Amiral Pierre Lacoste : L’évolution de la culture francaise du renseignement (1997)

En ce début d’année 1998 je veux rendre hommage à l’A.A.S.S.D.N. et à son prestigieux Président, le Colonel Paillole, en témoignage de mon affectueuse admiration. Sous son impulsion, l’Association a su préserver la mémoire des services rendus à la Nation par les membres des Services Spéciaux dont l’action discrète, clandestine et souvent héroïque, avait été trop souvent oubliée. Sous l’effet d’une écriture simpliste ou parfois abusivement partiale de l’histoire des années terribles de la Deuxième Guerre Mondiale, leurs exploits seraient demeurés méconnus sans la vigilante attention de leurs camarades survivants.

D’autant plus que, dans notre pays, le renseignement en général et les Services Spéciaux en particulier, sont particulièrement mal connus. Ils continuent à être traités par les médias en fonction des mythes et des phantasmes habituels : les ” espions “, les traîtrises et les coups tordus ; les ” barbouzes ” et les aventuriers douteux… L’opinion publique est totalement ignorante des réalités mais, plus grave encore, les milieux dirigeants de la politique et de la haute administration ne sont guère mieux informés. J’ai eu l’occasion de constater à quel point les intellectuels et les universitaires français sont en retard par rapport à leurs homologues étrangers, notamment anglo-saxons.

Il y a heureusement depuis quelques années une certaine prise de conscience dans notre pays. Dans le domaine de l’économie ” l’Intelligence économique ” est devenue un sujet à la mode.

En 1994, pour la première fois, un document gouvernemental a fait du renseignement une des priorités de la Défense. Le Livre Blanc publié cette année-là était destiné à remplacer celui qui, depuis 1971, avait fixé pour près de 20 ans les grandes lignes de la doctrine française. La fin de la guerre froide imposait en effet que soient reconsidérés les choix essentiels de notre politique en fonction des nouvelles données de la situation internationale. Et la Guerre du Golfe avait spectaculairement mis en évidence les insuffisances de notre Renseignement militaire et stratégique en montrant la dépendance quasi totale de nos forces par rapport aux informations fournies par les Américains.

Contrairement au document de 1971 qui n’y faisait pas du tout allusion, le livre Blanc de 1994 a donc fait du Renseignement la première des capacités prioritaires de nos forces armées, en insistant sur son caractère d’instrument de la politique militaire aux trois niveaux, stratégique, opératif et tactique. Il a précisé les thèmes et les zones d’intérêt privilégiés, invitant à un effort d’organisation, de formation des hommes et de gestion des moyens, dont les plus modernes comme ceux de l’espace et des techniques avancées de l’information.

Le Ministère de la Défense a créé et développé la nouvelle Direction du Renseignement militaire, la D.R.M., dotée de ressources humaines et techniques incomparablement supérieures à celles de son prédécesseur, le C.E.R.M. des années 70.

Engagées dans les opérations de Somalie, de Yougoslavie et d’Afrique, les armées françaises ont eu l’occasion de montrer, aux yeux du gouvernement comme à ceux de nos voisins et alliés, qu’elles avaient parfaitement pris en compte les exigences et les atouts du Renseignement et qu’elles étaient capables d’y exceller. Est-ce à dire que la partie soit gagnée ? Je ne le crois pas. Une chose est d’avoir modifié nos comportements ” opérationnels militaires “, une autre est de changer durablement et en profondeur les habitudes acquises dans notre pays par des générations de responsables politiques et de haut fonctionnaires, en un mot de faire évoluer ” la culture française du Renseignement “.

Il faut agir dans la durée en s’attachant en priorité à l’éducation et à la formation des hommes, à commencer par les jeunes. C’est pour cette raison que j’ai entrepris depuis 1994 d’introduire cette matière à l’université en créant un ” séminaire de troisième cycle ” consacré à la culture française du Renseignement. Les travaux de la première année 1995-96 ont déjà fait l’objet d’une publication à la documentation française ceux de 1996-97 sont en cours d’édition et j’espère pouvoir diffuser de la même façon ceux de la troisième et dernière année qui est encore en cours.

Mais ces travaux sont bien modestes au regard des besoins et de l’énorme documentation réunie par les chercheurs et les universitaires étrangers sur le sujet. Mon ambition a surtout un caractère incitatif : il s’agit de faire prendre conscience à des historiens, à des politologues, à des juristes, à des sociologues et à des spécialistes français des relations internationales, qu’il y a là pour eux un champ vierge qu’il leur faut défricher, chacun dans sa spécialité. Je voudrais qu’ils se rendent compte des lacunes de leur savoir sur le sujet comparées aux connaissances de leurs collègues anglo-saxons. Je voudrais qu’ils soient, comme moi, scandalisés par le fait que la seule étude universitaire récente sur l’histoire des Services Secrets français ait été écrite par un historien américain, le professeur Douglas Porch, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il s’est trop souvent laissé aller à émettre des opinions subjectives plutôt que de s’en tenir à une stricte objectivité.

C’est pourquoi je me réjouis qu’une convention ait été signée entre l’A.A.S.S.D.N. et l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr – Coëtquidan et que les jeunes officiers qui se consacrent à des études historiques aient eu l’occasion d’être longuement reçus par le Colonel Paillole au mois de décembre. J’ai recueilli les échos de leur enthousiasme et je vois avec le plus grand intérêt s’accumuler des travaux de qualité dans le cadre de mémoires ou de thèses d’histoire. Mais, comme tous les historiens, ils sont avides de trouver des sources inédites, et de ce point de vue l’A.A.S.S.D.N. représente une mine de savoirs et, sans doute d’archives encore inconnues, qu’il faudrait absolument exploiter.

Des témoignages oraux n’ont sans doute pas encore été tous recueillis, des documents personnels mériteraient d’être exploités. De même que les connaissances et les compétences de nombreux camarades qui se sont jusqu’à présent strictement conformés aux règles traditionnelles de discrétion liées à la déontologie du métier.

En raison des contrevérités qui courent encore, en raison du besoin d’explication et d’éducation qui s’impose, à mon avis, vis-à-vis des générations montantes, je souhaite qu’ils acceptent de nous apporter leur savoir.




La France est elle en guerre économique? Exposé du General Pichot Duclos (1999)

Le 1er octobre 1998, lors d’une conférence donnée à l’Association des Auditeurs de l’I.H.E.D.N., on fit prononcer au Président du Conseil d’Administration de cet organisme, la phrase suivante :” guerre économique, expression fallacieuse car la concurrence économique n’est pas une vraie guerre “.

Ainsi, à la périphérie même de la sphère régalienne, met-on en doute la réalité d’une forme nouvelle d’affrontement rendue planétaire par la mondialisation et dont les dégâts politiques, humains et matériels sont croissants.

On peut donc se demander si, oui ou non, nous sommes en guerre économique. Pour y voir plus clair, nous examinerons successivement le concept de guerre économique, l’exemple américain et les réalités françaises.

Officiellement on ne connaît que ” la défense économique “

Il faut d’abord observer que tous les conflits ont eu leurs volets économiques ; la terre brûlée, le siège consistant à priver la garnison d’eau et de vivres en étaient les plus banals. Le blocus continental organisé par Napoléon pour ruiner le commerce britannique incarne exactement une stratégie de guerre économique au service de buts de guerre politiques.

Aujourd’hui, en Afrique Orientale, l’arme alimentaire se banalise. A l’échelon mondial, depuis la fin du Pacte de Varsovie, les affrontements découlant de la lutte pour le leadership se déroulent ouvertement sur le plan économique : c’est une forme de transfert de techniques d’agression d’un terrain à un autre et elles entraînent de lourdes pertes matérielles et humaines. Que de vies brisées par la délocalisation d’une usine, la faillite organisée ou le blocus comme celui dont sont actuellement victimes l’Arménie et l’Irak ! Le sophisme consistant à nier la guerre économique au prétexte que ” la guerre détruit tandis que l’économie construit ” repose sur le refus de considérer que l’affrontement a changé de dimension et de niveau.

Au XIXe siècle, la concurrence opposait des entreprises libérales ; depuis 1989, en conséquence de la mondialisation, ce sont des États ou des blocs économiques qui s’opposent, mettant en jeu des moyens régaliens (diplomatie, armée, Services Spéciaux) pour conquérir ou conserver des marchés – l’exemple américain le démontre – dès lors il ne s’agit plus de concurrence mais de conflits ouverts.

La guerre contre l’Irak et l’intervention de l’OTAN au Kosovo n’auraient probablement pas eu lieu si la politique pétrolière et arabe des États-Unis n’avait pas été concernée : l’invasion du Koweït et les atrocités serbes ont fourni les prétextes nécessaires au renforcement de la politique de Washington.

Ainsi le concept de guerre économique est-il aujourd’hui validé. Il n’est pas pour autant pris en compte par les institutions françaises. Officiellement, on ne connaît que la ” défense économique ” décrite dans l’Ordonnance de 1959 qui se situait dans un contexte de guerre froide et ne traitait que les problèmes d’approvisionnement au cours d’un conflit armé.

Le gouvernement d’Édouard Balladur tenta d’y remédier. Ce fut le Livre blanc sur la Défense qui prenait en compte une partie du changement de décor géostratégique mais escamota les nouvelles données découlant de la mondialisation de l’économie.

Toutefois, conscient de cette carence, le Premier Ministre créa en avril 1994 un Comité pour la Compétitivité et la Sécurité Économique (CCSE), fort bien venu mais rapidement stérilisé par les gouvernements suivants.

Aujourd’hui, il n’existe plus d’organisme opérationnel interministériel capable de coordonner à l’échelon de l’État des actions ressortissant à la guerre économique… Au cours de l’été 1998, le Secrétaire général à la Défense nationale qui abritait le CCSE supprima même la cellule d’intelligence économique créée en 1994 à la suite du Rapport du Commissariat général au Plan, intitulé ” Intelligence économique et stratégie des entreprises “.

Une ” école de guerre économique ” vient pourtant de s’ouvrir à Paris Ainsi, qu’il s’agisse de concept ou de structures, la carence étatique est-elle avérée en matière de guerre économique.

C’est la conséquence du profond déficit culturel souligné dans le rapport ci-dessus : nos élites ne sont formées ni à la stratégie ni à ” l’intelligence “. Les corporatismes – en particulier ceux du Quai d’Orsay et de Bercy – ont fait le reste. Heureusement – et la presse n’y est pas pour rien – les idées cheminent. Les entreprises ont, pour la plupart, compris la nouvelle donne tandis que les jeunes cadres sont persuadés qu’il faut adapter leur organisation managériale et adopter de nouveaux comportements pour conquérir des parts de marché. Une ” école de guerre économique ” s’est ouverte à Paris il y a deux ans et fonctionne avec un succès croissant . Nous sommes donc capables d’évoluer. L’exemple américain peut nous fournir des indications précieuses. Vers la fin des années 70, les États-Unis se découvrirent envahis par l’automobile et l’informatique japonaises que personne n’avait vu venir. Le Président Bush commanda à la CIA le fameux rapport Japan 2000, partiellement publié, qui mit en exergue certaines carences du renseignement fédéral, obnubilé par le danger soviétique, et des entreprises américaines orientées vers le marché intérieur. Le Président Clinton persuada ces dernières d’entrer dans un jeu de connivence minimum pour améliorer la performance commerciale globale, et réorienta l’appareil d’État vers une aide à la conquête des marchés et à la maîtrise des technologies de pointe : ce fut la création d’un Conseil de sécurité économique et la naissance du concept d’advocacy network (réseau de ” conseil “) sous la férule directe du Vice-président Al Gore, devenu un authentique spécialiste de la guerre économique dont il est explicitement chargé depuis huit ans. Les performances de l’économie américaine témoignent de l’efficacité de ces diverses mesures.

États-unis : des aides camouflées derrière une proclamation libérale

En bref, le Conseil de sécurité économique coordonne les actions des agences fédérales (C.I.A., N.S.A., F.B.I.) et du Département d’État pour détecter la douzaine de technologies nouvelles qui commanderont l’avenir et pour sélectionner les appels d’offre internationaux les plus intéressants. L’advocacy center recueille les besoins en renseignement des entreprises et les leur procure.

L’ensemble du système se charge d’éliminer les obstacles qu’elles rencontrent : pressions politiques directes sur les gouvernements (le Président Clinton a persuadé le roi Fahd d’acheter Boeing plutôt qu’Airbus), conseils amicaux prodigués par le F.M.I. ou la Banque mondiale auprès des pays endettés. L’énorme appareil de la N.S.A., tel le réseau Echelon, capte toutes les informations nécessaires concernant les marchés, les concurrents, les personnages importants… La C.I.A. ou des organismes privés amènent à la raison les récalcitrants par des méthodes adéquates : ce furent l’affaire Bull en Pologne et l’affaire Promis aux États-Unis. De surcroît, un arsenal juridique adapté permet de mener une politique vigoureusement protectionniste : loi d’Amato, loi Helms et Burton, loi Cohen, article Super 301… On multiplie les ” obstacles non tarifaires ” à la pénétration des entreprises étrangères : par exemple, questionnaire obligatoire de soixante mille pages ! Par ailleurs, on commence à s’interroger sur les liens des grands cabinets conseils américains ou même de certaines églises prétendument scientifiques avec l’autorité fédérale… Enfin, des aides camouflées à l’agriculture et très probablement à l’industrie automobile achèvent de dénaturer une économie qui se proclame à grand bruit authentiquement libérale.

Au total tout se passe comme si une analyse globale de la situation avait débouché sur un dispositif systémique de domination de l’économie mondiale, coordonné par l’État et auquel participe une grande majorité des secteurs privés, ce qui est en soi une petite révolution culturelle au pays du cow-boy solitaire. En tout cas les résultats sont là : impôts très bas, chômage en voie de résorption, santé insolente de l’économie nationale et enlisement de l’Europe, légitimement perçue comme adversaire principal.

Réalités françaises : ni l’état, ni les banques ne jouent leurs rôles propres

Les réalités françaises sont quelque peu différentes. Aux carences culturelles évoquées plus haut s’ajoutent l’individualisme des acteurs privés et le poids d’une administration étatique stérilisante, dont les fonctionnaires ignorent pour la plupart les réalités de l’entreprise – c’est le problème de l’ENA (…). Il faut aussi mentionner les défauts d’un système bancaire qui ne joue pas son rôle à force d’avoir développé la culture du parapluie. Nous n’avons pratiquement pas de banques d’affaires à l’allemande qui partagent le risque et le renseignement avec leurs clients. Cette situation devient d’autant plus insupportable que nous disposons d’un formidable potentiel de dynamisme et de créativité. Nos produits de haute technologie en témoignent : Airbus, Ariane, le T.G.V…. La recherche française est de la plus haute qualité : nous sommes les troisièmes producteurs mondiaux d’information scientifique et technique… mais les seizièmes utilisateurs. ! Les informaticiens français sont partout recherchés mais nos jeunes diplômés des grandes écoles s’expatrient. Nous sommes les champions de la grande distribution et nos P.M.E. témoignent d’un dynamisme remarquable à l’exportation. Bref, nous avons un tigre dans notre moteur mais les freins sont bloqués et il n’y a pas de conducteur.

Que faudrait-il faire ? D’abord que l’État joue son rôle qui consiste à créer les conditions générales libérant les énergies individuelles et à coordonner l’action des administrations. Cela passe notamment par une baisse résolue des impôts – on peut toujours rêver – et par la création d’un Conseil national de sécurité économique capable de définir une stratégie globale et d’accompagner des opérations ciblées en partenariat avec les entreprises ; et aussi par la coordination des actions des ministères et services concernés pour maîtriser le cycle de l’information économique utile aux entreprises (cela avait été expressément demandé par le rapport cité plus haut).

Cinq ans après, on a entrepris de réformer le Centre Français du Commerce Extérieur (C.F.C.E.) et d’améliorer le fonctionnement des Agences Régionales pour l’Information Scientifique et Technique (A.R.I.S.T.). Certains ministères comme celui de l’agriculture introduisent officiellement l’intelligence économique comme méthode de travail. Le Président de la République, à l’imitation de Bill Clinton, a entrepris avec succès de promouvoir lui-même les produits français.

Nous savons parfois bloquer des manoeuvres hostiles comme celle de l’accord mutuel sur les investissements (A.M.I.) en 1997. Mais au total, on est loin de la réforme générale et transversale qui s’impose dans une administration d’État trop cloisonnée. Il faudrait aussi que les acteurs de terrain, groupes et entreprises, placent résolument la maîtrise de l’information ouverte (80 % du total) au centre de leur système de management. Cela suppose, en particulier, le partage de l’information en interne et avec les partenaires extérieurs.

Pour ne pas vouloir le comprendre, nos groupes industriels de l’armement et beaucoup de nos P.M.E. perdent trop de marchés. Notre individualisme n’est plus adapté à la guerre économique que l’on ne peut gagner qu’en équipe. Il faut une révolution des mentalités.

