes retrouvaient une certaine cohésion et il ne restait plus qu’à trouver de nouveaux fournisseurs pour ses armements. Dans le lot, Israël — officiellement honni et promis à la destruction, allait discrètement occuper une place de choix. Ce seront ensuite la Corée du Nord et surtout la Chine. Dans le cas d’Israël les raisons de son attitude étaient parfaitement logiques. L’Irak avec ses dirigeants bassistes professant une forme de national-socialisme arabe représentait le danger majeur. Sa victoire devait lui permettre de prendre la tête d’un front arabe uni contre l’ennemi hébreu— avec de plus l’éventualité de l’acquisition par Bagdad de l’arme nucléaire . L’Iran — même hostile aux Juifs, constituait le moindre mal. La propagation de son Islam fondamentaliste (d’inspiration chiite) avait beaucoup plus de chances de susciter des troubles au sein des pays arabes que d’unir ces pays sous l’égide de l’Ayatollah Khomeini.

Comme par ailleurs les forces armées iraniennes étaient au départ équipées de matériels américains, Israël s’imposait à Téhéran en tant que fournisseur indispensable. Ainsi l’État hébreu — disposant lui-même d’un petit arsenal nucléaire, profitait-il de cette guerre pour devenir la seule grande puissance régionale du Proche-Orient. C’est cette nouvelle appréciation de la situation qui allait inciter Jérusalem à se lancer dans la campagne du Liban de 1982, sans le soutien des États-unis, qui aurait pu — sans l’épisode des camps de Sabra et de Chatila être profitable non seulement à Israël, mais à l’ensemble du camp occidental.

Des succès aussi importants que le démantèlement de la Défense aérienne syrienne, l’affront infligé à l’U.R.S.S. de Brejnev, les coups portés à l’O.L.P. de Yasser Arafat sont finalement restés sans lendemain, cependant que les Occidentaux se laissaient embarquer dans la galère libanaise avec les résultats que nous connaissons. Obligé d’évacuer le Liban, Israël abandonnait le terrain à la Syrie et aux factions rivales libanaises et palestiniennes. Pendant ce temps le conflit irako- iranien se poursuivait sans que les deux protagonistes parviennent à prendre un avantage décisif. Au Kremlin Andropov succédait à Brejnev en attendant de disparaître au profit de Tchernenko. Réélu triomphalement en 1984.

Reagan semblait devoir entamer un deuxième mandat en position de force, face à un Empire soviétique à bout de souffle — même si à la tête de cet Empire le jeune et énergique Mikhaïl Gorbatchev devait, en mars 1985, succéder au malheureux Tchernenko.

Il ne venait certainement à l’idée d’aucun observateur de politique internationale que le président des États-unis allait être sérieusement amoindri du fait de la Guerre du Golfe — et plus précisément des Services Spéciaux iraniens.

Faute de pouvoir obtenir du Congrès les moyens nécessaires à une action sérieuse contre le pouvoir cryptocommuniste du Nicaragua les proches collaborateurs du Président seront amenés à monter une opération secrète illégale de livraison d’armes aux Iraniens afin de pouvoir financer la contre-révolution nicaraguayenne. L’opération menée par la C.I.A. oeuvrant pour le compte de l’État-major de la Maison-Blanche devait s’avérer fructueuse.

Toutefois les Américains allaient découvrir à leurs dépens l’esprit tortueux des Services Spéciaux iraniens — autrement dit des successeurs de la Savagh. Il est fort possible d’ailleurs que ces derniers qui avaient quelque temps auparavant décimé les réseaux soviétiques en Iran aient estimé utile de rendre « un petit service » de dédommagement au K.G.B. à un moment où Mikhaïl Gorbatchev venait d’essuyer un échec à Reykjavik. C’est alors, dès la fin de novembre 1986, le scandale de l’« Irangate » qui porte (qu’on le veuille ou non) un coup sévère au prestige du Président, même si ses collaborateurs parviennent à le disculper.

L’intervention américaine dans le Golfe, en août dernier, sera en quelque sorte une réplique à la tortueuse manoeuvre iranienne de l’automne 1986.

