L’objectif de notre amicale : rétablir “cette sacrée Vérité”

Par Paul Paillole en 1973 :

Depuis plusieurs mois, nous assistons à la sortie massive d’écrits de toutes sortes, d’émissions radio et télévisées, qui prétendent projeter des lueurs de vérité sur les événements des années 1939 à 1945.

Je constate à regret – comme vient de le faire le Général BAILLIF à propos de la guerre d’Indochine dans sa protestation adressée à l’O.R.T.F. – le manque d’informations et d’objectivité de la plupart des auteurs.

Connaissance incomplète des événements, témoignages partiaux, subjectifs, récits hagiographiques, plaidoyers orgueilleux, présentations partisanes ou tendancieuses des faits, telles sont les caractéristiques de tant d’oeuvres diffusées avec une prétention historique.

Nous avons trop souvent dénoncé les manquements à la VERITE pour ne pas stigmatiser le « bourrage des crânes » et plus particulièrement celui qui s’exerce jusque dans nos foyers par les moyens officiels audio­visuels.

Ainsi a été pratiquement monopolisé le mérite de la Résistance à l’envahisseur de 1940 et minimisée toute action patriotique en marge de ce monopole.

Je ne veux pour preuve de ce que j’avance que cette monstrueuse disposition administrative qui interdit encore aujourd’hui au Ministre des Armées (D.P.M.A.T.) de prendre en considération les titres de résistance établis autrement que par les fichiers du B.C.R.A.

J’imagine la réaction de LOCHARD ou de VERNEUIL si on leur avait prescrit en 1943 ou 1944 d’adresser à Londres les listes de leurs agents pour qu’elles soient mises en fiche !

Que l’on me comprenne bien : la pensée de minimiser les mérites de ceux – quels qu’ils soient – qui « ont fait quelque chose de bien », ne m’effleure pas.

Ce que nous sommes un certain nombre à ne plus pouvoir supporter, c’est la prétention sacro-sainte au « monopole », c’est l’audace de présenter avec un label plus ou moins officiel des événements tronqués, c’est l’impudeur de donner une dimension démesurée à des faits bénins, en ignorant – ou feignant d’ignorer – des faits essentiels.

Alors, comment ne pas saluer cette amorce de renversement de tendance que nous percevons dans les flots que déverse la littérature. Nous ne saurions trop remercier les quelques auteurs courageux, consciencieux, qui tentent de rétablir la VERITE.

QUELS QU’ILS SOIENT, nous avons LE DEVOIR DE LEUR OUVRIR NOS DOSSIERS ET NOS SOUVENIRS.

L’objectif majeur de notre Association demeure d’ordre moral.

Nulle récompense, nulle satisfaction, ne saurait honorablement et pleinement sanctionner les sacrifices des nôtres, sans le rétablissement complet de « cette sacrée VERITE ». Elle chemine lentement dans l’accumulation des mensonges, et des produits des imaginations perverses; mais cette marche annonce la fin d’une époque où trop de médiocres et d’ambitieux ont trouvé dans l’astucieuse exploitation des événements, le tremplin nécessaire pour sauter sur les honneurs et les bonnes places.

Je crains fort que notre PAYS n’y ait pas trouvé son compte, et que l’HISTOIRE, la vraie, en subisse les conséquences.




Congres de Lyon 1998 -Lettre de Henri Amouroux

Mon Colonel, ( Ndlr : P. Paillole) En vous écoutant ce matin à l’Hôtel de Ville un mot m’est venu à l’esprit, il a vous surprendre peut-être, c’est le mot ” rafraîchissant “. J’ai pensé qu’aujourd’hui, avec vous, nous sortions des miasmes de la politique, de tout ce qui fait le quotidien souvent nauséabond. C’est pourquoi avec vous j’ai l’impression de vivre une cure de rafraîchissement en compagnie des hommes et des femmes qui n’ont jamais cessé d’être ce qu’ils étaient en 1940 et dans les années suivantes, lors d’un désastre dont nous porterons toujours le poids, dont l’Europe portera le poids.

Nous oublions trop, en effet, que 1940 constitue l’une des grandes fractures du siècle ; il y a eu 1917 et la révolution bolcheviste, 1940, drame pour l’Europe entière, 1989 et la fin, sinon du communisme du moins du communisme bolcheviste de Moscou.

1940 aura marqué la fin de la puissance politique de l’Europe car aujourd’hui il n’est pas concevable qu’un problème important, sur les rives de la Méditerranée… ou ailleurs, soit réglé autrement qu’à Washington et que par Washington, ce qui n’aurait pas été le cas avant la Deuxième Guerre Mondiale.

Cette montée en puissance rapide des États-Unis, conséquence de l’affaiblissement considérable de l’Europe, est le résultat du grand désastre de 1940.

Un désastre raconté aujourd’hui comme si le transistor, la télévision, internet, avaient existé en 1940 !

Un désastre dont on parle en oubliant les millions de fuyards sur les routes ; les deux millions de prisonniers, le drame de notre armée battue, cette armée dont les journaux écrivaient, après le défilé du 14 juillet 1939 qu’elle était irrésistible ! Un an après il n’en restait que la petite armée d’armistice : cent mille hommes en zone non occupée. Des hommes cependant allaient répondre les uns à l’appel du Général de Gaulle, les autres à l’appel de leur conscience, de leur coeur ou à celui de leurs traditions familiales ou militaires. Ils étaient minoritaires ?

La résistance à ses débuts ? Une addition de solitudes et une addition de solitaires. Des solitaires qui n’ont aucune ambition politique, qui ne jouent aucun jeu politique et qui ne misent rien ni sur le rouge ni sur le noir.

C’est ce qui fait leur grandeur, leur héroïsme. Ce désintéressement mérite d’être rappelé aux garçons et aux filles d’aujourd’hui qui n’ont, fort heureusement, à l’horizon aucune perspective de guerre, de conflit mondial.

Le monde a ainsi changé : alors que la France a eu des ennemis presque héréditaires (la maison d’Autriche, l’Angleterre, l’Allemagne), la voici en paix avec tous ses voisins.

Votre courage mon Colonel, Mesdames et Messieurs, a été d’aller à contre courant quand tout le monde disait et croyait que la France était battue, que sur les routes fuyaient neuf millions de personnes dont le premier souci, après l’armistice, fut de retrouver la famille dispersée, les enfants perdus.