Adopter une nouvelle attitude et de nouvelles organisations

Il s’agit donc d’adopter une nouvelle attitude et de nouvelles organisations face à une économie mondialisée et, de surcroît, gangrenée par l’argent sale (au moins 8 % des capitaux échangés par les réseaux électroniques est d’origine douteuse ; ce chiffre est en expansion régulière).

Par ailleurs, le monde des réseaux exige des structures les plus plates et les plus réactives possible. L’avalanche croissante d’informations, nouvelle matière première de l’activité humaine et enjeu capital, impose des dispositifs d’intelligence économique et d’influence que peu d’entreprises et de chambres de commerce ont adopté.

Il faut enfin une attitude anticipatrice et résolument offensive face à la concurrence. Les Américains ont tracé des pistes. A nous de mettre au point nos propres méthodes. Nous avons tout ce qui est nécessaire, seule manque la volonté d’oser. François Mitterrand, qui maîtrisait son langage, disait :” La France ne le sait pas, mais nous sommes en guerre avec l’Amérique ” .

Ainsi, n’en déplaise à certains cénacles attardés ou manipulés, la guerre économique est-elle bien devenue une réalité mondiale. Le choc des États dépasse le stade de la concurrence pour atteindre celui du conflit. Du reste, nos chefs d’entreprise et la presse ne s’y sont pas trompés.

Malgré le freinage d’une partie de ses élites, la France doit prendre en compte cette réalité nouvelle et adopter au plus vite un grand projet collectif où chacun va jouer son rôle : l’individu, l’entreprise, l’administration. Nous avons tous les atouts nécessaires, mais le temps nous est compté : nos entreprises passent progressivement sous contrôle essentiellement américain, arabe et japonais. En juin 1999, l’Assemblée nationale adoptait un texte reconnaissant que les ” les événements d’Algérie ” intervenus entre 1954 et 1962 constituaient bien une guerre. Il nous a donc fallu quarante-cinq ans pour reconnaître une évidence.

Combien de temps nous faudra-t-il pour admettre que la France est en guerre économique ?




L’affaire Farewell selon le Colonel Patrick Ferrand

Le propre des histoires d’espionnage est souvent d’être racontée par ceux qui en savent le moins. Les archives des services qui traitent ces affaires en professionnels, ne s’ouvrent jamais tout à fait et ne laissent entrevoir que ce qui est possible ou utile.

Ainsi, jusqu’à maintenant, l’Histoire de la Deuxième Guerre Mondiale, pour sa partie française, a été étudiée sans tenir compte des archives (qui viennent de s’ouvrir) des services secrets français qui ont pourtant joué un grand rôle en particulier dans les opérations de déception préparant aux différents débarquements, ou dans la Libération du Pays.

La guerre de l’ombre que ce sont livrés les officiers de renseignement des deux blocs durant la guerre froide fait partie plus ou moins importante , certes, mais partie intégrale de l’histoire de cette période .

Dans cette guerre, l’histoire des “taupes” recrutées par les deux camps au cœur des dispositifs adverses tient une place essentielle qui ne sera sans doute jamais connue dans tous ses détails.

Il convient d’ailleurs maintenant de rétablir un certain équilibre. La force de la propagande soviétique relayée par les “idiots utiles” et les partisans idéologiques faisaient de tous les “occidentaux” recrutés par le KGB, le GRU ou par les réseaux émanant du Komintern des héros positifs, puisque ayant choisi de servir le “camp de la Paix”; ainsi en a-t-il été des 5 de Cambridge (à vérifier?), de l’Orchestre Rouge ou du Réseau Sorge .

Les membres des Services Soviétiques et assimilés qui choisissaient de travailler avec des Services Occidentaux étaient qualifiés, eux, de traîtres, souvent alcooliques, corrompus par l’argent capitaliste, etc. Qu’on se souvienne de l’affaire Kravtchenko ( J’ai choisi la liberté) , du sort réservé au général du GRU Krivitsky, etc.

Et pourtant, ces officiers de renseignement de l’Est qui ont choisi l’Occident, ont joué un grand rôle dans l’histoire du rapport des forces entre les deux blocs, en faveur de la Liberté, de notre Liberté…

Les conditions de manipulation de ces “héros” par les services occidentaux qui les avaient abordés , recrutés, parfois formés, méritent certes de l’intérêt. C’est souvent la partie de l’histoire la plus spectaculaire, celle que l’on présente au public , toujours avide de films d’espionnage et de suspens.

Cette partie est de plus importante, rien que du point de vue du contre espionnage, de la fiabilité de la source et donc des renseignements fournis; l’intoxication des adversaires est une arme à part entière.

Mais le plus important semble être l’aspect global de l’affaire: quelle est la situation internationale au moment où l’affaire se déroule? Comment vont être utilisés les renseignements obtenus ? Quelle est la situation après, ou quels sont les effets obtenus?

Ainsi de Penkovsky, au moment de la crise de Cuba, et de bien d’autres que l’Occident ne saura jamais assez remercier.

Ainsi en particulier de Farewell, dont on a d’autant plus tendance à négliger l’importance qu’il a coopéré avec un service français, la DST; de plus, ceux qui ont écrit sur lui étaient ou mal informés (normal dans ce genre d’investigation) ou mal intentionnés ( normal dans ce genre de guerre de l’information).

On connaît Farewell. De son vrai nom Vladimir Ippolitovitch Vetrov, ingénieur en chef de l’armement (un grade équivalent à celui de colonel); il a été en poste à Paris, où il se montre actif, recrutant des sources et les manipulant le soir ou le week-end en forêt de Fontainebleau; il lui est arrivé une mésaventure qui ne semble pas avoir été connue de sa hiérarchie: il a un accident de voiture, alors qu’il a un peu trop bu; c’est son ami/objectif, cadre de Thomson qui, appelé à l’aide, va faire réparer la voiture et lui permettre de rentrer sans problème; d’où une amitié réelle .

Le service français va tenter une première approche; sans succès. Puis c’est un poste au Canada, d’où il est rappelé avant la fin de son séjour: une indélicatesse connue de ses chefs lui aurait valu ce rappel, et sans doute la jalousie de quelque pistonné de son service qui pense que le meilleur moyen de prendre ce poste convoité est d’en faire chasser l’occupant; c’est une manœuvre habituelle , sans doute dans tous les services du monde.

Rentré à Moscou, il est affecté à la direction T (renseignement scientifique et technique) de la Première direction générale (PDG) du KGB. Il prépare les dossiers les plus pointus pour les présenter devant les plus hautes autorités afin d’obtenir leur aval pour le déclenchement des opérations de recherche par les postes KGB ou GRU à l’étranger.

A priori , il s’agit d’un poste de confiance, et, dans le système soviétique, le détenteur d’un tel poste n’a plus aucune chance de repartir à l’étranger, ou même de côtoyer des étrangers.

Parce que c’est un bon professionnel, il a constaté les lacunes et les vices du système soviétique; il souhaite améliorer la qualité de son travail et écrit un rapport sur les modifications qui, selon lui, doivent être apportées au système. Ces chefs n’y prêteront pas attention , d’où une certaine frustration.

C’est un bon vivant, qui aime rencontrer ses amis et faire la fête avec eux. Il adore son fils, sa fierté; il aime son pays, comme sans doute seul les Russes peuvent le faire, et cet amour est devenu charnel depuis qu’il a acheté une isba et un lopin de terre. Il admire sa femme, mais là c’est son problème; démon de la cinquantaine ou lassitude, chacun donne des coups de canif au contrat initial; et lui a “dans la peau” une de ses collègues, voisine de bureau.

Il pourrait vivre heureux … Mais rien n’est simple. A-t-il une tendance à boire, comme le laisse penser les commentaires inspirés après coup par les autorités soviétiques; sans doute comme tous les Russes de cette époque, pas plus.

Mais surtout, comme beaucoup de soviétiques ayant vécu à l’étranger, il a une tendance à la schizophrénie, phénomène étudié par exemple dans le livre “Les hommes doubles” de Dymov ; en Occident, il a vu le niveau de vie, il a apprécié la liberté des conversations grappillées de ci de-là avec des Français; et ici, chez lui à Moscou, avec ses collègues, il est obligé de jouer celui qui n’a rien vu, de dire le contraire de ce qu’il pense profondément. Et la situation internationale en ces années 80 lui donne à penser.

C’est la fin de la crise des SS 20, ces missiles dont la précision et la mobilité (qualités dues à l’apport de l’espionnage technologique) allait donner la supériorité stratégique au Camp de la Paix; “Échec et mat” pensait-on au Kremlin.

Mais cela ne s’est pas passé comme prévu: les Occidentaux, États-unis en tête ont répliqué par le déploiement des Pershings et par celui des missiles de croisière.

Il y a eu des cas de mutinerie sur des navires de la Flotte; il y a l’Afghanistan , la Pologne et ce diable de Pape Polonais qui dit: “N’ayez pas peur”.

Là où il est, il ressent parfaitement l’ambiance de guerre qui envahit la population mais surtout la classe dirigeante; il sait que la doctrine soviétique envisage l’emploi normal de l’arme atomique.

Il connaît la capacité de riposte occidentale.

Il comprend, par les papiers qu’il traite, que la nomenklatura essaye de reprendre l’avantage; des joueurs d’échec…Bien sûr, ses doutes et ses angoisses , il ne peut les partager avec personne;

– bien sûr, pour le journaliste russe Sergueï Kostine, ” rien dans le comportement de Vetrov ne permet de le considérer comme un combattant de l’ombre contre le système communiste ou un précurseur de la perestroïka. Cette supposition, qui se présente comme une certitude dans les publications françaises, a fait rire tous ceux qui ont connu Vetrov ” (1).

En 1981, il offre ses services à la DST, franchit l’étape la plus difficile rencontrée par tous les candidats à la défection: éviter de se faire repérer par le contre espionnage soviétique qui peut posséder des agents au sein des services occidentaux, et trouver rapidement le bon canal pour trouver la liaison et l’oreille du service auquel il va proposer sa collaboration.

Alors il va continuer à faire rire tous ceux qui l’ont connu; il va augmenter son côté pochard, et beaucoup viendront “boire avec lui” les innombrables bouteilles que lui procurera son traitant.

Pour lui, il est impératif d’apporter aux pays occidentaux la preuve que leur insouciance sécuritaire permet à l’URSS de piller leurs laboratoires en lui donnant ainsi de forger les armes qui doivent lui donner l’avantage.

Sa haine du système, ses diverses frustrations, son passé lui donnent la possibilité de passer à l’action, de trouver des amis avec qui il peut parler “po doucham” (à cœur ouvert) comme disent les Russes.

C’est un professionnel, il sait comment travaillent ceux qui sont chargés de protéger la sécurité et les secrets soviétiques; il convaincra ses traitants de lui faire confiance; mais il reste lucide: le pire peut arriver: pour lui, la balle dans la nuque; pour ses traitants successifs, ce devrait être l’accident de circulation, l’écrasement par un poids lourd, par un métro. Message qui serait compris par le service intéressé.

Tout cela , approche, semble-t-il, de la vérité.

Dans de telles affaires , bien malin qui peut sonder les reins et les cœurs. Les spécialistes de la DST se posent plus de questions qu’il n’y a de réponses; le doute envahira souvent la réflexion de ses responsables. Mais les documents arrivent, en masse. S’il y a machination, où en est l’intérêt, l’objectif ?

Au cours de l’année suivante, il fournira près de 4.000 documents de toute première importance sur la collecte et l’analyse scientifique et technique par le KGB. 70 % des informations de Farewell concernent les États-unis, parce que c’est ce pays qui a le meilleur potentiel technologique, mais tous les pays occidentaux sont concernés.

Grâce aux milliers de documents fournis par Farewell, ce n’est pas tant l’ampleur du pillage scientifique et technologique soviétique que les gouvernements occidentaux découvrent, que sa planification et son organisation systématiques par la VPK, la Commission de l’industrie militaire. Une collecte faite à la demande : les divers secteurs militaires et industriels faisaient connaître chaque année leurs insuffisances et leurs retards.

À charge pour les agents des services secrets soviétiques infiltrés (2) dans le monde entier de leur fournir les informations technologiques qui leur manquaient. Les économies ainsi réalisées sont méthodiquement chiffrées: 6,5 milliards de francs entre 1976 et 1980. Les bilans de la VPK montrent qu’entre 1979 et 1981, de nombreux systèmes d’armes soviétiques ont bénéficié chaque année de la technologie occidentale.

Vetrov ignore par contre l’identité des agents occidentaux au service des Soviétiques et ne peut qu’aider à en définir les caractéristiques. …

Il fournira par contre l’identité de 222 officiers du KGB de la ligne X sous couverture diplomatique dans l’ensemble des pays du bloc de l’Ouest et 70 agents clandestins de la Direction T.

Ce chiffre a d’ailleurs étonné certains professionnels qui n’ignorent pas le cloisonnement efficace existant entre les différents départements du KGB, mais qui n’ont pas compris qu’au poste où il se trouvait, il n’y avait plus ce cloisonnement, que les documents “Soverchenno sekret” quittaient les coffres forts où ils étaient conservés, pour transiter pendant quelques jours par le bureau de Vetrov qui en faisait profiter son traitant, avant de retourner dans l’espace cloisonné sécurisant.

Mais son apport à la cause du monde libre, et cela on le sait moins, n’a pas consisté qu’en informations d’ordre purement technologique.

En professionnel, il n’aimait pas être orienté sur des sujets qu’il ne dominait pas parfaitement; mais les réponses qu’il apportait dans divers domaines avaient une certaine valeur: l’évolution de la situation en Pologne, des évaluations sur l’implication soviétique dans l’attentat contre le Pape (Gromyko affirmant aux représentants des pays du Pacte que ce problème allait être réglé), etc.

C’est en témoin qu’il a pu raconter la réunion qui a eu lieu à Kaliningrad, en présence de Brejnev, qui tirait les conclusions du lancement de la première navette américaine, avec la participation du fin du fin du complexe militaro- industriel.; le directeur de la séance avait demandé à chacun de répondre en disant la vérité, pour une fois…

A la première question sur le danger représenté par la navette pour la sécurité du pays, la réponse avait été que cette nouvelle menace pouvait être mortelle. A la seconde question sur la capacité du complexe à y faire face, la réponse avait été positive, “mais en arrêtant tous les autres programmes…”.

La conclusion avait été qu’il fallait tout faire pour freiner au maximum l’effort technologique et militaire américain. Comment ? par des offensives de Paix, de désarmement… Cela annonçait la suite.

Mais brusquement, après février 1982, Farewell ne se présente plus aux rendez-vous fixés.

Non que son double jeu ait été découvert par le KGB, mais, comme le découvrira la DST à l’automne seulement (et cela grâce aux Américains), il a été arrêté pour crime de droit commun !

Selon la version officielle, il a tenté de tuer sa maîtresse, qui exerçait sur lui un chantage depuis qu’elle avait trouvé dans son veston des documents dérobés au sein de la centrale soviétique.

Surpris par un milicien, il l’aurait abattu à l’aide d’un couteau de chasse… Sur ce point, courent bien d’autres variantes, invérifiables (la vérité est sans doute dans le dossier de l’enquête du KGB- mais d’après les informations qui en ont filtré (Livre de Kostine d’après un résumé de l’enquête), on comprend que Vetrov, comme tous les prévenus du monde, va balader les enquêteurs, essayer de gagner du temps, de protéger ses traitants auxquels le lie une véritable amitié, peut-être de sauver sa peau).

Jugé et condamné à 12 ans d’emprisonnement, il quitte la prison de Lefortovo pour Irkoutsk, en Sibérie. Sa trahison n’aurait été découverte par le KGB qu’un an plus tard, en avril 1983, après l’expulsion par la France de 47 ” diplomates ” russes choisis parmi les agents de Moscou dénoncés par Vetrov. Selon la coutume, il aurait reçu une balle dans la nuque, dans les couloirs de la prison. Ici aussi, il y a plusieurs variantes.

Comment cette affaire a-t-elle été vécue par les différentes parties?

En France:

Il est indéniable que cette affaire a permis au Président Mitterand, informé depuis sa nomination à l’Élysée du travail de cette taupe au profit de son pays, de marquer un point vis à vis du Président Reagan, lors du sommet d’Ottawa (17-20 juillet). Était ainsi annulé le froid engendré dans les relations entre les deux pays créé par l’entrée de ministres communistes au gouvernement.

Plus tard, on ne sait trop sous quelle influence, certains conseillers du Président auraient commencés à voir dans cette affaire (ou au moins dans l’insistance du patron de la DST à obtenir de nouvelles expulsions sans doute justifiées , mais peu politiques) une machination américaine visant à l’intoxiquer…

On a reproché à la DST d’avoir exagéré l’importance de la manipulation, pour justifier son existence, sérieusement remise en question après mai 1981. La DGSE ne fut mise au courant de l’affaire qu’en 1983 ou 1984; dans ce service certains, sans en rien savoir, n’ont voulu y voir qu’une opération de pénétration des soviétiques.

