Géopolitique : « Génocide colonial » ou ruine de la France coloniale ?

Selon un histrion du nom de Jean-Michel Apathie, la colonisation française aurait été une entreprise génocidaire à ce point emblématique que le nazisme s’en serait inspiré… 

Ce faquin qui, il y a quelques années, proposait de raser le château de Versailles (!!!), n’inventait rien en proférant ces inepties. Il ne faisait en effet que répéter servilement le discours décolonial dominant, s’inscrivant ainsi dans la lignée de l’Emmanuel Macron candidat à la présidence de la République, qui osa parler à Alger de la colonisation comme d’un « crime contre l’humanité » décoloniaux. 

Singulier « crime contre l’humanité » et singulier « génocide » en effet, qui eurent pour résultat l’explosion démographique coloniale, et plus particulièrement algérienne, la population de ce dernier pays passant d’un peu plus d’un million d’âmes en 1830 à plus de dix millions en 1962…

Autre poncif de la doxa, la France aurait tiré sa richesse du pillage de son empire. Avant même tout examen des chiffres, la réponse à cette accusation récurrente tient en une question de bon sens : puisque la France tirait sa prospérité du « pillage » de son Empire, pourquoi son économie ne s’est-elle donc pas effondrée avec la décolonisation ? Pourquoi, tout au contraire, a-t-elle économiquement considérablement bénéficié de cette rupture durant la décennie 1960 ?

La réponse à cette question a été donnée en 1984 par Jacques Marseille qui publia un livre fondateur (republié en 2005) dont le titre était « Empire colonial et capitalisme français, histoire d’un divorce ». Dans ce livre, l’auteur bouleversait totalement et en profondeur la perspective coloniale en démontrant que :

1) Contrairement à ce qu’avait postulé Jules Ferry, les investisseurs privés se détournèrent de l’Afrique, laissant donc à l’Etat français le fardeau de sa mise en valeur à travers les emprunts d’Etat et les impôts des Français.

2) L’Empire ne fut pas une « bonne affaire » car ses produits qui n’étaient pas rares furent achetés par la métropole à des coûts supérieurs à ceux du marché international. 

3) Les territoires n’ayant pas de ressources propres, leurs budgets durent être constamment alimentés par la France. 

Non seulement la France n’a donc pas pillé l’Afrique, mais, tout au contraire, elle s’y est ruinée. Son empire africain fut même un boulet économique pour la France qui s’était condamnée à y assurer la totalité des investissements dans tous les domaines, qu’il s’agisse du génie civil, de la santé ou de l’éducation. En retour, et là encore contrairement aux mensonges des décoloniaux, l’empire lui fournissait à des prix supérieurs à ceux du marché des productions qu’elle payait en réalité deux fois puisqu’elle les avait subventionnées.

Bernard LUGAN
Afrique réelle
Editorial du mois de juillet 2025




Forum de Saint Pétersbourg : Ombres, deals et silence

Retour au Forum de Saint Pétersbourg,
si Vladimir le veut

Une curiosité : c’est Dimitri Peskov, le porte-parole du Kremlin, qui s’exprime, lors d’une conférence de presse à Saint Pétersbourg, ce 20 juin. « Le président russe Vladimir Poutine rencontre des représentants d’entreprises étrangères en marge du Forum économique international de Saint-Pétersbourg (SPIEF), bien que les contacts ne soient pas rendus publics afin de protéger les entrepreneurs des sanctions ».

Explication ? « Vous savez qu’en ce qui concerne nos partenaires qui continuent à travailler ici, l’environnement est très agressif dans leur pays. Afin de minimiser tous ces risques, nous ne divulguons tout simplement pas (les représentants d’entreprises étrangères en Russie) » (1). Original. Parce qu’apparemment, on se bouscule au 28ème Forum économique qui se tient cette année sur quatre jours, du 18 au 21 juin – le forum est né en 1997, honoré de la présence de Vladimir Poutine depuis 2002. On se bouscule, et pas seulement entre pays dits amis. « L’un des temps forts de l’événement sera un panel organisé (…) jeudi 19 juin, modéré par le président de la chambre de commerce américaine en Russie (AmCham), Robert Agee » nous dit Marin Saillofest pour le Grand Continent (2).

« À cette occasion, plusieurs investisseurs et hommes d’affaires américains discuteront avec des responsables russes de la mise en place de « conditions propices au rétablissement et au développement de la coopération commerciale entre la Russie et les États-Unis ».

Parce que, confiait Robert Agee à RT (3), la majorité du business américain voit la Russie comme un marché stratégique. « Il y a quatre ans », avant février 2022 et l’opération militaire spéciale russe en Ukraine, « 70% de nos entreprises considéraient la Russie comme un marché stratégique ». Il faut savoir que celles qui étaient déjà présentes sur le sol russe ne l’ont pas toutes abandonné. « Seulement 12 % des entreprises américaines installées en Russie avant 2022 ont pris la décision de quitter le marché russe, selon la Kyiv School of Economics, soit une proportion similaire à celle d’autres pays occidentaux. C’est notamment le cas de grands groupes comme Philip Morris, Pepsi, Auchan, Nestlé, Haier, UniCredit Bank ou encore AstraZeneca » confirme en effet Marin Saillofest (2). Qui sont-elles ? Robert Agee dénombre en particulier « les entreprises de biens de consommation, les fabricants de confiserie, les fournisseurs de produits pharmaceutiques et d’équipements médicaux… toutes ces entreprises sont restées et sont très actives et prospères ».

Ajoutant : « Celles qui sont parties « observent et attendent », espérant un dégel des relations entre les États-Unis et la Russie » – après peut-être une rencontre entre Donald Trump et Vladimir Poutine, retrouvailles évoquées par les deux parties sans qu’une date et un lieu ne soient arrêtés.

Bien sûr, si le climat s’était détendu entre Washington et Moscou depuis le retour de Donald Trump aux affaires, il n’est pas complètement apaisé sur l’Ukraine et se tend à nouveau à propos du Moyen-Orient, la Russie très hostile à un engagement militaire américain aux côtés d’Israël contre l’Iran. « Le vice-ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Riabkov, a mis en garde contre le risque de déstabilisation radicale de la situation au Moyen-Orient si l’administration Trump devait donner une aide militaire directe des dans le cadre des frappes contre l’Iran » rapporte The Times of Israël (4).« Il a ajouté que Moscou est en contact avec Israël et l’Iran ». L’heure n’est plus, ou pas encore, au succès du Forum dans le monde occidental en 2013, quand Angela Merkel elle-même s’était déplacée, ou en 2018, avec la présence d’Emmanuel Macron ou de Christine Lagarde, patronne de la Banque centrale européenne (BCE). Le patron de Total ou celui de Siemens étaient présents en 2021.

Cependant, malgré l’Ukraine, le forum a réuni 130 pays l’an dernier (représentants d’entreprises) et une quarantaine de délégations de parlementaires pour un total de 21000 participants – dont plus de 4000 journalistes (5). Et la Russie attend cette année 140 pays (contre 130 en 2023), un record – et 50 délégations. « Parmi les pays représentés au plus haut niveau figurent l’Indonésie avec la présence du président Prabowo Subianto et le Bahreïn, avec le prince Nasser ben Hamed Al Khalifa » note Marin Saillofest (2), sans oublier « la venue à Saint-Pétersbourg des vice-présidents yéménite Tarek Saleh et sud-africain Paul Mashatile, ainsi que du vice-Premier ministre chinois Ding Xuexiang ».

Que l’économie russe, après des chiffres de croissance spectaculaires, (4,1% en 2024, au-dessus des prévisions du gouvernement et du FMI, voir l’infographie), prévoie un recul sévère au premier trimestre 2025 est anticipé depuis la fin de l’an dernier. TASS confirme : « Le ralentissement de la croissance économique de la Russie faisait partie d’un plan d’action planifié et les débats actuels sont centrés sur la question de savoir s’il faut maintenant accélérer l’économie, a déclaré le porte-parole de la présidence russe, Dimitri Peskov, en réponse à une demande de commentaire sur les remarques faites par le ministre du développement économique, Maxim Reshetnikov, qui a déclaré que l’économie russe était au bord de la récession » (6). La question est discutée avec la Banque centrale russe, notamment, comme aux Etats-Unis avec la Réserve Fédérale (FED), autour des taux d’intérêts.

