Au service de TR recit du capitaine Guillaume à la recherche de la sacrée vérité
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Vous chercherez à vous évader, j’y veillerai et vous ne vous évaderez pas! »… Ainsi DUNKER-DELAGE du S.I.P.O.-S.D. de MARSEILLE prévenait notre camarade MORANGE, chef du poste T.R.115 (GLAÏEUL) qu’il avait arrêté le 11 décembre 1943, grâce à la trahison d’un important membre du groupe « COMBAT », Jean MULTON alias LUNEL. Après avoir été blessé et abominablement torturé, MORANGE est finalement incarcéré à la prison des BAUMETTES à MARSEILLE. Une seule idée le hante : s’évader, rejoindre ses camarades, reprendre le combat.
par Roger MORANGE
I – TRANSFERT DE MARSEILLE A COMPIÈGNE : VELLÉITÉ D’ÉVASION
Le 30 mai 1944, grand branle-bas dans les couloirs des Baumettes : galopade de bottes ferrées, vociférations de S.S., portes qui claquent. C’est un transfert qui se prépare. Attachés deux par deux à la même menotte, nous sommes poussés sans ménagement dans des camions militaires, qui stationnent, moteur en marche, dans la cour de la prison.
Le jour se lève à peine. La traversée de MARSEILLE jusqu’à la gare Saint-Charles n’attire pas l’attention des civils malgré l’importance du convoi, une vingtaine de camions, plus des voitures d’escorte. L’installation dans les wagons de 3° classe se fait avec ordre, sans hurlements et dans un confort inespéré puisque tout le monde est assis.
Dans chaque compartiment, stationne un Feldgendarme, la mitraillette suspendue en travers de la poitrine; le nôtre a l’air bonasse et somnolent. Je me suis assis près de la portière, à tout hasard. Je sais qu’on peut faire glisser les menottes, si elles ne sont pas trop serrées, en enduisant le poignet de mousse de savon. Une fois détaché, il faudra profiter de l’assoupissement du gardien pour ouvrir brusquement la portière et sauter en marche à l’occasion d’un ralentissement du train.
Le savon, je l’ai dans la poche. Il y a deux difficultés d’une part ma menotte est très serrée, et, d’autre part, mon compagnon d’attache n’est guère tenté par l’aventure. Je demande au gardien l’autorisation d’aller aux toilettes. Il me détache sans objection. Quand je reviens à ma place, je rattache ma menotte sous ses yeux, en prenant bien soin de la laisser peu serrée. A cagnarder sur le côté, je fais mousser le savon avec un peu de salive. Je frotte discrètement mon poignet. Au premier essai, la menotte glisse le long de ma main et me libère de mon compagnon.
Ce dernier me regarde avec inquiétude, mais nous finissons par convenir qu’il jouera l’innocente surprise du dormeur qui ne s’est rendu compte de rien. Il ne reste plus qu’à guetter un ralentissement du train, car le gardien s’est assoupi, comme je l’espérais. Hélas, le convoi prend de la vitesse, 80, 90, 100 km/h : sauter à cette allure me paraît insensé. Puis, il ralentit à nouveau. Je reprends espoir. Le ralentissement devient freinage et le train s’arrête en gare de Valence. Nouveaux hurlements de S.S. : c’est un contrôle.
Tous les prisonniers sont comptés, les menottes vérifiées et uniformément resserrées. De moi-même et au grand soulagement de mon compagnon de chaîne, j’ai dû replacer ma menotte avant d’être vérifié, et soigneusement la resserrer. Inutile de recommencer mon savonnage.
Arrivé vers la fin de l’après-midi à PARIS, gare de Lyon, où, sous les yeux de centaines de voyageurs de banlieue, notre défilé misérable, ne donne lieu à aucune sorte de compassion. Pour des civils méfiants, nourris de propagande nazie, notre mauvaise mine nous assimile à ces terroristes redoutés de tout honnête citoyen.
Pour marquer la couleur, quelques-uns d’entre nous amorcent une « Marseillaise », qui sombre immédiatement sous les coups des gardiens. Embarquement en camion, traversée de Paris, Le Bourget, Senlis, Compiègne. Vers la fin de cette belle journée de printemps, nous sommes déposés sans nouvelles brutalités au camp de concentration de ROYALLIEU
II. — CINQ JOURS DE VACANCES A ROYALLIEU
Quel changement pour des détenus qui étaient depuis des mois entassés dans le noir à cinq ou six par cellule.
Le camp de Royallieu, à la sortie sud de Compiègne, offre de l’air, de l’espace et même des distractions. En dehors des petites corvées journalières, chacun peut se déplacer librement, d’une baraque à l’autre, pour bavarder, jouer au ballon, faire de la gymnastique, assister à des matchs de boxe amateurs, ou simplement s’allonger au soleil.
Cette colonie de vacances d’un nouveau genre n’était qu’un piège. Royallieu était un centre de tri et de transit d’où partaient chaque semaine plusieurs convois de déportation vers l’Allemagne. Les Sybarites étaient d’ailleurs troublés dans leur euphorie par de grosses punaises qui infestaient les paillasses. Leurs frôlements insidieux désolaient notre sommeil. Nombre de détenus avaient « la gale du pain », plus ou moins infectieuse, et contre laquelle, des infirmiers improvisés luttaient de façon radicale.
Le patient, préalablement « mis à poil », était « raclé » des pieds à la tête avec des brosses à chiendent ; ces boutons mis à vif saignaient suffisamment pour évacuer les petits insectes, et une généreuse application de mercurochrome sur tout le corps complétait ce spectacle granguignolesque. L’opération était, paraît-il, moins douloureuse que spectaculaire.
Je n’ai pas pu vérifier cette affirmation. Avec quelques volontaires, nous avions fondé une chorale qui régalait notre baraquement de chants scouts alternant avec des chansons paillardes : « la digue du cul » ou « le bal de l’hôtel Dieu » succédaient sans transition au « vieux chalet » ou au « Montagnards ». Cette insouciante frivolité avait pour arrière-plan deux questions lancinantes : « que va-t-on faire de nous? », « pourra-t-on s’évader de Royallieu ou en cours de transfert vers l’Allemagne ? »
III. — PREPARATIFS D’ÉVASION
J’en étais là de mes réflexions, quand je fus abordé par un gaillard à carrure massive, au visage large éclairé par des yeux au regard direct, au poil noir et à l’allure un peu raide d’Eric VON STROHEIM, avec sa mentonnière.
Dans le cas de BIAGGI, — c’est son nom — il ne s’agit pas d’une mentonnière mais d’un corset, pour soutenir son bassin fracassé. Le 25 mai 1940, en effet, le sous-lieutenant BIAGGI, avec une pièce antichars et quelques hommes récupérés sur les fuyards, tenait tête à lui tout seul à une attaque de blindés allemands près de la BASSEE. Il reçoit dans le ventre une balle qui ravage les intestins et fait éclater l’articulation sacro-iliaque. L’ambulance d’une antenne chirurgicale légère le ramasse et le transporte à l’hôpital Saint- Sauveur de Lille, où les chirurgiens, surchargés par l’afflux des blessés, sont contraints de négliger les cas graves pour se consacrer aux urgences simples et récupérables (garrots et attelles par exemple).
Par hasard, un jeune médecin qui connaissait BIAGGI, le repère, prostré sur sa civière. Il le signale au médecin-chef, le célèbre professeur GAUDARD D’ALLENES : celui-ci décide l’opération immédiate, d’où le jeune officier sort débarrassé des principales esquilles et doté d’un anus artificiel. Il traîne ainsi douloureusement six semaines de grabataire, jusqu’à ce que les Allemands, qui occupent l’hôpital, le libèrent avec un lot d’éclopés considérés comme définitivement inaptes à tout service militaire.
Avec le respect dû au courage malheureux, le poste de garde de la Wehrmacht leur présente les armes, le jour du départ. BIAGGI est évacué sur CLERMONT-FERRAND, où il subira, pendant un an, une trentaine d’interventions chirurgicales pour récupérer, au fur et à mesure qu’elles se manifestent, les esquilles dispersées de son bassin éclaté. Le voici à peu près sur pied en octobre 1941. Il rentre à PARIS pour continuer ses études de droit. En 1942, son professeur M. LEBALLE le fait entrer à l’O.C.M. où il monte, avec quelques camarades de faculté, une filière d’évasion par l’Espagne.
Le 13 décembre 1943, BIAGGI et plusieurs autres sont arrêtés sur dénonciation d’un traître infiltré dans le réseau. Ce traître se distinguera encore au moment des combats de la libération de PARIS, en attirant dans le guet-apens du bois de Boulogne des jeunes gens qui y furent massacrés. Quant à BIAGGI, après avoir été détenu à Fresnes pendant trois mois, il avait été transféré au camp de Royallieu le 19 mars 1944, où il prône la lutte contre les nazis. Le révérend père RIQUET a pu dire : « Royallieu c’était le congrès permanent de la Résistance. » Effectivement, BIAGGI retrouve des camarades de la faculté et des compagnons de réseau. Il forme un petit groupe d’une quinzaine d’amis, décidés à s’évader au plus tôt pour rejoindre la Résistance. Ils sont aidés par les trois médecins français permanents du Camp qui veillent à ce qu’ils ne soient pas dispersés par les départs en convois vers l’Allemagne. Ils sont deux à prendre en main les préparatifs d’évasion: l’Abbé LE MEUR et BIAGGI. Chacun monte une filière différente, afin de doubler les chances.
L’Abbé LE MEUR, qui vient du réseau « LIBÉRATION NORD » a pu faire contacter, par un détenu alsacien, l’un des S.S. de garde à Royallieu. Ce dernier a très mauvais moral : depuis plusieurs semaines, il est sans nouvelles de sa famille qui habite BRÊME alors que les bombardements massifs des Alliés s’acharnent sur cette ville.
Elle sera anéantie par des tempêtes de feu : phénomène effroyable dû au tirage de l’air chaud des incendies. Ce tirage crée des flammes géantes de plusieurs dizaines de mètres de haut. Elles sont accompagnées d’un souffle irrésistible vers le centre du foyer. Il aspire pêle-mêle, des voitures, des autobus, et, bien entendu, des dizaines de survivants mêlés aux sauveteurs. Le S.S. ignore ce comble d’horreur, mais il en sait assez pour être sensible aux propositions de l’envoyé de l’abbé LE MEUR. Le détenu alsacien feint de le plaindre. Il lui décrit le triste sort qui attend les gardiens de Camp de concentration lorsque les Alliés envahiront l’Allemagne. Le S.S. accepte l’issue proposée : aider une équipe de détenus à s’évader déserter avec eux et, abandonnant son uniforme, se planquer en civil dans un appartement où ses nouveaux « amis » le cacheront jusqu’à la Libération Pour prouver sa bonne foi, son interlocuteur lui propose de se rendre à une adresse à PARIS avec un petit mot pour la femme d’un détenu. Elle lui remettra de l’argent et un colis de ravitaillement; il pourra garder l’argent et lui rapporter le colis. Le S.S. accepte de faire cet essai et s’en trouve fort bien, car cette première mission lui rapporte cinq mille francs
Il récidive sur instruction de LE MEUR quelques jours plus tard; le nouveau colis contient cette fois une scie à métaux dans une baguette de pain. De son côté, BIA s’est entendu avec un homme de confiance des S.S. c’est un détenu français chargé de réceptionner les colis et de les distribuer à leurs destinataires. Il accepte d’établir une liaison avec l’extérieur, par le jeu des retours d’emballages.
Par ce canal, BIAGGI constitue un petit outillage utile (scies à métaux, tournevis). En réunissant leurs moyens, LE MEUR et BIAGGI se trouvent, au début de juin 1944, à la tête de trois scies à métaux. Ils décident alors de tenter « la belle » au prochain convoi, qui, d’après le SS, doit vider presque complètement le camp.
A remarquer que, lorsque BIAGGI m’a abordé pour la première fois, j’ignorais tout de ces projets. Il s’était renseigné il savait que j’étais un authentique officier d’active, artilleur et candidat à l’évasion. Lui se présenta comme un officier de réserve, cavalier et résistant.
Il me propose de me joindre au groupe qu’il a formé, en vue de nous échapper du train qui doit nous déporter prochainement en Allemagne. Avec les scies à métaux, on sciera dans la nuit le pêne de la porte coulissante du wagon et on sautera du train en marche. Naturellement, ça m’intéressait.
Mais qui est-il? Le premier jour nous avions échangé quelques propos sur nos relations respectives dans l’armée. Chose surprenante, car les officiers se reconnaissent plus ou moins entre eux.
Nous n’avons pu établir aucun repère commun, ce qui me laissa songeur. Nous nous quittâmes sur de bonnes paroles, nous promettant de nous revoir le lendemain.
Si c’était un provocateur? Je confie ma perplexité à un camarade et nous décidons d’en parler à l’abbé LE MEUR. Tout le camp le connaît et le respecte. On ne pouvait mieux tomber. Il nous engage vivement à participer à la tentative d’évasion collective « montée par BIAGGI ».
Comme il se doit, notre ecclésiastique se garde de révéler tous les détails. Il se contente de m’indiquer que le projet est sérieux, que l’équipe des candidats à l’évasion est formée et que lui-même en fait partie.
Plein d’espoir, je préviens aussitôt quelques camarades Philippe, Marchal et les deux radios, Cordogli et Bertrand. Ils sont volontaires pour ce saut dans, l’inconnu.
Nous n’avons guère le temps d’approfondir la question. Dès le lendemain, un pointage général du camp sélectionne environ deux mille détenus pour le convoi qui partira de COMPIÈGNE le 14 juin 1944. Quand je me présente devant le prisonnier, qui tient le registre d’inscription des partants, je vois que de nombreux noms, dont le mien, portent la mention N.N. Qu’est-ce que ça veut dire? Le prisonnier hausse les épaules avec indifférence.
Après la Libération, nous apprendrons que « Nacht und Nebel » signifie l’extermination en Allemagne, sans donner des nouvelles et sans laisser de traces.