En tous cas, la DST a dévoilé une partie des agents soviétiques impliqués et a neutralisé le dispositif de recherche de l’URSS. Il en a été ainsi dans les autres pays d’Europe.

Quelle manœuvre d’intoxication, quel grand objectif supérieur auraient pu pousser l’URSS à sacrifier ainsi ses réseaux ?

Les Etats-Unis:

Mais c’est indéniablement le Président Reagan qui va utiliser au mieux cette affaire. Il ne va plus jouer aux échecs, mais impose une partie de poker.

Bien sûr des agents seront arrêtés. Mais il va comprendre que tout cela lui fournit l’information permettant d’asphyxier l’URSS, de la mettre KO debout en la lançant dans une course technologique à l’armement , qu’elle ne pourra pas suivre – ce sera la première version de la Guerre des étoiles, le grand bluff qui a réussi, allant jusqu’à fausser les essais d’interception de missiles pour affoler l’adversaire.

Ce sera toute une grande manip, réussie, tendant à lancer la recherche technologique soviétique sur de fausses pistes…Mais cela dépasse le cadre de notre étude.

Il y a eu des doutes aussi: le dossier Farewell contraignait les Américains à changer les codes de guidage de leurs missiles de croisière que les Soviétiques avaient percés à jour . Ce qui , bien sûr a pu être interprété comme l’un des objectifs de la “manipulation d’intoxication ” qu’auraient pu mener les Soviétiques.

Que penser des nombreuses critiques de l’affaire, mettant en cause la main mise américaine, etc.

Que penser des pages de Gilles Ménage consacrée à cette affaire? Des personnalités proches du pouvoir ont-elles pu réellement se couper ainsi des réalités et du bon sens.

Non, les Américains n’ont pas été impliqués dans la manipulation à Moscou; cela aurait été à l’encontre de la simplicité voulue dans celle-ci.

Oui, ils ont fourni la technologie de l’appareil photo; oui, au début, ils étaient seuls à pouvoir développer; mais le problème a été vite réglé.

Oui encore, une majorité de renseignements concernait les États-unis; on a vu comment la majorité des objectifs soviétiques étaient américains.

A priori, non, ils n’ont pas manigancé cette intoxication en fournissant par un (faux?) colonel du KGB , à Moscou, de fausses informations, de faux documents portant la vraie signature de Brejnev à un amateur français.

Faut-il ajouter que c’est dès cette époque que les Soviétiques recrutaient au sein de la CIA et du FBI des agents efficaces qui ont entre autres permis l’arrestation et l’exécution d’une dizaine d’agents recrutés par les Américains à Moscou.

En URSS:

Il est normal que les responsables du KGB aient voulu expliquer le succès de l’entreprise ou de la traîtrise de Vetrov par l’aide considérable apportée par les Américains à Moscou même; ils ne pouvaient comparer cela qu’aux gros dispositifs qu’ils mettaient en place par exemple à Paris pour couvrir des contacts importants et balader toutes les forces de la DST.

Il est normal qu’ils aient voulu salir sa mémoire. Il est quasi réglementaire qu’il ait été abattu d’une balle dans la tête; c’était la tradition et cela devait servir d’exemple aux éventuels candidats.

Mais on peut affirmer que Vetrov a amené la direction soviétique sur la voie de la perestroïka, à la chute du Mur de Berlin , à la fin de la guerre froide…

Il y a eu un effet Farewell, au sein même des services soviétiques et post soviétiques.

Cette affaire aurait eu un retentissement psychologique considérable sur les membres du KGB. Cela n’a bien sûr pas été un élément fondamental de la Perestroïka, mais elle a révélé le malaise profond et les contradictions qui ont provoqué l’implosion du système.

Cette affaire, et la façon dont Vetrov a fait face aux interrogatoires, a eu un effet corrosif sur la façade du KGB.

Des officiers ont admiré en secret son courage et sa détermination à lutter contre le népotisme.

En 1988, le mécontentement a commencé à se manifester ouvertement, avec un premier incident lors de l’ouverture de la réunion qui devait élire le Bureau du 1er Directorat.

Trois brillants officiers traitants ont contesté la présence sur l’estrade, à côté du général Bobkov, alors vice-président du service, d’un ” pistonné “, ancien du directorat, où il n’avait jamais brillé ni par sa compétence, ni par son efficacité.

Prise au dépourvu, la direction n’avait pu que battre en retraite.

La brèche ainsi ouverte n’a cessé de s’élargir tandis que le régime se délitait, pour aboutir l’année suivante à la signature, par plus de 200 officiers du KGB de Sverdlovsk, d’une lettre ouverte à leur direction.

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Alors, l’affaire Farewell a-t-elle été l’une des plus grandes affaires d’espionnage du XXe siècle, comme l’aurait affirmé le Président Reagan; a-t-elle été une grange manipulation, menée par les Soviétiques, les Américains ?

Un jour, on saura, et on s’étonnera de la simplicité de toute cette affaire très humaine: bon sens, patriotisme, amitié. Et il faudra rendre hommage à Vladimir Ippolitovitch Vetrov du rôle qu’il a accepté de jouer, quelques soient ses véritables motivations, et qui a contribué à l’évolution du monde.




La fin d’un monde un nouvel ordre international ou le chaos- Expose du General de Marolles (1994)

LA SITUATION PRESENTE : LA FIN D’UN MONDE

Si. nous faisons effort pour nous remémorer un passé que je situerais en 1989, lors de la chute du mur de Berlin, il y a cinq ans, nous ne pouvons que constater que nous avons vécu une suite ininterrompue d’événements d’importance majeure qui ont bouleversé notre univers politique, économique, social, culturel, voire mental.

En effet, en 1989 s’est produit l’effondrement du régime communiste, ramenant dans notre monde plus d’un milliard et demi de personnes qui en vivait jusque là séparé.

Ce fut le signal de l’éclatement de ce qu’était l’U.R.S.S. en 15 entités différentes. C’est l’unification de l’Allemagne qui redevient la première puissance européenne, effaçant en partie les inconvénients de la défaite de 1944. C’est l’éclatement de la fédération yougoslave avec le début de la guerre civile en Bosnie, avec la menace que ces guerres civiles se multiplient dans tout ce qui a été l’Est.

Nous avons vécu en direct et presque en temps réel, grâce à la télévision, la guerre du Golfe qui a bouleversé les données de la situation stratégique et politique du Moyen-Orient et qui a permis l’événement majeur que nous constatons aujourd’hui, c’est-à-dire, la tentative de rapprochement et de cohabitation entre Israël et les Palestiniens.

Nous assistons aussi quotidiennement à la guerre larvée que mène l’Islamisme contre les régimes qui se sont formés à notre contact et qui ont essayé dans le monde arabe, arabo- musulman, une montée de sociétés modernes. Elles se trouvent particulièrement menacées et demain poseront un problème au sud de la Méditerranée aux nations de l’Europe.

Nous avons été les témoins de la faillite de la transposition de notre modèle de société en Afrique Noire, faillite totale, politique, économique, sociale et culturelle, au travers de la famine et du développement de la guerre civile. Rien ne se fera plus dans ce monde qui est retourné au tribalisme, sans une autre vision de l’Afrique. Espérons que l’expérience qui se mène en Afrique du Sud, tout en restant sceptiques, prendra bonne tournure. Ce serait la seule chance présente de voir l’Afrique échapper au chaos total.

Enfin, pendant le même temps, nous avons découvert que se développait sur le continent asiatique un monde nouveau qui risque de devenir dangereux pour notre propre modèle de développement.

Nous sommes nous-mêmes pris par les turbulences d’une dynamique que nous avons pourtant contribué à créer. C’est celle d’une économie basée sur la productivité et la mondialisation ainsi que sur la technologie. Elle fonctionne comme une formidable machine d’exclusion menaçant notre modèle de civilisation et nos sociétés. Ceci nous indique que nous avons vraiment vécu la fin d’un monde et que notre univers, politique, économique, social et culturel est profondément bouleversé.

LES CARACTERISTIQUES DU NOUVEAU MONDE

La première réflexion que nous pouvons nous faire c’est que nous avons quitté le monde de la mécanique causale, celui qui relie directement la cause à l’effet, pour rentrer dans un monde qui est le monde de la complexité.

Si un problème naît quelque part, dans le domaine politique ou économique ou social ou militaire ou stratégique ou culturel, il s’étend rapidement aux autres facteurs d’évolution et aux autres domaines qui s’imbriquent les uns avec les autres, s’enchevêtrent et sont souvent interactifs.

Ce que doivent apprendre les responsables, c’est à comprendre les complexités, à les dominer et à les maîtriser et c’est la raison pour laquelle, je crois, que ce qui est le plus important c’est d’avoir cette capacité d’analyse qui donne l’intelligence des choses. Elle n’est possible que par une approche systématique.

Je crois que là est la première réflexion. Dans ces mondes complexes, il n’est pas possible de gouverner à vue. Il faut gouverner avec des outils modernes seuls capables de permettre de comprendre et de gérer des situations complexes.

Aujourd’hui me semble-t-il, aucune analyse, encore moins aucune conclusion ne peut être prise sans une analyse globale et sans une vision planétaire qui englobe d’une façon synoptique tous les facteurs qui s’enchevêtrent.

Et si nous voulons comprendre ce monde moderne et la conjoncture à laquelle nous sommes confrontés, c’est-à-dire l’événement du moment et le début d’un autre univers dont nous ne savons pas encore s’il donnera naissance à un nouvel ordre international ou bien s’il débouchera sur le chaos comme le prétend Alain Minc.

Je vous proposerai une autre option à laquelle je crois et que nous aurons l’occasion de développer, cela serait plutôt à un retour des Empires. L’espace communiste et plus particulièrement la zone d’influence de la Russie devrait retrouver son calme par un retour de l’empire russe. Le monde troublé Arabo-islamique devrait donner naissance à un ou deux empires islamiques situés entre l’océan atlantique et l’océan indien. Trouveront-ils leur centre à Téhéran ou à Ankara, nous ne pouvons pas encore le prévoir, mais c’est entre ces deux capitales que se disputera cette position. En Asie, il est bien clair que le Japon a refait, avec sa sphère de prospérité, un empire qui ne porte pas ce nom. Près de 400 millions d’hommes vivent dans le système économique japonais. La Chine redevenant la Chine, constituera un autre empire. Le monde indien aussi. Quant aux Etats-Unis, ils ont la vocation d’un empire sans frontières.

Je crois donc que c’est plutôt vers cette troisième solution que nous allons ? un ordre mondial s’articulant autour de ces empires plutôt qu’un ordre mondial uni.




Survol de L’Empire eclate Ex URSS- Expose du Colonel Michel Garder-1992

Je me permets, d’entrée de jeu, de rectifier quelque peu l’énoncé de mon thème, lequel ne se limite pas comme l’a dit le Général Boistard à la situation dans les pays de l’ancienne Union Soviétique. ” En effet, mon intention est d’effectuer un survol de « l’Univers Eclaté » qui a résulté de la victoire de l’Alliance Occidentale sur l’Empire Communiste, une victoire que Monsieur l’Ambassadeur a très justement soulignée tout à l’heure.

Cette victoire, remportée fin 1989, a marqué à mon sens la fin du XXe siècle. Le XXIe siècle dans lequel nous sommes entrés dès lors, sans le savoir, a eu pour caractéristique initiale une inquiétante absence d’ordre mondial due à l’effondrement de l’Empire Communiste.

Nous sommes en présence d’un immense puzzle dont les trois composantes principales sont : l’ancienne chrétienté, la nébuleuse islamique et le binôme « Chine-Japon ».

Je me propose donc de passer en revue ces trois composantes et leurs interactions — ma tâche étant facilitée par la remarquable synthèse de M. l’Ambassadeur — et d’évoquer ensuite le phénomène politico social de notre temps, celui de la maffia qu’il convient d’avoir présent à l’esprit dans toute étude de la situation mondiale.

L’ANCIENNE CHRETIENTE

Je pense que la disparition du rideau de fer et le miracle d’Août 1991 débouchant — au prix de six vies humaines — sur la volatilisation du totalitarisme communiste dans ma patrie d’origine, ont eu pour conséquence une tendance quasi irrésistible à une certaine réunification de l’ancienne chrétienté.

Dans l’immédiat celle-ci se présente en quatre tronçons : l’ensemble américain, l’Europe occidentale, l’Europe centrale et l’Eurasie blanche.

L’ensemble Américain est en train de redécouvrir une unité que n’altère plus le trublion cubain, cet avant-poste de feu l’Empire communiste réduit à l’état de spécimen de musée. Cependant sa partie nord (c’est-à-dire avant tout les Etats-Unis) ressent confusément, en dépit de la tentation isolationniste, que son avenir et son salut résident dans un renforcement de ses liens avec le continent européen. En fait l’Amérique a autant besoin de l’Europe que celle-ci a besoin d’elle. A l’heure actuelle les Etats-Unis traversent une période difficile, avant tout dans les domaines psycho-politique et social.

La fameuse triade : ” Confiance en soi — bonne conscience — esprit pionnier (mué en esprit de croisade) ” se trouve fortement démonétisée. Le flot des cerveaux en provenance d’Europe s’est fortement réduit. En revanche nous assistons à une intense asiatisation des universités américaines, grâce à une arrivée massive de professeurs et d’étudiants en provenance du Japon, de la Chine, de la Corée du Sud et du Vietnam. Enfin il ne faut pas oublier la poussée croissante de l’émigration en provenance de l’Amérique latine.

C’est sur le continent euro-asiatique que les Américains peuvent à la fois effectuer un retour aux sources et restaurer leur triade — en particulier l’esprit de croisade. En ce qui concerne l’Europe occidentale, M. l’Ambassadeur nous a brossé un tableau plus que parlant et montré en particulier que l’OTAN constituait toujours une organisation d’actualité indispensable, en attendant que soit mis en place un système de défense européen.

Par ailleurs avec la disparition du mur, aucune frontière réelle ne sépare cette partie de notre continent de l’Europe Centrale dont les pays émergent avec difficulté de leur ancien état d’asservissement à Moscou. L’existence sur leur flanc sud de l’abcès balkanique constitue un casse-tête difficile à résoudre.

Enfin il y a l’Eurasie blanche, autrement dit la partie essentielle de l’ancien Empire soviétique (ou russe). Son éclatement en trois morceaux : Belarus, Ukraine et Russie a certainement été un mal nécessaire. Les différends russo-ukrainiens découlent d’un long contentieux mais ne peuvent pas, à mon avis, déboucher sur un véritable conflit.

On peut penser qu’à terme, surtout si la Russie parvient à résoudre l’essentiel de ses problèmes économiques, on assistera à un rapprochement des trois Etats slaves sous la forme d’une confédération.

Il reste bien entendu le problème de l’armement nucléaire stratégique et tactique évoqué par M. l’Ambassadeur. Il est certes préoccupant au même titre que celui de la dissémination nucléaire, surtout que les données de la dissuasion se trouvent radicalement modifiées.

Personnellement je demeure optimiste car le risque majeur, celui d’une guerre civile à une grande échelle est selon moi exclu. Je puis en effet certifier qu’il y a dans les populations slaves de l’ancienne U.R.S.S. un rejet viscéral d’une guerre fratricide et que les explosions ethniques ou religieuses de la périphérie : Ossétie, Nagorny-Karabakh, Moldavie, etc. ne risquent pas à mon sens de faire tache d’huile.

Pour terminer ce survol des tronçons séparés de l’ancienne chrétienté, je dirai que l’avenir de l’ensemble se trouve fortement conditionné par l’évolution de la nébuleuse islamique et l’exploitation de ses turbulences par le binôme Chine-Japon.

LA NEBULEUSE ISLAMIQUE

Celle-ci se présente en trois tronçons, l’arabe, le turco-mongol et l’irano-asiatique.

Le tronçon arabe est celui sur lequel se concentre en priorité notre attention. Il n’est pas dit pour autant qu’il soit le plus dangereux. Tout d’abord son unité est toute relative, ainsi que l’a prouvé la Guerre du Golfe. Ses pôles sont multiples et pour la plupart antagonistes. Seule la présence au Proche-Orient de l’Etat d’Israël — cet avant-poste du monde occidental de l’époque de la « guerre froide », suscite parmi les pays arabes un semblant d’unité.

En revanche le tronçon turco-mongol recèle des potentialités redoutables, ne serait-ce qu’en raison des incertitudes quant à la future orientation de la Turquie. Lors de mon récent séjour à Istanbul j’ai pu me rendre compte sur place de l’impact sur la classe dirigeante turque, tant des événements du Caucase que de l’évolution de la situation dans les républiques soviétiques islamiques.

Ainsi s’esquisse, de la Mongolie Extérieure à l’Anatolie, une immense zone d’instabilité potentielle sur laquelle s’exercent les effets de la rivalité « Chine- Japon » dont il sera question plus loin.

Le troisième tronçon dont Téhéran est l’animateur paraît à première vue hétérogène et disparaîtra. S’étendant de l’Iran aux Philippines, ce tronçon englobe l’Afghanistan, le Tadjikistan, le Pakistan et le Bangladesh, sans parler des 100 millions de Musulmans de l’Inde, de l’Indonésie et d’une partie de l’archipel philippin.