Mais, souligne encore Dimitri Peskov, la décélération attendue est générale, « y compris aux Etats-Unis et pour les nations européennes ».

Malgré ce les entreprises étrangères sont là, attentives et… donc protégées, on ne les nomme pas, elles ne se nomment pas. Pas toutes, note cependant TASS (7) : « Le gouvernement russe ne négocie pas actuellement avec les compagnies pétrolières et gazières occidentales au sujet de leur retour en Russie, a déclaré à la presse le vice-premier ministre Alexander Novak. “Nous ne négocions pas. Personne ne m’a contacté ni n’a écrit de lettres’’, a-t-il déclaré ». Pourtant, en 2022, après l’ouverture des hostilités en Ukraine, certains avaient suivi, selon Reuters, une session intitulée “Les investisseurs occidentaux en Russie : Nouvelle réalité” » – nous le relevions ici (8). Peut-être, pour celles qui ont choisi en 2022 de quitter la Russie, le chemin de retour, si elles le souhaitent, sera-t-il plus difficile. Et pas seulement dans le domaine de l’énergie, la nouvelle réalité fait que la Russie se montre exigeante.

Pourquoi ?

Eh bien, nous dit encore Marin Saillofest dans un autre intéressant papier (9), « de nombreux hommes d’affaires et investisseurs russes ont considérablement bénéficié du départ, parfois précipité, de ces groupes. En se voyant transférer le contrôle d’usines, d’ateliers et de bureaux en état de fonctionnement, le pouvoir russe a contribué à la création d’une nouvelle classe d’oligarques : les 130 cafés de Starbucks en Russie ont ainsi été vendus au rappeur Timati et au restaurateur Anton Pinskiy pour moins de 6 millions d’euros ». Et cette nouvelle classe veut préserver ses avantages si, avec la fin de la guerre, les entreprises qui avaient quitté la Russie veulent y revenir. Vladimir Poutine est sensible à leur réclamation et ses équipes travaillent à une nouvelle législation.

Un exemple ? En bref : « En mai 2022, le groupe français Renault vendait sa participation dans le constructeur russe Avtovaz pour un rouble symbolique suite au lancement de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. L’accord incluait cependant une clause qui ouvrait la voie à un rachat d’actions dans un délai de six ans ». D’autres groupes, comme Mercedes-Benz, Carlsberg ou McDonald sont dans la même situation, même si, pour ce dernier, la presse russe relaye une pression du public pour un retour à l’original. Mais ? « Afin de permettre aux investisseurs russes ayant bénéficié du départ des entreprises occidentales de conserver leurs avantages, les députés de la Douma d’État pourraient voter dès le mois de juin en faveur d’une loi qui rendrait caduques ces clauses de rachat ».

Business is business, le mot vaut pour la Russie aussi, a tranché Vladimir Poutine, fort de n’être pas tombé au contraire sous les coups des sanctions qui affaiblissent les pays européens, l’Allemagne, qui était le premier investisseur en Russie, d’abord. La France suit de près. Avec les Etats-Unis, beaucoup moins concernés, en observateurs discrets donc – et pressés de remplacer les perdants et d’investir dans les terres rares, une affaire qui conviendrait à Donald Trump.

 Les grands péchés ont de longues ombres, dit un proverbe anglais. L’irréalisme aussi.

Hélène NOUAILLE
La lettre de Léosthène

PS : Vladimir Poutine s’est longuement exprimé dans le cadre du Forum alors que nous achevions cette lettre.
http://en.kremlin.ru/events/president/news/77222

Infographie :

Croissance du PIB russe en % de 2000 à 2024 (source : Direction générale du Trésor, France)
https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/52d8f48b-f79f-4e60-ba55-a6e854629ca7/images/9a50ddac-68c1-4425-8572-9cd419f2f90b

Notes :

 (1) TASS, le 20 juin 2025, Putin meeting with foreign businesses at SPIEF, contacts not made public
https://tass.com/politics/1977089

(2) Le Grand continent, le 18 juin 2025, Marin Saillofest, Asie septentrionale : Économie russe : annonces, participants, discours de Poutine, que suivre lors du Forum économique de Saint-Pétersbourg
https://legrandcontinent.eu/fr/2025/06/19/economie-russe-annonces-participants-discours-de-poutine-que-suivre-lors-du-forum-economique-de-saint-petersbourg/ 

(3) BigNewsNetwork, le 19 juin 2025, US companies want to return to Russia, lobby chief
https://www.bignewsnetwork.com/news/278392091/us-companies-want-to-return-to-russia-lobby-chief

(4) The Times of Israël, le 18 juin 2025, Le vice-ministre russe des Affaires étrangères met en garde les Etats-Unis contre des frappes contre l’Iran
https://fr.timesofisrael.com/liveblog_entry/le-vice-ministre-russe-des-affaires-etrangeres-met-en-garde-les-etats-unis-contre-des-frappes-contre-liran/

(5) Saint Petersburg International Economic Forum 2025, SPIEF in Figures
https://cdn.forumspb.com/upload/docs/2024/buklet/SPIEF2025_PromoBuklet_en_2606.pdf?17194091504741747

Le site du Forum 2025 :
https://forumspb.com/en/

Programme par journée (18 au 21 juin) :
https://forumspb.com/en/programme/business-programme/

(6) TASS, le 20 juin 2025, Russia’s economic slowdown was planned — Kremlin
https://tass.com/economy/1977109

(7) TASS, le 20 juin 2025, Western oil and gas companies not in talks about their return to Russia — Deputy PM Novak
https://tass.com/economy/1977177

(8) Voir Léosthène n° 1663/2022, le 18 juin 2022, Forum de Saint Pétersbourg, l’énergie et la Chine au centre

La presse est quasi silencieuse cette année sur la tenue, du 15 au 18 juin, du 25e Forum économique de Saint Pétersbourg, SPIEF en anglais, où se pressaient jusqu’ici hommes d’affaires et dirigeants politiques venus du monde entier. Guerre en Ukraine oblige, les Occidentaux ont déserté le forum cette année. Mais, nous dit l’agence Reuters, « des délégations de haut niveau de plus de 40 nations sont attendues ». Pour Vladimir Poutine, qui s’exprimait en direct ce 17 juin il y a une « fenêtre d’opportunité » à saisir quand l’Occident a provoqué « une vague d’inflation mondiale, la rupture des chaînes logistiques et de production traditionnelles, une pauvreté croissante et des pénuries alimentaires ». Le Global Times met l’accent sur le rôle des BRICS comme sur le développement des organisations régionales : « Qu’il s’agisse de la Russie, de la Chine ou d’organisations telles que les BRICS ou l’Union économique eurasienne, un consensus s’est dégagé pour renforcer les mécanismes de coopération. Par exemple, les pays vont accélérer les règlements monétaires libellés en yuan et en rouble, car le processus de mondialisation a été gravement endommagé par l’hégémonie américaine ». Où est l’Europe, dans cette affaire ? 

(9) Le Grand continent, le 30 mai 2025, Marin Saillofest, Renault, Mercedes-Benz, McDonald’s… Quelles entreprises pourraient se voir interdire de racheter leurs actifs en Russie ?
https://legrandcontinent.eu/fr/2025/05/30/renault-mercedes-benz-mcdonalds-quelles-entreprises-pourraient-se-voir-interdire-de-racheter-leurs-actifs-en-russie/ 




Guerre en Ukraine : Raids russes intensifiés, défense ukrainienne affaiblie

Davantage de drones et de missiles russes
et moins de moyens de DCA pour les Ukrainiens

Comment faire face aux raids aériens nocturnes des Russes qui vont crescendo? Le nombre de drones longue portée lancés par la Russie a connu en juin une hausse de 36,8% sur un mois, selon un décompte de l’AFP établi à partir des chiffres de l’armée ukrainienne. Selon ces données, la Russie a envoyé 5 438 drones d’attaque longue portée contre son territoire en juin — le nombre le plus élevé depuis février 2022 — contre 3 974 en mai.