Le 4 juin 1944, jour du départ, nous sommes réveillés à l’aube. On nous rend nos valises et la plupart des objets confisqués à l’arrivée. Une épaisse colonne par rangs de six se forme dans la cour. C’est alors un jeu vital pour nous de glisser à travers les rangs, malgré les récriminations des autres tenus et les hurlements des S.S., pour coller à BIAGGI et monter dans le même wagon que lui.
IV. — LE TRAIN DES DEPORTES
Les candidats à l’évasion étaient nombreux. Ce n’est pas sans inquiétude pour le secret de l’opération que nous les voyions, par dizaines se presser autour de nous. A la gare de COMPIÈGNE, une file de S.S. assez dense fait face à l’alignement des wagons de marchandises. Nous sommes poussés violemment à coups de gourdins dans chacun d’eux. Au fur et à mesure qu’il se remplit, les S.S. y entassent de nouveaux détenus.
Nous voici serrés, debout, les uns contre les autres. Avant de fermer la porte à glissière, un jeune S.S. vient nous haranguer dans le meilleur français : « Ceux qui ont des couteaux ou des outils quelconques, doivent les remettre immédiatement; sinon, ils seront sévèrement punis. Vous serez fouillés à l’arrivée.
Il y a, dans chaque convoi des “ cons “ qui se croient plus forts que les autres. Ils cherchent à s’évader et sont toujours repris. Au dernier convoi, il y en a eu quatre qui ont été fusillés. » Après cet exposé limpide, il nous fait distribuer un casse-croûte (pain, fromage, saucisson) et ferme la porte avec fracas.
BIAGGI relève aussitôt « le moral des troupes » « Vous avez entendu le SS : que pouvait-il dire d’autre? en réalité, au dernier convoi, ceux qui ont bénéficié de l’organisation d’évasion que nous avions constituée à Royallieu, s’en sont tirés admirablement. Ce sont eux qui nous ont fait parvenir les scies à métaux que nous avons avec nous. Celles-ci sortent alors de leur cachette l’une a remplacé une baleine du corset orthopédique de BIAGGI, l’autre a été fixée dans une semelle de soulier, la troisième préalablement entourée de sparadrap était logée dans l’anus du porteur.
Le train s’est mis en marche; il fait horriblement chaud dans l’atmosphère confinée du wagon. Sur ordre de l’abbé LE MEUR, on essaie de se caser en deux bordées, la moitié d’entre nous assis sur le plancher, l’autre moitié debout. L’espace manque. Finalement, tout le monde doit se tenir debout comprimé par les voisins.
L’aération devient vite insuffisante; elle provient de petites lucarnes en bout du wagon. Mais surtout, les besoins naturels se manifestent rapidement pour une centaine de personnes, nous ne disposons que d’une boîte de fer blanc à laquelle il est bien difficile d’accéder à travers cette foule compacte. La boîte est bientôt pleine; il faut alors se résoudre à tout faire en dessous de soi. Nous pataugeons dans l’ordure et la puanteur !
Dans un coin, un petit vieillard s’est effondré. Il délire en injuriant ses voisins. Pas d’eau à boire. Aux arrêts, quelques employés compatissants de la S.N.C.F. nous jettent des seaux d’eau à la volée, à travers les lucarnes. C’est une bataille pour accéder à ces quelques gouttes et l’abbé LE MEUR a fort à faire pour établir une maigre distribution au milieu des cris, des jurons, de la sueur et de la poussière. Le petit vieillard de soixante-dix-sept ans a été pris comme otage à la place de ses petits-fils réfractaires au S.T.O. A la fin d’une journée épuisante, il s’affale sur le côté. Il mourra le soir même. Notre convoi durant ces heures interminables a roulé lentement, s’est arrêté à plusieurs reprises. Il a effectué des manoeuvres diverses, en avant, en arrière. Il a stationné pendant de longs moments en plein soleil.
Nous n’avons aucune idée de l’endroit où nous sommes, lorsque vers minuit, BIAGGI veut organiser l’évasion proprement dite.
Auparavant, il lui faut « mâter » une mutinerie. Le wagon n’est pas uniquement peuplé de candidats à l’évasion. Il comporte deux parties à peu près égales, l’une formée de résistants prêts à tout pour s’évader, l’autre d’une horde de malfaisants, voleurs, maquereaux, faux policiers, pilleurs de Juifs et racaille en tout genre, sans compter des otages inconsolables.
Tout ce monde est fort peu disposé à subir des représailles quand nous aurons disparu « dans la nature ». Ils clament qu’ils ne nous laisseront pas faire, qu’au prochain arrêt, ils alerteront les S.S. Cet « os » imprévu crée un flottement. BIAGGI pourtant domine la situation. Il se faufile tant bien que mal au milieu de notre foule et « s’engueule » violemment avec les « rebelles » ; puis il revient vers nous et nous dit « On va leur faire le coup de la poussée. » En effet, notre « bloc » serré et déterminé « pousse » brutalement contre « les salopards », qui, au bord de l’étouffement crient grâce et jurent qu’ils vont « la boucler ». Effectivement, ils se tiendront cois.
V. — L’ÉVASION
C’est alors un mécanicien auto, MARTIN, qui manoeuvre la scie à métaux. Nous en avions trois, heureusement, car l’une s’est cassée, l’autre est tombée entre les rails, seule la troisième a fait le travail il s’agit de scier la targette en acier qui ferme la porte à glissière; la scie est tenue du bout des doigts. Il fait chaud, la sueur la fait glisser. Le travail est pénible; enfin, vers trois heures du matin, la targette est rompue.
MARTIN pousse légèrement la porte qui glisse sans effort. L’air pur et un rayon de lune pénètrent sur notre foule misérablement tassée. Il s’agit maintenant de fixer l’ordre des sauts. L’abbé LE MEUR fait office d’Agence Cook, la liste est délicate à dresser. Les premiers partants prennent le risque de l’innovation, les autres n’auront plus qu’à copier. Qui s’apercevra le premier de notre fuite? La sentinelle postée dans la cabine du serre-frein, sur le toit du wagon ou l’un des S.S. qui remplissent le wagon de voyageurs, en queue du train? Il y a en outre, une plateforme, avec mitrailleuse pour « fermer » le convoi. L’ancienneté et l’activité dans le « complot » finissent par déterminer les priorités. Il y a soixante volontaires, car, finalement, une dizaine d’opposants à l’évasion se sont ralliés en voyant la porte s’ouvrir vers la Liberté.
Nous sommes répartis en une quinzaine de groupes de quatre, afin d’être moins repérable qu’une grande bande, mais aussi afin d’être suffisamment nombreux pour secourir les blessés. Le saut s’effectuera à une vitesse moyenne, entre 60 et 70 km/h. C’est dangereux!
Élevant la voix, BIAGGI nous explique la technique « Tu commences par te couvrir le plus possible (manteau, pull-over) pour te matelasser contre le choc. Il faut surtout t’enturbanner la tête, le mieux possible, pour te protéger contre une fracture du crâne. Tu t’allonges ensuite sur le marche pied qui court le long du wagon la tête tournée vers l’arrière du train. » En somme, on va partir les pieds en avant » a murmuré un humoriste. « Tu te mets sur le flanc droit, la poitrine face à la paroi du wagon. Tu pousses violemment sur les mains et les genoux pour ne pas rouler sous le wagon. Tu tombes sur le cul et tu es redressé par la vitesse qui te remet sur tes pieds »… C’est tout simple.
Nous l’écoutons avec respect et appréhension, la même appréhension que celle du para qui se lance dans le vide pour la première fois. Par la portière à demi entrouverte, nous voyons défiler le ballast à une allure peu attrayante. BIAGGI, désinvolte, ranime les coeurs tièdes : « C’est pas sorcier, c’est ce que font, tous les dimanches soir, bon nombre de Saint-Cyriens revenant de permission. Ils sont si bien entraînés que, lorsque le train passe en gare de Saint-Cyr sans s’arrêter, ils sont une dizaine à sauter. Ils n’abîment même pas leur capote d’uniforme. De toute façon, le premier groupe va sauter et vous n’aurez qu’à faire comme nous. »
L’ordre est donné par l’abbé LE MEUR — « Groupe n° 1, rapprochez-vous de la porte! » — « Groupe n° 2, préparez-vous! — « Capitaine MORANGE, voici la liste. Vous veillerez à l’ordre jusqu’à votre tour! » Le groupe n° 1 est formé de MARTIN, BIAGGI et de l’abbé LE MEUR.
MARTIN saute le premier. Il saute mal : il saute debout, oubliant les consignes de BIAGGI. Fauché par la vitesse il tombe la tête en avant sur le ballast et reste immobile. Mauvaise impression générale. L’abbé Le MEUR enlève sa soutane et la « baluchonne » autour de sa tête. Il se couche sur le marchepied comme indiqué, se tourne une dernière fois vers nous et cabriole sur le sol pendant quelques mètres, puis reste immobile. Est-il évanoui?
BIAGGI se présente alors, exécute impeccablement la manoeuvre. Il roule lourdement sur le sol et reste recroquevillé, les genoux au ventre. Cependant les observateurs notent avec soulagement que les trois chutes n’ont fait que peu de bruit couvertes par le roulement du train. Les S.S. n’ont pas tiré. Les sauts se succèdent alors à cadence à peu près régulière toutes les 30 secondes, soit tous les 500 mètres, si nous évaluons bien la vitesse à 60 km/h. Mais voici que le train ralentit. Il entre dans la gare de CHALONS-SUR-MARNE. La porte est refermée avec précaution.
Les S.S. n’inspectent le train qu’avec négligence, à moitié endormis. Il est trois heures du matin et ils ne découvrent rien. Lorsque le train repart, nous constatons qu’une vingtaine de prisonniers se sont déjà évadés. Il y a un peu plus d’espace dans le wagon. Les sauts reprennent sans ardeur. Ils finissent par se bloquer devant le refus de quelques-uns, impressionnés par l’immobilité qui fige chaque évadé dès qu’il a terminé sa culbute d’atterrissage.
Pour relancer le rythme, je répète les recommandations de BIAGGI sans autre résultat que de m’entendre crier : « Eh bien, vas-y donc, connard. » Me voilà moniteur d’un saut que je n’ai jamais pratiqué. Il n’y a pas de temps à perdre en parlottes. Le jour va se lever. J’ai pu m’emmitoufler dans un chandail épais. J’ai enfilé mon pardessus d’hiver. Autour de la tête, j’ai enroulé un autre chandail.La technique BIAGGI fait merveille. Après un formidable coup de pied au cul, suivi d’une cabriole assez longue, je me retrouve à plat ventre, face contre terre, tandis que le train défile à mes côtés. Tacata… tacata… Son rythme s’éloigne et la plateforme avec mitrailleuse tant redoutée disparaît dans un tournant. Je comprends alors cette immobilité qui inquiétait ceux qui allaient partir : elle était une réaction instinctive et salutaire pour ne pas attirer l’attention d’un S.S. moins somnolent que les autres. L’inspection démontre que je n’ai pas une égratignure; seul mon pantalon est déchiré. Quelle merveille de se sentir libre dans cette belle nature. Il est 4 heures, c’est le 5 juin 1944.
Avant de nous quitter, il y a déjà plus d’un an, Roger Morange avait entrepris, dans le cadre d’une étude générale sur « les X. dans la Résistance » la préparation d’une thèse de doctorat d’État sur les activités du Contre- Espionnage français clandestin dans le Sud-Est de la France occupée.
Lui-même avait été en 1943 le chef de notre poste T.R. de Marseille : T.R. 115, puis Glaïeul.
Il avait bien voulu m’associer à ce vaste projet. Avec la méthode et la précision qui étaient dans sa nature, il fouillait les archives, les livres, creusait dans sa riche mémoire, appelait les témoignages. En dépit d’une santé qui chancelait, son travail avançait, toujours remis sur le chantier avec une obstination d’autant plus émouvante que nous sentions ses forces l’abandonner.
Hélas, il laisse une oeuvre inachevée mais d’une exceptionnelle valeur pour l’Histoire de nos Services. D’accord avec son épouse qui le secondait avec autant de dévouement que de compétence, nous n’avons pas voulu qu’elle tombe dans l’oubli. Avec elle nous avons pensé que ces souvenirs de Morange, ses observations, ses réflexions pouvaient non seulement enrichir notre patrimoine, mais encore — et peut-être surtout — servir utilement nos successeurs tant cet esprit curieux savait tirer les conséquences et les enseignements des événements et des faits dont il était l’acteur ou le témoin lucide.
Ainsi a été constitué un comité d’études chargé d’extraire à l’intention de notre Bulletin et des diverses instances nationales chargées de veiller à « cette sacrée Vérité », les bonnes feuilles de ce que l’on peut appeler les Mémoires de Roger Morange alias Mordant. Pour commencer nous présentons le récit de son arrestation par la Gestapo de Marseille à la fin de 1943. Il sera suivi par celui de son interrogatoire et de son évasion. Cette publication vient à son heure, au lendemain du procès de Lyon et à la veille de la nouvelle procédure intentée à l’encontre de Klaus Barbie à propos de l’affaire Jean Moulin. On va retrouver dans le récit de notre camarade cet expert en trahison qu’était Jean Multon, alias Lunel, transfuge du groupe « Combat » arrêté le 28 avril 1943 par la Gestapo de Marseille et « retourné » sans grande difficulté par elle. C’est Multon qui est à l’origine des catastrophes qui se sont abattues sur la Résistance en 1943 : arrestations de Bertie Albrecht, collaboratrice d’Henri Frenay (fin mai 1943), du Général Delestraint, chef de l’armée secrète (9 juin 1943), de René Hardy (7 juin 1943) enfin, dont les conséquences furent si funestes. J’en passe. On va retrouver, face à Morange, le célèbre Dunker, dit Delage, homologue de Barbie à Marseille. Aussi cruel et prétentieux que le S.S. lyonnais — Lui aussi mentionné en 1944 dans nos listes de criminels nazis remises aux services français et alliés de sécurité, accolés aux grandes unités de débarquement. Il eut bien le sort qu’il méritait : il fut fusillé le 28 septembre 1947.