Dans les journaux de l’époque il y a ainsi des pleines pages d’annonces de recherches de femmes, d’enfants. J’ai même retrouvé une annonce stupéfiante par laquelle un général recherchait sa division perdue.

Cela fait rire aujourd’hui, mais cela n’était nullement risible à l’époque puisque c’était le signe de la rapidité avec laquelle l’État, l’armée, le pouvoir, tout s’était effondré.

Oui, ces premiers mois ont été terribles car il a fallu continuer à espérer et à se battre dans l’absolu de l’ignorance, de l’incertitude, des drames qui se succédaient et atteignaient une France abandonnée, il faut le rappeler, par le monde entier.

Au cours d’une émission de Jean-Marie Cavada, on a pu entendre M. Paxton dire : ” Les Français auraient dû être plus courageux en juillet 40 “. Je lui répondis que juillet succède à juin et qu’aux appels désespérés du gouvernement français, de M. Paul Reynaud, Président du Conseil, demandant au Président Roosevelt non pas de déclarer la guerre mais de dire que les États-Unis entreraient un jour en guerre, le Président Roosevelt répondit par la négative car cinq mois plus tard se déroulaient les élections présidentielles américaines, qu’il était candidat et qu’il avait promis aux femmes américaines de ne pas envoyer leurs fils de l’autre côté de l’Atlantique.

Abandonnés par les États-Unis, menacés par le pacte germano-soviétique dont on ne parle pratiquement plus alors que, laissant les mains libres à l’Allemagne à l’Est, il permit à Hitler d’évacuer le souci d’une bataille sur deux fronts ; délaissés par l’Angleterre qui ne nous a pas considérablement aidés à la mesure de sa puissance (elle n’avait que dix divisions sur le sol français en 1940 alors qu’en 1916 elle en avait soixante), nous nous sommes trouvés en mai et juin 1940 dans une solitude totale.

Grand choc de la défaite, choc de l’exode, choc de la capture de 2 millions de prisonniers. Ces hommes avaient des familles, des femmes.

Dois-je rappeler qu’il a fallu attendre octobre 40 pour connaître le sort réservé à la moitié de ces prisonniers.

Cette complexité de la vie quotidienne et de l’histoire faite non par les généraux ou les chefs d’État mais, dans les heures dramatiques, par le peuple, j’ai essayé de la reconstituer non pas avec objectivité, mot journalistique, non pas en prétendant à la ” vérité ” car il y a autant de vérités que d’hommes et de femmes mais avec pudeur et modestie, en essayant de faire comprendre, qu’il y eut une suite d’évolutions et que 1940 ne ressemble pas à 1941 qui ne ressemble pas à 1942 ainsi jusqu’en 1945…

Je ne suis pas partisan du noir et du blanc. Le ciel n’est pas bleu ou noir tous les jours, il y a des nuages et ce sont ces nuages qu’il faut essayer de capter, de refléter par l’écriture. Si j’ai écrit tant de livres, c’est bien pour essayer de faire comprendre les évolutions des Français.

Quant à vous, Mesdames et Messieurs, votre rôle était d’autant plus difficile que vous n’étiez pas de ceux qui pouviez ou qui vouliez revendiquer votre résistance ; vous n’aviez pas le droit de brandir un drapeau et vous ne politisiez pas votre combat.

Or, à partir de 1942/1943, le combat est devenu bien souvent un combat politique, et ceux qui, comme vous, appartenaient aux Services Spéciaux, ont été pris entre deux grandes forces qui fatalement les laissaient de côté.

C’est ainsi que la bataille de Paris, bataille du peuple a également été, entre communistes et gaullistes, une bataille politique ; pour le pouvoir proche. Cette ambition de pouvoir était parfaitement normale mais elle écartait ceux qui, comme vous, avaient participé à des actions efficaces qu’ils ne pouvaient revendiquer alors même que certains se paraient de l’héroïsme et du sacrifice des morts.

Aujourd’hui le problème est un problème de communication. La mémoire collective retient ceux qui se mettent le plus outrageusement en avant dans les medias. Je n’ai pas, on n’a pas, vous n’avez pas assez parlé de votre action qui, au contraire de celle de beaucoup d’autres, a été une action menée dès les premiers jours de la défaite.

Action difficile et dangereuse puisque il s’agissait de percer les secrets de l’adversaire. L’espionnage et le contre-espionnage sont des métiers, cela s’apprend et lorsque l’on en ignore les règles on court à la catastrophe.

Nous sommes à Lyon; on a souvent parlé du drame de Caluire. A son origine d’abord des négligences graves : 12 ou 13 personnes étaient au courant du rendez-vous, cela en fait certainement 10 de trop. En vérité il existait, dans la résistance, une volonté de parler, de faire savoir, de s’afficher.

Les Polonais, dans la mesure où ils avaient été occupés à trois reprises et où ils l’étaient pour la quatrième fois, avaient tendance à considérer les Français comme manquant de discrétion, comme s’exposant à des risques excessifs en faisant étalage de leurs sentiments. Mais vous, Mesdames et Messieurs, vous avez mené votre action avec passion et efficacité. Il y a une phrase très belle, très juste que cite le Général de Gaulle : ” Les raisonnables ont duré, les passionnés ont vécu “.

Vous pourriez la mettre en exergue car vous avez été des passionnés en sachant rester des raisonnables. Si vous n’aviez pas été des raisonnables votre travail aurait été détruit rapidement par vos adversaires que vous n’avez jamais ni sous-estimés, ni méprisés. Or l’une des grandes erreurs des Français, en 1870, en 1914, en 1940, a été de sous-estimer l’adversaire au lieu de le connaître après l’avoir étudié. Et votre travail à tous a été de connaître l’adversaire.

Il est stupéfiant que les renseignements que vous avez apportés n’aient pas été sérieusement pris en compte et d’abord avant la guerre. Le gouvernement ne pouvait pas dire qu’il ne savait pas, en 1939 il savait et lorsqu’il a déclaré la guerre, vous le savez mieux que moi, mon Colonel, il déclarait une guerre perdue d’avance.

Voici un exemple tristement représentatif de la situation de l’époque : Dans le rapport d’une séance de travail présidée, le 31 mars 1940, par M. Dautry, Ministre de l’Armement, on apprend que le ministre est allé incognito dans une usine d’armement, que nul ne l’a arrêté à l’entrée de l’usine, qu’il est entré librement dans un bureau, a pris des dossiers, est reparti pour Paris et a téléphoné au directeur de cette usine pour lui dire de venir rechercher ces documents. Comment ne pas être atterré ?