La réponse la plus évidente à la question initiale est simple: en dopant urgemment les capacités de la défense antiaérienne. Or, les moyens spécialisés ukrainiens se réduisent dramatiquement.

Et ce n’est pas les déclarations récentes de la Maison Blanche qui vont rassurer les civils et les militaires ukrainiens. En effet, les Etats-Unis ont annoncé mardi avoir cessé de livrer certaines armes à Kiev. Selon Politico et d’autres médias américains, cet arrêt des livraisons à Kiev concerne notamment les systèmes de défense aérienne Patriot, l’artillerie de précision et les missiles Hellfire. D’autres sources US citent « les missiles Patriot, les obus de 155mm,  les munitions pour les lance-roquettes GMLRS, les missiles Stinger, Sparrow et Hellfire. »

Cette décision fait suite, selon ces médias, à des inquiétudes du Pentagone quant aux réserves de l’armée américaine, sur lesquelles est directement prélevée l’aide militaire à l’Ukraine. « Cette décision a été prise pour mettre les intérêts de l’Amérique en premier », a confirmé Anna Kelly, une porte-parole adjointe de la Maison Blanche,  sans donner plus de précisions.

« Si cette réduction de l’aide américaine ne provoquera pas l’effondrement des lignes ukrainiennes, elle nuira gravement à la défense de l’Ukraine, en particulier à ses capacités en matière de missiles antibalistiques et de frappes de précision », a estimé John Hardie, spécialiste de la Russie à la Foundation for Defense of Democracies (FDD), un institut indépendant basé à Washington. « Cette décision entraînera la mort d’un plus grand nombre de soldats et de civils ukrainiens, la perte d’un plus grand nombre de territoires et la destruction d’un plus grand nombre d’infrastructures essentielles », a prédit cet expert.

Philippe CHAPLEAU
Lignes de Défense
2 juillet 2025




Cyberdéfense : Nouveaux arrivants au sein de la Communauté cyber des armées

Sur décision du chef d’état-major des Armées, le général d’armée Thierry Burkhard, la Communauté cyber des armées se renforce en accueillant onze nouvelles unités issues de chacune des armées et de la Direction interarmées des réseaux d’infrastructure et des systèmes d’information (DIRISI).

Une cérémonie militaire présidée par le général de corps d’armée Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense, a réuni l’ensemble des unités ce jeudi 26 juin 2025, au quartier Stéphant à Saint-Jacques-de-la-Lande (35).

Au total, la Communauté cyber des armées rassemble désormais 22 unités opérationnelles pour combattre dans le cyberespace et renforcer la cyberdéfense des armées françaises.

Créé en 2023 par le chef d’état-major des Armées, la CCA est une communauté à vocation opérationnelle, engagée dans le combat cyber. Elle consacre le modèle de la cyberdéfense française, construit autour de deux piliers : un commandement interarmées dédié à la cyberdéfense (COMCYBER) et des unités au sein de chaque armée, sur l’ensemble du territoire. 

Depuis sa création, cette communauté a produit des effets opérationnels, capacitaires et RH :

  • Un engagement opérationnel coordonné du niveau stratégique au niveau tactique, en passant par le niveau opératif ;
  • Une cohérence capacitaire au profit de la CCA, garantie par le COMCYBER ;
  • Des synergies entre unités pour renforcer leur efficacité d’action ;
  • Une mise en visibilité des parcours de carrière cyber au sein des armées.
  • Les unités de la Communauté cyber des armées (surlignées en gras, les nouvelles unités) :

Armée de Terre :

  • 785e compagnie de guerre électronique ;
  • 54e régiment de Transmissions ;
  • Centre de guerre électronique du 44e régiment de Transmissions ;
  • Groupement Cyber de l’Ecole des Transmissions, du Numérique et du Cyber (ETNC) ;
  • Centre interarmées des actions sur l’environnement (CIAE)µ
  • 6e escadron du 13e régiment de dragons parachutistes ;
  • Compagnie d’appui au commandement du 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine ;
  • Centre de renseignement Terre ;
  • Régiment de cyberdéfense ;
  • 712e compagnie de transmissions.

Marine nationale :

  • Centre support de cyberdéfense (CSC) ;
  • Commando Kieffer ;
  • Centre de renseignement de la Marine (CRMAR).

Armée de l’Air et de l’Espace :

  • Escadron des systèmes d’information opérationnels et de la cyberdéfense 62.430 « Marensin » (ESIOC) ;
  • Escadron électronique sol 21.054 (EES) ;
  • Commando parachutiste 30.566 (CPA30) ;
  • Escadron de reconnaissance 04.033 « Périgord » ;
  • Centre des opérations cyberélectroniques Air ;
  • Centre de renseignement Air.

Interarmées :

  • Commandement de la cyberdéfense (COMCYBER)
  • Groupement de Cyberdéfense des Armées (GCA) ;
  • Centre opérationnel de la sécurité (SOC) de la DIRISI.

Contact médias : 
Centre médias du ministère des Armées




Le nouveau bulletin de l’AASSDN est disponible (N°271)

Le Bulletin de l’AASSDN du mois de Juin est en vente dans la boutique au prix de 10€ (+ frais d’envoi de 5€)

Sommaire n°271 – Juin 2025 :


Editorial
Se développer est un devoir
Alain Juillet – p.3

Mémoire vivante
Honneur et patrie : Le général Louis Rivet
Hubert Britsch – p.6

Le renseignement en 3 clips
Textes de Marie Gatard et Bernard Edinger (+) – p.11

Communauté du renseignement
Douane française : des saisies record dans la lutte contre les trafics
DNRED – p.16

Une expérience de renseignement en ex-Yougoslavie : Le Bureau Info du Commandement du Contingent Français (CCFR) en 1995
Quentin Deurbergue – p.18

Souveraineté nationale
LPM : de la construction budgétaire à l’exécution budgétaire
Jacques Héliot – p.22

IRIS : tout savoir sur cette nouvelle constellation européenne
Jean-Pierre Diris – p.26

Rachat de LMB Aerospace : pourquoi il faut dire non
Jacques Héliot – p.29

Culture :

Stratégique
Birmanie : une guerre civile ignorée et un peuple en quête de liberté
Claude Jaeck – p.32

Historique
Les aléas de la relation transatlantique
Claude Franc – p.38

Patrick Leigh Fermor : « Entre Indiana Jones, James Bond et Graham Greene »
Alain Meininger – p.43

Technologique
Bombe A, bombe H, bombe « dopée »… de quoi parle-t-on ?
Pierre Vallée – p.47

Cryptographie : comment se protéger à l’ère quantique ?
Christophe Gaie – Jean Langlois-Berthelot – p.50

Politique
Le politique et le soldat
Capitaine de Gaulle – p.53

La capacité des conseillers
Cardinal de Richelieu – p.54

Livres et revues

Dossier désinformation – p.59


Les articles publiés engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.




Sécurité en Guyane : Parler vrai, agir juste

L’annonce de la création d’un quartier de haute sécurité à Saint-Laurent-du-Maroni a suscité de nombreuses réactions. Et je les entends.

Mais ma responsabilité, en tant qu’élue de La Réunion et présidente de la Délégation Outre-mer de Renaissance, est de poser les faits avec clarté.

Ce projet n’est ni improvisé, ni tombé du ciel. Il a été initié en 2017, dans le cadre des accords de Guyane, pour répondre à une urgence pénitentiaire : la surpopulation dramatique du centre de Rémire-Montjoly. La future prison de 500 places, prévue pour 2028, en fait partie.