Avec la fin du régime communiste en Afghanistan nous assistons peut-être à un début d’incendie qui pourrait s’étendre au sous-continent indien avec à l’arrière-plan les armes nucléaires dont disposent le Pakistan et l’Inde. Sans vouloir noircir à dessein les perspectives d’avenir dans cette partie du monde, elles nous paraissent autrement angoissantes que celles qui s’esquissent dans le bassin méditerranéen.

LES DEUX STRATEGIES CONCURRENTIELLES

En ce début du XXIe siècle, les deux seules grandes puissances ayant une vision d’avenir et œuvrant en vue de réaliser cette vision sont la Chine et le Japon. Leur rapprochement, le 12 avril 1978, a été l’événement le plus important du siècle précédent depuis 1945.

Dans le préambule de cet accord les deux parties stipulaient qu’il était « anti-hégémonique » et, de ce fait, il visait l’Empire soviétique. Demeuré toujours en vigueur, il vise désormais les Etats-Unis.

Certes les deux signataires sont autant, sinon plus, des concurrents que des partenaires s’efforçant d’être à la hauteur de leurs appellations historiques d’Empire du Milieu et d’Empire du Soleil Levant, mais face à l’ancienne chrétienté leur attitude est commune.

De ce point de vue, la nébuleuse islamique dont Pékin et Tokyo se disputent le contrôle, constitue un ensemble explosif redoutable.

Dans l’immédiat la Chine a pris l’avantage en investissant les territoires libérés de l’influence soviétique. Ayant solidement pris pied à Téhéran, elle est à même d’agir à la fois sur les deux tronçons asiatiques de la nébuleuse islamique. Cela n’empêche pas « l’empire du Milieu » de s’intéresser également au tronçon arabe tout en entretenant des rapports corrects avec Israël.

Face à cette manœuvre d’ensemble, le Japon semble avoir pris un peu de retard, du moins sur le continent asiatique. Toutefois, grâce à son potentiel technologique et financier, il s’efforce d’imposer sa volonté à la Russie nouvelle, de prendre pied en Mongolie extérieure, de marquer la Chine dans le Sud-est asiatique sans pour autant relâcher son effort sur l’Europe occidentale et l’Amérique.

Rappelons pour finir que la « mer intérieure » du XXe siècle est l’Océan Pacifique et que les deux empires s’efforcent d’en assurer le contrôle en commençant par une semi colonisation de l’Australie, de la Nouvelle Zélande et de la Nouvelle Calédonie.

LE PHENOMENE « MAFFIEUX » A L’ECHELLE MONDIALE

Si dans ce survol de notre planète j’ai sciemment omis l’Afrique noire, la raison en est qu’elle représente un ancien champ de bataille de la confrontation Est-Ouest du XXe siècle qui me fait penser un peu à Verdun et au chemin des Dames que nous visitions pieusement entre les deux guerres mondiales.

L’Afrique n’est peut-être pas totalement abandonnée, mais pour l’essentiel elle est livrée à son sort.

D’ailleurs ni la stratégie chinoise ni la stratégie nipponne ne la considèrent en tant qu’objectif prioritaire. En revanche mon analyse globale ne serait pas complète si je passais sous silence le fléau mondial de notre époque : le phénomène maffieux.

Pourtant ce phénomène est autrement plus concret que toutes les internationales, tous les complots que l’on dénonçait aux siècles précédents. En ce sens il est le plus diabolique dans la mesure où, à l’instar de Satan, sa principale ruse est de faire croire qu’il n’existe pas ou que du moins s’il existe c’est toujours chez les autres.

L’assassinat du malheureux juge Falcone nous révolte certes, mais nous fait plaindre l’Italie car un tel crime serait impensable chez nous. En sommes- nous tellement sûrs ? La drogue, la prostitution des deux sexes, les trafics d’influence et autres tares socio-morales ne sont que des manifestations hideuses d’un même phénomène mondial : la criminalité organisée.

A l’heure actuelle celle-ci se manifeste partout, tant dans l’ancienne chrétienté que dans la nébuleuse islamique, qu’au Japon et même en Chine.

Je ne suis pas un spécialiste de la question, mais connaissant aussi bien l’ancienne U.R.S.S. que ses actuels morceaux, je peux, à titre d’illustration vous conter brièvement la genèse et le développement de cette maladie dans le sixième des terres immergées.

Mes sources résident dans la lumineuse étude publiée en plusieurs morceaux dans l’hebdomadaire soviétique ” La Gazette Littéraire ” en 1988, sur la base des déclarations du Colonel Gourov, à l’époque Chef du « Bureau Etudes » au Ministère de l’Intérieur en U.R.S.S.

La genèse de la criminalité organisée dans le système totalitaire soviétique remonte au phénomène concentrationnaire dans lequel les condamnés de droit commun étaient des auxiliaires de la chiourme officielle pour faire travailler et exterminer les détenus politiques.

Ce statut privilégié a fait naître dans la conscience de la pègre le sentiment de sa supériorité sur les honnêtes gens. Ce sentiment a eu pour conséquence un début d’organisation au sein de la pègre, à l’intérieur, puis à l’extérieur des camps.

D’un bout à l’autre de l’immense territoire, des bandes strictement hiérarchisées instauraient une « loi du milieu », un jargon unique et des signes de reconnaissance.

Toutefois, à l’époque du totalitarisme stalinien les possibilités d’action concertée étaient limitées. Au début des années 60, vers la fin du règne de Khrouchtchev, on vit fleurir en U.R.S.S. le système clandestin du « business parallèle » à base d’individualités débrouillardes et de fonctionnaires véreux, sous la forme de petits ateliers de fabrication d’articles de bien de consommation et de commerces divers.

Face au « business clandestin » la pègre organisée n’allait pas manquer de passer à l’action en pillant ou en rançonnant les « fabricants » et les « commerçants » hors-la-loi, et cela conformément à une règle en trois points : 1. Prends tout ce que tu peux prendre; 2. Ne prends jamais tout, car la patience humaine a des limites; 3. Dans chaque opération, mouille un policier pour être sûr de l’impunité.

Devant cette offensive à l’échelle de l’U.R.S.S., les représentants du « business parallèle » vinrent à résipiscence. Une conférence de la paix se tint fin 1968 à Rostov-sur-le-Don, à l’issue de laquelle les businessmen s’engagèrent à payer la dîme à la pègre, cette dernière promettant de cesser les exactions.

Possédant désormais des sources de revenus garantis, la pègre put passer à une étape suivante, l’investissement de l’Administration du Parti et de l’Etat. C’est ici que se place un épisode que le Colonel Gourov omet de citer dans son étude, « la connivence entre le K.G.B. et la pègre. ».

Au cours des années 70, le K.G.B., au fait de sa puissance, intensifie son action à l’extérieur de l’ U.R.S.S. et croit bon d’utiliser des éléments de la pègre pour des trafics à l’étranger.

Finalement, qui manipule l’autre ?. La question est posée. De toute façon la pègre peut ainsi prendre de précieux contacts avec ses homologues occidentaux.

Puis la guerre d’Afghanistan lui donne l’accès aux sources de drogue du K.G.B. sous forme de plantations de pavots dans le sud de l’Ouzbékistan. Ainsi avant même l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev en 1985, la pègre soviétique a droit, selon le Colonel Gourov, au titre de Maffia : car non seulement elle est bien organisée, mais elle possède des liaisons permanentes avec l’étranger et la possibilité de « laver l’argent sale ».

En 1988, des centaines de « bandes » contrôlaient l’ensemble du territoire. Aucun « parrain » n’était tombé. La drogue, la prostitution, les hold-up, voire même les vols à la tire payaient tribut; sur les centaines de millions de roubles de bénéfices : 70 % se trouvaient investis dans « l’achat des consciences ».

J’ignore la situation exacte à ce jour, mais ce ne sont certainement pas les événements intervenus dans l’ex-empire soviétique qui ont pu affecter la toute-puissance de la maffia. La terrible question que je me pose est liée à cette toute-puissance à l’échelle de la planète et à l’efficacité de la lutte contre ce fléau dans les pays dits développés.

CONCLUSION

Dans son remarquable exposé précédant mon intervention, M. l’Ambassadeur a posé un certain nombre de points d’interrogation. Je viens à mon tour d’allonger passablement sa liste.

Selon moi le XXIe siècle débute plutôt mal et paraît contraster avec l’aube du XXe saluée naguère par le père de Marcel Pagnol comme celle de tous les espoirs. Curieusement c’est ce mauvais départ qui vient conforter mon optimisme relatif. Chrétien, je ne perds pas l’espoir de voir l’ancienne chrétienté retrouver son unité. Religion du « VU » le christianisme peut très bien finir par trouver un terrain d’entente avec la Confession de « « l’ENTENDU » que représente le judaïsme et celle du « DICTE », en d’autres termes l’Islam. Issues de la même Révélation du Dieu Unique, ces trois confessions sont essentiellement celles du dialogue entre le Créateur et les créatures. Ce sera évidemment plus difficile de s’entendre avec les extrêmes-orientaux, ces Empires du « Monologue », mais nous n’en sommes pas encore là.

De toute façon quand on songe aux siècles précédents et surtout au XXe , lequel selon moi a commencé en 1917, je ne vois aucune raison d’être pessimiste .




La defense de L’Europe par l’ambassadeur Jean Beliard (1992)

Au début de son exposé l’Ambassadeur rappelle les changements intervenus dans le monde en cette fin de siècle, du fait en particulier de la victoire décisive de l’Alliance Occidentale sur l’Empire communiste soviétique.

Désormais nos ennemis devenus nos adversaires puis nos amis, du moins le disent-ils, souhaitent devenir comme nous.

Il souligne ensuite que l’Europe a souffert au cours des siècles d’un excès de puissance. Ses composants se déchiraient en vue de la dominer. Dorénavant c’est le contraire. L’Europe rêve d’un système de paix démocratique, doté de pérennité, comme celui dont elle bénéficie depuis 1945 — à l’Occident du moins.

La C.E.E. a été bâtie sans prévoir l’ascension d’une puissance dominante. Or ce peut être un jour l’Allemagne!

Les sociétés en général ont besoin de puissance et les peuples ont-ils vraiment perdu l’habitude de le souhaiter ? Pour longtemps l’Europe ne sait pas très bien où elle va et, faute de but précis, il lui est difficile de construire une stratégie.

Il se trouve que l’Europe et les pays qu’elle a influencés, sinon engendrés : Etats-Unis, Canada, en majorité blancs et chrétiens, vont cesser d’être le centre de toute la politique mondiale. Par ailleurs il faut toujours tenir compte du fait nucléaire.

Depuis 1945 notre planète se divisait en deux zones celle où la guerre était possible et celle des puissances nucléaires où elle ne l’était plus.

Désormais elle va se diviser en zones nucléaires Nord-sud, le Sud pouvant utiliser la bombe atomique comme arme de terreur. La dialectique nucléaire — et singulière ment la nôtre, la française, celle du faible au fort, va être retournée contre nous.

Il ne s’agit pas seulement de détruire les armes nucléaires des adversaires potentiels — terroristes ou déments — mais éventuellement de pouvoir les acheter.

Enfin, les armées des pays pacifiques raisonnables démocratiques ne vont plus seulement être consacrées à la défense, mais de plus au maintien de la paix, à l’aide humanitaire, aux secours apportés lors des catastrophes naturelles.

IMPORTANCE FONDAMENTALE DU RENSEIGNEMENT

Il n’y aura pas de défense européenne sans un effort considérable pour doter la France et la Communauté d’un système valable d’acquisition des renseignements militaires, politiques et industriels.

La nécessité accrue du Renseignement est largement prouvée par l’expérience récente de la Guerre du Golfe et du conflit Est-Ouest. C’est ainsi que d’une part les alliés du Golfe, grâce pour 95 % aux moyens techniques américains — satellites, Awacs, etc. savaient tout sur les mouvements de préparation irakiens et que, d’autre part, ils étaient beaucoup moins bien renseignés sur le nombre de Scuds et les préparatifs atomiques de l’adversaire.

D’où la nécessité pour une défense européenne de satellites d’observation, de Spots et d’Hélios en nombre suffisant, et d’une stricte coordination entre alliés européens au sujet des exportations d’armes et de technologie à destination de « pays suspects ». C’est dire que presque tout est à faire.

Concernant le conflit Est-Ouest, les Alliés avaient sous-estimé de plus de 25 % le chiffre des armes; ils n’avaient pas pris en compte les plans d’attaque les plus audacieux. En revanche ils avaient nettement surestimé les données économiques soviétiques (degré de pagaille et d’inefficacité) tout en tenant compte correctement des qualités soviétiques pour l’espace, la physique, la construction aéronautique et navale.

De plus nous savons désormais, grâce aux documents récupérés en Allemagne de l’Est, etc… que les services de l’Est en savaient beaucoup plus sur nous que nous le pensions.

De nombreux réseaux soviétiques sont toujours en place. Il en résulte qu’il ne s’agit pas de baisser la garde et en ce qui concerne l’Europe d’améliorer notre système de renseignement et de contre-espionnage, voire de contre-terrorisme. N’oublions pas que les Etats-Unis dépensent chaque année pour le Renseignement les trois quarts du budget français de Défense.

LA DEFENSE DE L’EUROPE

La première question qui vient à l’esprit est celle de l’autorité qui devrait coiffer cette défense; la deuxième, celle de la définition de l’entité Europe; la troisième enfin, celle de l’adversaire potentiel. Le cœur du problème est: Qui commande ? Qui défend quoi ? Contre qui ?

A) Les risques Or il subsiste des risques, qu’il s’agisse de l’Est ou du Sud. A l’Est, l’Ambassadeur évoque la panique des Occidentaux pendant les trente-six heures du putsch de Moscou, le 19 août 1991.

Le seul rempart dont on disposait à ce moment-là était celui de l’OTAN. Qui peut prédire ce qui se passera au sein de l’ex-Union Soviétique ?

Les deux seules certitudes sont l’imprévisibilité d’une part, et de l’autre la possession par les ex-républiques — dans la stricte observance des accords de Vienne — de 6.000 avions de combat, 13.000 chars (c’est-à-dire beaucoup plus que n’en possèdent les forces armées européennes de l’OTAN), sans parler de quelque 25.000 têtes nucléaires dont on peut espérer qu’elles ne seront plus que la moitié dans quelques années.

L’Occident doit rester sur ses gardes en conservant des forces armées dissuasives. Au Sud, la Guerre du Golfe a engendré de réminiscences de 1939.

Deux enseignements sont à en tirer : 1. Seuls les Etats-Unis étaient à même de résoudre le problème. 2. La dissuasion n’a servi de rien. La guerre a eu lieu.

En conséquence il faut être prêt à se défendre; l’imprévisible étant la règle et le temps ne sera pas toujours là du côté des démocraties comme il l’a été dans ce cas.

B) Interrogations 1) Combien de dictateurs irrationnels qui haïssent l’Occident et peuvent posséder l’armement nucléaire ? 2) Régions du globe que l’Europe devrait absolument pouvoir protéger pour garantir son approvisionnement en pétrole, la liberté des mers, etc.? 3) Contre quels terroristes ou groupes de terroristes faut-il prévoir des mesures de défense nucléaire ?

Il y a donc risques et nécessité de défense. Jusqu’à présent deux solutions ont réussi, sauf dans le cas de Saddam : l’OTAN et le Nucléaire.

C) La Défense La nécessité d’une défense ne fait pas l’ombre d’un doute, mais, s’interroge l’Ambassadeur, doit-elle être européenne? Peut-elle être européenne? L’Ambassadeur envisage alors les diverses hypothèses : péril venant de l’Est ou d’un forcené du Sud, voire celui de ce forcené s’appuyant sur des forcenés indisciplinés de l’Est. Vis-à-vis de l’Est la dissuasion s’imposera.

Toutefois dans le passé ce sont les forces nucléaires américaines qui ont dissuadé le Kremlin. Qu’en sera-t-il de la dissuasion purement européenne ? Et pendant que nous suspendons nos essais nucléaires, la Chine vient de faire exploser un mégatonne le 15 mai dernier ! Quant aux menaces venues du Sud telles que la folie nucléaire d’un dictateur aux abois ou des troubles du genre Liberia, Zaïre ou Tchad, l’Europe (à 9 ou à 12) devrait être à même d’engager des forces d’action rapide avec un soutien logistique aérien très important.

Or en dehors du corps franco-allemand — en création — il n’existe aucune autre force disponible ni le moindre état-major intégré relevant d’un centre de décision européen. Peut-on parier à terme, c’est-à-dire une décennie ou plus, sur l’existence d’un exécutif européen capable de répondre en quelques heures à une menace affectant la Communauté ? Ou devons-nous faire confiance d’ici là à la seule organisation défensive ayant largement fait ses preuves jusque-là, c’est-à-dire l’OTAN. Tel est le dilemme qui se pose à nous.