Vous, vous connaissiez la force de l’armée allemande, son plan de bataille et personne n’a pris en compte tous les renseignements que vous apportiez, notamment après octobre 1939, sans doute en vertu de ce raisonnement stupide :” les Français ne sont pas des Polonais “. En revanche l’armée allemande de mai 1940 avait tiré les leçons de sa campagne contre la Pologne et, notamment en ce qui concerne les chars, la coopération char-avion, elle était beaucoup plus forte en mai 40 qu’en septembre 1939.

Vous avez été de ceux qui auraient dû permettre au gouvernement de préparer la guerre, de ne pas politiser les problèmes de défense nationale. Quand on pense qu’en 1937-1938 il était interdit de travailler plus de 40 heures par semaine dans les usines de la défense nationale, comment voulez-vous ne pas perdre la guerre alors qu’il y a en face de 41 millions de Français, 80 millions d’Allemands qui eux travaillent 60 à 70 heures dans les usines d’armement ! Comment voulez-vous que le déséquilibre ne soit pas flagrant ?

Le système D cher au coeur des Français ne répare pas des fautes aussi flagrantes que celles-là. Ce qui était sans doute vrai quand les armées marchaient au même pas, à la même vitesse, comme en 1914, ne l’était plus en 1940. Et encore, en 1914 la France aurait été vaincue plus vite qu’en 1940 si les offensives russes qui devaient mal finir, n’avaient pas obligé le haut commandement allemand à retirer des troupes de l’Ouest.

En 1940, l’association des chars et des avions ayant fracassé les lignes de défense nationale, Paul Reynaud d’abord, puis l’assemblée nationale font appel à un vieux Maréchal dont on oublie de rappeler qu’il avait appris les rudiments de latin avec un prêtre qui avait fait la guerre d’Italie avec Bonaparte en 1797… On oublie que le Maréchal était né en 1856, un an après la fin de la guerre de Crimée et qu’il est un homme du XIXe siècle.

Il est important de comprendre que la France du XIXe siècle, celle de Pétain ne ressemblait en rien à la nôtre. Le transistor, internet, la télévision étaient à venir. Les rapports entre supérieurs et subordonnés, entre parents et enfants étaient très différents de ceux d’aujourd’hui.

En 1940 la France, nation paysanne, est toujours cruellement blessée par la guerre de 14-18. Aujourd’hui, avec les autoroutes, plus personne n’emprunte les petites routes et ne s’arrête dans les villages. S’y arrête-t-on et va-t-on au centre du village, là où se trouve le Monument aux Morts, alors on s’aperçoit qu’il y a souvent plus de noms inscrits sur le monument que de vivants dans le village.

En 1940, cette guerre de 14-18 était tellement proche que beaucoup de Français vivaient dans son ombre, et que les Anciens Combattants, qui n’étaient pas, comme on le croit, de grands vieillards, ils avaient 42, 45, 50 ans, avaient une influence considérable.

Les mots qui reviennent dans les journaux de mai-juin 1940, sont des mots qui font allusion au miracle de la Marne à Verdun et à Pétain, homme de Verdun, mais la guerre a changé de rythme, de style, elle n’est plus celle de 1916, ni même celle de 1918.

Plus rien ne ressemble à rien. Dans cet abandon, dans ce noir absolu, notre courage aura été de croire à cette petite lumière au bout du tunnel : l’Angleterre qui continuait la guerre. Mais qui pouvait être certain de l’avenir alors que les Américains croyaient bien peu à la victoire anglaise puisqu’ils avaient demandé à Churchill d’envoyer la flotte anglaise aux États-Unis !

Pour vous, votre devoir et votre mission étaient de continuer à vous renseigner sur l’adversaire vainqueur et de le faire depuis la France non occupée comme depuis la France occupée. Cette mission vous l’avez remplie et on ne le sait pas assez.

Les historiens vous négligent beaucoup trop parce que vous n’appartenez pas à un clan, à un parti. Vous appartenez au clan des honnêtes gens qui, aujourd’hui, passent pour des naïfs dans un monde où la naïveté est durement sanctionnée.

Vous ne revendiquez rien si ce n’est d’avoir fait votre devoir et je suis toujours ému. Je l’étais ce matin par les porte-drapeaux parce qu’ils sont un symbole, parce que, pour eux, ce jour était un grand jour. Mais dans cinq ans, dans dix ans est-ce que les drapeaux auront encore un sens dans des nations au passé oublié ?

Or, je ne crois pas à la paix éternelle, à un monde sans problèmes ; je crois que l’on aura toujours besoin de racines. Pourquoi avez-vous pris la décision de continuer la lutte, de poursuivre votre mission, non pas quand vous saviez que c’était gagné mais à l’instant où la majorité disait que ” c’était perdu ” ? Parce que vous vous accrochiez à l’essentiel, à votre éducation militaire et familiale, à votre sens du devoir et de la Patrie.

Mais quand tout cela sera dilué dans l’incertain, dans la vague, dans la confusion historique, que restera-t-il ? Que représentera ce passé pour nos enfants ? C’est la véritable interrogation.

L’exemple vivant devrait se transmettre à travers les livres et par les medias. Mais les medias ne sont pas favorables, il ne faut pas se leurrer, à certains exemples dans la mesure où ces exemples se rattachent à des valeurs qui sont bafouées quotidiennement… et collectivement.

Alors je veux vous dire ma très grande affection, ma très grande sympathie pour vous, pour ce que vous avez fait.

Ce sont ces moments que vous avez vécus qu’il faut essayer de faire revivre. Un peuple n’est pas toujours admirable mais je crois que c’est un tort politique, un tort patriotique que d’accuser toujours un peuple, que de le mettre au ban de l’histoire. Il ne se révèle pas tous les jours. Il lui faut des grandes et rudes occasions. Il lui faut des entraîneurs. Dans ces grandes, dramatiques et rudes occasions, mon Colonel, vous avez été un entraîneur.

Réponse du Colonel Paul Paillole

Mon cher Maître,

Vous avez élevé le débat et parlé de notre engagement avec infiniment de nuances et beaucoup de vérité. Vous me permettrez de revenir sur quelques points de vos propos. D’abord cette impression de fraîcheur que vous avez ressentie. Cette fraîcheur est incompatible avec tout esprit de combinaison, toute ambition personnelle. Elle est effectivement empreinte d’une certaine naïveté.