Une fois de plus l’U.R.S.S., tout étant signataire de la résolution du Conseil de Sécurité de l’O.N.U. exigeant l’arrêt des hostilités, cherchera à tirer son épingle du jeu en se rapprochant de l’Iran. D’où l’orientation prise par la Propagande du Kremlin dénonçant l’intervention des « forces navales de l’O.T.A.N. » dans le Golfe et les dangers d’escalade qui en découlent. En fait l’intervention des Américains et de leurs alliés britannique et français ne paraît pas dangereuse en soi, mais elle est inadéquate. Ainsi que le constate très justement Yves Cuau dans « L’Express » , les énormes moyens engagés dans le Golfe valaient-ils la peine « d’employer de coûteux et d’inefficaces marteaux-pilons pour tenter d’écraser des mouches, même enragées » ? Ajoutons qu’il nous paraît évident que cette inadéquation des moyens renforce encore le prestige de l’Ayatollah et le pouvoir politico-religieux iranien.

Les gesticulations stratégiques sont peut-être valables dans le cas de puissances classiques, voire même de l’Empire lénino-marxiste, mais sont inopérantes avec un régime totalitaire dans lequel religion et nationalisme se confondent. C’est d’ailleurs le caractère spécifique de ce régime issu d’une révolution unique dans son genre qui déroute depuis des années les Occidentaux, les Soviétiques et même les Arabes.

ENGRENAGE DANGEREUX OU GESTICULATION DE ROUTINE ?

La question posée par le titre du présent article est celle qui vient normalement à l’esprit lorsque les grandes puissances croient — par un déploiement de force, mettre un terme à une guerre entre deux adversaires irréconciliables. Nous avons dit plus haut qu’à notre sens la gesticulation de routine à laquelle nous assistons actuellement dans le Golfe était inopérante. Tout au plus joue-t-elle un rôle dans le domaine du ravitaillement en pétrole des clients de l’Iran — c’est-à-dire qu’elle ne concerne pas le conflit en tant que tel. Reste le risque d’engrenage. Il ne paraît pas exagéré dans l’immédiat et ne pourrait devenir réel que dans deux éventualités – l’effondrement subit de l’un des belligérants, – l’extension de l’onde de déstabilisation au sous-continent indien. La première de ces éventualités est celle que redoutent la plupart des observateurs, divisés toutefois quant au degré de gravité que comporterait la victoire de l’un ou l’autre camp. Nous avons dit que pour Israël le pire serait un triomphe de l’Irak. A la réflexion il semble que Jérusalem ait raison — du moins à court terme. La seconde qui n’est évoquée, semble-t-il nulle part, devrait être sérieusement prise en considération car elle pourrait conduire à des malentendus graves entre toutes les grandes puissances.




Colonel M Garder : Reflexions sur Les services speciaux (1986)

En cette fin d’année 1986, que de thèmes de réflexion s’imposent à nous, anciens des Services Spéciaux, à propos de deux anniversaires : celui de la fin de la Bataille de Verdun, en décembre 1916, et celui du début du prologue de la Seconde Guerre Mondiale avec, fin août 1936, le rétablissement du service militaire obligatoire en Allemagne!

En effet, il y a soixante-dix ans, à la suite de l’échec allemand devant Verdun, nos grands anciens apportaient leur concours — sans être dans le secret des dieux, à la préparation d’une nouvelle bataille grâce à laquelle le Haut Commandement espérait reprendre l’initiative et forcer la décision.

Nul ne savait encore que celle-ci prendrait le nom du « Chemin des Dames », celui d’une route reliant l’Aisne et l’Ailette. Il leur fallait quant à eux reconstituer l’ordre de Bataille de l’Ennemi, suivre les mouvements des troupes sur les arrières, percer les intentions du Grand État-Major Impérial et neutraliser ses espions.

Humbles artisans — conscients de leur rôle d’auxiliaires discrets de la machine de guerre française, ces grands anciens, que notre ami le Colonel Allemand nous a fait si bien connaître dans ce Bulletin, ne prétendaient ni se substituer au Commandement qu’ils renseignaient, ni à la Troupe qu’ils servaient. Chacun était à sa place et la victoire de 1918 a été celle de tous.

De côté, ceux de notre génération qui — voilà un demi-siècle, servaient au 2 bis, avenue de Tourville sous les ordres du regretté Colonel Rivet; le faisaient dans le même esprit que leurs anciens de 14-18.