Aujourd’hui, le ministre de la Justice souhaite y adjoindre un quartier de haute sécurité de 60 places, spécifiquement destiné à isoler les têtes de réseau du narcotrafic opérant en Guyane et aux Antilles. Pourquoi ici ? Parce que la réalité géographique impose la lucidité.
La Guyane est un territoire français et européen au cœur de l’Amérique du Sud, frontalier avec le Suriname et le Brésil.
Saint-Laurent-du-Maroni est devenu un carrefour stratégique du trafic de cocaïne, avec des filières organisées de mules. Cette zone n’est pas neutre. Elle est ciblée.

Et pourtant, je comprends l’émotion. Je la respecte.
Saint-Laurent-du-Maroni fut la porte du bagne. Ce n’est pas un simple site. C’est un lieu de mémoire.
Mais dire que ce projet est un « retour du bagne », c’est nier son origine, son objectif, et la vérité.

Il n’est pas question de transférer des détenus de l’Hexagone, ni de transformer la Guyane en exil carcéral. Il s’agit d’assurer une sécurité républicaine à la hauteur des enjeux, comme dans n’importe quel autre département français.

La sécurité ne doit pas être un privilège.

Elle doit s’accompagner d’éducation, de développement économique, de respect des mémoires.

En tant que femme politique ultramarine, je le dis avec force : la Guyane a droit à la sécurité, comme elle a droit à la dignité. L’un ne doit jamais effacer l’autre.

Ramata TOURE*
Opinion internationale

*Élue à Sainte-Suzanne (La Réunion), présidente de la Délégation Outre-mer du Conseil National Renaissance




SADAT : société militaire privée au service de l’expansion internationale de la Turquie

Apparue tardivement sur le marché mondial des sociétés militaires privées (SMP), la société turque SADAT n’en reste pas moins l’une des plus actives par le monde, agissant dans une zone s’étendant de la Libye à l’Afghanistan en passant par les Balkans et le Caucase. Véritable outil au service de la politique étrangère et de défense de la Turquie, elle se distingue par sa ligne idéologique et son mode de fonctionnement.

Commentaires AASSDN : S’appuyant sur une situation géographique très particulière (contrôle des détroits de la mer Noire, charnière entre Europe et Asie, population dynamique de près de 100 M h), la Turquie fait preuve d’une  une volonté d’expansion tant vers l’est centrasiatique que vers l’ouest sud méditerranéen

SADAT (1) fonde ouvertement son existence sur la nécessité de promouvoir l’islam, de protéger les minorités turques éparpillées sur différents territoires et de soutenir les alliés civilisationnels de la Turquie tels que l’Azerbaïdjan. De surcroît, en coordination avec l’Organisation nationale du renseignement (MIT), service compétent tant à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays, la SADAT, sans s’impliquer dans des combats comme en Libye ou dans le Haut-Karabakh, y superviserait néanmoins le déploiement de milliers de combattants.
Ce faisant, elle se différencie de sociétés telles que Wagner en Russie, dont l’implication dans des conflits récents est directe. Enfin, la SADAT serait également utilisée par le pouvoir turc comme un dispositif sécuritaire voué à assurer la pérennité du régime du président Erdogan par des moyens répressifs à l’intérieur de la société turque.

LA GENÈSE DE LA SADAT

La SADAT a été fondée en 2012 par un personnage clé du pouvoir turc : Adnan Tanriverdi, qui a placé son fils Melih Tanriverdi, à la tête de la société.

Né en 1944, Tanriverdi père est un officier général des forces terrestres turques devenu un des soutiens indéfectibles de Recep Tayyip Erdogan dès le début de sa carrière politique, lorsque celui-ci fut élu maire d’Istanbul en 1994. Écarté de l’armée en raison de ses convictions islamistes, le général connut jusqu’en 2002 des difficultés face à la prééminence des kémalistes et des laïcs dans la société et dans l’appareil d’État turcs. À partir de l’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (AKP), lors des élections législatives de 2002, Tanriverdi s’est attelé à l’immense tâche consistant à « dékémaliser » les institutions turques – notamment l’armée et les services de renseignement – et à y réhabiliter les islamistes. Convaincu de l’utilité et de l’efficacité des sociétés militaires privées, mais freiné par la législation turque qui cantonne pour l’heure de telles sociétés à des activités de conseil (2), le général Tanriverdi a su contourner cet obstacle. Tout d’abord, la SADAT ne déploie pas ses personnels sur les théâtres de guerre. Par ailleurs, elle fait financer les mercenaires acheminés sur certains théâtres d’opérations extérieures par une puissance étrangère, en l’occurrence le Qatar, en particulier en Libye.


UNE SMP AU SERVICE DE LA PROMOTION DE L’ISLAM POLITIQUE CONTRE L’IMPÉRIALISME OCCIDENTAL

La mission de la SADAT – dont le nom rappelle celui donné aux descendants du Prophète Mahomet – consiste, comme le rappelait, en 2018, Alain Rodier, directeur adjoint du Centre français de recherche sur le renseignement (Cf2R), à établir une collaboration dans les domaines de la défense et des industries de défense avec les pays islamiques afin de leur permettre de prendre la place qu’ils méritent au milieu des superpuissances en leur apportant ses services de conseil et d’entraînement (3). Le géopolitologue Alexandre Del Valle soulignait en 2020 que la SADAT ne cachait pas son objectif de création d’une armée internationale de l’islam composée de volontaires du djihad contre les ennemis de l’islam, qui viendrait au secours des musulmans dans le monde entier (4). Elle serait très active à Gaza et apporterait son soutien au Hamas. En Syrie, elle a participé contre le régime de Bachar el-Assad à la formation et à l’entraînement de l’Armée syrienne libre – l’actuelle Armée nationale syrienne – que le général Tanriverdi considérerait comme « le bras armé des Frères musulmans (5) ».

En 2020, la SADAT aurait envoyé ses équipes en Libye en vue de former des milices libyennes et quelque 5 000 combattants syriens issus de l’Armée nationale syrienne venus soutenir les forces du Gouvernement d’union nationale libyen (GNA) de Fayez-al-Sarraj (6). La même année, la SADAT aurait rendu possible le déploiement de combattants en soutien des forces azerbaïdjanaises contre les Arméniens dans le conflit au Nagorno-Karabakh.


LA VOCATION PANTOURANISTE

L’engagement de la SADAT en faveur du régime azerbaïdjanais d’Ilham Aliyev contre l’Arménie au Nagorno-Karabakh témoigne de son orientation panturquiste, tendance également illustrée par le soutien aux minorités turkmènes de Syrie. Celles-ci ont été utilisées par les Turcs lors des opérations Bouclier de l’Euphrate et Rameau d’olivier dans le nord-ouest de la Syrie, pour combattre les combattants kurdes du PYD (Parti de l’union démocratique) proches du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) de Turquie, entité considérée comme terroriste par Ankara.


UNE MONTÉE EN PUISSANCE PRÉVISIBLE

Lors de sa création en 2012, la SADAT ne comptait que 23 officiers et sous-officiers qui avaient été écartés des forces armées en raison de leurs convictions religieuses. En une décennie, désormais gérée par une soixantaine d’officiers, elle s’appuierait sur 150 000 membres. Elle aurait étendu ses opérations dans 22 pays musulmans et assuré l’entraînement et la formation « de milliers de mercenaires islamistes sur plusieurs fronts stratégiques au prétexte de “défendre des minorités musulmanes”, de “protéger des descendants de Turcs ou d’Ottomans” ou de “secourir les Frères musulmans” persécutés comme en Égypte, en Libye, ou même en Europe balkanique (7) ». En Turquie, elle a consolidé son corpus idéologique par le biais du think tank ASSAM (Centre d’études stratégiques des défenseurs de la justice), fondé et présidé par Adnan Tanriverdi. Elle servirait désormais de modèle à d’autres officines s’inscrivant dans son sillon idéologique pour soutenir la politique et la stratégie du président Erdogan sur la scène internationale.