Et cette naïveté qui fut la nôtre au début de notre combat était de croire encore à la France et nous y croyons toujours. Vous avez aussi, au cours de votre intervention, mis en évidence deux problèmes : Celui de la résistance qui, dans des conditions difficiles, s’est constituée avec des hommes sans liens. Je voudrais toutefois attirer l’attention de mes camarades sur le fait que, au départ, la résistance fut l’oeuvre de militaires, probablement parce que les militaires sont hostiles à tout esprit de combinaison et n’ont qu’une passion, servir leur pays.

C’est tellement vrai que le premier des résistants c’est le Général de Gaulle, et que le second c’est Henri Frenay, un de mes camarades de promotion; les autres sont ceux de l’armée française. Je voudrais que mes camarades comprennent bien que notre ambition était que l’histoire sur ce point ne soit pas tronquée.

Je vous remercie de bien vouloir la diffuser avec l’autorité que confèrent votre nom et votre compétence. A l’appui de ce que je viens d’exprimer, je peux vous dire que j’ai reçu récemment la visite de Daniel Cordier, auteur d’un ouvrage sur Jean Moulin, qui avait souhaité me rencontrer. Il me dit :” Mon Colonel, je désirais vous voir car je ne peux plus rencontrer Henri Frenay, il est mort. Je suis maintenant convaincu, je vous l’avoue et je l’écris dans le livre que je vous dédie, que vous êtes les premiers à avoir fait acte de résistance. Je voudrais que nous en soyons fiers et convaincus les uns et les autres que si pareille situation se représentait nous ferions de même.

Vous avez soulevé un autre problème plus grave et auquel j’aimerais que mes camarades, surtout ” les jeunes “, réfléchissent : l’exploitation du renseignement.

Vous avez mis en lumière le fait que ” nous savions ” mais que le gouvernement et le commandement ne voulaient pas ” savoir “. Je vous livre à ce sujet, deux témoignages : l’un de Daladier qui écrivit dans son livre: ” Je dois reconnaître que les services du Colonel Rivet, qui ont été les premiers résistants, étaient bien renseignés mais je dois reconnaître aussi que le commandement n’en a pas tenu compte “.

D’un autre côté Weygand m’écrit: ” Je reconnais que vos services nous ont parfaitement renseignés mais que le gouvernement n’a pas voulu en tenir compte ” Alors qui est responsable ?

C’est tout le problème de l’exploitation du renseignement, et aujourd’hui c’est une question cruciale.

L’exploitation du renseignement est en effet entre les mains de ceux qui l’organisent mais elle est tributaire du gouvernement pour le renseignement élevé et de l’État-major. Seulement il y a bien souvent une politique que l’on ne veut malheureusement pas voir infirmée par les renseignements transmis,… alors on laisse ceux-ci de côté.

Le problème qui se pose donc et que je pose aux “jeunes “, et c’est pour cela notamment que je les invite à venir dans notre association afin d’y réfléchir, est le suivant:

Comment faire pour que, désormais, les événements que nous avons vécus ne se reproduisent plus, pour que les renseignements recueillis, qui sont fondamentaux pour la conduite de notre pays, ne soient pas dénaturés ou ignorés et par conséquent mal exploités par souci politique ou esprit de discipline mal compris ?

J’ai lu récemment que certains parlementaires se penchaient sur ce problème. Pourquoi pas ? Dans la mesure où on n’interférera pas dans le fonctionnement même des Services Spéciaux.

Je me demande en effet si la représentation populaire n’a pas le droit de dire à ceux qui nous gouvernent: ” Qu’avez-vous fait du renseignement que tel service vous a transmis ?

” Le problème est donc bien celui de l’exploitation et l’utilisation du renseignement. Mon cher Maître, vous l’avez soulevé et je vous en suis reconnaissant. Vous m’avez aussi permis d’exposer à mes camarades l’orientation que je veux donner à notre association. C’est précisément dans cet esprit que je voudrais qu’ils réfléchissent et qu’ils s’engagent plus que je ne peux le faire à présent.

Je voudrais tant que l’on évite des drames comme ceux que nous avons vécus et que vous avez si bien définis. Je vous en remercie.




Une lettre de Monseigneur Boyes- Mas

Mon Colonel,

Il est vrai que j’ai été surpris de recevoir de vous une lettre, mais bien agréablement. Vous n’êtes certes pas un revenant, parce que vous n’êtes jamais sorti de ma mémoire, que l’admiration que je vous ai vouée ne s’est pas refroidie, que je ne manque pas une occasion de parler de vous quand je rencontre ceux qui furent en contact avec vous et sous vos ordres. L’été dernier encore, ce fut avec le Général BEZY avec lequel j’ai maintenu des relations fréquentes. Au contraire, depuis les jours qui ont suivi sa réhabilitation, je n’ai pas vu le colonel MALAISE.

Paul FORET a été jusqu’à la nuit de sa mort, un ami très fidèle et cordial. RAMONATXO-Tonton, ne manque pas de se manifester de temps en temps, dans cette forme pleine de bonhomie qui caractérise son individualité. De tout ce que je fus à l’Ambassade de France à Madrid, j’ai conservé par devoir et bénévolement ma Délégation Générale de Croix-Rouge. Depuis seize années je réponds aux nombreuses demandes d’attestations de passage de nos compatriotes qui allaient, par l’Espagne, rejoindre les Forces Françaises Libres, car je suis seul à avoir conservé le fichier qui les concerne ! Si, donc, je ne me promène plus autant sur les Pyrénées, je ne les ai pas désertées et je les connais davantage. Votre pensée de mettre en évidence les services rendus par nos camarades frontaliers et ceux qui résidaient en Espagne, et leur rendre ainsi l’hommage qui leur est dû rencontre mon adhésion enthousiaste ; rien n’est plus juste. Je voudrais pouvoir publier la véritable histoire du peuple espagnol dans la Seconde Guerre Mondiale. Nul pays plus que celui-ci n’est moins grégaire et n’est plus heureusement individualiste dans son courage, son indépendance humaine ; nul n’a la conscience plus naturellement disposée à la responsabilité personnelle. San Bernado était une grande maison et, dans l’ampleur de ma soutane s’abritaient, à demeure ou au passage, bien de ceux qui étaient à vos ordres. Ce n’est pas seulement sur les Pyrénées que l’Espagne était ” non-belligérante ” en notre faveur, mais partout et à Madrid jusque dans les antichambres des administrations et les cabinets de ministres. Partout ou étaient la sympathie et l’amitié, là était l’aide à la Résistance, parce que l’Espagnol ne comprend rien mieux que l’indépendance. Si Dieu le veut, comme vous le désirez, je serai donc les 4 et 5 Mai prochains à Perpignan. En attendant l’honneur et la joie de vous retrouver, Mon Colonel, et rencontrer tous ceux que je voudrais pouvoir encore assister dans leurs nécessités, comme c’est le but de votre Amicale, je vous prie d’agréer tous les sentiments avec lesquels je vous suis dévoué et attaché.»