Ceux d’entre nous qui devaient les rejoindre entre 1940 et 1944 pour participer à la Résistance d’abord, et à la Libération ensuite, ont découvert ainsi des Services devenus clandestins sans pour autant avoir la prétention de se substituer à la Direction Politico-Militaire de la France Combattante.

Là aussi chacun était à sa place, même si le tribut payé par nos Services pour que la France retrouve sa place parmi les vainqueurs devait être plus lourd que lors du conflit précédent.

Or de nos jours, devenus par la force des choses les spectateurs ou tout au plus les figurants du conflit permanent en cours depuis 1945, nous assistons à une curieuse interversion des rôles.

Pour commencer, les responsables au sommet — surtout en ce qui concerne le Monde Occidental, paraissent incapables de percevoir la nature et de comprendre les règles de l’affrontement total dans lesquels leurs pays respectifs se trouvent engagés. Les Forces Armées ne sont sollicitées que périodiquement à l’occasion de conflits secondaires, leur mission essentielle étant, de part et d’autre, de dissuader l’adversaire — autrement dit de se neutraliser mutuellement.

En revanche les Services Spéciaux — au sein desquels la Branche « Action » a pris définitivement le pas sur le S.R. et le C.E., jouent les premiers rôles échappant souvent au contrôle d’un pouvoir politique dépassé par ce conflit d’un genre nouveau.

C’est ainsi qu’en U.R.S.S. le K.G.B. détient depuis plusieurs années la réalité du pouvoir et que dans les démocraties occidentales nous assistons avec tristesse à un dérèglement de la machine dont de récents événements fournissent la pénible illustration.

Que le système totalitaire soviétique récolte ce qu’il a semé en subissant la férule de son propre outil de coercition est après tout admissible. Mais que dans nos pays de vieille tradition démocratique le pouvoir politique ne sache pas utiliser de façon rationnelle des Services parfaitement adaptés au conflit en cours nous paraît à la fois désolant et dangereux.

Il serait quand même temps que ceux qui ont accepté la lourde charge de gouverner les pays du monde libre comprennent que la « paix » est devenue la forme de la guerre moderne par excellence et que pour survivre leurs pays doivent pouvoir utiliser tous les moyens nécessaires à leur Sécurité et à leur Défense.

Les Services Spéciaux sont actuellement les premiers de ces moyens. Encore faut-il savoir les utiliser




La situation internationale 1986 – Relations sino japonaise et sovietiques- Colonel Michel Garder

FIN AVRIL 1986 En cette fin du premier quart de l’année 1986, la situation internationale est toujours caractérisée par le conflit qui oppose l’Empire soviétique à une coalition « de facto » englobant une Alliance Occidentale américo-européenne et le binôme sino-nippon.

C’est dans cet affrontement confus que se situent les cinq pôles politico stratégiques mentionnés plus haut.

Le reste du monde, à savoir l’ensemble insulaire du Pacifique, l’Asie du Sud — et plus spécialement le sous-continent indien, la « nébuleuse » arabo-musulmane de la Zone du Golfe au Maghreb, l’Afrique centrale et australe, l’Amérique latine et l’Amérique du Sud, constitue à la fois un champ de bataille pour les pôles en conflit et une clientèle disparate pour chacun d’eux.

I. — L’EMPIRE SOVIÉTIQUE

Au début de l’année 1986 on pouvait croire que le 27e Congrès du P.C. soviétique allait permettre à Mikhaïl Gorbatchev de renouveler totalement l’équipe dirigeante du Kremlin et d’être ainsi en mesure de s’attaquer à l’énorme tâche qui s’impose à lui, tant à l’intérieur de son Empire qu’à l’extérieur.

Or, contrairement à nos prévisions, le Congrès a uniquement permis au Secrétaire Général de définir les grandes lignes du nouveau plan stratégique du Kremlin, mais sans mettre à sa disposition un Comité Central suffisamment renouvelé pour lui assurer un pouvoir absolu.