Situation du C.E. à Marseille en 1943 Avant de laisser la parole à Morange, il m’apparaît nécessaire de rappeler la situation générale de nos services en 1943. Depuis mai 1942 le commandant Laffont, alias Verneuil, a pris ma place à Marseille à la tête de notre organisation clandestine de C.E. offensif : le T.R. Je suis moi-même en charge de l’ensemble de nos services de sécurité offensifs (T.R.) et défensifs (S.M.). Ils sont en pleine évolution en raison de la répression allemande et des entraves de la police de Vichy.
L’activité croissante de l’Abwehr, celle de plus en plus envahissante du S.D. et de la Gestapo, l’imminence du débarquement allié en A.F.N., m’ont conduit à étoffer le T.R., en particulier en donnant à Verneuil deux collaborateurs supplémentaires d’une qualité exceptionnelle les capitaines Paul Bernard et Roger Morange. A Marseille, précisément, le poste T.R.115 qui a compétence sur la Provence-Côte-d’Azur, est dirigé de mains de maître par le capitaine Guiraud (alias Georges-Henri), un ancien du poste S.R. de Marseille dont le colonel Gallizia vient de retracer l’existence dans nos Bulletins. Le 11 novembre 1942, conséquence du débarquement allié du 8 novembre en A.F.N., la Wehrmacht a occupé la Zone Sud. Entre le 12 et le 26 novembre 1942, Verneuil et moi nous décidons du devenir de notre CE, métropolitain. Je me propose de le renforcer et surtout d’organiser ses liaisons avec Londres et Alger.
La Direction du T.R. éclate. Verneuil quitte Marseille et installe son P.C. en Auvergne. Morange, alias Mordant, est affecté sur place au poste T.R.115.
Après un bref moment de flottement, l’activité du C.E. clandestin reprend de plus belle, encouragée, stimulée par deux faits essentiels : — le parachutage près d’Issoire de Michel Thoraval le 19 janvier 1943, venu de Londres, — l’arrivée en sous-marin, le 5 février 1943, de l’équipe Caillot-Guillaume, venue d’Alger… Porteurs de directives, de fonds et de postes radios, mes messagers donnent à leurs camarades métropolitains la certitude que désormais ils ne seront plus seuls, qu’ils seront entendus, écoutés, et que leurs efforts sont indispensables au succès de nos armes. Hélas, en juin 1943, l’organisation ancienne de T.R. est fortement ébranlée par une série de graves arrestations Gatard et Chotin à Limoges, Johanès et Simonin à Clermont-Ferrand, Garnier, Saint-Jean avec nos vieilles archives près de Nîmes, etc. Il faut réorganiser la maison décentraliser davantage, adapter d’autres méthodes, doubler les précautions… Guiraud (alias Georges-Henri) devenu « Soleil » prend la responsabilité de la Zone Sud., Son secteur s’étend des Alpes-Maritimes aux Pyrénées Atlantiques. Son ex-poste T.R.115, désormais baptisé « Glaïeul », passe sous la direction de Morange. Dans le même temps la Sécurité Militaire clandestine s’organise sous l’impulsion du futur Général Henri Navarre (alias Augusta). La région de Marseille est confiée au Commandant Jonglez de Ligne. Un Seigneur! En face, le poste S.D.-Gestapo de Marseille s’est considérablement renforcé, conscient de l’importance croissante de nos services dans cette région et de leur travail intensif. Il est installé confortablement rue Paradis. En janvier 1943, le S.S. Scharfiihrer Ernst Dunker, alias Delage, est adjoint au S.S. Haupt-sturmführer Günter Hellwing, Chef de la Section IV de ce poste. Il a 31 ans. C’est déjà un vieux professionnel de l’espionnage. En 1940, en Tunisie, il fut « accroché » par nos Services et relâché sous la pression des autorités occupantes. Il vient de Paris où il servait d’interprète à la Gestapo de la rue des Saussaies. …« ses yeux bleus verts, durs et vides, clairs et faux, sournois par habitude séculaire d’obéissance servile, cruels par nature »…. telle est la description qu’en fait Pierre Nord. Dunker connaît Marseille. Il sait que pour réussir il faut travailler avec « le milieu », selon ses méthodes et disposer de gangs. En trois mois, il montera son affaire et les coups vont s’abattre. Le 28 avril 1943, c’est Jean Multon, alias Lunel qui tombe entre ses griffes et cède à la peur et à la tentation. Après l’hécatombe dans le groupe « COMBAT » et la catastrophe de Caluire, c’est Morange qui va être la victime de l’infernal duo Multon-Dunker. Écoutons Morange :
par Roger MORANGE
Multon était le secrétaire, l’homme de confiance de Chevance, l’adjoint d’Henri Frenay, créateur et chef de « COMBAT ». Il savait tout sur ce groupe de résistance.
LE GUET-APENS Mon rendez-vous avec Stefan Frederkind était très important. Depuis l’occupation de la Zone Sud en novembre 1942, notre poste de Marseille, T.R.115, avait mis en sommeil ses agents de pénétration dans l’Abwehr; tous, sauf Frederkind, homme de confiance de l’Abwehr qui, en sa qualité de fournisseur des mess des officiers avait ses entrées non seulement dans les bureaux de l’Hôtel Lutétia mais aussi dans les principaux États-majors allemands de Paris. Je désirais, grâce à lui, posséder un informateur d’autant plus utile que l’Abwehr l’avait prié de constituer un réseau d’agents français en Zone Sud. Rendez-vous avait été pris pour le samedi 11 décembre 1943 à 17 heures à la Brasserie du Parc au Rond-point du Prado. Notre camarade Lomnitz devait y amener son ami Stefan. A peine rentré dans le Bar, j’ai une mauvaise impression pas de barman, deux hommes au comptoir me tournent le dos. A une table isolée, Bernard Lomnitz est assis à côté d’un inconnu. Tous les personnages sont immobiles et silencieux. Lomnitz ne fait pas un mouvement, je m’approche de lui et je vois alors son visage tuméfié avec une barbe hirsute. Avant d’avoir ouvert la bouche, les deux consommateurs du bar m’encadrent, tandis que le compagnon de Lomnitz sort un pistolet, démasquant les menottes qui les relient ensemble. — Police, vos papiers! Sans même les regarder, ils les confisquent, tandis qu’un quatrième « policier » entre dans le bar. Je l’identifie, c’est Lunel, ancien secrétaire régional des M.U.R., qui, depuis son arrestation, le 23 avril 1943, est passé au Service de la Gestapo. Barrioz, chef régional de « COMBAT » me l’avait présenté au début de l’année comme étant son secrétaire personnel et son « homme de confiance» (!!!).
— Suivez-nous! Toute résistance est impossible. Un petit cortège se forme. En tête, Lomnitz enchaîné à son gardien. Je suis derrière et les trois autres ferment la marche. On ne m’a pas mis les menottes, circonstance favorable… J’en profite pour me retourner et demander : « Vous êtes de la Police? Mais quelle Police ? — Police allemande !… Une violente poussée sur les deux personnages les plus proches et je détale éperdument. Les policiers commencent par s’assurer de Lomnitz, puis sortent leurs pistolets. C’est une belle « schieserei » sur le Prado. Deux Feldgendarmes, la plaque autour du cou, attendent le tramway. Ils aperçoivent ces civils suspects qui tirent des coups de feu. Ils dégainent à leur tour et menacent les hommes de la Gestapo. Ce quiproquo me permet de gagner de précieuses secondes. A l’Ecole d’Artillerie de Fontainebleau, j’étais champion du 1.000 mètres c’est le moment de le prouver… Je cours de mon mieux en zig-zag. Les balles commencent par me rater, mais un coup heureux de Lunel m’atteint à la cuisse. Je ressens un choc brutal, ma jambe gauche s’alourdit, je dois m’arrêter. Je m’effondre sur un banc où Lunel, haletant, me rejoint son pistolet à la main. Triomphant, il crie : « Salaud, je t’ai eu! » Cette fois, on me passe les menottes et je suis poussé vers la traction avant des Policiers dont les coussins sont bientôt inondés de mon sang. Le trajet est bref jusqu’au siège de la Gestapo qui est à quelques centaines de mètres dans le haut de la rue Paradis. C’est le premier contact avec Dunker. Soutenu par mes gardiens, je me traîne jusqu’à l’ascenseur. Mon cas est mauvais dès le départ. Pris dans une souricière après une tentative de fuite, je suis éminemment suspect. Le pire, c’est Lunel ! Le misérable me connaît comme officier résistant et ami de son ex-patron Chevance. Il est inutile de faire l’innocent. Je suis affalé sur une chaise. Mon pantalon poisseux est lourd de sang et les gouttes commencent à tomber sur le plancher. Il me reste pourtant assez de vitalité pour apostropher violemment les tristes sires qui sont devant moi : – Vous êtes des salauds et des traîtres, vous collaborez avec la Gestapo. Vous ne perdez rien pour attendre, les alliés vont débarquer, l’Allemagne est perdue et vous serez tous arrêtés et fusillés. Vous, Lunel, le premier qui avez trahi le Mouvement « COMBAT ». Vous savez que celui-ci vous a condamné à mort. Une seule chose m’étonne, c’est que vous soyez là encore vivant! Lunel blêmit, les autres ne disent mot, mais un homme vient d’entrer dans la pièce. Il s’emporte en entendant ces anathèmes : — ” Quoi? un prisonnier qui profère des menaces? Comment osez-vous parler sur ce ton? Vous parlerez quand je vous questionnerai. D’ici là, taisez vous ou je vous ferme la gueule à coup de cravache.” De taille moyenne, vigoureusement bâti, ses yeux gris bleus ont une lumière dure. Son ton de commandement est sans réplique. Je suis entre les mains de Dunker, alias Delage, l’un des chefs de la Gestapo de Marseille. Par une porte entrebâillée, j’aperçois dans la pièce voisine, Lomnitz et Frederkind enchaînés sur leurs chaises et prostrés, le menton tombant sur la poitrine. J’apprendrai plus tard qu’ils ont été cruellement battus pour leur faire avouer l’identité du personnage qui avait rendez-vous avec eux. Aucun d’eux ne révélera mon nom. Pour eux, je suis seulement « Monsieur René ». Après avoir renvoyé ses acolytes, l’Allemand reste seul avec Lunel et moi. Après avoir pris la précaution de m’attacher les mains dans le dos avec les menottes, l’interrogatoire commence.
L’INTERROGATOIRE DU CHEF DE T.R.115 — Quel est votre nom? votre vrai nom, bien sûr! ne perdons pas de temps. Nous saurons vous faire avouer rapidement. Une simple piqûre et votre tête devient grosse comme un ballon. Alors racontez gentiment votre histoire. Choisissez, et vite ! Je suis à demi évanoui, mon cerveau tourne à toute allure : nier mon identité et mon activité en bloc, c’est peine perdue devant Lunel. Le traître m’observe avec des yeux froids, derrière de grosses lunettes. Il faut lâcher un morceau et gagner du temps — Je suis le Capitaine Mordant de l’État-Major de l’Armée. Les papiers que je porte au nom de Martigny sont faux et m’ont été remis par le Bureau M.A. de Marseille avec lequel je travaillais jusqu’à la dissolution de l’Armée d’Armistice. Mon rôle consiste à chercher des terrains de parachutage pour recevoir des émissaires d’Alger. Dunker essaie de me faire préciser certains points. Je perds opportunément connaissance. Alors seulement on songe à arrêter mon hémorragie et je suis transporté rapidement dans une clinique de la Kriegsmarine, près d’Endoume. Je reçois les soins éclairés de deux jeunes médecins allemands, fort sympathiques. — Vous avez beaucoup de chance! dira l’un d’eux. La balle est entrée et sortie en frôlant l’artère fémorale qui n’a pas été lésée, heureusement. Un sondage récupère divers morceaux de tissu restés en chemin. Injection antitétanique et puis piqûre de morphine. Je m’endors benoîtement… Vers 22 heures, tel un cauchemar, Dunker me réveille. Cette fois, il me parle de Frederkind. — Qu’est-ce que vous faites avec lui? — Je connais Frederkind comme un officier allemand de Paris qui voyage beaucoup et fait un peu de marché noir. A ce titre, il me vendait du whisky. — Ce n’est pas vrai! Frederkind n’est pas officier. C’est un agent des Services Allemands. Il a trahi notre cause. Aujourd’hui je n’ai pas le temps d’en parler davantage. Je veux seulement savoir ce que représentent ces clés. — Ce sont celles de mon appartement, rue de Suez. — Et celles-ci ? Ce sont celles d’un deuxième appartement que j’ai loué 46, boulevard Rabateau pour loger les éventuels arrivants d’Alger. Dunker perquisitionnera aussitôt rue de Suez. Evidemment il ne trouvera rien. Boulevard Rabateau, par une malchance extraordinaire (cet appartement est en principe vide), il tombe sur mon chef de Secrétariat, l’Adjudant-Chef Marchal qui était venu, à tout hasard, m’apporter des télégrammes d’Alger. Vers 22 heures de ce même funeste samedi, Marchal est, hélas, arrêté dans l’appartement par la même équipe qui m’avait capturé à 17 heures. Il est horriblement battu à plusieurs reprises dans la journée du dimanche. Il réussit à gagner du temps et ce n’est que le lundi 13 décembre, à bout de forces, qu’il avoue l’adresse de notre Bureau. La Gestapo perquisitionne sur le champ. Elle trouve les locaux vides… Il s’est passé près de deux jours depuis ma disparition et mes camarades ont appliqué ma consigne très stricte : « Si l’un de ceux qui connaissent le bureau ne donne pas signe de vie pendant vingt-quatre heures, il faut le présumer arrêté, tout déménager immédiatement et disparaître. » Or, j’avais pris rendez-vous pour le samedi 17 heures avec mon adjoint, le Lieutenant Laffitte. A cette heure, j’étais sur la table d’opération de la clinique de la Kriegsmarine d’Endoume. Laffitte laisse passer la nuit. Il se présente le dimanche à midi au rendez-vous de rattrapage prévu dans les cas analogues. Toujours pas de Mordant! Inquiet, Laffitte alerte les camarades du Poste. Il déménage lui-même le bureau et tout le monde s’évanouit dans la nature. Quand la Gestapo a fouillé le bureau le lundi, elle est arrivée avec un jour de retard… tout est vide!