Mgr. BOYER-MAS.




En deportation avec Michel Garder (2)

La déportation : itinéraire de l’insoutenable

Un mois d’interrogatoires en cellule, avenue Foch, cinq mois au secret à Fresnes, précédent son transfert au camp de Royal Lieu à Compiègne. Là, selon le jeu des arrivées et des départs, de 500 à 3.000 prisonniers désoeuvrés arpentent à longueur de journée l’immense place d’appel de cette ancienne caserne française.

Vêtements sales, informes, souvent déchirés et maculés de sang. Pied, main ou tête bandée, bras en écharpe, claudiquant ou boitant ou soutenus par leurs camarades, beaucoup ne sont pas encore remis des tortures subies pendant leurs interrogatoires.

Hormis leur présence aux miradors et aux deux appels journaliers, les Allemands n’apparaissent pas, laissant aux détenus l’administration intérieure du camp. Limitée à l’enceinte des barbelés électrifiés, une liberté relative y règne : des prêtres servent la messe, des conférenciers s’y distinguent, une troupe théâtrale d’amateurs s’y produit.

A l’occasion d’une représentation, j’ai vu Michel Garder pour la première fois. Il s’agissait d’une revue ; avec un partenaire, il parodiait le duo de Carmen à la manière de Charpini et Brancato avec une aisance telle qu’elle ne correspondait pas au personnage que j’allais bientôt connaître…

Au matin du 27 avril, comprimés, debout, à cent et plus par wagon à bestiaux, avec 1.700 camarades, résistants pour la plupart, il prend en gare de Compiègne, le chemin de la déportation. Les gardes ont prévenu : ” une tentative d’évasion et vous serez tassés à 200 par wagon ; une évasion réussie 10 fusillés dans le wagon ; deux évasions réussies tout le wagon fusillé “.

Malgré cette menace, pas un wagon qui, le premier jour ne connaisse une tentative. Dans celui où il se trouve, que les crosses commencent à fourrager, le drame est évité de justesse grâce à son sang-froid, à sa présence d’esprit et à sa parfaite connaissance de l’allemand. ” C’est intolérable, proteste-t-il dans cette langue, personne ne veut être fusillé pour une tentative d’évasion qui remonte au convoi précédent. Je suis père de famille, je me porte garant de mes camarades, s’il arrive quelque chose, fusillez-moi d’abord “.

Sa voix porte l’argument qui clôt l’incident ! Suivent quatre jours et trois nuits d’apocalypse où chaque wagon paie son lourd tribut de fous et de cadavres, une centaine au total, avant que les portes ne coulissent avec fracas sur l’enfer aboyant et vociférant d’Auschwitz.

Des jambes vacillent, des gummis s’abattent, des fous déchaînés courent en tout sens, des coups de feu claquent, des hommes tombent… Quelques heures plus tard, le matricule tatoué sur l’avant-bras gauche fournira le surnom à ce convoi dit ” des Tatoués ” qui stagne deux semaines dans l’univers aux relents de chair grillée de Birkenau.

A son départ pour Buchenwald, il laisse une centaine de morts. Polyglotte remarqué par le leader syndicaliste Marcel Paul, Michel Garder récusera à Buchenwald une position privilégiée dans l’administration intérieure coiffée par les rouges allemands. Elle l’aurait amené, lui, anticommuniste viscéral, à filtrer les communistes à l’arrivée des convois des diverses nationalités afin de leur réserver les postes ou les Kommandos les plus propices à l’action clandestine.

Son refus entraîne son envoi immédiat au camp d’extermination de Flossenburg d’où il est expédié 12 jours plus tard avec 191 de ses camarades de convoi dans une fabrique de fuselages de Messerschmitt 109 à Flôha en Basse-Saxe.

Dans ce Kommando peuplé de quelques centaines de Slaves, en majorité russes, Michel Garder devient aussitôt l’interprète privilégié du Commandant S.S. ainsi que le chef moral reconnu des Français et bientôt des autres ethnies.

Sa personnalité en impose à tous comme force l’admiration sa virtuosité à passer d’une langue à l’autre. Le contact permanent avec les Russes, le comportement stoïque de leurs officiers, réveillent en lui la légitime fierté de ses origines.

Elle transparaît lors des pendaisons dont à Flôha, les Soviétiques sont les seules victimes. De voir finir si courageusement, d’une mort aussi atroce, ces moins de vingt ans, le laisse sans voix alors qu’il doit lire la condamnation de chaque supplicié dans les trois langues parlées au Kommando.

Le Commandant S.S. ne manque pas de le rappeler à l’ordre. Le rituel est sinistre…

Les exécutions ont lieu à la tombée de la nuit, à la lueur bleuâtre des projecteurs aux verres teintés, devant tout le Kommando, malades compris, rassemblés dans la cour de l’usine. Les scènes sont atroces. Dans les rangs, nous cherchons à fermer les yeux mais les Kapos veillent à ce que chacun ait le regard rivé à la potence.

Ceci étant, interprète unique, Michel Garder arpente à longueur de journées les ateliers, appelé à tous moments afin d’éclairer les nombreux incidents que le barrage de la langue rend généralement plus dramatiques.

Le soir, après l’appel, il continue de régler, cette fois entre détenus, les problèmes d’incompréhension qui sans cesse les opposent les uns aux autres. Ainsi absorbé par sa fonction qui à l’égal des Kapos le place à l’abri du travail, de la fatigue, de la faim et des coups, on pourrait le croire résigné à son sort de prisonnier privilégié.

Ce n’est pas le cas : sous son masque impénétrable, l’évasion hante son esprit. Il ne l’envisageait cependant pas en solitaire, mais avec son vieux compagnon du 11e cuirassiers Christian Leninger, retrouvé depuis Compiègne, lequel, handicapé pour plusieurs mois avec une fracture du bassin, s’est désisté.