I — 1. Le Nouveau Plan Stratégique

Les grandes lignes du nouveau plan stratégique ressortent du « Rapport Politique » présenté d’entrée de jeu par Mikhaïl Gorbatchev lui-même. L’épithète « politique » constituait déjà à elle seule une indication ayant été utilisée pour la dernière fois par Staline au Congrès de 1930. Le style et le ton du Rapport ne rappelaient en rien celui du Congrès précédent présenté il y a cinq ans par feu Brejnev.

Deux mots-clés y apparaissaient en ce qui concerne le Théâtre Intérieur : Réforme et Restructuration.

Le premier était audacieux en soi puisque proscrit du jargon lénino marxiste comme « contre-révolutionnaire ».

Le second pouvait signifier l’intention de résoudre dialectiquement des problèmes aussi délicats que ceux d’un retour camouflé à une forme de privatisation du sol, ou bien de l’amorce d’une certaine libéralisation de circuits de distribution.

Ainsi le plan sur le Théâtre Intérieur se présente-t-il comme suit :

— Maintien officiel d’une Économie étatique planifiée avec ses 4 secteurs A) Militaro-industriel — toujours prioritaire avec 40 % de moyens B) Biens d’Équipement C) Biens de Consommation D) Agriculture

— Le monolithisme de l’U.R.S.S. assuré par la propagande et la coercition.

— La cohésion de l’Empire grâce au Pacte de Varsovie, au C.O.M.E.C.O.N. et au K.G.B. (et aux Forces Armées en ce qui concerne l’Afghanistan).

Pendant ce temps sur le Théâtre Extérieur le schéma est celui qui s’est esquissée depuis l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, avec :

— effort principal sur l’ensemble Europe-Amérique visant à dissocier l’Europe de son puissant allié en utilisant en particulier l’argument de l’ « Initiative de Défense Stratégique » (I.D.S.) pour prouver aux Européens que les Américains envisagent de se détacher de leur continent.

En même temps Moscou s’efforcera d’attirer progressivement dans sa mouvance l’ensemble de l’Europe occidentale en faisant avant tout effort sur l’Allemagne Fédérale :

— Offensive de paix sur le binôme sino-nippon tout en s’efforçant de régler au plus vite le problème afghan. — Maintien des positions acquises au Moyen-Orient et en Afrique.

I — 2. Poursuite de la lutte pour le pouvoir au Kremlin.

Cependant la surprise du Congrès a été le modeste renouvellement du Comité Central (un tiers des membres) qui a laissé en place un important noyau d’anciens brejnéviens et a pour conséquence de ne pas modifier le rapport des forces au sein du Bureau Politique.

Dans cette instance suprême du pouvoir Gorbatchev doit compter avec un certain nombre d’opposants potentiels — dont trois généraux du K.G.B., le chef de cet organisme Tchébrikov, le Ministre des Affaires Etrangères : Chevarnadzé et le Premier Vice-président du Conseil : Aliyev. Le fait que les Forces Armées ne sont même pas représentées au Sommet puisque le Ministre de la Défense le Maréchal Sokolov n’est que membre suppléant du Bureau Politique, est également significatif.

Nous assistons, semble-t-il, à ce que les sportifs appellent « un round d’observation » à l’issue duquel il faut s’attendre à un véritable heurt frontal entre les deux tendances qui s’affrontent.

Dans un proche avenir on peut, de ce fait, prévoir les trois hypothèses suivantes :

H-1 — L’ampleur de la tâche et la peur des conséquences incitent Gorbatchev à se contenter de « faire semblant ». Ce sera alors le retour à l’immobilisme « à la Brejnev ».

H-2 — Une conjuration montée par les nantis menacés oblige Gorbatchev à recourir à une « révolution par le haut » du type stalinien, mais en sens inverse, en s’appuyant sur les Forces Armées.

H-3 — Les « nantis » devancent la manoeuvre de Gorbatchev et, s’assurant le concours du K.G.B., éliminent le Secrétaire Général à l’instar de leurs anciens se débarrassant de Khroutchev en 1964.

II. — L’ALLIANCE OCCIDENTALE

Face au nouveau plan stratégique moscovite, l’Alliance Atlantique connaît quelques difficultés, faute pour ses membres de connaître la nature exacte de l’action adverse. C’est ainsi que les Européens, par exemple, ne veulent pas suivre le Président Reagan lorsqu’il accuse Moscou de tirer les ficelles du terrorisme mondial, ou bien — à l’exception de la Grande-Bretagne, ne font pas preuve de solidarité vis-à-vis de l’Allié américain lors de la punition infligée à la Libye.