EVOLUTION DE L’ALLIANCE

L’Ambassadeur constate que deux disputes franco- atlantiques ont disparu: 1) Avec la disparition du « Rideau de Fer » la stratégie dite de la « réponse graduée » prônée par l’OTAN depuis 1967 a évolué. Le communiqué de Rome (décembre 1991) a consacré la création de forces multinationales stationnées en profondeur sur le territoire allemand. 2) D’autre part, la France, après une initiative malheureuse, a accepté à nouveau le stationnement des forces françaises en Allemagne et peut-être celui des forces allemandes en France.

Enfin il ne faut pas oublier que pour les nouveaux pays de l’Europe Centrale, voire pour la Russie d’Eltsine, l’OTAN demeure la Référence. Malheureusement il faut constater que notre pays s’efforce de limiter l’importance et l’influence de l’OTAN.

LA DEFENSE DE L’OTAN

Cette curieuse attitude de la France dont pourtant le Président a déclaré publiquement à trois reprises qu’il voulait une présence américaine, s’explique, selon l’Ambassadeur par le tissu de contradictions dans lequel nous sommes pris.

Ces contradictions nous valent d’acerbes critiques de la part de tous nos alliés. Ces contradictions sont entre autre : — Notre gouvernement défend, à juste titre, le traité de Maastricht mais en même temps invoque à son propos la nécessité d’arrimer l’Allemagne à l’Europe, ne pas la laisser libre de retomber dans ses démons, soit vers l’Est, soit dans le monde entier.

Si ces craintes sont fondées — ce que l’Ambassadeur ne croit pas, pourquoi vouloir éloigner les Etats-Unis, seule garantie contre les « desseins allemands » ? — En même temps on crée un Corps de bataille franco-allemand d’au moins deux divisions, doté de moyens modernes. Cela permettra à une force allemande de se battre le cas échéant au-delà de ses frontières, ce qui lui est actuellement interdit par sa Constitution.

Or, le 13 mai dernier, le Ministre de la Défense allemand a déclaré qu’il faudra au moins dix ans pour y parvenir (et non une année comme l’a écrit le Chancelier Kohl). — Nous donnons l’impression de considérer les forces américaines comme pouvant être menaçantes et les forces allemandes comme bienfaisantes.

En fait il n’y a plus aucun danger allemand, mais quand y a-t-il eu danger militaire américain ? Faut-il évoquer 1917, 1941 ou 1944 ou tout ce que nous devons aux forces aériennes américaines, à leurs renseignements chaque fois que nous avons lancé une opération depuis les années 60 ?

Le Vietnam a été une exception; mais la pression des Américains sur nous a été politique et non militaire. — On prétend à Paris que le corps franco-allemand constitue l’amorce du bras séculier européen, sous l’égide de l’U.E.O., mais l’arrivée au sein de la Communauté des Etats neutres Suisse, Autriche, ne va pas faciliter la création d’une armée européenne.

Combien d’années faudra-t-il attendre la naissance au sein de ces nations d’un nouvel état d’esprit ? — Et même en supposant que cette armée voit le jour, avec quels moyens pourrait-elle agir outre-mer ? En attendant, a-t-on prévu pour le futur Corps une standardisation des armements ?

L’Ambassadeur détaille tous les échecs déjà essuyés en la matière. Enfin il évoque une hypothèse émise dans la revue The Economist selon laquelle l’Allemagne aurait accepté la création du Corps franco-allemand en vue de hâter le départ des Américains d’Europe, de dégoûter l’opinion américaine de l’OTAN et de laisser à la R.F.A. plus de liberté dans sa politique à l’Est.

En conclusion l’Ambassadeur constate que le monde a changé et que, la dissuasion aidant, nous avons eu le loisir de faire de la politique et de rapprocher la France de l’Allemagne à un degré inespéré.

Désormais il faut obtenir une cohérence entre les organismes qui s’occupent de défense en Europe.

La France doit se rapprocher de l’Allemagne, même si elle ne veut pas intégrer ses forces. Elle devrait entrer au Comité de Planification de l’OTAN, au Comité d’Etat-major et au comité des Plans Nucléaires, organismes qui travaillent sur les idées de Maastricht. Sinon nous serons au service d’une politique à l’élaboration de laquelle nous n’aurons pas volontairement participé.

D’autre part il faut s’attendre à ce qu’après la création de l’Eurocorps, les Allemands nous demandent qui en assurera la protection nucléaire. Dans quelle mesure les armes atomiques françaises sont-elles disponibles pour assurer la sécurité de l’Europe ? A cet égard il est invraisemblable que les Allemands ne demandent pas l’égalité des droits. Il suffit de lire la presse allemande pour mesurer combien cet appel est sous-jacent, brûlant, et combien il nous sera difficile de le contester.




Expose du Colonel Michel Garder- 1986-Consequences de la guerre du Golfe-

Il y a un an, lors de notre Congrès de Paris, j’ai tenté de tirer les conséquences à l’échelle mondiale, du passage fin 1989 du XX° au XXI° siècle et de montrer que ce passage était peut être encore plus radical que ceux de 1789 et de 1917 entre les XVIII° et XIX° et les XIX° et XX° siècles. “

L’épisode de la guerre du Golfe devait dans une certaine mesure occulter les réalités de ce passage, en laissant accréditer l’illusion de la création d’un nouvel ordre mondial. Il faut dire que la mobilisation sous la bannière du ” droit international ” d’une coalition aussi hétéroclite que celle que nous avons vue se mettre en place entre l’automne de 1990 et le déclenchement de la ” tempête du désert “, suffisait à elle seule à créer cette illusion.

Les votes positifs au Conseil de sécurité de l’O.N.U. avec un minimum d’opposants, venaient de plus rassurer ceux qui craignaient que les Etats­Unis s’arrogent désormais le droit exclusif de gendarme de notre planète. D’ailleurs en arrêtant net les opérations après la libération du Koweit, alors que l’élimination totale de Saddam Hussein paraissait à sa portée, le président Bush n’avait-il pas lui-même souligné la primauté des Nations Unies dont la coalition n’était que le bras justicier.

C’est à partir de ce moment-là, que le charme, suscité par la détermination du président Bush, la mise en place exemplaire du ” bouclier du désert “, l’ampleur de la coalition du droit et surtout l’extraordinaire exhibition télévisée des forces armées américaines et accessoirement alliées, allait progressivement se dissiper. Abstraction faite du retour à Koweit de la famille régnante et des pertes infligées à l’armée et aux villes irakiennes, on en revenait pratiquement à la case départ.

L’illusion médiatisée de la guerre du Golfe

Lorsque nous revoyons après coup l’ensemble des événements liés à la crise puis à la guerre du Golfe, nous sommes frappés par le caractère onirique – ou mieux hypnotique – que revêt avant tout cette tranche d’histoire. Certes, il y a eu dans l’enchaînement des faits une logique indiscutable avec la participation réelle des dirigeants politiques mondiaux, croyant sincèrement remplir leur devoir et prendre des décisions engageant l’avenir. Les chefs militaires qui exécutaient leurs missions en mettant en oeuvre des troupes d’élite, disposant de matériels ultra-modernes, étaient non moins indiscutablement réels.

Et puis, il y avait un motif tout aussi réel et indiscutable : une agression préméditée, perpétrée à la face du monde par un tyran odieux, doté d’une armée redoutable contre un petit pays membre de la grande famille des Nations Unies. Un tel crime ne pouvait pas demeurer impuni ; le droit et la morale les plus élémentaires exigeaient une sanction et, bien entendu, la restauration de la victime dans ses droits et son intégrité.

Il y avait enfin le coupable lui-même tellement réel dans son ignominie que l’on ne savait plus à quel grand criminel de l’histoire on pouvait le comparer. ” Un nouvel Hitler ” s’était écrié le président Bush… et la comparaison ne paraissait pas déplacée. Et pourtant, d’un bout à l’autre, cette version planétaire de ” Crimes et Châtiments ” s’est déroulée dans une ambiance plus proche d’une séance d’hypnose collective que de celle du roman de Dostoïevsky ! La raison majeure de cette ambiance – disons surréaliste – réside, selon nous, dans le fait que ni les acteurs ni les spectateurs de cette illusion médiatisée ne tenaient compte du changement de siècle intervenu depuis 1989. Il s’agissait en somme d’une guerre du XX° siècle se déroulant au XXI° siècle, c’est-à-dire dans un cadre profondément différent et des catégories de pensée en voie de mutation.

La première victime, si l’on peut dire, de cette mutation a été Saddam Hussein lui-même, habitué à raisonner dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest, qui lui garantissait une impunité quasi-totale. Il est vrai qu’au ” bon vieux temps du XX° siècle ” l’invasion du Koweit eût tout au plus suscité l’indignation au sein du camp occidental et quelques remous dans le monde arabe. Aussi la violente réaction américaine et l’alignement, même apparent, du Kremlin sur la Maison Blanche ont-ils constitué une surprise désagréable pour le dictateur irakien. Son ralliement subit à l’Islam, en lieu et place du National Socialisme arabe qui avait jusque-là fait sa fortune, et son appel à la guerre sainte ne pouvaient plus changer le cours des événements.

De son côté, le président Bush devait passer à l’action en croyant – ou en faisant semblant de croire – que l’U.R.S.S. constituait toujours le deuxième pôle de l’équilibre mondial. De là le maintien permanent des contacts avec Moscou, où la guerre froide russo-soviétique battait son plein, la ” rencontre historique ” avec Gorbatchev à Helsinki, etc. Le regain de prestige de l’O.N.U. n’était pas non plus une innovation. Créée par les États-unis, en plein XX° siècle, cette vénérable institution que le Général de Gaulle avait traitée naguère de ” Machin “, retrouvait son lustre de 1950 et de la guerre de Corée.

Les militaires américains étaient de leur côté conviés à prendre leur revanche sur la défaite au Vietnam, et au fond s’apprêtaient à mener – à frais réduits – la guerre qu’ils n’avaient pas faite contre les Soviétiques, en testant les matériels et la stratégie élaborés en vue de celle-ci. Le clivage entre les pays arabes était également une rémanence du XX° siècle. Il en allait de même des pays de l’Europe Occidentale : la Grande-Bretagne et la France retrouvant leur cohésion de l’époque de Suez, l’Allemagne absorbée par sa réunification se réfugiant dans un semi-neutralisme et les autres demeurant spectateurs.

Seuls deux pays jouxtant le ” champ de bataille “: Israël et la Turquie allaient pour des raisons différentes tenir compte des réalités du XXI° siècle.

En s’abstenant de riposter aux tirs des Scuds irakiens – à la demande des États-unis – Israël contrevenait à la règle impérative qui avait assuré sa survie au XX° siècle, à savoir de ne jamais laisser une agression ennemie sans représaille immédiate et massive. En participant elle-même indirectement à la bataille, la Turquie faisait en quelque sorte une entorse à la règle instaurée par Kemal Ataturk de ne pas se mêler aux affaires du Moyen-Orient, une règle respectée tout au long du XX° siècle.

Enfin, à l’arrière-plan, les deux ” alliés-concurrents ” du binôme asiatique la Chine et le Japon s’efforçaient, chacun à sa façon, d’engranger des bénéfices potentiels sans heurter de front les États-unis. Tous deux étaient bien entrés dans le XXI° siècle avec ses perspectives nouvelles auxquelles il leur fallait s’adapter.

Une fin surréaliste provisoire

Grâce aux médias – et en premier lieu la télévision – le monde entier avait pu suivre la ” tempête du désert ” de minute en minute, y compris avec des émissions occidentales en provenance de Bagdad. Pour un peu on pouvait rêver d’une ” couverture ” identique de la deuxième guerre mondiale avec une caméra alliée installée dans le Bunker d’Hitler à Berlin.

Dieu merci, les Scuds mis à part, l’armée irakienne n’avait pas recours aux armes spéciales et à peine avait-il été question de la fameuse garde républicaine. Les pertes alliées étaient minimes et une fin décisive et conforme à la morale se profilait à l’horizon. Coïncidant avec le cessez-le-feu consécutif à la libération du Koweit, les résistants ” Chiites ” au Sud et les ” Kurdes ” au Nord faisaient leur apparition. Encouragés par les Américains et soutenus moralement par de nombreux pays – dont l’Iran, les insurgés s’emparaient de nombreuses villes et, disait-on, menaçaient Bagdad. On sentait venir un dénouement du type XX° siècle avec mise à mort ou suicide du tyran, instauration d’un tribunal international pour criminels de guerre, coupables d’assassinats ou d’exactions au Koweit, et en premier lieu d’incendies des puits de pétrole. On en oubliait même les ultimes manœuvres soviétiques au profit de l’Irak telles que les voyages de Primakov à Bagdad et le séjour de Tarek Aziz à Moscou.

Et puis, subitement, le scénario allait basculer dans le XXI° siècle, c’est-à-dire dans la réalité. L’armée irakienne retrouvait sa force, sa cohésion et ses munitions pour mater les deux rebellions. En attendant de fêter son 54ème anniversaire, Saddam Hussein refaisait surface, changeait son gouver nement. Le Parti Baath que l’on croyait volatilisé, reprenait la situation en main. Mieux, cette semi-résurrection se passait sous les yeux de l’armée américaine, l’arme au pied.

C’est alors que les médias changèrent de scénario en optant pour celui du XXI° siècle avec en gros plan la tragédie kurde. Du coup, une partie des troupes ayant joué un rôle actif dans la victoire éclair sur l’Irak, prit en charge la survie des vaincus de la brève et sanglante guerre civile. Celle-ci avait peut-être fait plus de victimes que la ” tempête du désert ” mais l’élan des coeurs dont les malheureux Kurdes étaient les bénéficiaires, faisait passer le reste, y compris les appels au soulèvement, au second plan.

Pour finir, alternant avec les images insoutenables du martyre des Kurdes, nous eûmes droit aux images des festivités de l’anniversaire de Saddam Hussein et de la réception par ce dernier d’un des chefs de la rébellion kurde, venu demander l’aman à son suzerain. Sensiblement au même moment, le général Schwartzkopf, le vainqueur de ” tempête du désert ” rentrait triomphalement aux États-unis.

La poursuite du désordre mondial.

Les invocations à un nouvel ordre mondial étant demeurées sans effet et la guerre du Golfe ayant abouti à l’épilogue rappelé ci-dessus, force est de constater que la situation mondiale est plus riche en incertitudes menaçantes qu’en perspectives rassurantes. En effet, un hypothétique nouvel ordre mondial ne pourrait se concrétiser qu’à la suite d’efforts cohérents de la seule super­puissance valide : les États-unis s’appuyant sur l’O.N.U. et en fait, voudrait dire l’instauration d’une Pax Americana.

En dehors de cette solution extrême, il ne reste que l’éventualité de l’émergence d’un nouveau pôle : européen ou asiatique, s’opposant aux États-unis et conditionnant un nouvel équilibre du genre de celui que nous avons connu dans la dernière partie du XX° siècle.

Il peut paraître prétentieux – sinon ridicule – d’émettre en quelques lignes un diagnostic sur l’état de santé actuel et les perspectives d’avenir d’une super-puissance comme celle des États-unis. Aussi nous bornerons-nous à rappeler quelques données qui nous paraissent essentielles quant à la ” personnalité ” de ce pays au destin hors du commun. Sa véritable histoire débute avec la Constitution de 1789, c’est-à-dire coïncide avec ce que nous pensons être le début du XIX° siècle. Ce siècle, très long, s’achevant selon nous en 1917, les Etats-Unis ne le vivent pas en symbiose avec l’Europe, en particulier du fait de la doctrine de Monroe. La notion de ” démocratie ” idéalisée s’y allie à un christianisme à dominante protestante – voire puritaine. L’Europe des monarchies, pour la plupart absolues, l’emprise du catholicisme sur de nombreux pays et en contrepoint la forte poussée du matérialisme à prétention scientifique, la montée du socialisme avivant la lutte des classes, etc. rebutent la jeune puissance continentale dont les traits dominants sont l’esprit pionnier, la bonne conscience et la confiance en soi. Sa seule crise sérieuse a été la guerre de Sécession, un affrontement entre états et non une guerre civile. Professant l’anti-colonialisme – le colonialisme étant une tare européenne, les États-unis ne manquent pourtant pas de goûter au fruit défendu entre 1898 et 1914 : Hawaï, Philippines, guerre de Cuba, Panama, l’esprit pionnier et la confiance en soi faisant taire un peu de mauvaise conscience. C’est en toute bonne conscience qu’en 1917, la ” démocratie ” américaine vient se ranger aux côtés de la France et de ses alliés contre l’impérialisme de l’Entente.

Se trouvant dans le camp des vainqueurs, les États-unis abordent le XX° siècle avec l’intention, du moins au niveau de son administration, de jouer un rôle de premier plan à l’échelle mondiale (S.D.N. Traité de Versailles) . Toutefois le Congrès ne suit pas. La diplomatie américaine n’en demeure pas moins active en Europe et en Asie. La crise de 1929 secoue durement les États-unis et amène au pouvoir le président Roosevelt qui redresse la situation économique et sociale (New Deal) mais le Congrès demeure isolationniste.