L’idée obsessionnelle l’étouffant chaque jour davantage, il s’était mis en quête de remplacer son ami ; son choix se portait sur un officier de réserve habité de la farouche détermination de ne pas crever sous l’uniforme bagnard. Tous deux animés d’une semblable motivation étaient convenus de la date du 11 novembre, d’autant qu’avec un été de la Saint-Martin se prolongeant au-delà de toute espérance, les conditions climatiques s’avéraient des plus favorables.

Michel Garder s’était lancé discrètement à la recherche du minimum indispensable à la réussite de leur plan et profitant de sa fonction, avait observé les allées et venues nocturnes des kapos et noté minutieusement les heures de relèves des différentes factions de garde.

Ce matin du 10 novembre, stupeur : le paysage est blanc comme un linceul, et de gros flocons tombent. Convaincus que la neige effacera leurs traces de pas et neutralisera le flair des chiens qui seront lancés à leurs trousses, les deux hommes décident de ne pas renoncer à l’évasion projetée la nuit même.

En fait, rien ne pourrait les dissuader de marquer par un coup de maître cette date symbole que représente le 1 1 novembre.

L’évasion : rien ne se déroule comme prévu Une sentinelle mal assommée leur tire dessus sans les toucher alors qu’ils sortent de l’usine. Un schupo les prend aussitôt en chasse mais, les voyant quitter la route pour continuer à travers les jardinets enneigés, abandonne la poursuite.

L’usine s’illumine, l’alarme sonne, ils forcent l’allure, mais la malchance les poursuit. En sautant une haie, Michel laisse une jambe de pantalon accrochée aux barbelés et se retrouve dans l’eau avec son compagnon. Ils n’avaient pas soupçonné la rivière qu’ils franchissent à la nage.

Trempés jusqu’à la moelle des os, ils progressent toute la nuit en claquant des dents, sous la neige qui tombe, épaisse et lourde. Au petit matin, alors que Michel commence à ressentir les effets de l’enveloppe humide et glacée qui le recouvre, Robert Bonnaud, dont les poumons sifflent horriblement, n’en peut visiblement plus. Pourtant, il s’obstine jusqu’à l’inéluctable : ” Essaie de passer seul, avec moi, tu n’y parviendra pas. En France va seulement voir ma femme pour lui dire que je suis mort courageusement “.

Michel tente de le porter mais ne tient qu’une centaine de mètres. La neige cesse enfin de tomber, il distingue une grande bâtisse à l’orée de la forêt. ” Robert, regardes, tu as une chance sur mille qu’ils te cachent, mais si tu retournes au camp, colle-moi tout sur le dos, d’ici là, trop de kilomètres nous sépareront pour qu’ils puissent me rattraper “.

Les deux hommes tombent dans les bras l’un de l’autre et se séparent sans un mot. Robert Bonnaud sort péniblement du bois et s’avance lentement à découvert. Ses pas deviennent de plus en plus chancelants. il s’accroche désespérément.

Plus qu’une cinquantaine de mètres, lorsque soudain des coups de feu claquent. Un instant surpris, il se redresse de ses dernières forces comme pour montrer au tireur son mépris de la mort. Derrière le muret de clôture de sa propriété, le fermier nazi presse à nouveau sur la gâchette pour le coup de grâce.

Dans les sous-bois, Michel Garder ploie sous les paquets de neige glacée que les coups de vent décollent des branches. Il marche toute la journée, il marche toute la nuit. Au petit jour, grelottant de froid, les membres brisés, cruellement tenaillé par la faim, il aperçoit à la lisière du bois fumer la cheminée d’une paisible chaumière.

La tête vide, il s’y dirige tel un automate. Devant la porte, il reste comme paralysé, conscient que sa vie va se jouer derrière ce battant… La veille, après une nuit agitée passée au garde-à-vous à subir imprécations et coups en représailles de leurs deux camarades évadés, et la journée de travail à la suite, les Français du Kommando Flöha avaient tristement défilé devant la dépouille mortelle de Robert Bonnaud.

Ce soir Michel est là, en haillons, ficelé à un poteau donnant une leçon de courage et de dignité à ses camarades, vingt-cinq coups de gummi schlagués venant de lui briser les reins. Malgré l’interdiction de l’approcher, Christian Leininger le change de vêtements, le docteur Russe lui prodigue quelques soins et, bien que privé de nourriture, n’aura jamais eu autant de pain, chacun détachant un morceau de sa ration pour la lui donner.

Le lendemain, le tailleur coud les disques rouges des évadés sur son uniforme et il rejoint le Transport Kommando dans l’attente de son jugement. Ce Kommando disciplinaire fort d’une quinzaine d’hommes, manutentionne à longueur de journée des carlingues de plus d’une tonne soit 70 kilos de charge par tête.

Dans de telles conditions, la durée de vie moyenne d’un disciplinaire n’excède guère deux ou trois mois car il ne bénéficie que de quelques 50 grammes de viande bouillie en supplément de la déjà trop faible ration réglementaire : 250/350 grammes de pain noir gavé d’eau, 20 grammes de confiture ou de margarine synthétique, 1 litre 1/4 d’eau chaude en 2 fois – l’une teintée de café le matin, l’autre baptisée soupe le soir.

A ce régime, la faim torture, les réserves musculaires fondent car il faut assurer quinze heures de travail d’affilée, plus cinq heures d’attente debout aux distributions, garde-à-vous aux appels. Il n’en reste donc que quatre ou cinq de repos par jour. Repos relatif, allongé sur une planche de bois, à étouffer, sans air, sous les combles de l’usine, à tressauter sous les piqûres des centaines de poux dont nos corps sont envahis. Et bientôt à grelotter avec une chemise sans col, une veste, un pantalon, un béret en drap rayé léger et pieds nus dans des claquettes fugitives confronté aux rigueurs de l’hiver allemand.

En cette fin 1944, après 7 mois de Kommando, les Français de Flôha, jusque là épargnés, commencent à compter une quinzaine de morts. En janvier 1945, après l’échec de l’offensive des Ardennes, la discipline se durcit, les pendaisons reprennent. Privée des ressources des pays occupés et réduite à ses fonctions d’avant 1939, l’Allemagne doit vivre sur elle-même.