Toutefois, jusqu’à présent, le Kremlin n’est toujours pas parvenu à entamer sérieusement cette libre association des pays démocratiques.

II — 1. Les États-unis

En ce deuxième mandat du Président Reagan, les États-unis qui avaient connu une véritable résurrection politico-économique lors du premier quadriennat éprouvent quelques difficultés à ne pas baisser de rythme.

Bien que contrairement à l’Union Soviétique les États-unis ne pratiquent pas toujours une stratégie totale.

Certains aspects de leur politique étrangère — sans parler de leur politique de Défense, s’inspirent d’un raisonnement stratégique. C’est le cas en premier lieu de l’utilisation par Washington du projet d’ Initiative de Défense Stratégique » (I.D.S.), lequel n’en est encore qu’au stade des recherches, mais joue déjà le rôle d’une arme psycho-politique à la fois pour cimenter la cohésion de l’Alliance et pour mener des négociations avec le Kremlin en position de force.

Cela dit, les grands axes de la « stratégie totale » américaine sont :

— maintenir la concorde de l’ensemble américain, en particulier en Amérique Centrale;

— rétablir l’influence pacifique des États-unis au Moyen-Orient en visant à la fois la survie d’Israël et le renforcement des liens avec les États arabes modérés

— contrecarrer l’expansionnisme soviétique en Afrique du Nord et dans le reste du continent africain;

— empêcher l’U.R.S.S. de prendre pied dans la Région du Golfe;

— s’efforcer de dégager l’Inde de l’emprise soviétique;

— établir une solide barrière entre la menace soviétique en Extrême-Orient en réalisant un Axe Japon/Corée du Sud/Chine;

— maintenir l’hégémonie américaine sur le Pacifique — en particulier en soutenant le nouveau régime aux Philippines.

Bien entendu, en ce mois d’avril 1986, tous les objectifs sont loin d’être atteints, même si dans l’ensemble les progrès réalisés par l’administration Reagan sont sensibles.

En Amérique latine le Nicaragua pose toujours des problèmes préoccupants à la Maison Blanche et, de plus, une éventuelle catastrophe économique au Mexique peut à tout moment déstabiliser toute la Région.

En ce qui concerne l’Alliance Atlantique, la cohésion a été maintenue tant bien que mal, en dépit des effets pervers de l’affaire libyenne.

C’est au Moyen-Orient que les États-unis connaissent les plus grandes difficultés.

L’allié israélien n’est pas toujours commode et les pays arabes amis, tels l’Égypte, la Jordanie ou l’Arabie Saoudite sont pour des raisons diverses déçus par la politique américaine.

La guerre irano irakienne n’arrange guère la situation. La menace d’extension de l’intégrisme musulman à l’ensemble du monde arabe demeure latente. Enfin la Syrie est devenue un pion important dans le jeu soviétique tout en conservant une relative liberté d’action.

En Afrique du Nord il y a avant tout le problème libyen. Faute de pouvoir le résoudre, les Américains pourraient connaître d’autres difficultés au Soudan et dans les pays du Maghreb.

Quant à l’Afrique Noire, elle offre aux Américains bon nombre de possibilités pour y contrecarrer l’influence soviétique, en particulier en Angola. Toutefois le problème de l’Afrique du Sud gêne énormément les manoeuvres de Washington.

En ce qui concerne la Région du Golfe, l’enlisement soviétique en Afghanistan atténue quelque peu la menace. Là aussi, les conséquences de la guerre irano irakienne peuvent être dangereuses. Par ailleurs, la situation intérieure du Pakistan peut à tout moment être remise en question, tant à la suite d’une action subversive menée par l’U.R.S.S. que par le fait d’une guerre malheureuse contre l’Inde. Heureusement Rajiv Gandhi paraît vouloir adopter une attitude indépendante vis-à-vis de l’U.R.S.S. et vient même d’esquisser un rapprochement avec le Pakistan et le Bangladesh, ce qui favorise le jeu américain.