C’est à partir de l’attaque japonaise de Pearl Harbour de décembre 1941 que les États-unis vont rapidement devenir une super-puissance à l’échelle mondiale et prendre la tête de deux croisades successives contre l’Axe d’abord, contre le totalitarisme communiste ensuite.

C’est cet esprit de croisade qui succède en quelque sorte à l’esprit pionnier originel et renforce encore la bonne conscience et la confiance en soi. Soldats du Bien contre les forces du Mal, les États-unis relèvent tous le défis de ces dernières dans tous les domaines : financiers, économiques, scientifiques et techniques. Finalement, après avoir vaincu le Mal nazi, le Américains l’emportent en 1989 sur le Mal communiste. Toutefois, il faut noter que les seuls échecs subis par les ” croisés américains ” se situent en Asie : Corée, Chine, Vietnam et qu’il leur a fallu recourir à l’arme nucléaire pour abattre le Japon. La guerre du Golfe a peut-être exorcisé ces échec, voire concrétisé symboliquement la victoire sur le Mal, mais le XXI° siècle débute pour les États-unis sans forces du Mal à combattre. Le Japon et dans une certaine mesure la Chine ont été leurs alliés dans l’affrontement contre l’U.R.S.S.. Cuba n’a pas la dimension voulue pour personnifier le Mal . ” Vous seriez bien embêtés si on vous supprimait l’ennemi ” avait dit le Soviétique Arbatov à l’époque Directeur de l’Institut Amérique de Moscou à un groupe d’étudiants américains en 1987. Sa boutade s’est avérée exacte pour son propre pays dont le régime a été touché à mort du fait de la disparition de l’ennemi capitaliste, cette incarnation du Mal dans la religion lénino-marxiste.

On peut se demander dans quelle mesure le Soldat du Bien ne sera pas affecté par la disparition des forces du Mal. Bien sûr il reste aux États-unis le rôle suprême de champion de la paix et de la concorde à l’échelle de la planète, mais les défis auxquels ils auront à faire face seront bien moins exaltants que ceux lancés naguère par les forces du Mal. Il leur faudra, comme vient de le faire le président Bush avec Saddam Hussein, ” diaboliser pas mal d’adversaires moins typés que le dictateur irakien. De plus, ils auront à faire accepter cette ” diabolisation ” par l’O.N.U. ” Vaste programme ” ainsi que l’aimait à dire feu le Général de Gaulle.

En attendant, le désordre mondial risque de durer longtemps et pour s’en convaincre, il suffit de passer en revue les autres acteurs principaux de la scène internationale.

L’avenir incertain de l’Europe en gestation

Prévue pour la fin de 1992, la Communauté politico-économique européenne verra peut-être le jour, mais même dans cette hypothèse optimiste ce ne sera qu’une solution provisoire. En effet, le modèle que les Européens occidentaux avaient élaboré depuis des années s’appuyait sur l’existence du ” rideau de fer ” et d’une U.R.S.S. régnant sans partage sur la partie orientale de notre continent. Avec la destruction de cet obstacle entre les deux tronçons de l’entité géographique européenne, le modèle prévu, voire même réalisé, sera très rapidement inviable. Déjà, l’Allemagne, en absorbant l’ancienne R.D.A., a montré à la fois une voie difficilement évitable et les difficultés que cette voie comportait. Même si la réunification de l’Allemagne constitue un cas à part, il n’en demeure pas moins que refuser l’entrée de la Communauté à la Hongrie, à la Tchécoslovaquie et à la Pologne serait psychologiquement très difficile, alors que l’Autriche et la Suisse se trouvent déjà dans l’antichambre de la future entité.

Pendant ce temps, la Turquie, exclue du ” paradis européen “, en raison de ses erreurs passées, estime avoir racheté celles-ci par sa participation à la guerre du Golfe. Quelle sera l’attitude de la C.E.E. vis-à-vis de ce membre fidèle de l’Alliance Atlantique ? Il y a, de plus, à l’Est, une importante réserve de candidats potentiels avec les morceaux de ce que fut l’Union Soviétique : pays Baltes, Moldavie, Biélorussie, Ukraine et Russie.

Enfin, on peut s’interroger sur l’impact éventuel sur le processus de constitution de la Communauté de la situation dans les Balkans : Yougoslavie, Albanie, Bulgarie et Roumanie. Avec une guerre civile latente en Yougoslavie, la ” décommunisation ” heurtée en Albanie et l’éventualité d’un retour de la monarchie – cette seule solution viable, en Bulgarie et en Roumanie, les risques d’explosion au sein de l’ancienne poudrière de l’Europe, demeurent plus que réels. Faute d’un système intégré de défense, la Communauté serait bien en peine de contrôler la poudrière, voire même d’en encaisser les explosions.

Une nouvelle phase dans la guerre civile froide russo-soviétique

Depuis la fin de 1990 nous assistons à une véritable guerre civile froide russo-soviétique du fait de l’opposition entre Eltsine et Gorbatchev. Un armistice provisoire est intervenu dans ce conflit original avec la signature, le 24 avril 1991, d’un accord sur une nouvelle forme d’Union accordant aux Républiques constituantes une marge d’autonomie plus grande que dans l’ancienne formule. Il s’agissait incontestablement d’une importante concession de Mikhaïl Gorbatchev à son adversaire Boris Eltsine dans l’espoir de mettre un terme à la grève des mineurs dans les grands bassins houillers du pays.

En dehors de la Russie, en la personne de son président, ce document a été signé par huit autres Républiques, à savoir la Biélorussie, l’Ukraine, le Kazakhstan, le Kirghiztan, l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Tadjikistan et l’Azerbaïdjan.

Il est à noter par ailleurs que cet accord ne comportait aucune menace à l’encontre des Républiques réfractaires : Lithuanie, Lettonie, Estonie, Georgie et Arménie. Dès la signature de cet armistice – très certainement provisoire – Boris Eltsine s’est immédiatement attaqué au problème de la grève des mineurs. Ces derniers, en premier lieu ceux du bassin de Sibérie, n’étaient pas faciles à convaincre, une de leurs revendications étant la démission de Gorbatchev et du gouvernement soviétique.

Finalement, sa popularité et son entregent aidant, le président russe est parvenu à obtenir la reprise du travail à la condition du passage des bassins du Nord et de la Sibérie sous le contrôle de sa République et la possibilité pour les comités de grève, devenus de facto des gouvernements locaux, de régler eux-mêmes le mode de gestion des mines (y compris leur privatisation) et de procéder à la ” dépolitisation ” de leurs territoires, c’est-à-dire la liquidation des comités du Parti et des syndicats officiels. Certes, désormais, le gouvernement russe devenu le seul interlocuteur des mineurs se trouve sous la menace d’un mécontentement subit de ces derniers, mais dans l’ensemble il s’agit d’une défaite très grave pour Gorbatchev et le gouvernement soviétique.

Cette défaite devrait normalement être aggravée par la future élection au suffrage universel de Boris Eltsine au poste de président de la République de Russie le 12 juin 1991. Il est étonnant à ce propos, que la classe politique française ait fait preuve d’un manque total de réalisme lors de la récente visite du futur président d’un pays de 150 millions d’habitants.

En attendant cette consolidation de la stature politique de Boris Eltsine, ce dernier a déjà obtenu de Mikhaïl Gorbatchev quelques concessions supplémentaires, en particulier la création d’un K.G.B. de Russie, indépendant de celui d’U.R.S.S. et un système bancaire autonome. Il ne restait plus au président mal élu, d’une U.R.S.S. au statut en voie de définition, qu’à se venger sur les malheureux arméniens, coupables non seulement d’avoir proclamé leur indépendance, mais également d’avoir nationalisé les biens de l’ancien parti communiste arménien.

Ceci dit, il me paraît évident que ce ne sont pas les efforts pour sauver Gorbatchev qui parviendront à modifier le cours des événements. Il est dommage que les responsables politiques occidentaux, ainsi que Gorbatchev et son entourage, n’aient pas lu attentivement l’ouvrage prophétique d’Alexandre Soljenitsyne sur la manière de reconstruire la Russie.

Au moment où nous sommes réunis, la presse nous relate avec le plus grand sérieux le voyage du ministre des Affaires Étrangères soviétique, Alexandre Bessmertnykh, au Moyen-Orient. Comme si l’U.R.S.S. était encore une super-puissance susceptible de participer à l’établissement d’un nouvel ordre mondial. Décidément les survivances du siècle passé encombreront longtemps des réalités du XX° siècle, surtout lorsqu’il s’agit du Moyen-Orient et de la nébuleuse islamique.

La grande inconnue du début du siècle

La nébuleuse islamique qui se divise en trois branches : l’arabe, la turco­mongole et l’irano-asiatique, constitue la grande inconnue de ce début de siècle. On pouvait déjà craindre son réveil et son activation au moment de la crise du Golfe. Or, celle-ci, qui affectait avant tout la branche arabe, n’a

donné lieu qu’à quelques remous dans le Maghreb, au plan des masses, en Égypte, parmi les étudiants et en Jordanie. L’appel à la guerre sainte lancée par Saddam Hussein à l’origine de ces remous, n’a pas empêché le fractionnement de la ” branche arabe ” au niveau des dirigeants. Seuls le Roi de Jordanie, l’O.L.P. d’Arafat et le Yémen ont ouvertement soutenu Bagdad. Pour des raisons diverses, l’Arabie Saoudite, les Émirats, l’Égypte, la Syrie et, assez symboliquement, le Maroc se sont retrouvés au sein de la ” coalition du droit “. Curieusement, la Libye s’est posée en arbitre en con­damnant l’invasion du Koweit et en apportant son soutien moral à Saddam Hussein. Enfin, le Soudan, la Tunisie et l’Algérie sont demeurés neutres tout en affichant leur sympathie pour l’Irak.

Il faut dire que la non-belligérance d’Israël – s’abstenant de répliquer aux Scuds irakiens – enlevait à la plupart des dirigeants arabes le motif sacré d’une coalition contre l’ennemi commun. Il est trop tôt néanmoins pour conclure que l’extraordinaire sang-froid dont ont fait preuve les dirigeants et le peuple israéliens sera payant à plus ou moins long terme. Cela d’autant plus que Saddam Hussein, bien que vaincu, n’a non seulement pas été éliminé, mais a pu vaincre successivement les rébellions chiite et kurde et fêter avec éclat son 54ème anniversaire. N’oublions pas que la défaite de Nasser en 1956 a fini par se muer en victoire et à conforter sa légende. Celle de Saddam est en train de s’ébaucher, ne serait-ce que du fait d’avoir survécu aux assauts d’une coalition aussi puissante. Elle ne manquera pas d’être confortée du fait d’une résurrection en cours de sa puissance militaire, grâce à de discrètes livraisons d’armes et de munitions en provenance de la Chine et de la Corée du Nord, via la Jordanie.

Les Chinois étant avant tout des commerçants habitués à se faire payer rubis sur l’ongle, et l’Irak n’étant pour le moment pas solvable, il y a là un mystère dont la clé pourrait se trouver en Libye. Nous n’en avons bien entendu pas la preuve mais le Colonel Kadhafi nous a déjà habitués dans le passé à bien des surprises.

A notre humble avis, c’est également de son côté qu’il y a lieu de chercher la clé du mystère de la livraison par la Chine d’une centrale nucléaire à l’Algérie. Maître d’un désert riche, le Colonel Kadhafi n’a jamais caché son ambition d’être le champion de l’Unité arabe. De plus, il a des revanches à prendre contre les États-unis, la France et avant tout l’Arabie Saoudite qu’il n’est pas parvenu à déstabiliser. De nombreuses possibilités s’offrent désormais à lui dans le désordre mondial actuel. L’U.R.S.S. n’étant plus le protecteur d’une partie du monde arabe, et les États-unis ne contrôlant au fond que l’Arabie Saoudite, les Émirats et, partiellement, l’Égypte, nous pouvons sans risque d’erreur prévoir une grande offensive discrète du colonel lybien dans l’ensemble de la branche arabe de la nébuleuse islamique.

De son côté, la branche turco-mogole pourrait éventuellement connaître une résurrection inattendue du fait de la Turquie. Rejeté par la Communauté européenne, ce pays a été finalement la victime de la guerre du Golfe. Le bilan de sa participation à la victoire de la coalition est résumé ainsi par le secrétaire général du Parti social-démocrate turc, Hikmet Cetin, cité dans le ” Spiegel ” (1) : ” Nous avons perdu sept milliards de dollars et récupéré des centaines de milliers de Kurdes “. Or, il ne faut pas oublier – ainsi que le rappelle également le ” Spiegel ” – que le président Ozal s’est rangé aux côtés des États-unis ” contre la volonté des chefs militaires importants et de nombreux hommes politiques de la majorité et de l’opposition, fidèles à la maxime du fondateur de la république Ataturk, selon laquelle il fallait maintenir le pays hors des affaires du Proche-Orient. “

Dans l’immédiat, la position du président Ozal paraît encore solide, mais il n’est pas dit que le temps travaille en sa faveur. Les remous qui agitent les Républiques islamiques de l’Union Soviétique risquent de s’amplifier dans les années – sinon les mois – à venir et redonner vie au rêve d’une entité pan-touranienne dont la Turquie serait la figure de proue. En 1922, Kemal Ataturk avait su résister aux appels adressés à lui par les insurgés de l’ancien Turkestan russe. En dérogeant à sa maxime concernant le Proche-Orient, le président Ozal a peut-être ouvert la voie à une autre dérogation encore plus grave.

La concrétisation du rêve pan-touranien pourrait de plus être facilitée à la fois par la Chine, ne serait-ce que pour affaiblir la future Fédération soviétique (ou russe) et par l’Iran, tête de file de la troisième branche de l’Islam. Dans l’immédiat, l’Iran joue à fond une manoeuvre complexe visant d’une part à se faire réadmettre dans le concert des Nations et d’autre part à consolider sa place de champion du véritable Islam. Son soutien à la résistance afghane, semble-t-il, enfin en état de liquider le pouvoir pro-soviétique de Kaboul s’est accru ces derniers temps. Ses liens avec le Pakistan, ami de la Chine, se sont consolidés. Le fameux axe Téhéran, Kaboul-Islamabad-Pékin établi naguère par le Chah est en voie de rétablissement et pourrait même comporter une bretelle en direction de Djakarta.

Bien sûr pour le moment, aucune des branches de la nébuleuse n’a pris réellement forme et il serait même étonnant que l’on assistât à une véritable résurrection d’un Islam conquérant. Toutefois, il nous paraît plus que possible que dans un assez bref avenir nous assistions à une réactivation de la nébuleuse facilitée par la Chine. Il en résulterait pas mal de désordres nouveaux sur la scène internationale et peut-être au sein des pays tels la France et l’Allemagne à fort pourcentage d’immigrés de confession musulmane.

Toutefois le grand perturbateur du XXI° siècle, du moins de ses premières décennies, paraît devoir être selon nous le binôme sino-nippôn.

La montée en puissance du binôme sino-nippon

Il y aura bientôt treize ans que ce binôme singulier a vu le jour et curieusement, les dirigeants soviétiques mis à part, rares sont les responsables et les observateurs qualifiés à en tenir compte. Lorsque le 12 août 1978, la Chine et le Japon eurent signé leur fameux accord avec dans son préambule la clause ” anti-hégémonique “, une bonne partie des Français se trouvait en vacances. Le rédacteur de service du ” Monde ” avait alors trouvé un titre sensationnel ” Un Pearl Harbour diplomatique “, mais depuis, la rédaction du journal n’a plus tenu compte de sa géniale initiative. Et pourtant, on venait d’assister à l’événement le plus important depuis 1945. Il s’agissait d’une alliance de facto entre la plus grande puissance continentale et la plus dynamique puissance insulaire d’Asie au moment où l’Océan Pacifique tendait à devenir la Méditerranée du siècle à venir. Ce siècle, le XXI °, a débuté en 1989 et l’alliance tient toujours. Seul l’hégémonisme a changé de sens depuis l’effondrement de l’U.R.S.S. Désormais, l’adversaire qui mérite ce titre s’incarne dans les États-unis.

Certes, ni à Tokyo, ni à Pékin, on ne le désigne nommément, mais on agit en conséquence. L’aspect le plus déroutant de cette alliance entre une puissance continentale communiste et une puissance insulaire capitaliste est qu’elles sont à la fois rivales et complémentaires. En tant que rivales, elles se livrent entre elles à un ” jeu de go ” planétaire, mettant en oeuvre des stratégies totales spécifiques. Celle de la Chine, à la fois traditionnelle et révolutionnaire, vise à exploiter les contradictions de ses adversaires potentiels en vue de redonner à l’Empire du Milieu la prééminence sur le reste du monde. Celle du Japon, non moins traditionnelle, mais nettement conquérante, a pour objectif l’extension de l’Empire du Soleil Levant à l’ensemble de la planète grâce à sa technologie et à sa production.