A Flôha, les rations alimentaires diminuent de moitié alors que les alertes aériennes nocturnes mordent sur le temps de repos sans réduire celui de travail. En février, dysentériques et tuberculeux, trop nombreux, ne sont plus acceptés à l’infirmerie faute de place et de médicaments. Les rangs s’éclaircissent chaque jour davantage.

En mars, sous la poussée vers l’Est des Forces anglo-américaines et le bond vers l’Ouest des armées soviétiques, les fronts se resserrent. Camps et Kommandos proches de la zone des combats se vident en catastrophe ; blessés et malades étant abandonnés sur place à leur propre sort, quand ils ne sont pas exterminés au lance-flammes.

Les évacuations, véritables ” marches de la mort “, s’exécutent au travers d’un pays dévasté par les bombes sous la direction de bourreaux ne cherchant qu’à fuir, pénétrés du sentiment confus et contradictoire que les détenus vivants leur servent de caution alors que la lenteur de leur marche les empêche d’échapper à l’ennemi : d’où l’exécution systématique de tous les traînards.

La fin du calvaire En avril 1945, mois le plus terrible de la déportation, les S.S. se hâtent de tuer le plus possible, pas un détenu vivant ne devant tomber aux mains de l’ennemi. Le 11 avril, en fin d’après-midi, trois officiers russes, certains que les S.S. vont les liquider, invitent Michel Garder, toujours en attente d’un verdict probablement fatal, à se joindre à eux pour tenter l’évasion le soir même.

Cette nouvelle tentative rate. Les quatre lieutenants promis à la pendaison, subissent sans une plainte, devant les détenus rassemblés, les vingt-cinq coups réglementaires sauvagement appliqués par le Kapo chef en présence du Commandant S.S. Suprême raffinement de cruauté, chaque coup pour être valable, doit être compté en allemand et à haute voix par le supplicié.

Deux jours plus tard, l’évacuation précipitée du Kommando devant l’arrivée imminente des troupes américaines, les sauve de la corde. Dès le départ, les traînards retardent la marche de la colonne, retard que ne font qu’aggraver les coups de crosse mortels généreusement distribués.

Au matin de la deuxième journée, à l’attaque des premiers contreforts de l’Hergebirge, ils sont si nombreux que le Commandant S.S. décide de les faire transporter par un camion qu’il réquisitionne en cours de route. Au soir de cette étape, dans la cour de la ferme choisie pour la nuit, tandis que le personnel agricole aménage hâtivement la grange qui va abriter les détenus, le camion qui véhiculait les malades vient se ranger près des chariots d’intendance où Michel Garder et Christian Leininger attendent des directives.

Seuls descendent du véhicule les S.S. qui transbordent eux-mêmes une cinquantaine de couvertures grises dans l’un des chariots. Troublé Michel Garder interpelle le chauffeur, un territorial enrôlé de force dans la S.S. La voix du vieux soldat se brise :” Alles Kaputt “. Un instant pétrifiés (52 prisonniers ont été assassinés parmi lesquels 23 de leur compatriotes) les deux Français se reprennent : ” Tu es complice d’un crime monstrueux ! Tes camarades sont-ils conscients de leur part de responsabilité dans ce massacre ? L’autre répond, fataliste : ” Les S.S. obéissent sans discuter, quant aux enrôlés de force, ils se posent des questions “.

” En tout cas, rétorque Christian, Américains ou Russes ne perdront pas leur temps à vous trier : vous serez tous fusillés ! ” Le S.S. malgré lui accuse le coup. ” Si vous n’êtes pas là qui saura que j’étais un S.S. ?” Une idée géniale traverse l’esprit de Michel Garder. ” Si tu avais du papier et un crayon, nous te ferions une attestation en anglais, en français et en russe, signée des deux officiers français que nous sommes, certifiant que tu es un S.S. forcé et que tu voulais nous faire évader.

Tous les gardes qui s’engageront sur l’honneur à refuser d’exécuter tout détenu quel qu’il soit recevra le même certificat. Il n’y aura plus de fusillade généralisée, mais en queue de colonne, les rafales tragiques mettant fin au supplice de centaines de pauvres vies persisteront encore de longues journées avant de diminuer d’intensité.

Le 7 mai, lorsque l’escorte S.S. et son chef s’évaporeront dans la nature, ne subsisteront guère plus d’une moitié, en triste état pour la plupart, des 700 hommes partis trois semaines plus tôt de Flöha…

Libéré par les Américains le 8 mai 1945, Michel Garder ne s’attarde pas en convalescence, l’union brinquebalante qu’il avait contractée en 1941 ne résistant pas à la perte douloureuse de son jeune fils Victor, frappé par une méningite foudroyante.

Le retour à la vie Six semaines plus tard, il rejoint l’État-Major des troupes d’occupation en Allemagne puis réintègre la ” Piscine ” au début 1946.

En cette période trouble de la guerre des Services Spéciaux, il crée l’antenne de Berlin et participe activement à l’évasion d’Otto Skorzeny, l’as allemand des coups de mains impossibles, action peu appréciée en haut lieu.

Son second mariage, heureux cette fois, avec une jeune veuve russe, mère d’une fille restée derrière le rideau de fer, lui ferme les portes du S.D.E.C.E. en 1950. Dès lors, sa carrière militaire colle aux événements qui bouleversent notre pays : l’Indochine, à la glorieuse 13eme D.B.L.E. où en quelques mois il apprend suffisamment de vietnamien pour se lancer dans la guerre subversive, puis en Algérie comme officier de renseignements, enfin professeur de russe à l’École Inter-Armes de Coëtquidan.

D’ennui, il prépare l’École Supérieure de Guerre. Reçu en 1956, il en sort en 1958 pour occuper le poste de Chef Adjoint du Bloc soviétique au Secrétariat Général de la Défense Nationale, qu’il cumule avec celui de conférencier permanent de l’enseignement militaire supérieur à l’Institut des Hautes Études de la Défense Nationale.

Lieutenant-Colonel n’ayant plus rien à espérer de l’armée, il prend une retraite anticipée en 1964 pour se consacrer entièrement à des travaux historiques. Il signera une douzaine d’ouvrages traitant tous du communisme ou de sa patrie d’origine. Deux d’entre eux connaissent un certain retentissement. L’un ” Une guerre pas comme les autres ” sur le conflit germano-soviétique, obtient le prix d’Histoire Broquette Godin décerné par l’Académie Française, l’autre ” L’Agonie du Régime en Union Soviétique “, prémonitoire, lui vaut une lettre de félicitations du Général de Gaulle.