UNE LUTTE IMPITOYABLE CONTRE LES ENNEMIS DU RÉGIME

À la suite de la tentative de putsch du 15 juillet 2016, le général Tanriverdi a été nommé conseiller militaire spécial auprès du président turc. Son rôle aurait été déterminant dans la défense du régime. La SADAT aurait ainsi été employée à éliminer physiquement des opposants lors du putsch manqué et, par la suite, aurait participé à l’organisation de purges massives dans l’administration et notamment à la « dégülenisation » de la société et de la fonction publique, pourchassant les adeptes de la confrérie islamique du prédicateur Fethullah Gülen, aujourd’hui réfugié aux États-Unis, après avoir été accusé par Recep Tayyip Erdogan d’avoir été l’instigateur du putsch de 2016 (8). La SADAT serait à cet égard intervenue clandestinement lors de l’enlèvement d’un neveu du prédicateur Gülen au Kenya, en mai 2021. À l’approche des élections présidentielles turques de 2023, certains analystes s’inquiètent de son éventuel rôle dans la répression de l’opposition. Ainsi, Kemal Kilicdaroglu, chef de l’opposition kémaliste et président du Parti républicain du peuple (CHP), s’est inquiété de l’ingérence possible de la SADAT dans le processus électoral. Il a déploré son mode opératoire violent dont témoignent « des sabotages, des raids, des destructions, des assassinats et des fusillades (9) ». Selon l’ancienne ministre turque de l’Intérieur, Meral Akşener, la SADAT formerait des miliciens progouvernementaux dans deux camps d’entraînement anatoliens à Tokat et Konya (10) . Progressivement, sur le plan intérieur, la SMP turque semble se muer en garde prétorienne du président Erdogan.

La SADAT constitue donc une nouveauté parmi les SMP existantes et pourrait, du fait de son implacable efficacité, inciter certains régimes à l’utiliser comme modèle.

Ana POUVREAU*
Revue Conflits
12 février 2023

* Anna Pouvreau est analyste géopolitique, spécialiste en relations internationales (mondes russe et turc) et en études stratégiques.
Elle est également membre du comité de rédaction de Conflits.

1. SADAT Inc. International Defense Consultancy (Uluslararası Savunma Danışmanlık Şirketi).

2. https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20200102turquie-libye-erdogan-sadat-conseil-militairestrategie-saraj-haftar

3. https://cf2r.org/actualite/turquie-mercenairespresident-erdogan/

4. https://www.valeursactuelles.com/monde/delvalle-societes-de-mercenaires-et-ong-dallahles-milices-privees-turques-au-service-delimperialisme-derdogan

5. Op. cit., Anne Andlauer, RFI.

6. Aron Lund, The Turkish Intervention in Libya, FOI,

Stockholm, mars 2022. 7. https://atlantico.fr/article/rdv/les-milicesislamistes-internationales-de-la-turquie-derdogan-societes-militaires-privees-alexandredel-valle

8. https://blogs.mediapart.fr/jacques-margeret/ blog/311022/sadat-les-ombres-du-sultanerdogan

9. https://www.arabobserver.com/kemalkilicdaroglu-porte-de-graves-accusations-contrela-societe-sadat-proche-du-parti-au-pouvoir/

10. https://www.yenicaggazetesi.com.tr/iyi-partigenel-baskani-meral-aksener-ismail-saymazaacikladi-sadatin-konya-ve-tokatta-kamplari-varfotograflari-gordum-543769h.html




Seabed warfare : les fonds marins, nouvelle frontière des vulnérabilités stratégiques

Les explosions ayant endommagé les gazoducs Nord Stream ont fait sursauter le monde occidental en rendant soudainement très concret le Seabed warfare, c’est-à-dire l’ensemble des opérations se déroulant sur les fonds marins et dont les cibles sont généralement les câbles de communication (fibres optiques dédiées au trafic internet et téléphonique), d’alimentation (câbles électriques) ainsi que les systèmes d’approvisionnement des ressources naturelles (gazoducs ou oléoducs sous-marins).

Commentaire AASSDN : Il est indispensable de remettre dans une perspective historique, les évènements qui se déroulent aujourd’hui. En outre seule une connaissance fine de la géographie permet d’identifier les vulnérabilités et opportunités pour chacun des belligérants.
Mais pour autant il y a loin de la coupe aux lèvres et le temps est long entre la décision et la réalisation. La préparation à la guerre exige notamment anticipation et continuité.

Nous devons tout d’abord reconnaître qu’il ne s’agit en rien d’une nouveauté :
– pendant la guerre du Pacifique de 1879 – 1883, les forces navales chiliennes sectionnèrent le câble principal qui reliait Lima à San Francisco, privant ainsi le Pérou d’une partie de ses télécommunications mondiales et perturbant la couverture médiatique du conflit.
– Les Américains s’en souvinrent et coupèrent à leur tour les câbles reliant Cuba au reste du monde durant la guerre hispano-américaine de 1898.
– En 1914, la première action britannique, quelques heures après le déclenchement de la guerre, fut de couper les cinq câbles télégraphiques sous-marins qui reliaient l’Allemagne au monde extérieur, contraignant le Kaiser à recourir aux communications hertziennes (1).
– Pendant la Seconde Guerre mondiale, les câbles et les stations répétitrices britanniques subirent plusieurs attaques japonaises, au point que la Royal Navy sectionna à son tour le câble reliant Saigon à Hong Kong en juillet 1945.

Tâchons donc d’éviter toute cécité quant aux réalités physiques, toute illusion quant aux capacités de nos compétiteurs, et surtout toute paresse quant aux enseignements de l’histoire : « Avec deux mille ans d’exemples derrière nous, nous n’avons pas d’excuse, quand nous nous battons, si nous nous battons mal (2). »

Cet événement survenu en mer Baltique rappelle une fois de plus la fragilité abyssale de nos voies d’approvisionnement maritimes, que masque de moins en moins l’opulence des rayonnages de nos supermarchés : l’échouement du porte-container Ever Given dans le canal de Suez, la crise du Covid ou l’arrêt des exportations maritimes de blé ukrainien n’étaient que des infimes avant-goûts de ce qui pourrait advenir en cas de fermeture complète d’un détroit stratégique comme Ormuz, Bab-el-Mandeb, Malacca ou Taïwan, dont les conséquences seraient autrement plus salées.

Une « économie de guerre » requiert des arrières solides, ce qui est loin d’être évident lorsque celles-ci dépendent justement de l’élément liquide… Nous redécouvrons que la résilience de nos artères énergétiques, commerciales ou numériques requiert un effort de longue haleine qui s’appuie sur des moyens navals importants et sur des opérateurs maritimes (transport, infrastructures, parapétrolier…) dont la préservation des atouts et le développement des savoir-faire sont cruciaux. Faut-il rappeler qu’un président de la République avait érigé la garantie de nos approvisionnements stratégiques au rang d’« intérêts vitaux » de la France, c’est à-dire susceptibles de déclencher une riposte nucléaire (3) ?

Certes, la stratégie ministérielle de maîtrise des fonds marins publiée par la France trace un chemin volontariste et adroit, mais celui-ci reste long, ardu et semé d’embûches. Au-delà des défis technologiques et financiers, le sursaut doit aussi être intellectuel : nous devons envisager les modes d’action adverses les plus troubles pour surveiller activement et défendre fermement les réseaux maritimes qui irriguent notre économie, sans illusion ni naïveté, et sans nous refuser les capacités à agir de même si cela devenait nécessaire. Il en va de la survie de nos systèmes politiques, économiques et sociaux, aussi sûrement qu’une artère obstruée peut rapidement mener à l’infarctus.

François-Olivier CORMAN
Officier de marine
LA SCÈNE MARITIME

1. Qui étaient elles-mêmes interceptées par la Grande-Bretagne ; c’est ainsi que l’Amirauté intercepta en 1917 le célèbre télégramme Zimmerman qui encouragea le Congrès américain à déclarer la guerre à l’Allemagne.