L’INTERROGATOIRE MUSCLE — LA BAIGNOIRE Le lundi soir, 13 décembre 1943, on me transfère de la clinique militaire allemande à la prison des Baumettes où je fais une entrée très remarquée appuyé sur mes béquilles. Dans la cellule 17, je retrouve l’Adjudant Marchal et Bernard Lomnitz tous deux fort mal en point. Curieusement, aucune confrontation n’a eu lieu avec Frederkind que je n’ai plus revu de ma vie. Nous apprendrons, plus tard, que la Gestapo de Marseille l’a mis à la disposition du B.D.S. de Paris. Il a dû exploiter avec allégresse ce camouflet infligé à l’Abwehr, son rival détesté. Quel scandale! L’homme de confiance de l’Hôtel Lutetia. Frederkind était en fait un homme de confiance des Français depuis plus de cinq ans!
Nous voici au Secret rigoureux. Plus de soins médicaux pendant huit jours. Par bonheur, les sulfamides allemandes reçues à la clinique de la Kriegsmarine étaient de première qualité et ma blessure, sans jamais s’infecter se cicatrisa en quelques semaines, grâce aux soins diligents de l’infirmière française de la Croix-Rouge, Mlle Guérin. Elle pansait tous les jours les éclopés revenant d’interrogatoires dans des états pitoyables.
Le 22 décembre 1943, on vient me chercher pour un interrogatoire qui doit aller au fond des choses. Dunker est tout miel et s’exprime en un français excellent. — Nous n’en voulons pas aux officiers français qui font leur service. Nous punissons les traîtres comme Frederkind qui s’appelle en réalité Friedmann. Il est juif comme Lomnitz et n’est pas un officier. C’est un agent allemand qui a trahi notre Service. Qu’avez-vous à me dire sur lui? Si vous avouez la vérité, vous ne serez plus inquiété et envoyé dans un Oflag jusqu’à la fin de la guerre.
Je réponds par des généralités. Je mets en avant ma qualité fragile de « prisonnier de guerre ». Impatienté, il s’écrie — Vous allez parler! Oh, nous ne toucherons pas un cheveu de votre tête, mais c’est vous qui m’appellerez lorsque vous le déciderez vous-même.
Sur un signe, Lunel et un autre agent français de la Gestapo, Charles R…, me conduisent dans la salle de bains. Ils me donnent l’ordre de me déshabiller. Une fois nu, ils me mettent les menottes aux poignets et aux chevilles et je suis basculé dans la baignoire pleine d’eau glacée.
Nous sommes le 22 décembre. Le traitement de la baignoire est inspiré d’un supplice, qui, en Chine, est pratiqué en liant le patient à un poteau planté dans le lit d’un torrent glacé, le courant rafraîchit sans arrêt le corps. Celui-ci se contracte en crampes douloureuses, avec des troubles oculaires et une agression violente du système vaso-constricteur, génératrice de crises cardiaques. Avec la Gestapo, le refroidissement est l’oeuvre de la température basse qui entre par la fenêtre et par des blocs de glace qui flottent dans la baignoire. C’est, si l’on peut dire, un supplice « propre » qui ne laisse pas de traces sur le corps, il évite toute fatigue aux tortionnaires. Assis sur des chaises, ils se contentent de me surveiller, confortablement emmitouflés dans de bons manteaux. Des camarades me raconteront plus tard comment certains tortionnaires accélèrent l’effet du froid en plongeant la tête du détenu sous l’eau jusqu’à suffocation. Je n’ai pas subi cette variante. J’avoue que la réfrigération à elle seule est déjà très convaincante! Affaibli par ma blessure, je m’efforce de tenir bon. L’épuisement finit par me gagner. Je sens que je vais céder en me souvenant de ce que recommandait notre Chef, le Commandant Verneuil : « Si vous vous obstinez à vous taire, ils s’obstineront à vous faire parler. La partie est inégale, ne les bravez pas, ne faites pas le malin, n’attendez jamais le dernier moment où vos forces vous abandonnent. Faites semblant de céder, essayez de « les avoir à la Chansonnette », vous y gagnerez au moins un répit. Occupez vos insomnies à préparer vos aveux, ceux qui ne compromettent rien ni personne, si ce n’est que vous-même. Parlez d’organisation générale, de pseudos brûlés, de lieux de rendez-vous périmés, de boîtes aux lettres abandonnées, de camarades hors d’atteinte. Lâchez tout « cela par tranches, car eux, s’y reprendront à plusieurs fois avec vous. » Mes forces m’abandonnent. Je n’ai plus qu’à crier « Grâce » ! Je suis toujours sous la surveillance de R… et surtout de Lunel. Il lit un journal mais paraît mal à l’aise en me regardant. -Arrêtez, je vais parler! Ils se dressent tous les deux. Me retirent de la baignoire à demi gelé, incapable de remuer. Je suis porté à nouveau devant Dunker. Des soins énergiques me redonnent chaleur et vie : frictions vigoureuses, claques, peignoir chaud, café brûlant… Je remis! En avant pour la « Chansonnette ».
« LA CHANSONNETTE » D’une façon générale, mon activité depuis le Maroc était suffisamment variée pour que « la Chansonnette » fut garnie d’adresses vérifiables mais périmées et d’événements intéressants, mais dépassés. C’était un jeu très professionnel et routinier pour tout Officier de Contre-espionnage que d’alimenter astucieusement les réponses aux questionnaires allemands apportés par nos agents de pénétration dans l’Abwehr. Selon un plan approuvé, nous « révélions » des renseignements rigoureusement exacts, mais déjà connus ou sans conséquence. Aux questions posées par Dunker, je réponds donc en me référant au passé. Je décris l’organisation générale du T.R. métropolitain avec sa tête à Marseille alors que la « Villa Eole » est abandonnée depuis plus d’un an et que Paillole lui-même siège en Algérie, hors de portée. Une mention spéciale fut accordée aux liaisons avec Alger par le « tube » sous-marin « Casabianca ». Je ne risquais guère de commettre des indiscrétions étant donné l’anonymat absolu des officiers qui transitaient et du fait que depuis novembre 1943 la liaison par tube Métropole-Alger est interrompue. Aux questions relatives à l’organisation interne de T.R. 115, j’oppose les cloisonnements rigoureux entre les hommes. Chacun de mes subordonnés ne rencontrait que l’échelon immédiatement supérieur et l’échelon immédiatement inférieur. Ainsi, le chef radio ne rencontrait que le chiffreur (échelon supérieur) et ses propres « pianistes » (sous-officiers radio) à l’échelon inférieur. L’un est spécialisé dans l’écoute d’Alger, les deux autres émettent alternativement, l’un à la campagne, dans une voiture dont les accumulateurs alimentent le poste, l’autre à Marseille sur le courant de la ville. J’ignore tout des emplacements d’émission et des détails techniques. Ils sont du ressort exclusif du chef radio dont je ne connais pas l’adresse. Les appareils sont au nombre de Trois. La voiture utilisée est garée à une adresse que je donne. La Gestapo se précipite et met la main sur une 203 Peugeot restée au garage ce qui confirme la véracité de mes « aveux ». J’ajoute, toujours en veine de « confidences » : « le tableau journalier des émissions radios se trouve dans les papiers que vous avez saisis à mon bureau ». Cette déclaration laisse Dunker impassible. J’en conclus qu’il n’avait rien saisi et que le bureau avait été déménagé en temps utile. Il se contente de demander — Comment assuriez-vous la sécurité de vos émissions? — Par les soins d’un surveillant. Il reste dehors et guette l’arrivée des voitures goniométriques. Celles-ci sont très reconnaissables. Elles se déplacent lentement en tâtonnant, selon l’audition plus ou moins claire de leurs écoutes. Dunker reste pensif. Il passe à un autre sujet — Quelle était votre activité? — Nous ne faisions pas d’espionnage, mais du contre-espionnage. Nous recherchions les traîtres français, les réseaux de la Collaboration et notamment ceux de la Gestapo. Nous nous intéressons aussi à la situation intérieure française : S.T.O.-P.P.F., réfractaires, terrorismes. Nous voulons que soient réduits au minimum les désordres inévitables qui suivront l’effondrement de Pétain et de Vichy.
A cet appel du pied, Dunker réagit : Il me fait un discours sur la lutte commune contre le bolchevisme. — Pourquoi un officier patriote comme vous est-il notre adversaire? Nous devrions lutter ensemble comme le demande le Maréchal Pétain. Je ne résiste pas à lui lancer — Bravo pour votre collaboration qui torture un officier blessé! Sans répondre, il me demande pour qui je travaille à Alger. — Pour le Général Giraud. Cette réponse le fait rire. Il estime que pour les Français il n’y a qu’un choix Pétain ou de Gaulle. — Mais continuons! Quels sont vos réseaux d’agents? — Je n’en ai pas. Nos agents d’avant-guerre ont été mis en sommeil après l’Armistice, puis liquidés définitivement lorsque vos Services ont saisi nos archives en 1943. Notre rôle était surtout de recevoir les informations recueillies auprès des autres organismes de résistance et de les transmettre à Alger soit par radio, soit par sous-marin. Il est vrai que je voulais utiliser Frederkind. En l’arrêtant, vous avez supprimé notre unique agent allemand que je ne connaissais pas encore moi-même. Dunker hoche la tête. Par bonheur il n’insiste pas. — Quelles sont vos liaisons avec Alger? — Il existe à Marseille depuis six mois environ un réseau T.R. bis qui double le nôtre. Il a, en particulier, la mission d’organiser les liaisons avec Alger par le sous-marin « Casabianca » et il rembarque les personnalités de la Résistance qui viennent rendre compte au Gouvernement Provisoire de l’activité de leurs réseaux. Du printemps à l’automne, ces liaisons ont marché chaque mois en un point différent de la côte méditerranéenne. Mais la liaison du 26 novembre a été interceptée par une patrouille allemande qui, en tirant dans la nuit, a tué un agent de la Résistance de Toulouse. Les autres personnes ont pu se disperser dans la nature. Dunker ricane méchamment. — Oui, si j’avais été là, tout le monde aurait été pris. — D’ailleurs, je sais tout ce qui se passe dans le réseau de votre ami Jean-Marie, je les laisse s’agiter. Quand je le déciderai, j’arrêterai tout le monde. « La Chansonnette » s’étala ainsi sur plusieurs jours. Elle fut souvent interrompue du fait des absences de Dunker appelé dans d’autres affaires… Pendant ses absences, je restais menottes aux mains sous la garde de R… qui en profite pour me glisser qu’il travaille sous la contrainte. Pour prouver sa bonne foi, il me dit qu’ils n’ont rien trouvé en perquisitionnant dans notre bureau. Précieux renseignement qui simplifiera mon interrogatoire. Toutefois, je reste sur mes gardes car le sympathique R… a plus de chances d’être un mouton qu’un allié. C’est sur la base de ces « aveux chansonnettes » que Dunker put rédiger un magnifique Procès-Verbal. Il ne pouvait entraîner aucune arrestation. Le seul butin fut la 203 Peugeot dont s’emparèrent les gestapistes pour leur usage personnel. De son côté, Dunker confisqua divers objets saisis dans mon logement tels que disques, livres et tapis.
°°° Au cours des séances d’interrogatoire qui ont suivi l’épisode de la baignoire, le détenu ne fut plus maltraité. Il s’était établie entre lui et Dunker une atmosphère relativement courtoise. Dunker veillait même à ce que mon pansement fût changé tous les jours, m’offrait café et cigarettes. Un jour, il me posa calmement la question — Pour le moment, c’est moi qui vous garde. Qui dit qu’après le débarquement américain les rôles ne seront pas inversés. Vous êtes un officier qui ne s’incline plus. Vous chercherez à vous évader, j’y veillerai et vous ne vous évaderez pas
J’ai déjà dit dans les précédents BULLETINS, et notamment dans notre premier numéro (1) pourquoi j’avais la hantise des liaisons directes entre le Service métropolitain et mon P.C. d’ALGER.
J’avais quitté la France inquiet de la rupture quasi-totale de nos contacts radios entre l’A.F.N. et nos postes de FRANCE.
A quoi pouvaient servir l’effort de si longs mois, le sacrifice de tant des nôtres, si au milieu de l’épreuve, le SSM/TR restait sourd et muet ?
Comment assurer la sécurité des Armées de la Libération sans pouvoir bénéficier du travail de nos Services clandestins de C.E. ?
Parvenu à LONDRES le 24 Décembre 1942, je m’ouvrais de mon inquiétude à mes amis de l’I.S.; Bill DUNDERDALE, ” l’Oncle TOM “, avec l’amabilité et le tact qui les caractérisaient, m’offrirent leurs moyens, tout leur appui.
… “Nous vous enverrons plus tard la facture…, et nous avons votre homme !”
Quelques jours plus tard, j’avais en face de moi Michel THORAVAL, un adolescent blond, mince, timide, aux yeux étonnants de vivacité et d’intelligence.
Il ne savait pas grand chose de notre technique du renseignement, mais il avait des qualités supérieures; son courage, sa volonté, sa foi, son enthousiasme. Son apparente jeunesse était sa meilleure protection, son ignorance du SERVICE, la garantie de sa discrétion et de son mépris de la routine.
Je lui situais le problème à résoudre – raccrocher au plus vite le SSM/TR à la “FRANCE LIBRE” – sans intermédiaire..” en toute souveraineté”.. lui porter les moyens de vivre et d’oeuvrer pour la Délivrance.
Sans hésiter, il m’affirma qu’il avait compris, qu’il réussirait.
Sa simplicité, sa lucidité, m’assuraient qu’il ne “bluffait” pas.
Pourtant, j’hésitai encore. Il était si jeune …
– “Monsieur – me dit-il, ayant deviné ma réserve – rien ne m’empêchera de servir la France, et je serai si heureux, si fier de faire mon Devoir sous les ordres d’officiers français, dans un Service aussi prestigieux que le vôtre”.