Il en va de même du renforcement du binôme Sino-nippon sur lequel nous reviendrons plus loin, et que facilite pour le moment la stratégie totale américaine. Reste le problème de la maîtrise des Océans. Les Soviétiques sont présents en force dans l’Océan Indien et pourraient bien chercher des bases aux Philippines, en cas de victoire des communistes dans ces îles-clés du Pacifique.

II — 2. L’Europe Occidentale

Comme dit plus haut, l’offensive soviétique sur l’Alliance Occidentale vise non plus comme naguère à dissocier les pays européens, mais à couper une « Europe Unie » de l’Amérique.

Il semble que dans l’immédiat l’utilisation pour y parvenir du projet américain de Défense Stratégique (I.D.S.) dénoncée par le Kremlin sous le nom de « Guerre des Étoiles » ne soit pas très heureuse, surtout depuis le changement de majorité en France. Il reste néanmoins quelques failles à exploiter dans l’édifice européen, telles que :

— certaines différences dans les intérêts nationaux de ses composants

— les problèmes posés par la neutralité de l’Autriche, de la Suisse et de la Suède;

— l’existence d’importants partis communistes en France, en Italie, en Espagne et au Portugal;

— enfin et surtout la division de l’Allemagne — avec à l’arrière-plan le gauchissement important du Parti Social Démocrate en Allemagne Fédérale à un moment où ce parti pourrait revenir au pouvoir.

III. — Le BINÔME SINO-NIPPON

Le concept même de « binôme » associant deux entités aussi opposées en apparence que la Chine et le Japon n’est pas entré dans les habitudes des commentateurs. Pourtant il y a là une réalité dont il faudrait tenir compte, surtout quand on envisage l’horizon 2000.

Déjà surpris en août 1978 par le rapprochement sino-nippon, les analystes occidentaux et même soviétiques parviennent difficilement à comprendre l’ampleur du phénomène. Or jamais convergence d’intérêts entre deux pays complémentaires n’a été aussi profonde.

Plus encore que les accords de Rapallo de 1922 entre l’Allemagne et l’Union Soviétique, le rapprochement du Japon et de la Chine porte en lui des développements ultérieurs qui pourraient étonner le monde d’ici une décennie ou deux. A court terme, le phénomène joue en faveur de la « coalition de facto » qui s’oppose à l’Empire Soviétique. A plus long terme, il pourrait en être autrement.

IV. — LE POINT DU CONFLIT FIN AVRIL 1986

Nous avons vu plus haut que le problème du pouvoir n’était toujours pas réglé en U.R.S.S. De ce fait, Mikhaïl Gorbatchev et son équipe ne sont pas à même, pour le moment, de se lancer à fond sur les Théâtres Intérieur ou Extérieur.

C’est ainsi qu’à moins de réaliser la « révolution de palais » de l’Hypothèse H-2 présentée ici, cette équipe peut tout au plus esquisser des actions dans le domaine économique, ou en vue de résoudre les problèmes polonais et afghan.

Sur le Théâtre Extérieur nous avons pu voir les réactions embarrassées du Kremlin lors du raid américain sur la Libye. De même, l’offensive de charme en direction du binôme Sino-nippon n’a apparemment aucune chance de succès et, ce qui est plus grave, l’U.R.S.S. peut de moins en moins compter sur l’Inde en tant qu’alliée en Asie.

Le seul théâtre sur lequel Moscou est à même d’agir dans l’immédiat est celui de l’Europe Occidentale, en s’efforçant d’exploiter les failles énumérées au § II — 2. Il pourrait en être autrement au cas où Gorbatchev parviendrait à éliminer les « opposants » et disposerait d’un pouvoir absolu. Il aurait intérêt à faire vite car il se trouve que cette hypothèse soit parfaitement plausible.