2. T. E. Lawrence, lettre à Liddell Hart du 26 juillet 1933.

3. Discours du président Jacques Chirac sur la politique de défense de la France,

Brest, 19 janvier 2006




Tension : Le Parlement français face à la guerre

Dans une démocratie confrontée à la guerre, le Parlement français doit conjuguer principes démocratiques et efficacité militaire. Mais quelle place occupe-t-il vraiment face à l’urgence stratégique et présidentielle ?

Le retour de la guerre en Ukraine a favorisé, depuis trois ans, les postures et discours polémologiques au cœur de nos institutions. Voici désormais nos systèmes démocratiques confrontés à des enjeux militaires et stratégiques avec, comme point névralgique, un défi de taille : celui d’assurer la continuité de la vie démocratique dans un contexte dominé par la violence, le tragique et le brouillard stratégique.

En cas de guerre, il revient aux dirigeants d’opérer la difficile conciliation entre état de droit et état de guerre, entre principes démocratiques et efficacité opérationnelle. Ce dilemme trouve une acuité particulière dans le régime de la Ve République, dominé par le Président, garant de la continuité des institutions et donc de la vie démocratique, et par le Parlement, expression de la souveraineté nationale et populaire, et à qui revient de contrôler l’action de l’exécutif.

Or, par définition, la guerre et, accessoirement, l’ennemi (sûrement peu soucieux du respect de l’état de droit) imposent un rythme auquel la vie politique et parlementaire est peu coutumière, davantage façonnée par les lenteurs inhérentes au processus législatif et par les querelles partisanes. Quel est alors le rôle des députés et sénateurs en cas d’engagement de la France dans un conflit majeur ?

Le Parlement est responsable du budget

La Constitution du 4 octobre 1958 confère un rôle central au Président de la République : chef des armées (article 15), titulaire des pouvoirs exceptionnels en cas de crise (article 16), il incarne la clé de voûte de la politique de Défense. À lui reviennent l’orientation stratégique, les nominations militaires, la décision d’engagement de troupes à l’étranger, ou encore la mise en œuvre d’une économie de guerre mobilisant citoyens et appareil industriel.

Dans les faits, le Parlement exerce avant tout une fonction budgétaire : il vote les lois de programmation militaire (LPM), qui déterminent, sur six ans, le niveau et l’affectation des crédits alloués à la défense (413 milliards d’euros pour 2024-2030). La LPM traduit donc dans le budget dans la loi les ambitions, et parfois les sacrifices ou renoncements, du pays dans sa politique de Défense : de la fermeture de casernes à la commande du porte-avions de Nouvelle Génération, de la commande de nouveaux canons Caesar aux investissements dans le spatial militaire.

Le Parlement a donc une responsabilité de premier plan dans le dimensionnement ou la réduction de nos armées et de leurs moyens afin de répondre aux objectifs opérationnels.

Un contrôle théoriquement étendu…

Toutefois, lorsque survient la guerre, la Constitution prévoit l’activation de l’article 35, révisé en 2008 sous la présidence de Nicolas Sarkozy (2007 – 2012). Il prévoit que :

  • le Parlement autorise toute déclaration de guerre ;
  • il est informé dans les trois jours de toute intervention extérieure, pour un débat sans vote ;
  • au-delà de quatre mois, l’autorisation parlementaire est requise pour prolonger l’opération, avec un pouvoir de décision ultime confié à l’Assemblée nationale.

Il est notable que la notion même de « guerre » a quasiment disparu au profit du concept d’interventions militaires extérieures ou à l’étranger, appelées communément OPEX. La raison principale en est que le Préambule de la Constitution (à valeur constitutionnelle depuis 1971) prohibe toute « guerre dans des vues de conquête » et tout emploi des forces « contre la liberté d’aucun peuple ».

Ce mécanisme de l’article 35 vise à corriger l’ancienne doctrine, fruit d’une interprétation extensive des prérogatives présidentielles en matière de défense (confortée par la jurisprudence du Conseil constitutionnel et la pratique politique), qui laissait à l’exécutif une liberté quasi absolue dans ce domaine « réservé », sans obligation d’information ni de contrôle du Parlement.

En pratique, cette révision de 2008 marque un tournant : depuis lors, les interventions en Afghanistan (2008), Libye (2011), Mali (2013), Centrafrique (2013), Irak (2014) et Syrie (2018) ont toutes donné lieu à des informations au Parlement, parfois suivies de votes qui, en période de fait majoritaire, ont toujours donné lieu à un large consensus, suscitant des critiques évidentes de la part des oppositions.

…mais en réalité limité et critiqué !

Les accusations sont en effet récurrentes à l’encontre des votes de prolongation, régulièrement interprétés comme un blanc-seing sans limites de durée, d’espace ni d’objectifs. Sont ainsi pointés du doigt des débats perçus comme formels et minimalistes, la pauvreté des informations délivrées au Parlement, le difficile accès aux éléments classifiés, tout comme l’invocation du secret-défense qui permet d’éviter le contrôle institutionnel.

Par ailleurs, certaines opérations, ponctuelles et limitées (Kolwezi en 1978, Hamilton en 2018), échappent à toute procédure parlementaire, tout comme celles menées sous mandat onusien (guerre du Golfe, Bosnie, Libye) qui relèvent du cadre multilatéral, marginalisant le débat national. Même les opérations de défense des territoires ultramarins (comme la guerre des Malouines/Falklands en 1982) pourraient, en cas de crise dans les Outre-mer (Nouvelle-Calédonie, par exemple), échapper à la qualification d’OPEX et relever exclusivement du pouvoir exécutif sans pouvoir de contrôle relevant de l’article 35.

Enfin, dans l’hypothèse la plus dramatique — une agression extérieure directe — le recours à l’article 16 réduirait le Parlement à un rôle minimal, sous l’effet des pouvoirs exceptionnels du Président (article appliqué une seule fois par le général de Gaulle du 23 avril au 29 septembre 1961, après la tentative de putsch des généraux en pendant la guerre d’Algérie).

Certains modèles, allemand ou anglo-saxons, prévoient les mêmes mécanismes avec parfois des pouvoirs étendus au bénéfice des commissions permanentes : celles-ci disposent alors de véritables pouvoirs d’enquête, d’accès à l’information classifiée, et peuvent évaluer les objectifs, les coûts, et les issues politiques des opérations, faisant régulièrement rêver les oppositions en hémicycle…

Conclusion

Ainsi, la guerre impose son rythme, ses urgences et parfois ses opacités, et le Parlement en est parfois relégué au rang de spectateur, bien qu’une responsabilité colossale pèse sur ses épaules dans la trajectoire financière de nos Armées, car c’est bien celle-ci qui inscrit dans la durée la vision que la Nation porte sur sa propre sécurité.

Au-delà de ces pouvoirs prévus par la constitution, les parlementaires assument parfois autrement leur responsabilité : c’est ce que nous rappellent les monuments aux morts de la salle des Quatre Colonnes de l’Assemblée nationale, avec le nom des 28 députés morts pour la France au cours des deux guerres mondiales.

Charles HERRBACH
Revue Conflits
21 mai 2025

Source photo : Revue Conflits




Conflit armé longue durée : L’armée israélienne à l’épreuve du temps

L’armée israélienne à l’épreuve du temps :
Enjeux et défis d’un conflit de longue durée

Face à une situation particulièrement complexe et dangereuse pour Israël, vient l’interrogation sur la capacité réelle dont il dispose pour mener un conflit prolongé. Peut-il encore soutenir un effort militaire aussi intense sur plusieurs théâtres d’opérations sans compromettre son modèle stratégique ? Ses forces armées, malgré leur supériorité technologique affichée et leur préparation revendiquée pour les conflits asymétriques, peuvent-elles faire face à une guerre d’usure imposée par un ensemble d’adversaires aux stratégies diversifiées et pas nécessairement coordonnées ?