Il implorait mon regard. J’acceptai.
Jamais, sans doute, mon intuition ne m’a mieux servi.
Avec une maîtrise étonnante, Michel THORAVAL accomplit sa mission.
Ses missions.
Ce sont elles qu’il nous conte aujourd’hui:
Son récit est aussi simple que lui. A chaque ligne comme à chacun de ses gestes, perce sa modestie, son dévouement, son ardeur patriotique.
C’est une leçon d’énergie et de discipline. C’est la preuve que l’audace au service de l’intelligence se joue des obstacles et reste dans les heures de crise le meilleur facteur de la réussite.
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Par Michel THORAVAL
L’ARRIVÉE en ANGLETERRE
Bon accueil mais . . . après ” criblage “
Après l’armistice franco-allemand de Juin 1940, le premier contact avec l’Angleterre d’un évadé de France, était un château; plus exactement une prison aimable, courtoise :”PATRIOTIC SCHOOL”.
C’était, gardé par une compagnie britannique, un château situé au milieu d’un grand parc bordé par une route où nous avions comme seule distraction, le plaisir devoir passer quelques “Bus”. En y arrivant, nous étions dirigés vers de grands dortoirs où nous vivions une vie semblable à celles des casernes françaises. Par contre, la nourriture, quoique britannique, y était bonne.
A la suite de multiples interrogatoires, on nous y laissait libres de choisir, soit un avancement rapide, en rejoignant la jeune armée de la FRANCE LIBRE, soit le combat anonyme, mais plus immédiat, au sein de l’Organisme puissant et rodé des Services Spéciaux Britanniques.
Ces interrogatoires, dirigés par des Officiers anglais parlant parfaitement notre langue, portaient surtout sur les contacts que nous avions eu en France occupée avec les différents organismes de Résistance. Nous devions, entre autre, préciser les noms et adresses des personnes que nous avions rencontrées au sein de ces organismes.
Les Britanniques cherchaient ainsi non seulement à se faire une opinion sur les évadés mais aussi à recouper à l’aide des multiples interrogatoires les différents renseignements qu’ils possédaient sur la résistance française. Cela les aidait également à détecter les agents ennemis qui pouvaient essayer de s’introduire, sous un prétexte patriotique, en territoire britannique.
Les journées, en dehors de ces interrogatoires fastidieux, se passaient dans le calme et nous pouvions consacrer une part de notre temps à la détente physique. J’ai ainsi le souvenir de 2 ou 3 matches de football disputés entre les “Invités” français et les éléments de la Cie Britannique qui les gardaient.
Pour moi, arrivé au cours du printemps 1942 en Angleterre, ces interrogatoires eurent au moins un résultat bénéfique. A la suite des renseignements que j’avais donnés, les dirigeants britanniques de l’organisation de Résistance à laquelle j’avais appartenu en France depuis l’Armistice, purent me joindre.
Alors que j’étais venu pour combattre dans les rangs de la FRANCE LIBRE, ils me proposèrent de continuer à servir dans les rangs de l’I.S. dont dépendait mon réseau. J’avais quitté la France avec la volonté de combattre rapidement. Il me sembla que l’occasion m’en serait donnée ainsi plus vite et plus sûrement.
Après quelques jours d’hésitation et de réflexion, je fis savoir que j’acceptais. J’allais pouvoir enfin quitter “PATRIOTIC SCHOOL”
Le lendemain, un chauffeur vint me chercher. Il m’emmena dans un immeuble situé dans les environs de Victoria Street où je fus accueilli par une manière de géant : “l’Oncle TOM”. Il s’exprimait bien en français avec un fort accent irlandais. Sa première préoccupation fut de me transformer en un civil décent.
Le complet que je portais avait supporté les différentes épreuves que constituaient le passage de la frontière des Pyrénées, le long séjour dans 5 prisons espagnoles, le transit à Madrid, puis à Gibraltar, les 5 jours de traversée pour arriver en Ecosse, le voyage jusqu’à Londres. Je n’étais plus présentable.
“L’Oncle TOM” me donna de l’argent et les points de textiles sans lesquels il était absolument impossible à cette époque de s’habiller en Angleterre. J’allais dans un grand magasin et quelques instants après j’étais un gentleman.
Ce côté matériel réglé, je pus me consacrer à des études techniques en usage dans les Services Spéciaux.
ELEVE PARACHUTISTE
Il était prévu, en effet, qu’après les stages nécessaires, il me serait confié une mission sur les côtes sud de la France avec un débarquement par sous-marin ou par avion. Cette dernière éventualité m’obligea à faire mes classes de parachutiste dans un camp qui ne me laissa que des bons souvenirs.
A Ringway, nous étions un petit nombre d’élèves parachutistes dont en particulier une jeune femme radio qui devait, par la suite, être parachutée en France. Nous étions guidés par un Officier Franco-anglais servant un peu de nurse et par un capitaine instructeur ne connaissant que quelques mots de français. Tous les deux étaient secondés par d’élégantes A.T.S. peu farouches.Nous étions logés par chambre individuelle. L’entraînement sportif était intense. Je reçus le baptême de l’air puis ce fut mon premier saut en parachute qui s’accompagna d’une peur intense. Je dois dire que les risques passés, ce saut me procura une fierté que je n’arrivais pas à dissimuler.
A la fin de ce stage qui avait duré huit à dix jours, je revins à Londres préparer ma mission et fixer la date possible de mon départ.J’étais prêt. Du moins, je le pensais, et l’Aventure pouvait commencer.les Britanniques étudièrent mon point de débarquement, les premiers contacts que je pourrais avoir en France sur la côte sud. Ils m’enseignèrent les différentes manières de m’installer pour envoyer les messages radio, la façon d’utiliser les codes, etc. Hélas ! malgré mon impatience et ma bonne volonté, ma mission n’arrivait pas à prendre corps. Elle était sans cesse retardée. J’en profitais pour compléter ma formation technique et mes connaissances en matière de recherches du Renseignement.La patience n’étant pas ma qualité dominante, je commençais à piaffer sérieusement quand un matin apparut le sauveur.
Avant-Propos de Monsieur l’Amiral (2S) Pierre LACOSTE publié dans le Bulletin de l’AASSDN n° 212 en Octobre 2008
L’étude du Renseignement devrait désormais s’inscrire dans l’esprit et dans les méthodes de la démarche prospective, c’est-à-dire dans un continuum, passé, présent et avenir.
Dans l’article publié dans la livraison de novembre 2007 de la Revue ” Défense Nationale et Sécurité ” sous le titre ” Le Renseignement depuis la fin de la Guerre froide “, j’ai rappelé que, par essence, le Renseignement d’État doit s’adapter en permanence à l’évolution des menaces et des conflits qui mettent en péril la sécurité extérieure et intérieure et les intérêts de la Nation. J’ai pris pour exemple les bouleversements qui ont affecté le paysage mondial depuis la dissolution de l’Union soviétique, en évoquant des dates symboliques, comme le 9 novembre 1989, l’ouverture du mur de Berlin, et le 11 septembre 2001, l’attentat contre le World Trade Center et le Pentagone. Ces deux ruptures majeures ont provoqué, dans les relations internationales, dans les stratégies militaires, dans les politiques de sécurité et évidemment dans le Renseignement, des évolutions si profondes que nous n’en avons pas encore épuisé toutes les conséquences.
En 2008, le conflit armé en Géorgie, la démonstration de puissance de la Chine aux Jeux Olympiques de Pékin et la nouvelle crise financière et économique mondiale, représenteront aussi pour les historiens des points de repère symboliques de l’histoire contemporaine. Comme l’accession de la France à la présidence de l’Union Européenne au deuxième semestre et la fin du mandat de G.W. Bush, constituent un tournant décisif pour la politique de l’Europe et pour celle des État-Unis. Au mois de juillet, comme en septembre et en octobre 2008, le Président de la République française a su saisir ces opportunités historiques en prenant des initiatives et en provoquant des décisions collectives qui ont eu pour effet de remettre l’Europe au premier rang dans le concert des nations.
Et puis l’année 2008 est aussi un tournant majeur pour le Renseignement français. En publiant un nouveau Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité, le gouvernement a reconnu l’importance et le caractère irremplaçable du rôle de nos ” services ” dans les fonctions stratégiques de vigilance et de prévention. Des fonctions qui sont plus vitales que jamais en raison des incertitudes et des surprises d’un monde en mutation. C’est aussi une nouvelle étape par rapport au précédent Livre Blanc de 1994. Alors que celui de 1971 n’en avait pas fait mention, le suivant avait évoqué le Renseignement en tenant compte des leçons de la Guerre du Golfe de 1991. La révélation de nos insuffisances avait alors conduit le gouvernement à créer la DRM et le COS. Néanmoins les esprits n’étaient pas encore assez bien préparés pour admettre qu’après la suspension de la conscription et les nouvelles conditions de l’insécurité internationale, il convenait surtout de refondre en profondeur les relations entre les Services de renseignement et les autorités de décision.
Dans les années suivantes, les « opérations extérieures », dans des conflits aussi complexes et atypiques que ceux de l’ex-Yougoslavie, du Moyen Orient ou d’Afrique, ont profondément modifié le champ et les missions des forces armées de la diplomatie et des organes de sécurité. En participant à toutes sortes de structures civilo/militaires, interarmées, interalliées et internationales, nos armées et nos ” services ” ont enrichi leurs connaissances et leur savoir-faire. Progressivement, des autorités civiles, dans les structures étatiques comme dans le secteur privé, ont appris à mieux coopérer avec les forces de sécurité. Ces coopérations impliquent de nouvelles formes de partage des tâches et des informations : des coopérations renforcées entre les meilleurs professionnels ; bref, des comportements rénovés en matière de renseignement.
Dans le nouveau contexte de la globalisation et de la mondialisation, l’exemple des États-Unis est riche d’enseignements. Devenus, après la fin de la guerre froide, l’unique ” hyperpuissance “, ils ont choisi de conserver l’arsenal militaire du temps de la confrontation avec l’URSS, sans tirer les conséquences du fait qu’ils étaient désormais privés d’un ennemi à leur mesure. En quittant la présidence, Dwight Eisenhower avait mis en garde ses compatriotes contre les excès du ” complexe militaro-industriel “. Le président Clinton n’a pas pu s’y opposer, mais par contre il est parvenu à lancer les hommes d’affaires américains à la conquête de tous les marchés du monde, pour tirer profit des gains de productivité liés à la ” révolution des TIC ” (1), et à réorienter les services fédéraux du renseignement vers des objectifs économiques.
Au même moment, en France, les élites politiques et administratives au pouvoir n’ont pas compris à quel point il était vital de rattraper les retards conceptuels et matériels qui pénalisent le pays par rapport à nos concurrents. La formule ” guerre économique ” est sans doute excessive, mais elle a eu le mérite de rappeler qu’il y a des formes agressives de compétition qui imposent à tous les acteurs de la vie économique et sociale de se mobiliser pour entreprendre d’indispensables réformes et pour ne pas s’exclure du concert des nations qui comptent dans le monde. De ce point de vue, les concepts et les pratiques de l’intelligence économique ont permis d’introduire dans les entreprises, et même dans les administrations de l’État, la connaissance des principes fondamentaux du renseignement. Et, pour les ” services “, de s’engager sur des nouveaux objectifs en vue, par exemple, de déceler et d’analyser dans la sphère économique, les pratiques illicites ou criminelles d’acteurs hostiles ou mal intentionnés.
Les mutations de l’époque contemporaine imposent donc un effort considérable de réflexion, d’analyse et de partage de toutes les expériences vécues. La vision prospective du futur doit, à mon avis, s’inscrire entre deux limites, celles des ” avenirs inacceptables ” et celle des ” avenirs souhaitables “. En matière de renseignement chacun connaît les abominables excès commis par les ” services secrets ” des régimes totalitaires et policiers. On connaît aussi, comme dans toutes les organisations humaines, d’autres interdits qui sont autant de ” lignes jaunes ” que les États de droit ne devraient jamais laisser transgresser. Par exemple quand les querelles idéologiques ou politiciennes, et plus encore, le ” combat des chefs ” interdisent une franche coopération entre les services. Les déplorables épisodes de la ” cohabitation ” politique au sommet de l’État ont démontré les méfaits d’une confusion des pouvoirs contraire à l’esprit de la Constitution de la V° République.
A l’opposé, dans le domaine du souhaitable, les rapports entre les décideurs et les services devraient être essentiellement fondés sur une conception commune du bien public, dans le cadre des projets politiques, de société et de sécurité, clairement définis et mis en oeuvre par un pouvoir légitime et majoritaire. Ce n’est pas une vision utopique. En considérant les principaux domaines du renseignement d’État, à savoir : la politique étrangère – la sécurité extérieure – la sécurité intérieure – les intérêts économiques, on peut trouver quantité d’exemples de relations harmonieuses et efficaces entre des ” systèmes d’information ” et des ” systèmes décisionnels “. Les secteurs civils, les entreprises et bien d’autres organismes du privé qui réussissent et qui progressent, représentent eux aussi des cas exemplaires où des décideurs ont su reconnaître les spécificités et le professionnalisme des organismes qui les informent ; où ils ont su s’entourer des meilleurs experts et leur faire confiance.
Heureusement, il est indéniable qu’en quelques années des progrès notables ont été réalisés en France sous l’effet de groupes de travail, de structures interprofessionnelles ” ad hoc “, d’ensembles pluridisciplinaires, qui ont permis à des administrations, des services ou des professions qui s’ignoraient ou qui s’affrontaient, de confronter leurs expertises au profit d’objectifs communs. Il n’est plus rare de voir des membres de la DGSE participer régulièrement à des réunions de cette nature.