Dans l’immédiat, la Chine connaît suffisamment de difficultés intérieures pour ne pas alarmer le Japon, dont les dirigeants considèrent l’immense empire continental comme un marché pour ses produits et un réservoir de matières premières. De leur côté, les élites chinoises, qui agissent en dépit de la gangue politico-économique qui leur est imposée par un système lénino-marxiste agonisant, ne trouvent que des avantages à ce partenariat concurrentiel. Ayant fait la paix avec ” l’autre Chine ” et entretenant des relations privilégiées discrètes avec les deux Corées, ils sont à même de mener le jeu sans se laisser distancer.

Alors que les banquiers et les industriels japonais investissent les continents européen et américain et colonisent l’Australie, les commerçants chinois, y compris ceux qui vendent des armes, sont présents partout et les services spéciaux de Pékin exploitent toutes les possibilités offertes, concentrant leurs efforts sur l’Asie. Nous reviendrons dans quelque temps sur cette montée en puissance du binôme. Pour le moment, notons un des derniers épisodes de la concurrence entre les deux alliés rivaux qui vient de se jouer en U.R.S.S. Le Japon ” conquérant ” avait fait de la restitution des îles Kouriles par Moscou le préalable à toute aide économique à l’Union Soviétique et cela en attendant d’imposer d’autres conditions à ” l’adversaire vaincu “.

La Chine au contraire, mettant provisoirement en sourdine ses prétentions sur les anciens territoires chinois cédés à la Russie, a non seulement accordé des crédits à l’U.R.S.S. mais a bien voulu recevoir à Pékin le Maréchal Iazov en attendant que la réconciliation entre les deux anciens rivaux du monde communiste se soit scellée à Moscou lors de la visite du premier secrétaire du P.C. chinois Jiang. Dans cette épisode le Japon a semble-t-il manqué l’occasion de mettre la main sur une bonne partie de l’économie soviétique en lui imposant sa formue salvatrice. De son côté la Chine se place en mesure de profiter d’une désintégration éventuelle de l’U.R.S.S. pour acquérir partie ou totalité de l’arsenal thermonucléaire soviétique.

Et en attendant ?

Point n’est besoin d’être prophète pour affirmer que nous sommes entrés dans une longue période de turbulences et que l’euphorie ressentie au moment de la victoire de la ” coalition du droit ” sur l’Irak de Saddam Hussein, ne restera dans nos mémoires que comme le souvenir d’une grande déception. Il serait temps, à notre humble avis, que les responsables de nos destinées s’imposent une analyse sérieuse de la situation mondiale et de ses perspectives d’avenir, afin de pouvoir ensuite agir en conséquence. Cette situation ne se résume pas, ainsi qu’on l’a affirmé un peu partout à un affrontement sud-nord. Elle est beaucoup plus complexe et désordonnée et de ce fait dangereuse.

Nous venons d’en effectuer un survol en négligeant provisoirement les continents africains – à l’exception de sa partie nord, et sud américain. Avec ce que nous réserve l’hémisphère nord, nous avons déjà suffisamment d’incertitudes. On comprend dès lors toute l’importance du problème du Renseignement. Plus que jamais la France a besoin de renouer et de renforcer le système existant pour sa sécurité et voire même sa survie.

Tout à l’heure, le Général Pichot-Duclos nous a apporté quelques raisons d’espérer. De tout coeur nous souhaitons que ces espoirs finiront par se concrétiser et que nos successeurs sauront débrouiller à l’usage des autorités de notre pays l’écheveau des incertitudes que je viens de vous présenter. “




La fin de l’URSS-une seule alternative la Fin ou le chaos (1988)

Par le Colonel Michel Garder :

L’accélération fantastique des événements, en Europe de l’Est, fin 1989 début 1990, ne permet plus une analyse paisible de l’évolution de la situation au sein d’un Empire Soviétique en voie de décomposition.

Les anciennes ” colonies ” européennes, autrement dit les ” satellites “, ou asiatiques : Afghanistan, Mongolie, se détachent irréversiblement de l’U.R.S.S. Celle-ci ne contrôle plus ses ” protectorats “: Corée du Nord, Vietnam, Sud-Yemen, Éthiopie, Mozambique, Angola, Cuba et le Nicaragua, mais c’est en Union Soviétique elle-même que se joue la survie du système.

Déjà les républiques baltes rejettent officiellement la férule de Moscou, le Caucase est en ébullition, cependant que dans les autres composantes de l’Union : Russie, Biélorussie, Ukraine et les républiques islamiques d’Asie règne une effervescence annonciatrice de tempêtes.

Les trois piliers du Système : l’appareil du Parti, les Forces armées et le K.G.B. se trouvent définitivement ébranlés.

Apprenti sorcier ou, selon nous, instrument de la Providence, Mikhaïl Gorbatchev ne fait plus illusion qu’en Occident où dirigeants et dirigés sont friands de stars médiatisées.

Sa triade explosive : Perestroïka ( reconstruction ), Glasnost ( parler vrai ), Novoïe Mychlenie ( nouveau mode de pensée ) a fait exploser les structures vermoulues d’un système déjà miné par l’incompétence, la corruption et le chancre de la Maffia.

Ce dernier phénomène si souvent oublié ou minimisé par les soviétologues occidentaux. Nous en sommes à une situation analogue à celle de la Russie de 1917, après l’abdication du Tsar, avec Gorbatchev dans le rôle de Kérensky… et Lénine réduit à l’état de momie.

Le salut ne peut venir que des forces saines, et en premier lieu des croyants ( chrétiens ou juifs ) de Russie, d’Ukraine et de Bielorussie dont l’unité aurait pour objectif de débarrasser la partie slave de l’ancienne union des vestiges du pouvoir communiste et de jeter les bases d’un État fédératif nouveau.

Faute de cette révolution indispensable, la seule, répétons-nous que l’on puisse souhaiter, nous allons irrémédiablement à un chaos généralisé d’autant plus angoissant qu’il s’agit en l’occurrence d’une ancienne super-puissance dotée d’un extraordinaire arsenal thermonucléaire.




Exposé du Colonel M Garder : 3 ans après l’accession au pouvoir de M Gorbatech

Michel Garder prend la parole en annonçant que son exposé de la situation en union Soviétique aura les caractéristiques d’une fable, d’où son titre : ” Trois ans après l’accession au pouvoir “

— à l’issue d’une élection difficile de Mikhaïl Gorbatchev, le diagnostic que nous pouvons déjà porter sur l’état de santé de l’Empire soviétique est des plus réservé. Le triple remède miracle de la « reconstruction », de la transparence » et du « nouveau mode de pensée s’avère inopérant, tout simplement parce que les médecins du Kremlin ne se sont pas attaqués à la cause essentielle du mal, à savoir le système lénino-marxiste. Sans la destruction radicale de ce carcan parasitaire, les médications proposées équivalent à une cure d’aspirine sur un cancer généralisé. En conséquence le patient éprouve un léger soulagement cependant que le mal perpétue ses ravages. C’est avant tout à l’intérieur de l’Empire que cette constatation s’impose de façon éclatante. Cela ne veut pas dire cependant que sur le Théâtre Extérieur de sa stratégie totale le Kremlin se trouve réellement à l’aise en dépit des apparences. Afin de s’en convaincre, il suffit de répertorier d’une part le catalogue des « travaux d’Hercule » que l’équipe dirigeante soviétique doit affronter tant en URSS même que dans le reste de l’Empire et, d’autre part, d’examiner la situation internationale vue de Moscou.

LA « QUADRATURE DU CERCLE » DU THEATRE INTERIEUR

Réorganiser fondamentalement l’économie de l’U.R.S.S.; modifier radicalement la mentalité et le comportement des citoyens soviétiques, régler le problème des nationalités; aboutir à une forme inédite de coexistence entre les composantes de la métropole multinationale de l’Empire et transformer enfin les restes de cet Empire en une sorte de « Commonwealth socialiste », telles sont les tâches auxquelles le Kremlin tente vainement de s’attaquer. Pour compliquer encore la situation, toutes les parties de cette énumération se trouvent intimement liées, ce qui impose aux dirigeants soviétiques la nécessité de tout traiter en même temps. Or ces dirigeants eux-mêmes sont loin de constituer une équipe unie; d’où l’accentuation des différends entre clans rivaux face à la gigantesque réforme envisagée. Aussi, avant de passer en revue les problèmes cités plus haut, convient-il de dire quelques mots à propos de la sourde lutte pour le pouvoir qui se livre actuellement au sommet du système soviétique.

UN ATTELAGE DESUNI AU BORD DU PRECIPICE

Dans un numéro récent de l’hebdomadaire « LITERATOURNAIA GAZETA » (Organe de l’Union des Ecrivains soviétiques) en date du 26 février 1988, Fedor Bourlatsky — un conseiller de Gorbatchev — présente, pour illustrer en quelque sorte l’actualité, une analyse fort pertinente du règne de Khrouchtchev dont il souligne les mérites et les erreurs. En conclusion, il rappelle la rencontre de l’ancien maître du Kremlin avec feu Winston Churchill en 1955 à Londres, au cours de laquelle le « vieux lion » britannique avait conseillé à son interlocuteur de ne pas trop se presser avec ses réformes. … « Il n’est pas facile — aurait conclu Churchill — de franchir un précipice en deux bonds… on peut tomber dedans! » Sur quoi Bourlatsky croit bon d’ajouter « On ne peut pas non plus franchir un précipice sans savoir au préalable sur quel bord on veut parvenir! Cette dernière phrase résume bien, selon nous, l’état d’esprit des dirigeants soviétiques actuels. Tous sont d’accord pour reconnaître — en termes à peine voilés — que l’Empire se trouve au bord du précipice, et pour éviter son franchissement en deux bonds. Mais faute de connaître « l’autre bord », les uns préfèrent attendre un peu et les autres voudraient risquer l’aventure. Au Kremlin le véritable clivage est celui qui sépare les « attentistes » avec pour figure de proue Egor Ligatchev, et les « pressés » avec à leur tête Mikhaïl Gorbatchev. Au sein de chacun des camps existent bien entendu des clans plus ou moins fidèles à leur chef de file, cependant que ces derniers se sur veillent et se neutralisent en quelque sorte. Placé à la tête de l’Appareil du Parti, Gorbatchev est officiellement le « Numéro Un » du système. Toutefois, Ligatchev qui contrôle le Secrétariat du Comité Central se trouve, selon sa propre expression, le « numéro Un Bis » jouant un rôle analogue à celui de feu Souslov sous les règnes successifs de Khrouchtchev et de Brejnev. Cependant, dans l’immédiat, personne n’a, semble-t-il, l’intention ou la possibilité de revenir en arrière et, en cas d’une crise dont le triomphateur serait Ligatchev, ce dernier poursuivrait certainement, mais avec une sage lenteur, les préparatifs d’un « bond en avant ». Pour nous résumer on peut dire que parvenus « au bord du précipice », les « pressés » piaffent d’impatience et mesurent la distance à franchir cependant que les « attentistes » freinent des quatre fers et invoquent les dangers de l’ « aventurisme » allant jusqu’à pousser dans le « gouffre » des camarades impatients, du genre de Boris Eltsine. Il en résulte une sorte de semi immobilisme auquel s’accrochent les cadres régionaux et le gros de la bureaucratie à tous les échelons dont toute réforme réellement sérieuse menacerait la quiétude et les privilèges.

LE CASSE-TETE DE LA RENTABILITE EN MATIERE D’ECONOMIE

Réglementée par les « dictateurs du Gosplan », régie et contrôlée par plus de 800 ministères répartis entre l’échelon Union et celui des Républiques, surveillée par une nuée d’organismes régionaux du Parti et du Gouvernement avec au total 17.178.000 fonctionnaires d’autorité, l’économie soviétique se trouve enserrée dans un carcan étouffant d’ordres et de directives souvent contradictoires, de compte rendus a priori falsifiés. Schématiquement cette économie se trouve répartie entre quatre grands secteurs désignés par des lettres de l’alphabet cyrillique et que pour simplifier nous appellerons « A », « B », « C » et « D ».

Le Secteur A, celui de la puissance, englobe l’industrie lourde, l’ensemble des fabrications d’armements, les domaines spatial et nucléaire dans leurs aspects « recherche » et « réalisation », les transports aériens, terrestres, maritimes et fluviaux, ainsi que le reste du support logistique des Forces armées, du K.G.B. et du M.V.D. (Ministère de l’Intérieur). Ce secteur se voyait attribuer jusqu’ici, directement ou indirectement, 40 % du budget annuel, soit environ 200 milliards de roubles. C’est au sein de cette énorme « enveloppe » que se trouvaient répartie entre divers chapitres les véritables dépenses du « budget de Défense », autrement dit quelque 90 milliards de roubles au lieu des 19 milliards annoncés officiellement.

Le Secteur B, celui des industries des biens d’équipement, est constitué essentiellement par des « trusts » de construction de machines.

Le Secteur C, celui des industries des biens de consommation, comprend le traitement des matières premières, tels le pétrole et les circuits de distribution.

Le Secteur D concerne l’Agriculture — y compris les circuits de distribution.

Non moins schématiquement, la « reconstruction » (Perestroïka) de ce système envisagée par le clan Gorbatchev peut se résumer aux points suivants : – réduire les crédits alloués au secteur « A » grâce à un effort de désarmement et de meilleure gestion de la plupart de ses domaines espace, nucléaire, transports, industrie lourde, etc… – rentabiliser la production au sein des secteurs « B » et « C » par une autogestion de leurs entreprises et l’entrée en vigueur de la vérité des prix; – réformer le secteur « D » par la transformation progressive des « fermes d’Etat » (Sovkhozes) ou des « fermes collectives » (kolkhozes) en coopératives agricoles d’exploitants semi privées, locataires à long terme de tous les moyens de production, y compris le sol.

Au premier abord, la partie la plus facile de cette « reconstruction » paraît être la réduction des crédits alloués au secteur « A » en s’attaquant essentiellement aux dépenses militaires et en procédant à la conversion d’un certain nombre d’entreprises en « usines civiles » (affectées au secteur « C »). En conséquence, le Ministère de la Défense a été sommé de fournir au pouvoir le montant réel de son « budget » dans un délai de deux à trois ans cependant qu’à titre expérimental une usine produisant des fusées de portée intermédiaire se voyait affectée à la construction de landaus d’enfants. Ces mesures préparatoires qui auraient comblé d’aise feu Courteline étant prises, le politburo devait s’attaquer plus sérieusement aux secteurs « B », « C », et « D ». En ce qui concerne les entreprises des secteurs « B » et « C », le sérieux des réformes amorcées s’est traduit avant tout par le ton comminatoire des directives émanant des ministères concernés . Sommées de se reconvertir et de prendre leurs responsabilités, les instances dirigeantes des usines n’ont certainement pas encore dépassé le stade de la perplexité devant le « nouveau mode de pensée » auquel il leur appartient de s’adapter. Parmi les nouveautés de ce mode, le problème des licenciements de personnels est certainement un des plus préoccupants. En effet — et ceci échappe en général aux observateurs occidentaux — les responsables des entreprises doivent non seulement envisager le licenciement d’une partie de leurs cadres et de leurs ouvriers, mais en même temps prévoir l’incorporation d’un volant d’anciens fonctionnaires mis à pied par leurs administrations. A en croire l’article de la Pravda cité plus haut, il faut s’attendre à la mutation, dans la production, de 5 à 6 millions de fonctionnaires, d’autorité. On peut dès lors imaginer l’état d’âme des directeurs du personnel des entreprises obligés à la fois de licencier des spécialistes et d’embaucher des « ronds de cuir ».

CHOMAGE ET VERITE DES PRIX

Toutefois, les futurs états d’âme des responsables ci-dessus ne sont rien à côté des angoisses qui tenaillent dès à présent nombre de citoyens soviétiques moyens, menacés en même temps par le chômage et la vérité des prix. Le chômage, dénoncé jusqu’ici par la propagande comme « le cancer qui ronge la société capitaliste » se profile désormais à l’horizon de la « société socialiste » en remettant en cause la fameuse sécurité de l’emploi — ce fleuron des « libertés réelles » de la « patrie des travailleurs ». Quant à la vérité des prix, celle-ci devrait en particulier affecter le logement, les transports et le pain — autrement dit les trois cadeaux faits jusqu’ici aux citoyens par le régime soviétique. Très mal payés dans l’ensemble, les travailleurs tels que cadres moyens, employés , avec leurs 120 à 150 roubles par mois, avaient jusqu’ici l’avantage de payer des loyers infimes, de bénéficier de transports à bas prix et d’acheter leur pain pour quelques kopeks le kilo. Pendant ce temps on note dans la plupart des villes de province une semi pénurie dans les magasins d’alimentation et un choix aussi pauvre dans les rayons de vêtements, linge et chaussures des grandes surfaces. La longueur des queues devant les centres de vente de spiritueux n’a pas diminué et la réduction voulue par le pouvoir du volume de production de vodka se trouve compensée par la distillation artisanale accrue d’alcool, que la police ne parvient pas à stopper.