Le 7 octobre 2023, le Hamas lance depuis Gaza une attaque massive et multidimensionnelle contre Israël — la plus meurtrière qu’il ait connu depuis sa création en 1948, avec environ 1200 morts et 251 personnes capturées. Outre le bilan humain, cet épisode marque également un point de non-retour pour la défense israélienne. Avec 3000 roquettes tirées en une journée, des incursions terrestres inédites (par les airs avec des parapentes motorisés, par la terre en franchissant les barrières de sécurité avec des explosifs et par la mer avec des commandos), une réactivité israélienne jugée a posteriori particulièrement lente, de flagrantes failles dans l’appareil sécuritaire de l’État hébreu ont fait surface. 

Pis encore, Tel Aviv s’est depuis enlisé dans un conflit à plusieurs fronts, menaçant d’une part son modèle stratégique basé sur la supériorité technologique, la dissuasion (nucléaire) et l’anticipation, et d’autre part sa réputation d’armée la plus puissante du Moyen-Orient, suréquipée face à des voisins aux armements considérés comme obsolètes et peu menaçants. Tsahal mène une guerre de haute intensité dans la bande de Gaza, frôlant la destruction complète de cette zone d’un point de vue matériel, avec plus de 30 000 raids aériens et un contrôle terrestre prolongé visant à défaire le Hamas. Israël lutte aussi contre le Hezbollah libanais, tant sur son propre territoire que dans le Sud-Liban, ce dernier ayant tiré des milliers de roquettes et drones-suicides, forçant l’évacuation massive de localités israéliennes. En mer Rouge encore, les Houthis ciblent des navires qu’ils estiment affiliés à Israël et tentent de contrôler les flux maritimes. À l’est enfin, Israël voit l’Iran enfin répliquer par la force armée aux attaques israéliennes sur son territoire, à l’image de l’attaque de drones iraniens dans la nuit du 13 au 14 avril 2024, après les frappes israéliennes du 1er avril sur le consulat iranien de Damas (côté iranien, l’opération est appelée « Promesse honnête », va’deh-yé sâdeq en persan).

Sur le plan interne encore, ces crises et conflits attisent des tensions sociopolitiques déjà lourdes, mêlant contestations du gouvernement Netanyahou, interrogation sur ses objectifs stratégiques réels (récupération des Israéliens détenus par le Hamas ou destruction de ce dernier ?) et critiques de la réforme institutionnelle lancée par ledit gouvernement pour réduire les pouvoirs de contrôle de la Cour suprême. Du fait de ce projet de réforme, c’est non seulement une fracture de la société et de la cohésion nationale qui est engendrée, mais plus concrètement un risque pour la solidité de l’armée israélienne : des milliers de réservistes, notamment dans l’armée de l’air et dans les unités cybernétiques, menacent de ne plus servir. Par ailleurs, la mobilisation massive de plus de 360 000 réservistes — une première depuis la guerre du Kippour, un demi-siècle plus tôt — pressurise l’économie israélienne, qui a vu son PIB reculer de 20 % au quatrième trimestre 2023, sans évoquer la baisse drastique des investissements étrangers.

État de la défense israélienne : un appareil militaire sous pression

Depuis le 7 octobre 2023, la défense israélienne est mise à rude épreuve, contrainte de multiplier les fronts et les opérations. D’inattendues vulnérabilités sont apparues dans son système de sécurité, imposant une réévaluation stratégique, tant la pression continue sur plusieurs fronts : à Gaza et en Cisjordanie, mais aussi en Iran et au Liban. Le budget israélien de défense, l’un des plus élevés au monde avec environ 30 milliards de dollars en 2024 (soit environ 5 % de son PIB), a été rehaussé pour financer l’effort de guerre. C’est une augmentation de quasiment 50 % (environ 55 milliards de shekels, soit 14 milliards de dollars) qui a été décidée en 2024, sans compter 14 autres milliards de dollars d’aide américaine comportant entre autres des livraisons accélérées de munitions et de systèmes d’interception. Malgré ce budget de guerre, c’est environ 250 millions de dollars qui sont quotidiennement consommés par Israël pour ce conflit, éreintant encore plus son économie déjà fragilisée par le ralentissement de sa croissance et la baisse des investissements directs étrangers. L’ancien ministre de la Défense Yoav Gallant avait d’ailleurs évoqué que le prolongement de la guerre pourrait nécessiter des coupes budgétaires supplémentaires.

L’armée israélienne est par ailleurs autant mobilisée qu’elle subit une tension croissante. Tsahal dispose d’environ 169 500 soldats actifs et 465 000 réservistes, en faisant donc l’une des armées les plus militarisées du monde par rapport à sa population. Après l’attaque du Hamas, Israël a déployé près de 360 000 de ses réservistes, une mobilisation record ajoutant à la pression économique et sociale du pays. Après plus d’un an et demi de conflit enfin, la fatigue morale et physique se fait sentir chez les troupes israéliennes, particulièrement chez les unités sur le front, alors que les délais de rotation sont allongés, réduisant d’autant plus leur moral et leur efficacité opérationnelle. Le Dôme de fer, système israélien de défense antimissile ayant intercepté plus de 90 % des roquettes tirées depuis Gaza, a également été continuellement sollicité par l’intensité des attaques. Face aux frappes avérées et aux menaces balistiques grandissantes, Israël a également déployé la Fronde de David (système d’interception de missiles et roquettes, élaboré en partenariat avec l’entreprise américaine Raytheon) pour intercepter des missiles de plus longue portée, à laquelle se rajoute le système Arrow 3 contre les missiles balistiques iraniens, parachevant sa défense aérienne multicouches. 

La réponse iranienne des 13 et 14 avril 2024, plutôt que de démontrer les capacités d’interception israéliennes, en expose plutôt les carences : avec une sommation iranienne de 48 heures avant l’attaque, l’annulation de tous les vols civils dans l’espace aérien israélien, l’assistance armée des États-Unis, de la France, de la Jordanie et du Royaume-Uni, « seulement » 90 % des drones et missiles ont été interceptés. Les 300 drones et missiles tirés par l’Iran à ce moment ne représentent qu’une partie minime de tout son arsenal, qui pourrait donc lourdement percer la défense israélienne en cas d’attaque massive sans sommation. L’industrie militaire israélienne est par ailleurs au cœur de l’effort de guerre, l’État hébreu étant un acteur incontournable en matière d’armement, avec des entreprises comme Elbit Systems, Israel Aerospace Industries et Rafael, ces dernières ayant augmenté leur production pour répondre à la demande. Cependant, les stocks de certaines munitions — notamment les obus de 155 mm et les missiles intercepteurs — s’amenuisent, aggravant la dépendance aux livraisons américaines et européennes. Si Tsahal reste technologiquement très avancé et possède des alliés occidentaux de poids, l’usure prolongée de son appareil militaire et les multiples fronts ouverts posent avec acuité la question de sa capacité à tenir un conflit de longue durée.

Forces de la défense israélienne : atouts stratégiques et militaires

Tsahal dispose d’indéniables atouts militaires et stratégiques lui permettant de maintenir une haute capacité opérationnelle, malgré le lourd conflit dans lequel il évolue. Son adaptabilité tactique, sa supériorité technologique, le soutien occidental, son renseignement avancé et sa réactivité militaire restent au cœur de sa puissance. Il possède un écosystème de défense en faisant l’une des armées les plus technologiquement avancées au monde, avec une combinaison d’armements de pointe, de cybercapacités (avec son Unité 8200 pour la cyberdéfense et la guerre électronique, qualifiée par Peter Roberts, chercheur au Royal United Services Institute de « meilleure agence de renseignement technique au monde, qui se situe au même niveau que la NSA à tout point de vue, sauf l’échelle ») et de systèmes de surveillance. Israël est usuellement considéré comme faisant partie des trois premières puissances mondiales en cybersécurité, avec la Chine et les États-Unis. Il peut ainsi neutraliser les communications adverses, infiltrer les réseaux ennemis et intercepter des données sensibles. L’objectif qu’il s’est fixé est de compenser sa faible profondeur stratégique (lié à son territoire restreint) par une haute capacité de renseignement et d’anticipation, en théorie. Ses moyens technologiques (SIGINT, écoutes, satellites d’observation Ofek) et son réseau d’espionnage lui octroient des informations capitales sur ses adversaires réels et potentiels. C’est avec de telles capacités de renseignement qu’Israël a pu mener des assassinats de hauts dirigeants du Hamas en 2024, à l’image de Saleh al-Arouri [le 2 janvier] à Beyrouth, Ismaël Haniyeh [le 31 juillet] à Téhéran ou encore Hassan Nasrallah [le 27 septembre], figure historique du Hezbollah libanais, à Beyrouth également.