Plusieurs des anciens de nos Services n’ont pas renoncé à s’intéresser aux sujets qu’ils ont bien connus, sachant qu’ils sont toujours de la plus grande importance pour l’avenir de nos enfants. Mais ils craignent encore d’enfreindre le devoir de réserve qui leur interdirait de participer à des travaux de recherche. Or, sans révéler des secrets qui, pour la plupart n’en sont plus, en France comme à l’étranger, d’anciens responsables et membres des Services Secrets ont accepté d’apporter leurs témoignages à des chercheurs universitaires spécialisés en histoire et en science politique. Des témoignages qui complètent ou qui rectifient les autobiographies, les mémoires personnels déjà publiés par divers auteurs. Ils corrigent aussi certaines enquêtes des journalistes d’investigation ou certains ouvrages politiquement engagés qui ont déformé la vérité en raison des convictions personnelles de leurs auteurs. Or, sur une matière qui prête à tant de contestations, la caution des impératifs universitaires est garante d’une plus grande objectivité. J’ajoute que dans un cadre sécurisé, les témoins peuvent s’ils le désirent, bénéficier des plus solides garanties de confidentialité, comme c’est depuis longtemps l’usage dans plusieurs démocraties occidentales.
L’université française, nos principaux ” Think Tanks “, sont déjà ouverts à la collaboration d’officiers, de diplomates, de policiers, de fonctionnaires, en retraite et même en activité. Plusieurs de nos historiens ont déjà publié des travaux de qualité sur le Renseignement qui est en passe d’être reconnu comme un facteur important de la science politique. Ainsi, tout récemment, un mémoire de maîtrise en histoire contemporaine, traitant des ” relations entre les socialistes et le renseignement de 1981 à 2007 ” a été soutenu à la faculté de Bordeaux. La rigueur de l’analyse historique y est conforme aux canons de la démarche universitaire. C’est l’exemple d’un éclairage novateur, documenté et serein qui porte sur les aspects mal connus d’un sujet particulièrement délicat.
Ne nous y trompons pas. Il reste un long chemin à parcourir avant de venir à bout de toutes les incompréhensions et de tous les blocages de notre société. Les images qui caricaturent les militaires et les policiers, les idéologies qui ont influencé l’opinion en profondeur pendant plusieurs décennies, ont eu aussi un impact négatif sur les perceptions et sur le comportement de nombreux responsables de la haute administration et de la classe politique. Cependant, chaque fois que des structures de concertation sont mises en place, chaque fois que des organes pluridisciplinaires, qu’on les appelle ” Task Forces ” ou ” groupes ad hoc “, sont constitués pour résoudre des problèmes complexes ou des situations de crise, des acteurs qui s’ignoraient ou qui se méprisaient sans se connaître, ont pu découvrir chez les autres des richesses insoupçonnées.
La démarche prospective pourrait être pour l’ASSDN un moyen supplémentaire de mettre fin aux préjugés et aux incompréhensions qui ont été trop longtemps à l’origine de la marginalisation des professions du renseignement. C’est un sujet de réflexion que je propose à l’attention de tous les membres de notre association.
(1) Technologie d’Information et de Communication
L’homme sans qui rien ne se serait passé Mercredi, 09 Mars 2011 11:43 Le général Jean Pichot Duclos, qui nous a quittés cette semaine, a été l’un des pionniers de l’Intelligence Economique en France. Christian Harbulot, avec qui il a fondé l’Ecole de Guerre Economique, témoigne. “Le général Jean Pichot Duclos nous a quittés. L’intelligence économique lui doit beaucoup. Et je ne pouvais pas le laisser partir sans rappeler le rôle fondamental qu’il a joué dans le lancement de cette démarche en France. Tout commence au début des années 90. Le général Pichot Duclos termine son temps de commandement à la tête de l’Ecole Interarmées du Renseignement et des Etudes Linguistiques. Il rédige un article dans la Revue de la Défense Nationale sur la culture du renseignement. Philippe Baumard nous met en relation. C’est de cette rencontre que va naître le processus qui aboutit au rapport Martre. A l’époque, Baumard et moi-même tentions depuis plusieurs mois de faire aboutir la constitution d’un groupe de travail au Commissariat Général au Plan. Sans succès. Jean Pichot Duclos fait valider mon recrutement par le général Mermet, alors PDG de Stratco, une filiale du groupe COGEPAG (devenu depuis Défense Conseil International). Il existe alors une fenêtre de tir : le contrôleur général des armées Jouan qui préside alors la destinée de ce groupe parapublic a une vision stratégique. Il décide d’appuyer le lancement d’une dynamique sur la question des sources ouvertes afin de renforcer la compétitivité de nos entreprises. Il accepte aussi de nous soutenir auprès du Commissariat Général au Plan. Dans le même temps, fort de ce soutien, je propose à Jean-Louis Levet nommé au Plan, et dont j’avais fait la connaissance quand il était chargé de mission auprès d’Edith Cresson, de constituer un groupe de travail sur la question. Levet accepte. Il convainc Henri Martre de le présider. La démarche d’intelligence économique est lancée. Si le général Jean Pichot Duclos n’avait pas été là, cet enchaînement de circonstances favorables n’aurait pas eu lieu. Mais le général Pichot Duclos est allé plus loin. Son implication dans la création du département Intelco et plus tard dans le lancement de l’Ecole de Guerre Economique ont constitué un point d’appui essentiel à la longue marche de l’intelligence économique en France. Le général Pichot Duclos était un homme hors du commun. Contrairement à beaucoup d’autres, il a su dépasser les clivages de toute nature pour bousculer les idées reçues dans le domaine du renseignement militaire lorsqu’il portait un uniforme puis dans le monde civil quand il s’est impliqué dans le lancement de l’intelligence économique en France. Il ne cherchait pas la reconnaissance, il servait son pays. A ce titre, il est un exemple. Sans lui, je n’aurais pas pu poursuivre le combat que j’avais commencé au cours des années 80 pour saper les bases de ce ghetto idéaliste du « village planétaire » dans lequel notre système de pensée officiel était en train de nous enfermer. A la sortie de la guerre froide, le général Pichot Duclos avait compris, comme certains de ses pairs qu’il a côtoyés dans les coulisses de cette aventure (je pense en particulier au général Alain de Marolles et à l’Amiral Labouérie), qu’il était urgent de relancer le débat sur la stratégie de puissance de la France dans un monde qui allait devenir de nouveau chaotique. C’est cette vision qu’il nous laisse aujourd’hui comme héritage avec l’impérieuse nécessité de donner au renseignement et à l’intelligence économique le rôle déterminant qu’ils doivent jouer lors d’un tel changement de cap. Le portail de l’IE rend hommage à ce patriote, pionnier trop méconnu, que fut le général Pichot Duclos tout au long de sa vie. Nos pensées vont à sa famille, son épouse, ses enfants dont François (diplômé de l’EGE), qui a suivi les traces de son père comme officier de l’Armée française.” |
LE CROISSANT ET LA CROIX GAMMEE, écrit par FALIGOT Roger et KAUFER Rémi, publié par Albin Michel en 1990
Ce livre est un événement. Ce qu’il révèle a été soigneusement occulté depuis un demi-siècle: l’alliance entre extrémistes islamiques, militants nationalistes arabes, diplomates et agents secrets nazis. Cette alliance, Roger Faligot et Rémi Kauffer en ont assemblé les preuves après des années de recherches. De leur enquête resulte un document où se succèdent les revélations, notamment :
A- Dans le sens Alger/Métropole les courriers étaient généralement très peu volumineux.
Ils se composaient :
Le total de ces courriers Alger/Métropole excédait rarement 15 à 20 pages.
B- Dans le sens Métropole/Alger, par contre, les courriers étaient très volumineux car les postes TR recueillaient non seulement des renseignements de Contre Espionnage mais aussi des renseignements militaires, économiques et politiques. C’est par kilos que les documents récoltés en Métropole étaient dirigés sur Alger. Nous allons en donner un exemple :
Le réseau TR « Anciens » était articulé en 3 sous réseaux intitulés « Inspections ». Il y avait l’Inspection Nord, l’Inspection Centre et l’Inspection Sud. Un des courriers mensuels de l’Inspection Centre (nom de code « Camélia ») est parvenu presque intact jusqu’à nous.
« Camélia » siégeait à Clermont-Ferrand et coiffait les postes d’Annecy, Bourg-en-Bresse, Châteauroux, Limoges, Lyon, Saint Etienne et Vichy. L’histoire de son courrier est la suivante :
Peu avant le 15 août 1944, « Camélia » avait expédié son courrier mensuel qui devait normalement emprunter des filières terrestres jusqu’à Barcelone puis un sous-marin de Barcelone à Alger.
Mais le 15 août se produisit le Débarquement Allié en Provence. Pour des raisons qui nous échappent aujourd’hui le courrier « Camélia » ne put franchir la frontière pyrénéenne et, après des péripéties variées, finit par échouer en … Suisse où il fut pris en charge par le poste TR de Berne. Le temps avait passé, la Libération de la France s’achevait et une grande partie des renseignements contenus dans le courrier « Camélia » avait perdu tout intérêt.
Tous les renseignements politiques, économiques ou militaires étaient soit périmés, soit moins complets que les archives officielles Vichystes dont disposaient désormais les autorités Gaullistes. Le Chef du poste TR de Berne utilisa donc uniquement la quarantaine de pages du courrier qui avait encore de l’intérêt (identification d’agents ennemis ou de personnels du Sicherheitdienst [ SD ] et renseignements encore actuels sur l’Abwehr ou la Gestapo). Le reste du courrier fur gardé tel quel et … versé tel quel aux archives de la Centrale lorsque dernière eut regagné Paris. Quelques années plus tard ce paquet poussiéreux allait être incinéré lorsqu’il fut reconnu par l’ancien Chef de « Camélia ». Ce dernier obtint de ses supérieurs l’autorisation de conserver à titre de souvenirs cette liasse de papiers qui lui rappelait bien des choses.
C’est ainsi qu’un « courrier mensuel » presque intact des Inspections TR, c’est-à-dire grosso modo le tiers d’un courrier mensuel du réseau TR, peut être étudié encore aujourd’hui.
Le colis a le format normal d’un document dactylographié (30 x 21 cm) et une épaisseur de 18 cm. Il pèse 4,975 Kg. Il comporte 1875 feuillets dont certains sont tapés recto/verso. Le total représente donc un peu plus de 2000 pages dactylographiées.
Les principaux sujets traités sont les suivants :
A- 586 feuillets de synthèse (journalières, hebdomadaires ou mensuelles) établies par des Légions de Gendarmerie.
Ces synthèses comprennent :
a- d’une part l’énoncé succinct de tous les « incidents » qui se sont produits dans la zone de la Légion : sabotages, attentats contre les biens (lire : action du maquis pour se procurer du ravitaillement, des tickets d’alimentation, du tabac, des cartes d’identités, …), attentats contre les personnes (lire : action du maquis contre les miliciens, les « collabos » et le militaires allemands, actions répressives de la Wehrmacht ou des « Forces du maintien de l’ordre »), résultats des bombardements aériens, chutes d’avions alliés ou allemands, …
Chaque page de synthèse relate succinctement une bonne dizaine « d’incidents ». Le total des « incidents » signalés dans le courrier « Camélia » est donc de l’ordre de 6000.
b- d’autre part certaines synthèses comprennent également des statistiques comparatives permettant de suivre, d’une semaine à l’autre, l’évolution du nombre des sabotages, attentats, actions répressives, …
Au total ces documents établis par la Gendarmerie forment un tableau très précis de ce qu’était la vie quotidienne de l’époque.
B- 403 feuillets provenant de rapports établis par les Préfets, les Intendants de Police et les Services de Renseignements Généraux, traitant principalement des réactions morales des populations devant les évènements intérieurs et extérieurs (discours politiques, ravitaillement, propagandes allemandes ou anglo-saxonnes, bombardements, sabotages, nouvelles militaires, …). L’étude des réactions morales des populations est conduite en tenant compte des catégories sociales ou ethniques des éléments étudiés (réaction des milieux ruraux, des milieux ouvriers, des milieux intellectuels, des milieux nord-africains, …).
C- 188 feuillets relatent les séances du Comité Français de Liaison auprès des autorités d’occupation pour la région lyonnaise. Ces documents donnent un aspect très précis des relations entre les autorités vichyssoises et l’armée allemande (dehors très courtois recouvrant l’irritation des Allemands et la brutalité de leurs relations devant l’attitude de la population. Refus de renseigner les Français sur les motifs d’arrestation (ou de disparition) de diverses personnes, refus de révéler le lieu d’exécution et le lieu d’inhumation des personnes fusillées « pour des raisons d’ordre et de sécurité », …
D- 152 feuillets de renseignements sur la Wehrmacht, la Luftwaffe et la Kriegsmarine (identifications d’unités, de secteurs postaux, d’officiers supérieurs, emplacements d’ouvrages, de dépôts de munitions ou de carburants, de champs de mines, de barrages routiers, croquis d’organisations défensives).
Certains de ces renseignements concernent des zones relativement éloignées du secteur normal d’action de « Camélia » mais il n’était pas interdit aux informateurs du réseau de voyager ou de recevoir la visite de gens venant de loin. C’est aussi arrivé que le courrier comprenne des renseignements sur des défenses allemandes de la région de La Rochelle et un rapport très complet sur l’activité du port de Brest.
E- 175 feuillets de consignes données à la Milice, à la Police et à la Gendarmerie pour le cas où des opérations militaires se déclencheraient dans leurs zones de stationnement (en particulier zones de « regroupement » prévues pour les différentes Légions de Gendarmerie) ;
F- 124 feuillets concernant les activités de divers maquis.
G- 62 feuillets concernant les activités répressives de la Wehrmacht et du SD (arrestations, pendaisons, fusillades, incendies, viols, pillages, représailles par bombardements aériens, …).
H- 65 feuillets de renseignements sur les usines travaillant pour les Allemands, sur la main d’œuvre, le Service du Travail Obligatoire, …
I- 21 feuillets sur le trafic ferroviaire, l’état de la SNCF.
J- 46 feuillets sur les résultats des bombardements aériens.
A ces renseignements que l’on pourrait qualifier de « pâture quotidienne » du réseau TR, « Camélia » (profitant du fait que sa zone d’action couvrait Vichy) avait le privilège de joindre parfois des documents « récupérés » dans les Ministères. Le courrier que nous étudions contient plusieurs de ces renseignements :
K- Une étude de 25 pages sur l’ancienne « Armée d’Armistice ».