Hommage à Madame Yvonne ROUYER, une grande Dame de l’AASSDN

Discours du Colonel Henri Debrun, Président de l’AASSDN, prononcé le 1er Aout 2013 et lu à ses obsèques par Madame Donzeau, membre de l’ASSDN et proche de la famille de Madame Rouyer

Madame et très chère Amie,

Par déférence, ne devrais-je pas vous appeler “ Madame la Générale ”, selon
l’expression dont aimait faire courtoisement usage mon illustre prédécesseur, le
Colonel Paillole, Chef du contre-espionnage français camouflé pendant la guerre
sous le nom “ d’Entreprise des Travaux Ruraux ”, plus couramment “ T.R. ” ?
Vous aviez été très proche de lui au Poste de Vichy baptisé “ Violette ” et dirigé,
à partir de 1943, par votre mari alors Capitaine. Vous accomplissiez des tâches
de secrétariat, de transport de courrier et d’agent de liaison, tâches à haut risque
dans cette France entièrement occupée par l’ennemi.

Vous étiez aussi en relation étroite avec le 152e Régiment d’Infanterie, le glorieux
“ 15/2 ” entré en clandestinité totale dans l’Allier, régiment que rejoignit
votre mari comme capitaine, puis chef de bataillon pour combattre jusqu’à la fin
de la guerre avec la 1re Armée française.

Mais de ces actions, de vos souvenirs, vous aviez la discrétion de ne pas en
parler beaucoup, n’ayant, estimiez-vous, accompli que votre devoir.
Dès fin 1944, vous avez rejoint la toute nouvelle DGER qui devint le SDECE
et ce, jusqu’en 1951, comme secrétaire du Colonel Lafont, dit “ Verneuil ” qui,
à partir de novembre 1942, avait été le successeur sur le terrain du Commandant
Paillole.
Vous avez été parmi les premières à rejoindre notre Amicale des Anciens des
Services Spéciaux de la Défense Nationale (ASSDN) créée fin 1953 par vos
compagnons de combat clandestins et dont la présidence fut confiée d’emblée au
Colonel Paul Paillole.

Membre du Conseil d’Administration pendant de nombreuses années, vous
avez longtemps été notre trésorière. En reconnaissance de votre passé et des services
remarquables que vous avez rendus, nous avons eu à coeur de vous conférer
la distinction de “ Membre d’honneur de l’ASSDN ”.

Très attachée à l’Amicale, dont vous avez parcouru toute l’histoire et étiez
l’une de nos dernières amies à avoir vécu ces années fondatrices qui furent pour
vous tous celles d’un combat clandestin impitoyable, vous étiez pour nous une
référence, détentrice d’une part importante de notre mémoire que je n’hésitais
pas à consulter.

Vous m’accordiez en effet beaucoup d’affection et j’éprouvais pour vous, qui
m’aviez demandé de vous appeler “ Yvonne ”, un sentiment équivalent empreint
de respect.

Vous avez également présidé l’Amicale des Anciens du “ 15/2 ” et en étiez
devenue la Présidente d’honneur, c’est dire l’estime que ce régiment vous portait.

Agent de renseignement “ P 2 ”, sous-lieutenant chargé de mission, vous avez
été nommée Chevalier de la Légion d’honneur et de l’Ordre national du Mérite
et êtes titulaire de la Croix de Guerre avec citation à l’ordre du Corps d’Armée,
de la Croix du Combattant, de la Médaille de la Résistance française, de la Croix
du Combattant Volontaire 39/45 et de la Croix du Combattant volontaire de la
Résistance.

Aujourd’hui vous rejoignez votre mari, le Général de Division André Rouyer
et votre fille, laissant votre fils Christian et votre petit-fils dans le chagrin. Vous
rejoignez de même la cohorte de vos amis des Services Spéciaux qui vous ont
précédée dans l’Au-delà.

Pour nous qui avons eu la chance de vous connaître, votre décès crée dans nos
rangs un vide à la fois sentimental, amical et historique. Nous perdons plus
qu’une amie et nous en éprouvons une grande peine.

Je prie votre fils Christian, ancien Ambassadeur de France au Mali, ainsi que
son fils et toute votre famille, de croire, au nom de l’ASSDN et à titre personnel,
à notre profonde tristesse et à nos plus sincères et amicales condoléances.
Étant à plus de 600 km de Brunoy, je me trouve, à mon très grand regret, dans
l’impossibilité de vous accompagner comme je l’aurais souhaité.

Mais, Yvonne, permettez-moi de vous appeler affectueusement par votre prénom,
“ Vous n’êtes pas loin, juste de l’autre côté du chemin ”, comme disait le
poète Charles Péguy.