LES INCERTITUDES DU SECTEUR AGRICOLE

Spécialiste des problèmes agricoles, disposant dans son entourage de conseillers qualifiés en la matière, Mikhaïl Gorbatchev paraissait, lors de son arrivée au sommet, être en mesure de bouleverser les données du secteur « D ». Ses deux idées maîtresses : la semi privatisation d’une partie importante de ce secteur et la création de « complexes agro-alimentaires » pouvaient, semble- t-il régénérer une agriculture vouée jusqu’ici à un immobilisme total. En fait, là comme dans les secteurs « B » et « C », la mauvaise volonté des cadres, ennemis de toute innovation, allait rapidement constituer un obstacle quasiment insurmontable. De plus, les rénovations devaient également se heurter à la méfiance des travailleurs agricoles eux-mêmes, alors qu’à l’origine on pouvait croire que la passion ancestrale du sol l’emporterait sur l’accoutumance au servage collectiviste. Le souvenir de l’atroce « dékoulakisation » des années trente ne s’est pas encore estompé dans la mémoire des paysans russes, ukrainiens et biélorusses. Les victimes en avaient été les petits propriétaires travailleurs et économes qui avaient cru, à l’époque de la N.E.P., aux promesses du pouvoir soviétique. Il est certain que la crainte de connaître un sort analogue n’en courage pas les vocations de candidats à l’accession à la semi propriété. Quant à la création de « complexes agro-alimentaires », celle-ci progresse avec une sage lenteur. Situées à la limite entre les secteurs de l’agriculture et des industries de biens de consommation, ces « usines » manquent de cadres compétents et subissent le contrecoup des réformes signalées plus haut.

RECONSTRUCTION, TRANSPARENCE ET NOUVEAU MODE DE PENSEE

On sait que l’ambition affichée par le clan Gorbatchev de réformer, voire de révolutionner l’ensemble du système soviétique, s’exprime dans le triptyque incantatoire de la reconstruction (Perestroïka), de la Transparence (Glasnost) et du nouveau mode de pensée (Novoïe Mychleniè). C’est par la mise en application de ces trois termes magiques que le clan espère modifier radicalement la mentalité et le comportement des citoyens soviétiques. Il suffit malheureusement d’une très brève analyse critique pour se rendre compte du caractère totalement irréaliste de cet espoir. La reconstruction, est-il répété sur tous les tons, commence par soi-même. Il appartient à chaque citoyen soviétique de se livrer à un examen de conscience pour découvrir ses défauts et se régénérer ensuite. La régénération ne peut — toujours selon les chantres de la « perestroïka », résulter que de la découverte des valeurs éternelles. Le moins que l’on puisse dire est que cette méthode n’a rien à voir avec une vision lénino- marxiste du monde et doit dérouter totalement les citoyens gavés jusqu’ici de matérialisme dialectique. La momie de Lénine doit se retourner à longueur de journée dans son mausolée devant le retour à un spiritualisme qu’il haïssait. Il en va de même de la « transparence », autrement dit du « parler vrai », alors que pour un lénino-marxiste conséquent, toute vérité n’est que relative et que n’est réellement vrai ce qui sert le « sens de l’Histoire ». Certes, du jour au lendemain la presse écrite, parlée et télévisée est devenue intéressante en U.R.S.S., mais à quel prix ? Par delà la remise en cause de la «période de stagnation », autrement dit des années du règne de Brejnev, c’est l’ensemble de la « légende dorée » de l’histoire du régime soviétique qui se désagrège. Et que dire des révélations faites sur des sujets d’actualité : drogue, sida, prostitution, criminalité ? Certains citoyens indignés dénoncent cette nouvelle manie de « sortir les ordures à l’extérieur de la maison » (équivalent du « laver son linge sale en public »), mais leur saine indignation ne trouve plus d’échos. Enfin, il y a le « nouveau mode de pensée qui se manifeste en particulier dans la révision faite au sommet du Parti de la situation mondiale. C’est ainsi que dans le Kommounist , Vladimir Medvedev — un des secrétaires du Comité Central se livre à une analyse quelque peu révisionniste de la situation mondiale. Selon lui, la notion du « camp socialiste » est dépassée. Tout au plus peut-on parler, à propos des pays satellites, d’un « monde du socialisme », compte tenu des particularités de ses composants. Ce « monde » se trouve en concurrence avec celui du capitalisme, tout en ayant en commun avec ce dernier une série de problèmes globaux qu’il s’agit de résoudre. Nous sommes loin de la vision conflictuelle avec pour finir la victoire inéluctable du camp socialiste. Les conférenciers œuvrant au sein des organisations du Parti et des entreprises n’ont évidemment pas la tâche facile pour inculquer ces visions nouvelles à leurs auditoires. Bref, en attendant que la magie du verbe exhalée par le triptyque « reconstruction », « transparence », « nouveau mode de pensée » parvienne à modifier la mentalité et le comportement des citoyens soviétiques, nous nous trouvons, semble-t-il, dans une phase transitoire de confusion mentale à la limite du désarroi. Cette phase pourrait d’ailleurs être assez longue car cependant que s’accumulent les décombres de l’ancien mode de pensée, on voit mal ce que les instances supérieures de l’idéologie et de la propagande auraient à offrir de cohérent et de logique sans rejeter totalement la religion scientifico-matérialiste. Or c’est justement ce que les dirigeants soviétiques — Gorbatchev en tête — voudraient éviter à tout prix, à un moment où ils ont à faire face à une renaissance des religions révélées et à une exacerbation des nationalismes dans l’ensemble de l’Empire.

LA DEROUTE DE L’ IDOLE

Tant que les « grands prêtres » du matérialisme scientifique étaient inaccessibles au doute, ils étaient à même sinon de vaincre les religions révélées, du moins d’en gêner la propagation et de tenter de les marginaliser. A l’époque, l’ennemi principal était le christianisme, avec en premier lieu catholicisme romain et sa branche slave : les uniates ukrainiens et biélorusses. L’orthodoxie ne venait qu’en troisième place. Avec le « nouveau mode de pensée » le département de l’idéologie du camarade Ligatchev devait, il y a deux ans, découvrir que l’ennemi principal était l’Islam, bien plus dangereux pour le lénino-marxisme que le catholicisme et les uniates. Toutefois, combattre l’Islam de front n’était pas aussi aisé que brimer les différentes branches du christianisme, surtout lorsque l’on a des frontières communes avec l’Iran, que l’on mène la guerre en Afghanistan et que l’on prétend être l’ami des Arabes. En Afghanistan, dans les républiques islamiques d’Asie centrale et dans les communautés tartares, la foi des ancêtres devait ces dernières années connaître un irrésistible regain de ferveur. Cependant, avec l’approche du millénaire du « baptême de la Russie Kiévienne », le pouvoir se voyait contraint de faire des concessions à l’Eglise orthodoxe russe, et compte tenu de la situation internationale, de multiplier les contacts discrets avec le Vatican. On en vint même à présenter à la télévision d’Etat des images de la Messe Pascale orthodoxe et les Izvestia crurent bon de publier récemment une interview du Patriarche de Moscou. Le désarroi mental régnant actuellement dans les couches supérieures et moyennes de l’appareil du Parti rend difficile, sinon impossible, une action cohérente, sur le « front religieux ». La déroute de l’idole se précipite et, qui sait, elle pourrait même s’achever au fond du précipice au cas où ses servants tenteraient le grand saut .

L’EXACERBATION DES NATIONALISMES

Aux problèmes religieux que le pouvoir ne paraît pas en mesure de résoudre, vient s’ajouter un facteur bien plus important pour la survie de l’Empire : l’exacerbation des nationalismes. Les républiques baltes sont au bord de l’ébullition ; l’Ukraine tressaille et en Transcaucasie, Arméniens et Azéris se trouvent en état de conflit latent. Enfin et surtout, de gros risques d’explosions s’annoncent en Asie centrale. Là, dans l’ancien Turkestan russe qui englobe les quatre républiques islamiques du Kazakhstan, du Tadjikistan, de l’Ouzbékistan et du Turkménistan, les conséquences du retrait soviétique d’Afghanistan sont difficilement prévisibles. Il ne faut pas oublier qu’il s’agit là de la première guerre perdue par l’U.R.S.S. depuis 1920, c’est-à-dire depuis la défaite de l’Armée Rouge devant la Pologne. On craint beaucoup actuellement la « libanisation » et la déstabilisation du Pakistan après le retrait de l’armée soviétique, mais personne ne s’interroge sur les conséquences de ce retrait sur la stabilité de l’Asie centrale soviétique, voire du reste de l’Empire. Cela dit, l’avenir de cet Empire préoccupe déjà Moscou. D’où les récents voyages de Gorbatchev dans nombre de capitales de l’Europe de l’Est. Il est clair que le « nouveau mode de pensée » doit s’exprimer dans un type de rapports nouveaux entre l’U.R.S.S. et les « pays frères ».

VERS UN COMMONWEALTH SOCIALISTE ?

Les contacts pris par le Premier Soviétique avec les dirigeants des démocraties populaires européennes, le message adressé à la mi-avril à ces mêmes dirigeants par Anatoly Dobrinine, chef du département des relations internationales du Comité Central, et une série d’indices relatifs à l’attitude de Moscou vis-à-vis de ses protectorats d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine permettent de discerner l’amorce d’un véritable Commonwealth socialiste. Au sein de ce Commonwealth l’U.R.S.S. se contenterait de jouer le rôle du frère aîné conservant un certain contrôle sur la partie européenne et diminuerait considérablement son aide « fraternelle » aux « protectorats ». Cela veut dire en clair que le Pacte de Varsovie et le C.A.E.M. seraient pour le moment maintenus avec une formule plus souple et moins intégrée, et que le Vietnam, le Yémen du Sud, l’Ethiopie, le Mozambique, l’Angola, Cuba et le Nicaragua seraient plus ou moins livrés à leur sort — tout en demeurant vaguement « dans la famille ». Il est possible en particulier que le Vietnam soit invité à s’entendre avec la Chine en évacuant le Cambodge et le Laos et que les « frères » latino américains reçoivent le conseil de trouver un terrain d’entente avec les Etats Unis. Ce changement de type de rapports au sein de l’Empire pourrait faciliter l’action de la stratégie totale soviétique, tant face à l’ensemble occidental que vis-à-vis du binôme sino-nippon, en vue de rompre l’encerclement de la coalition « de facto ».

ROMPRE L’ENCERCLEMENT DE LA COALITION « DE FACTO » OUEST ET EST

On oublie toujours- en particulier en Occident – que depuis le rapprochement sino-nippon du 12 août 1978, l’U.R.S.S. s’estime prise en tenaille par les deux têtes de pont des Etats-Unis sur le continent eurasiatique : en Europe occidentale et en Asie. Même si la Chine n’est pas officiellement alliée aux Etats-Unis et aux Européens, vue de Moscou elle l’est « objectivement ». Il s’agit donc de priver les Etats-Unis de ces deux têtes de pont en utilisant à fond une stratégie du désarmement et en normalisant les rapports soviéto-européens et soviéto-chinois. Dans l’immédiat, l’effort principal de cette stratégie porte sur l’ensemble Europe- Amérique. D’où l’importance conférée par Moscou à ses accords avec Washington, à la prochaine visite du Président Reagan en U.R.S.S. et à un règlement du problème du Moyen-Orient. Toutefois, au même moment, une offensive de charme est menée vis-à-vis de la Chine, offensive dont fait partie le retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan et le semi lâchage du Vietnam. L’objectif à moyen terme est manifestement l’instauration d’une véritable détente permettant à l’U.R.S.S. de s’occuper en priorité de son Théâtre Intérieur — en réduisant ses dépenses militaires et en modernisant son économie. Nous avons vu plus haut que cet objectif passait par le « franchissement du précipice », autrement dit par une véritable révolution du type de celle qui se déroule en Chine actuellement. Aussi estimons-nous que tous les résultats spectaculaires que l’U.R.S.S. pourrait obtenir dans ses rapports avec les Etats-Unis, l’Europe, la Chine ou même le Japon ne changent pas le fait que le régime soviétique est très malade et qu’il se trouve dans un environnement malsain.

UN ENVIRONNEMENT PLUS QUE MALSAIN

Il faut bien comprendre que l’avenir du régime soviétique ne dépend ni d’une aide matérielle des Etats-Unis, ni de la compréhension des pays de l’Europe occidentale. S’imaginer par ailleurs que la Chine ou le Japon — qui ont l’un et l’autre un lourd contentieux avec l’ U.R.S.S., seraient prêts à favoriser la tâche des dirigeants moscovites à un moment où « l’ours est très malade », serait plus que naïf. Force est de constater que l’ U.R.S.S. se trouve menacée à la fois en Asie (soit indirectement par la Chine, soit directement par les développements du problème afghan et de la guerre du Golfe), et en Europe orientale où des crises en chaîne peuvent se déclencher à tout moment : en Roumanie, en Tchécoslovaquie et en Hongrie. En ce qui concerne cette dernière région, il est difficile de prévoir les réactions de Moscou en cas d’explosions dans un ou même plusieurs pays « frères ». Nous sommes là dans le domaine des prophéties, domaine qui dépasse notre compétence. Dans l’immédiat, le clan Gorbatchev compte sur la 19° Conférence du Parti pour renforcer son pouvoir et poursuivre sa « révolution ». L’optimisme affiché par le Kremlin ne nous paraît vraiment pas fondé.




Le Drame Afghan des annees 1977-1987 -Expose du professeur A Benigsen

Dans sa remarquable préface de l’opuscule ” Afghanistan – dix années terribles 1977-1987 “, le professeur Alexandre Benigsen envisage, fin 1987, les différentes « options politiques » qui permettraient à Moscou de se tirer du guêpier afghan. Selon lui, ces options seraient au nombre de quatre — passer la main aux communistes afghans, leur confiant le soin de poursuivre la révolution et d’éliminer la résistance; — la politique de « réconciliation nationale » aboutissant à un front commun avec les libéraux progressistes. Ce serait alors « un schéma léniniste classique », celui du « pas en arrière » et la « main tendue à la bourgeoisie nationale » — l’évacuation pure et simple des troupes soviétiques; — isoler la Résistance de ses bases arrières en Pakistan et en Iran et ensuite déstabiliser le Pakistan.

Les deux premières options n’étant pas jouables et la troisième paraissant inimaginable, Alexandre Benigsen avance la quatrième, tout en soulignant que le temps ne travaille pas pour Moscou.

Il reste néanmoins, selon le professeur, une cinquième option : proclamer que l’invasion de 1979 fut une tragique erreur politique, téléguidée par des ennemis de l’U.R.S.S. et dont Brejnev fut le grand responsable.

« Une telle solution (conclut Alexandre Benigsen) n’est pas un rêve, mais elle n’est malheureusement pas pour demain. » Or il se trouve que nous nous acheminions sur un compromis entre la troisième et la quatrième option, à savoir que le Kremlin a décidé de retirer ses troupes tout en faisant peser sur le Pakistan la menace de la déstabilisation par extension d’une fort probable guerre civile afghane.

Depuis la déclaration de Mikhaïl Gorbatchev du 8 février 1988, la presse soviétique a entonné en quelque sorte le « Chant du départ » en expliquant que les troupes engagées en Afghanistan allaient être rapatriées avec le « sentiment du devoir accompli » sans qu’il y ait de vainqueur ou de vaincu. Du jour au lendemain l’intervention « fraternelle » de la 40em Armée en vue d’aider le « gouvernement légal » afghan dans sa lutte contre des « bandits » armés par les Etats-Unis et la Chine, se muait en « conflit régional » du genre de la « guerre du Golfe ». L’U.R.S.S. soucieuse de montrer l’exemple se retirait de ce conflit en laissant aux Afghans eux-mêmes le soin de régler leur propre destin.

Toutefois, en exigeant au préalable un accord entre le Pakistan et le « gouvernement d’Union Nationale » créé de toutes pièces à Kaboul par leur protégé Najibullah, Moscou jouait délibérément la carte du « chaos » en Afghanistan et de la menace de déstabilisation de l’Etat pakistanais.

A première vue une telle manœuvre pourrait paraître très habile. En fait il s’agissait beaucoup plus d’un coup de poker que d’une combinaison d’échecs avec non seulement des conséquences graves pour l’Afghanistan — et éventuellement le Pakistan, mais également une menace à terme pour l’empire soviétique. Déstabilisation du Pakistan, bain de sang en Afghanistan, répercussions en chaîne dans les républiques islamiques de l’U.R.S.S. constituent la trame d’un avenir catastrophique difficilement contrôlable. On peut espérer néanmoins que la Résistance afghane saura s’unir ; que le gouvernement pakistanais maintiendra l’ordre chez lui et que les Soviétiques se retireront sans trop de remous. Entre ces deux visions pessimiste et optimiste les variantes ne manquent pas.

En conclusion une chose est certaine l’U.R.S.S. a perdu la guerre et l’a déjà reconnu.