L- Une étude de 7 pages sur la situation des Alsaciens/Lorrains.
M- Une étude de 8 pages sur les conséquences du rattachement administratif par les Allemands de nos provinces du nord à la Belgique.
N- Une liste nominative des 223 Généraux et Colonels arrêtés « préventivement » par les Allemands et dont 38 ont été libérés et 185 envoyés en Allemagne.
O- Un rapport de 9 pages établi par l’EM du Général STULPNAGEL (Commandant du Gross-Paris).
P- Un exposé de la situation dans le Sud-Est Asiatique émanant de l’Ambassade impériale du Japon.
Q- 75 pages de rapports et de télégrammes émanant soit du Gouvernement Général en Indochine, soit des Ambassadeurs français à l’étranger.
Ces documents avaient été expédiés des villes suivantes : Ankara, Bangkok, Bucarest, Budapest,Dalat, Hanoi, Helsinki, Lisbonne, Madrid, Mellila, Moukden, Nankin, Pékin, Saigon, Shanghai, Sofia, Stockholm, Tanger, Tien-Tsin et Tokyo.
Les plus intéressants étaient ceux qui émanaient d’Indochine, de Pékin et d’Helsinki.
Les premiers donnaient :
– une situation d’effectifs absolument complète de nos troupes en Indochine.
– la façon dont l’Amiral Decoux s’efforçait de contrer les exigences sans cesse croissantes des troupes Japonaises d’occupation.
Les documents venus de Pékin faisaient état de la situation militaire en Annam et des préparatifs d’une offensive nipponne dans la région d’Hankéou.
Les documents émanant d’Helsinki faisaient le point, du coté finlandais, des négociations de paix engagées avec l’URSS.
Sur un plan plus technique 42 pages des documents « Affaires Etrangères » figurant au courrier « Camélia » étaient particulièrement intéressantes. Il s’agissait de 72 télégrammes non « démarqués » c’est-à-dire présentés dans leur texte original, tel qu’ils sortaient de l’atelier de déchiffrement des AE. De tels textes pouvaient présenter un grand intérêt pour les « décrypteurs » d’Alger.
R- Enfin le plus beau fleuron du courrier « Camélia » était un document qui donnait (en 7 pages) l’ordre de bataille complet de l’armée roumaine.
Dans son livre « Mes Camarades sont morts / Edition d’origine » (tome 1, pages 71 à 99) Pierre Nord expose en détail les raisons pour lesquelles le Commandement en Chef d’une Armée attache la plus grande importance à la reconstitution de l’Ordre de Bataille de l’Ennemi. Pierre Nord, termine son exposé (pages 97 à 99) en racontant comment un des chefs de poste de « Camélia » avait la précieuse prérogative de recueillir des renseignements extrêmement précis sur les Ordres de Bataille des Armées engagées sur le front de l’Est. Alors qu’il était élève à l’Ecole de Guerre notre Chef de Poste s’était donné beaucoup de mal pour aider un de ses condisciples étrangers en difficulté (imitant Pierre Nord, nous appellerons cet étranger Petrov). En 1944 Petrov était en mission en France, son pays avait été obligé de se ranger dans le camp hitlérien et cela désespérait Petrov extrêmement francophile et anti-nazi. Petrov avait profité de son envoi en France pour reprendre contact avec son condisciple de l’Ecole de Guerre et communiquait à ce dernier tous les renseignements qu’il pouvait sur le front de l’Est (à l’exception naturellement des renseignements concernant sa propre armée).
Nota : Lorsque les postes TR recueillaient un renseignement jugé par eux particulièrement intéressant ou urgent il le transmettait par télégramme chiffré. Le document écrit correspondant figurait dans le courrier mensuel suivant à titre de confirmation du télégramme. C’est ce qui a du normalement se passer pour l’Ordre de Bataille roumain. Pierre Nord, dans l’ouvrage cité ci-dessus (pages 266 et 267) donne d’ailleurs la photo de quatre télégramme expédiés à Alger par « Camélia » les 1er et 3 août 1944 et concernant l’Ordre de Bataille de l’Armée roumaine.
Dans certains Bulletins de l’Amicale ont été publiés quelques avis autorisés sur les SERVICES SPECIAUX et leurs oeuvres.
Aujourd’hui, l’un de nos camarades, que nous considérons comme l’un des spécialistes les plus qualifiés du “2ème BUREAU”, nous donne son point de vue – celui du Commandement. En fait,- sur l’indispensable liaison à établir entre SERVICES SPÉCIAUX et 2ème BUREAU. Dans le Bulletin N° 13, plusieurs témoignages dénonçaient le scepticisme général en matière de Renseignement et de Sécurité, l’inorganisation aussi de Services Spéciaux et Militaires adaptés aux formes nouvelles des conflits.
Cette fois encore, au travers du travail technique de notre correspondant, apparaît le manque de coordination et d’impulsion qui doit être l’oeuvre du Commandement (Civil ou Militaire) à l’échelon le plus élevé.
En diffusant des avis de spécialistes aussi autorisés, nous espérons que nous finirons par intéresser les “Pouvoirs publics” à un problème dont ils ignorent le plus souvent les données élémentaires.
Nous poursuivrons donc ce travail contre vents et marées, parce que nous savons que dans la conjoncture actuelle, l’utilisation rationnelle des SERVICES SPECIAUX et leur développement adapté aux circonstances est la meilleure défense de notre Patrie.
Alors que les profanes, dont l’éducation a été faite exclusivement par le film et le roman policier, font une confusion regrettable des SERVICES SPECIAUX et des 2èmes BUREAUX, il existe souvent, en fait, une rivalité entre les organismes voués au Renseignement, rivalité qui peut conduire les uns et les autres à des comportements incompatibles avec l’intérêt général.
Ce petit exposé est l’oeuvre d’un “spécialiste” du 2ème Bureau, n’ayant jamais appartenu aux Services Spéciaux, ayant toujours – ou presque – entretenu avec eux les meilleures relations et en ayant ainsi apprécié le bénéfice.
Que les adhérents de l’A.S.S.D.N. ne s’étonnent donc pas de trouver ici un point de vue sensiblement différent, sans doute, de celui qu’ils adoptent généralement. Qu’ils n’y voient nul amour-propre mal placé, mais le seul désir d’aider à la création d’un climat toujours favorable pour le meilleur service du Commandement responsable.
LE CHEF DE GUERRE a besoin de RENSEIGNEMENTS pour DECIDER et AGIR.
Tout acte de guerre exige une décision de la part d’un Chef ou, plus exactement, un ensemble de décisions prises à chaque échelon par le chef responsable de chacun d’eux. On peut dire, bien entendu, qu’il y a guerre dès qu’il y a un ennemi, intérieur ou extérieur, même sans rupture officielle des relations entre deux pays, voire entre le pays légal et une opposition.
Or aucune décision n’est valable, qui ne tienne compte de l’ennemi. La connaissance de l’adversaire est une des bases indispensables au succès. On s’est toujours efforcé de l’avoir aussi parfaite, aussi complète que possible.
Il fut un temps où ce système était relativement facile à résoudre celui où les armées, peu nombreuses, lentes, se trouvaient, lors de la rencontre dans le champ visuel du Chef. Celui-ci pouvait alors décider sur un ennemi bien connu dont rien ne lui échappait. Mais très vite le Chef éprouva l’impérieuse nécessité de savoir, avant la rencontre, à qui il aurait affaire, où et quand ?
Ce jour-là le problème du Renseignement fut posé. Il ne tarda pas à prendre une ampleur considérable.
Pour le résoudre, l’idée d’envoyer des informateurs chez l’ennemi lui-même, de susciter des trahisons, se forma vite. L’informateur avant la bataille, les yeux pendant la bataille suffisaient. Le Chef lui-même pouvait ensuite utiliser, exploiter ces renseignements qui d’ailleurs trouvaient dans le temps un échelonnement normal. Le rôle de l’informateur s’effaçait lorsque le contact était pris. Cette époque n’est pas si lointaine. Napoléon, il y a cent cinquante ans, ne laissait à personne le soin de lancer ses agents puis d’observer le combat.
L’augmentation des effectifs engagés rendit impossible l’observation directe de l’ensemble du champ de bataille et, à fortiori, du ou des théâtres d’opérations. L’existence de moyens ennemis non engagés conduisit à poursuivre l’investigation des agents alors que la bataille était déjà en cours. Le Chef dut abdiquer en partie et confier à un auxiliaire le soin de recevoir ces renseignements et de les lui présenter. Ainsi naquit le 2ème BUREAU.
Chaque élément de premier échelon dut signaler ce qu’il constatait chez l’ennemi au contact. Le rapport qui existait entre l’ennemi vu à l’arrière et l’avant avait toujours été retenu. La rapidité des mouvements faisait de plus en plus immédiate la menace que l’ennemi lointain pouvait constituer pour le front d’engagement. Il n’était absolument plus possible de considérer avant et arrière comme deux domaines indépendants. Ils avaient été analysés par les agents et les troupes au contact. Il fallait confronter ces analyses, parvenir à une vue d’ensemble. Le Chef, axé sur une bataille qui offrait une complexité de plus en plus grande pouvait-il encore s’attacher aux détails qu’ils soient de mouvements, de ravitaillement ou de Renseignement ? Certainement pas. Aussi, dans ce dernier ordre d’idées, le 2ème BUREAU, de simple collecteur, devint-il organe de synthèse.
En outre, l’observation directe, complétée par l’action lointaine des agents, fut bientôt renforcée par d’autres moyens. L’aviation, les écoutes, le radar, remplirent le hiatus qui existait entre le contact et l’arrière éloigné et que ne comblaient suffisamment ni les interrogatoires de prisonniers, ni l’étude des documents.
La recherche, la centralisation et l’exploitation des renseignements devinrent ainsi un énorme travail pour les 2èmes Bureaux.
La nécessité de saisir l’ennemi sous les aspects de plus en plus différents qu’il présentait : courants envoyés sur les fils, ondes, avions rapides s’imposa, s’ajoutant aux activités multiples du contact, sur mouvements des arrières.
On ne conçoit pas aujourd’hui la possibilité de faire un tableau exact et complet de l’ennemi en négligeant systématiquement un des aspects qu’il soit aérien, radio, ou tout bonnement terrestre. Mais encore plus, on ne comprendrait pas, sinon dans un but d’information technique, une description de l’ennemi ne comportant qu’un seul aspect.
Comment engager une action valable en connaissant seulement l’activité aérienne ou uniquement la situation terrestre de l’adversaire ?
Or, chacun des moyens de recherche ne donne, soit du fait de ses caractéristiques techniques, soit de par les conditions dans lesquelles il travaille, qu’un aspect incomplet de l’ennemi. L’aviation n’a jamais pu donner à coup sûr les effectifs, l’observation terrestre est limitée par la première crête. Les agents, qui peuvent donner presque tout, sont sans possibilité sur l’extrême avant et connaissent même de grosses difficultés quand il s’agit de travailler sur les arrières, à l’intérieur de dispositifs compacts et vigilants.
NECESSITE DE RECOUPEMENT ET DE LA SYNTHESE.
De plus, chacun sait l’intérêt du recoupement : or, il n’y en a pas de meilleur au renseignement recueilli par un moyen, qu’une investigation faite sur le même objet par un autre moyen.
Enfin, un renseignement recueilli par un moyen quelconque, isolé, aviation, radar, troupes terrestres; services spéciaux, risque de laisser dans l’ombre un point intéressant. Confronté avec les résultats obtenus par d’autres sources, il prend toute sa valeur.
Une synthèse n’est jamais polyvalente. Elle doit toujours répondre aux besoins réels du commandement responsable, suivant sa zone d’action, sa mission, les nuances mêmes de celle-ci, l’effort dans le temps et l’espace.
Un seul Bureau centralise toutes les questions de transport, de ravitaillement et coiffe les services chargés de leur réalisation. C’est par une seule voie que le Chef doit recevoir la synthèse répondant à ses soucis. Lui en envoyer plusieurs, c’est l’obliger à choisir, à faire une super synthèse, lui-même, ou à travailler sur des notions fragmentaires.
Le 2ème BUREAU reçoit du Chef responsable le Plan de Renseignements, énoncé des besoins pour la manoeuvre à effectuer. Ce plan est le guide pour l’établissement de la synthèse.
TRAVAIL EN COMMUN DES 2èmes BUREAUX ET SERVICES SPECIAUX.
Cet examen schématique de l’évolution du problème du renseignement permettra peut être de mieux comprendre le point de vue du 2ème BUREAU.
Il semblerait résulter de cette étude que ce Bureau voudrait se voir subordonner les SERVICES SPECIAUX, et, plus exactement, voir ses services découpés en tranches correspondant aux divers échelons de responsabilité.
Il n’en est rien.
Le 2ème BUREAU sait parfaitement qu’il est deux catégories de moyens de recherche : ceux qui travaillent normalement dans le cadre des unités tactiques et stratégiques, et ceux qui échappent à ce cadre. Parmi les premiers figurent par exemple les unités au contact, l’observation terrestre. A ceux-ci, le 2ème BUREAU peut rapidement et facilement faire donner l’ordre d’effectuer des mouvements, des actions même, nécessaires pour obtenir un renseignement particulier ; il leur adresse des “ordres de recherche”, traduction technique des “plans de renseignements”.
Aux moyens qui n’appartiennent pas à son échelon tactique ou stratégique, le 2ème BUREAU ne peut adresser que des demandes de recherche. Il sait que limiter leur action à un cadre étroit, les compartimenter, c’est réduire leur rendement. C’est bien le contraire qu’il désire,
Mais ce qu’il demande, c’est que ces organes de recherches lui donnent tous les renseignements sous une forme brute, la seule qui lui permette d’établir la synthèse que son chef veut avoir. Il demande aussi que les renseignements ne soient pas envoyés ou communiqués directement au chef responsable ou au bureau “opérations”. Ceci parait secondaire; mais combien de fois a-t-on vu tout un travail de synthèse ruiné par un renseignement qui, présenté isolément, a été négligé, ou au contraire, grossi exagérément, a suffi pour déclencher une action intempestive.