Pour encore compenser son manque de profondeur stratégique, Tel Aviv peut compter sur la capacité de réaction quasi-immédiate de son armée et de sa réserve (après le 7 octobre 2023, il faut 48 heures pour mobiliser près de 300 000 réservistes) et sur le soutien des États-Unis. Avec le U.S.-Israel Memorandum of Understanding on Security Assistance du 14 septembre 2016, ce sont 38 milliards de dollars qui sont fournis sous forme d’aide militaire pour la période 2019-2028. Outre l’approvisionnement en munitions (obus de 155 mm, missiles pour son Dôme de fer notamment), Israël est entre autres le seul État du Moyen-Orient à posséder des chasseurs F-35 et peut compter sur des centaines de tonnes de matériel militaire expédiés par les États-Unis depuis le 7-Octobre, sans oublier le déploiement de leurs porte-avions en Méditerranée et autour du détroit de Bab el-Mandeb. En ajoutant à cela son expérience accrue des guerres conventionnelles ou non (avec plus de dix conflits majeurs depuis 1948), Tsahal sait combattre sur plusieurs fronts à la fois et en environnement urbain (l’armée israélienne a immédiatement développé des unités spécialisées en guerre souterraine et de nouveaux capteurs pour contrer les tunnels du Hamas). Sa capacité d’adaptation et sa doctrine militaire fournie restent des atouts majeurs en sa faveur.

Faiblesses et vulnérabilités israéliennes : les limites d’un modèle éprouvé

L’armée israélienne, bien que connue et reconnue pour son efficacité opérationnelle et sa technologie avancée, fait face à nombre de vulnérabilités et défaillances, menaçant son efficacité dans un conflit de longue durée. Ces faiblesses peuvent engendrer, outre un affaiblissement de la défense israélienne, un profond risque stratégique. La mobilisation prolongée des réservistes depuis octobre 2023 provoque un épuisement physique et psychologique, auquel se couple un plus que fragile équilibre social. Les crises politiques à répétition, les manifestations de masse, les tensions internes et critiques du modus operandi de Benyamin Netanyahou ainsi que la réforme judiciaire renforcent un sentiment de fracture sociale. 

Outre l’épuisement des soldats et l’érosion de la cohésion nationale, se fait jour une réelle tension sur les stocks de missiles et de munitions guidées, suite aux frappes prolongées sur Gaza et le Sud-Liban. Les difficultés d’approvisionnement rencontrées concernant ces munitions essentielles pour le combat en milieu urbain constituent un facteur pouvant compromettre les futures opérations israéliennes. L’aide américaine envers Israël, à hauteur de 3,8 milliards de dollars, ne semble pas être pour le moment dans le viseur de Donald Trump et de sa politique récente de reconfiguration de l’échiquier international (coupes drastiques de l’aide à l’Ukraine, lourde incitation envers les membres de l’OTAN à rehausser leur budget de défense, retour de la guerre commerciale avec la Chine, etc.). Cependant, des ajustements pourraient survenir à moyen et long terme, et un changement d’administration pourrait avoir un impact si le conflit venait à s’enliser. L’aide militaire américaine constitue donc un facteur stratégique majeur et Israël pourrait se trouver dans une situation vulnérable en cas de cessation ou de diminution de celle-ci. Enfin le conflit multi-fronts dans lequel se trouve Israël (Gaza, Liban, Iran, Yémen) distend ses capacités humaines et matérielles autant que sa faculté de réaction rapide et de stratégie d’ensemble. En cas de prolongation et d’élargissement du conflit, ce sont bien des limitations opérationnelles qui pourraient alors apparaitre, contraignant Israël à prioriser certains fronts.

Israël pourra-t-il tenir un conflit destiné à durer ?

La résilience d’Israël est mise à l’épreuve depuis le 7 octobre 2023. Tsahal démontre certes une puissance militaire redoutable, mais plus dans des conflits courts et intenses que dans des combats persistants aux nombreux épicentres. De sérieuses interrogations sur son endurance stratégique émergent à l’heure où Tel Aviv fait face à ce dilemme : comment maintenir une pression militaire constante tout en évitant l’essoufflement de ses ressources ? Ses bombes guidées JDAM et ses munitions d’artillerie commencent à s’épuiser, son système de défense Dôme de fer se base sur des missiles couteux, le prix unitaire oscillant entre 40 000 et 100 000 dollars et la mobilisation des réservistes et de la société civile s’étiole. Parallèlement, bien que la capacité industrielle israélienne soit avancée, elle ne permet pas une production rapide et en masse de tous les équipements sophistiqués utilisés, à l’image des avions de combat F-35 nécessitant des pièces produites seulement aux États-Unis. 

Cette guerre d’usure avantage en réalité les adversaires d’Israël, quand bien même ceux-ci ont pu connaitre des revers largement médiatisés par Tel Aviv, à l’image de l’assassinat de hauts dirigeants du Hamas et du Hezbollah. La guerre à Gaza s’éternise et le risque d’escalade avec le Liban et même l’Iran est un scénario plus que possible. Le Hamas maintient une capacité opérationnelle, alors qu’il était décrit comme éreinté après les premières représailles israéliennes fin 2023. L’incapacité de l’État hébreu à éradiquer le Hamas d’un point de vue matériel prélude d’autant plus au fait qu’il ne parviendra pas à vaincre le Hamas d’un point de vue moral et idéologique. Le Hezbollah libanais représente pour Israël une menace encore plus sérieuse, avec un arsenal estimé à plus de 150 000 roquettes et missiles, pouvant potentiellement saturer les systèmes de défense israéliens. Le Hezbollah est encore plus préparé que le Hamas à un conflit prolongé, du fait de ses ressources plus fournies, et une opération israélienne à son encontre serait bien plus couteuse pour Tel Aviv que la guerre en cours à Gaza. Enfin, une potentielle guerre directe et d’envergue avec l’Iran semble être un scénario catastrophe, les implications stratégiques et régionales étant difficilement discernables avec précision. 

Le plus grand danger pour Israël semble finalement être l’opinion publique. À l’international d’abord, les opérations israéliennes à Gaza sont régulièrement qualifiées de génocide, tant les actions à Gaza semblent disproportionnées et viser les populations civiles plus que des cibles militaires. La procédure engagée par l’Afrique du Sud contre Israël le 29 décembre 2023 devant la Cour internationale de Justice, cette première alléguant d’une violation par le second de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 (dont Israël est signataire) n’en est que l’illustration la plus saillante. À l’échelle nationale ensuite et surtout, la population israélienne semble chaque jour plus divisée sur la stratégie à mener et sur le soutien, ou non, à Benyamin Netanyahou. Or nombre de conflits récents démontrent à quel point l’opinion publique nationale détermine l’issue d’une guerre. Qu’il s’agisse de la France durant la guerre d’Algérie (1954-1962) ou des États-Unis au Vietnam (1955-1975) ou en Afghanistan (2001-2021), des États largement plus puissants que leurs cobelligérants ont été défaits. Non pas sur le champ de bataille, mais au sein de leurs propres sociétés, celles-ci s’opposant à des conflits perçus comme étant trop longs et couteux d’un point de vue humain et financier. Un tel scénario pourra alors s’imposer à Israël : on peut gagner une guerre stratégiquement, et la perdre politiquement.

Kevan Gafaïti (*)
Aereion 24

(*) Enseignant du département Middle East Studies (Sciences Po Paris) et chercheur du Centre Thucydide de l’Université Paris-Panthéon-Assas.