A chaque échelon de commandement, il y a un responsable. Ne rendons pas sa tâche impossible.
Le Chef ne doit pas recevoir deux ou plusieurs synthèses; peut être contradictoires, sûrement divergentes. La confrontation des résultats doit se faire entre le chef du 2ème BUREAU et le responsable local des SERVICES SPECIAUX, avant toute présentation .
Il va de soi que cette liaison n’est pas à sens unique. Le 2ème BUREAU doit se considérer comme appartenant à une “Equipe”, englobant tous les autres 2èmes Bureaux et les organes de recherche. Il lui faut, non seulement, répondre aux demandes de recherche que lui adressent les SERVICES SPECIAUX, mais encore favoriser les recoupements, mettre ces Services dans son ambiance en leur communiquant ses préoccupations, ses bulletins de renseignements, voire ses synthèses.
Dans cette aide donnée par le 2ème BUREAU, n’oublions pas que, s’il existe un front, il est responsable du passage des agents. Mieux que n’importe qui, il sait où le franchissement sera le plus facile et même le plus immédiatement payant.
On voit donc comment cette collaboration doit s’établir à tous les échelons, faite d’ailleurs plus de contacts personnels et d’union intellectuelle, que de documents échangés.
Mais nous avons vu les raisons qui justifiaient l’établissement de ces règles. C’est en particulier l’abondance des moyens de recherche, qui, dans la zone de contact, conduit à cette primauté du 2ème BUREAU. Sur les arrières lointains, il n’en est plus de même. La part des SERVICES SPECIAUX peut y être telle, si même ils n’y sont pas seuls à pouvoir agir, qu’ils deviennent naturellement les meneurs du jeu. S’ils sont seuls à faire l’investigation analytique, seuls aussi ils peuvent faire la synthèse utile au Commandement ou au Gouvernement. Qu’ils n’oublient pas l’appoint possible des autres moyens.
L’IMPORTANCE CROISSANTE DES SERVICES SPECIAUX.
C’est d’ailleurs au Commandement Civil ou Militaire, responsable, qu’il appartient de répartir les responsabilités entre les moyens et de prescrire les centralisations et les liaisons qu’ils doivent assurer.
On voudrait être sûr que, dans le domaine du renseignement, ils pensent quelquefois !
La situation présente et les conditions dans lesquelles se dérouleront les conflits de l’avenir ne peuvent manquer d’accroître le rôle des SERVICES SPECIAUX.
En effet, alors qu’avec les moyens “classiques” un temps appréciable s’écoule entre la mise sur place, la fabrication, l’instruction des unités et des armes et leur engagement, et que ces délais donnent le loisir de déterminer la valeur de ces moyens et la direction qu’ils prennent, l’avenir sera bien différent.
De l’usine au point de chute, les délais seront à peu près nuls. Les engins seront “tous azimuts”. On devra se borner à déceler leur existence. Mais on ne pourra le faire qu’au stade de l’étude ou de la fabrication. Seuls les SERVICES SPECIAUX pourront s’en charger.
L’Aviation pourra être une aide. De même, les “écoutes-radio”, sans doute d’autres moyens .. Et alors les SERVICES SPECIAUX devront tenir compte des renseignements obtenus par d’autres organes de recherche, qui travailleront pour eux. Il leur faudra bien synthétiser ces résultats, ou il faudra bien que quelqu’un le fasse pour eux. Nous avons de bonnes raisons de croire que ce travail n’est pas fait actuellement avec une méthode rigoureuse.
AUTRES MISSIONS COMMUNES AUX 2èmes BUREAUX ET SERVICES SPECIAUX.
Les SERVICES SPECIAUX n’ont certes pas cette seule mission de renseignement dans le domaine militaire. C’est elle qui exige le plus d’entente mais déclenche le plus de “compétitions” avec les 2èmes Bureaux, C’est pour cela que nous lui avons donné la première place.
Les autres missions tout aussi importantes, réclament aussi des liaisons entre ces différentes organisations.
Certes, le 2ème BUREAU n’a pas à s’immiscer dans la lutte menée contre l’ennemi intérieur, jusqu’à ce que celle-ci se transforme en guérilla. Mais il ne peut être pris au dépourvu. Si l’Autorité Civile se dessaisit de ses pouvoirs au profit de l’Autorité Militaire, celle ci doit être renseignée et se préparer à la tâche qui l’attend. Les SERVICES SPECIAUX doivent songer en permanence à cette responsabilité qui peut échoir au Chef Militaire. C’est une obligation pour eux que d’informer les 2èmes Bureaux de ce qui les attend.
Enfin qu’il s’agisse de la lutte contre l’Espionnage ou du maintien de la cohésion nationale, il est indispensable qu’il connaisse le point d’application de l’effort ennemi. Il y a souvent une liaison intime entre la zone où l’ennemi intensifie ses renseignements, le sabotage matériel ou moral et l’action frontale à venir. Ces renseignements sur l’effort de l’adversaire en profondeur, confrontés avec les possibilités qu’il a pu se constituer pour une action purement militaire, permettent de lever bien des doutes.
Pour ce qui est de la mission “Action” sur les arrières ennemis, dont sont chargés les SERVICES SPECIAUX, la part des organes de synthèse sera du même ordre. Bien orientée, la recherche au contact pourra déceler des objectifs intéressants : les documents recueillis, les interrogatoires des prisonniers contiennent de nombreuses données sur la vie des arrières lointains. Encore faut-il les rechercher et, avant tout, savoir l’intérêt qu’elles présentent.
Ces actions ne sont pas sans répercussions sur les moyens au contact ne serait-ce que sur leur moral. Il appartient aux 2èmes Bureaux de les rechercher. Il ne s’agit pas pour cela de les mettre dans tous les secrets mais bien d’utiliser leurs possibilités. Pour cela, point n’est besoin de dévoiler les buts que l’on veut atteindre au loin. Des demandes de recherches bien étudiées et bien rédigées suffisent.
Des 2èmes Bureaux instruits et disciplinés savent exécuter de tels ordres intelligemment, tout en comprenant les servitudes du secret .
Recherche et Exploitation doivent être coordonnées à l’Echelon le plus élevé.
Tout le problème des rapports entre les 2èmes BUREAUX et les SERVICES SPECIAUX peut se traduire en quelques mots :
Il y a UN ennemi, mais d’aspects de plus en plus complexes.
Le Chef responsable doit prendre ses décisions en toute connaissance de cet ennemi.
Les différents aspects de l’Ennemi sont relevés par des moyens de recherche de plus en plus nombreux et de moins en moins unifiés. La part de chacun est variable suivant les circonstances.
Tous ces aspects sont indispensables pour faire un tableau ressemblant de l’ennemi, c’est la synthèse que le Chef ne peut plus faire lui-même.
Qui doit lui présenter cette synthèse ? Organe de recherche, ou organe de synthèse ? L’un ou l’autre. Certainement pas l’un et l’autre.
La technique, les règles qui commandent le fonctionnement du renseignement donnent à ces deux organismes le moyen d’assurer leurs liaisons et le meilleur rendement de l’ensemble.
Encore faut-il que le Chef responsable au niveau le plus, élevé, – qu’il soit civil ou militaire – répartisse les rôles de chacun. C’est une question d’organisation générale qu’il faut, aujourd’hui plus que jamais, pousser à un degré extrême de minutie.
Nous craignons fort qu’en dépit des affirmations, et des bonnes volontés des exécutants, cette organisation soit négligée ou insuffisante. Peut être parce qu’aux échelons nationaux et gouvernementaux on n’a pas encore compris l’importance capitale du RENSEIGNEMENT
Curieuse compagnie que la nôtre ! Le Commandant Gambiez ne disposait d’aucune réserve en uniforme pour nous équiper. C’est donc en vêtements civils, qu’après quelques jours d’entraînement commando, nous prîmes part aux premières opérations de Libération de la Corse.
Afin de ne pas être traités comme des francs-tireurs en cas de capture, nous avions été pourvus d’un brassard blanc portant la tête de maure, emblème de la Corse. Cette précaution me parut très illusoire à un moment où les maquisards étaient l’objet de terribles représailles de la part des troupes allemandes.
Nous fûmes par contre dotés du même armement que celui dont étaient pourvues les autres unités du Bataillon de Choc. Il comprenait essentiellement le fusil-mitrailleur Brent, le pistolet-mitrailleur Sten et la grenade Gammon dont la charge de plastic causait de terribles ravages au moment de l’impact.
J’avais retrouvé dans mes bagages un vieux béret alpin et mon ancien blouson des Corps Francs de 1940; ces deux attributs, complétés par des galons de lieutenant un peu défraîchis, me donnèrent une allure assez convenable dont se souciaient assez peu les garçons que j’avais à commander.
En rejoignant le Bataillon de Choc, je ne faisais que retrouver mon statut d’Officier de carrière. Pourtant pour les autorités civiles locales je demeurais Marcel CIMA, Délégué Départemental de l’Artisanat.
Il me fallait me dépouiller de ce déguisement. J’écrivis une lettre officielle au Préfet de la Corse pour lui annoncer ma démission de mes fonctions civiles et ma réintégration dans l’Armée.
Les événements évoluaient rapidement.
En effet, les Allemands ne furent pas longs à réagir. La Corse constituait pour eux un tremplin qui leur permettait d’acheminer par la plaine orientale et par Bastia vers l’Italie du Nord, leurs unités stationnées en Sardaigne. Ils ne tenaient pas à ce que ce marchepied leur fut interdit par l’armée française ou la résistance corse.
La mission du Bataillon de Choc était de s’opposer par tous les moyens (embuscades, coups de main, harcèlement) aux mouvements des unités allemandes qui se dirigeaient vers Bastia.
Notre compagnie, dont les sections opéraient isolement, prit vaillamment sa part dans cette mission.
Nos déplacements s’effectuaient soit en camion, soit souvent à pied. Je me souviens des marches exténuantes sur des sentiers de montagne auxquelles nos volontaires à tête de moines, non entraînés, étaient peu préparés. Ils furent en tous points remarquables par leur courage et leur entrain.
A plusieurs reprises ma section fut transportée sur des camions de l’armée italienne conduite par des soldats italiens en uniforme. Ces garçons auraient d’ailleurs fait n’importe quoi pour nous être agréable et se faire pardonner.
Nous arrivâmes ainsi un soir à Vescovato, village à 20 kilomètres au sud de Bastia.
Depuis notre départ d’Ajaccio, le Lieutenant Riquebourg avait été remplacé à la tête de notre compagnie par le Capitaine Charles Torri, un de mes grands anciens de Saint-Cyr.
Il vint me retrouver à Vescovato pour me fixer la mission du lendemain.
Il avait appris que les troupes allemandes occupaient le petit village d’Olmo (3 kilomètres à l’ouest de Vescovato). Il savait aussi que chaque matin, un ou plusieurs camions militaires allemands montaient à Olmo pour ravitailler le poste et y amener du personnel.
Ma mission consistait à tendre une embuscade pour détruire ces camions le lendemain matin.
Le « Maquis » mit un guide à ma disposition et nous quittâmes Vescovato avant l’aube.
La progression lente et pénible dans une végétation très dense et sur un terrain escarpé fut soudainement arrêtée par des rafales de pistolets- mitrailleurs. Nous venions de tomber nous-mêmes dans une embuscade ou sur une patrouille allemande chargée de découvrir si Vescovato était tenu par les Français.
Le guide Corse qui marchait devant moi avait été tué sur le coup.
La réaction de la section fut immédiate. Aux rafales allemandes succédèrent celles de nos P-M. et les explosions de nos grenades.
Il ne pouvait plus être question de remplir une mission dont le succès reposait sur la surprise. Je fis replier ma section qui fut accompagnée sur le chemin du retour par des tirs de mortier. Un de mes hommes fut légèrement blessé. Je n’étais pas fier, et mes hommes étaient furieux.
Le Capitaine Torri vint me retrouver quelques heures après à Vescovato.
Mis au courant des événements il me dit simplement : « Tu recommences demain matin. »
Ce qui fut fait, mes hommes avaient la rage au ventre.
Après une progression aussi lente et aussi pénible que celle de la veille, je fis mettre des fusils-mitrailleurs en batterie sur une pente qui dominait la route.
Un camion de la Wehrmacht l’emprunta ce matin-là. Foudroyé par les fusils-mitrailleurs il n’alla pas plus loin. Ses occupants non plus.
Après la libération complète de la Corse et le regroupement du Bataillon de Choc à Calvi, je revins à Vescovato pour revoir cette pittoresque localité dont le médecin m’avait hébergé.
Plus tard encore, le Capitaine Torri y fut enterré. C’était son village.
A CALVI
Fin 1943, le Bataillon de Choc fut regroupé à Calvi où il s’installa dans la citadelle qu’occupe maintenant la Légion Etrangère.
Les souvenirs de cette ville sympathique se sont progressivement estompés. Il ne reste dans ma mémoire que la vision d’une rade magnifique sur fonds de montagnes et ce promontoire autoritaire que constituait la citadelle dominant la cité.
Notre 4e Compagnie avait enfin reçu ses uniformes et équipements américains. Blouson Corps Franc, Béret alpin et brassard à tête de Maure trouvaient désormais leur place parmi d’autres reliques.
L’instruction et l’entraînement poussés auxquels nous étions astreints achevaient de nous intégrer dans le Bataillon de Choc. Seul ne pouvait nous être donné l’entraînement parachutiste auquel avaient été soumis en Algérie tous les chasseurs de la prestigieuse unité.
La Corse avait été libérée. Il fallait être en mesure de la défendre d’éventuels retours en force des Allemands.
Le Bataillon avait reçu une mission de défense des côtes dans la région de Calvi en attendant de se voir confier une tâche plus conforme à sa vocation.
C’est à Calvi que me parvinrent fin décembre 1943 l’ordre de rejoindre la Direction du Service de Renseignements à Alger pour une autre destinée.