Il est également conseiller de l’Institut Français d’Études Stratégiques du Général Beaufre, assure la chronique régulière que consacre la revue E.S.O.P.E. au monde soviétique et dispense les nombreuses conférences qui en découlent, en France, en Allemagne, en Angleterre, au Canada et aux États-Unis.

Par ailleurs, fidèle à son passé, il se consacre en tant que secrétaire général adjoint au bulletin trimestriel de notre association où il retrouve comme Président son ancien chef, le Colonel Paul Paillole à qui il voue une profonde admiration et une telle affection qu’il le considère comme un père spirituel.

Il préside aussi l’association des anciens du 11e cuirassier, si cher à son coeur, et ne manque jamais la réunion annuelle des rescapés de Flöha auxquels le lie une solide amitié.

Ce n’est pas tout, il assume son engagement maçonnique datant de 1956, à la Respectable Loge de Symbolique Astrée travaillant en langue russe, où il se hissera aux plus hauts degrés.

A l’analyse poste par poste des écrits qu’il nous a laissés, on reste confondu par cette activité débordante qu’il a toujours déployée sans jamais la ralentir. Des nombreuses conversations que j’aie eues avec lui au cours des dix dernières années de son existence, de temps à autre, perçait l’esquisse d’une confidence ! Je crois que sa vie active menée au pas de charge lui avait permis de surmonter les deuils les plus cruels, comme sa vie d’intellectuel, conduite elle aussi tambour battant, lui avait fait dépasser les déceptions de sa carrière.

L’âge venant, il continuait à puiser dans cette dépense d’énergie qui le caractérisait, un dérivatif à cette obsession de retrouver un jour sa mère patrie dont l’image sans cesse embellie par le temps, le hantait…

Il avait décidé de ne rentrer en Russie qu’à deux conditions : la fin du communisme et une invitation officielle russe. Il aura l’ultime bonheur de les voir se réaliser le 3 septembre 1992. A Moscou c’est l’apothéose, il doit dominer la terrible émotion qui l’étreint au moment de parler devant plus de 300 personnalités russes. A Saint-Pétersbourg, c’est le bouleversant pèlerinage, la maison natale de sa mère, le quartier où elle a vécu, où elle a connu son père, l’église où elle s’est mariée. Trois jours durant, il revit cette Sainte Russie dont il rêve depuis cette aube glaciale de février 1920… Il se revoit avec sa petite famille à la coupée du destroyer qui va lever l’ancre. Il voit les grandes personnes agiter leur mouchoir, le très vieux général sangloter ” Adieu Russie “. Il voit sa mère, très amaigrie et l’entend, comme se parlant à elle même, murmurer ” nous reviendrons bientôt, après la victoire “.

Poignant raccourci ! 72 années le séparent de cette prédiction qu’il est seul, bien seul, à voir se concrétiser, malgré la présence de sa chère épouse à son côté… Comme si en réalisant son rêve s’était brisé le ressort qui tendait son énergie, il ne survivra que huit mois, à ce moment sans aucun doute le plus fort de son existence.

Pas plus que d’analyser son oeuvre, il n’était dans mon propos d’évoquer la personnalité complexe du Colonel Michel Garder. Ma conclusion sera donc brève : Homme d’exception, il a marqué ceux qui l’ont accompagné dans l’une ou l’autre des différentes étapes de son parcours.

Partout où il passait, il se hissait au premier plan. J’en veux pour preuve que, depuis sa disparition, les assemblées générales annuelles des associations dans lesquelles il militait nous paraissent incomplètes, faute des traditionnels exposés sur l’évolution et les perspectives de la situation mondiale, exposés auxquels nous nous étions tellement habitués…

Quant à moi, ancien du Kommando de Flöha, l’ayant régulièrement pratiqué depuis la lointaine époque de Royal-Lieu, j’avoue humblement penser à lui encore bien souvent…




Colonel Michel Garder : L’après Yalta

Il y a quarante ans se tenait à Livadia – et non à Yalta – une Conférence des vainqueurs potentiels de la Deuxième Guerre Mondiale qui s’achevait. En quarante ans, tant de choses inexactes ont été dites en Occident, et plus spécialement en France, à propos de cette Conférence, que l’on pouvait penser que la vérité ne serait jamais rétablie. Or, curieusement en ce mois de février 1985, un louable effort de mise au point s’est effectué un peu partout, du moins dans les pays occidentaux. Notons en particulier que la plupart des publications françaises n’ont plus repris les mythes d’un partage du monde entre superpuissances complices, ni de la genèse de la « politique des blocs ». Toutefois, nulle part nous n’avons lu l’essentiel, à savoir qu’il s’était agi d’un malentendu fondamental entre les participants. Pour Franklin Roosevelt et Winston Churchill cette Conférence ouvrait la phase préparatoire à la fin de la guerre. Pour Joseph Staline on en était déjà au prologue d’un nouveau conflit. Le Président américain et le Premier britannique voyaient dans le Généralissime soviétique un allié avec lequel ils devaient préparer une paix juste et durable. Le chef du Communisme mondial, lui, considérait ses interlocuteurs en ennemis qu’il y avait lieu de tromper en vue de l’affrontement global qui allait suivre.

Ainsi le nouveau conflit mondial devait-il débuter avant même que ne fût terminé le précédent. Mieux : quarante ans après, dans ce même camp occidental, on en est encore à chercher, faute d’en comprendre la nature exacte, des formules lénifiantes pour qualifier cette confrontation inexpiable qui lui est imposée par l’Empire lénino-marxiste. Nombreux sont d’ailleurs les historiens et les spécialistes qualifiés qui s’imaginent qu’en février 1945 Staline lui-même n’avait pas encore des idées très nettes quant à l’après-guerre.

 

Cette méconnaissance totale de la nature réelle des dirigeants communistes en général et de leur prototype Staline en particulier, de leur vision du monde et de la Stratégie Totale qu’ils mettent en oeuvre pour infléchir l’histoire dans un sens qu’ils ont eux-mêmes défini, est à l’origine de tous nos déboires et de nos déceptions.

 

Amorcé en 1945 en Crimée, le troisième conflit mondial va débuter pratiquement en juillet de la même année à Postdam où Staline trouvera en la personne de Truman un adversaire autrement coriace que Roosevelt. C’est ce même Truman qui prendra la décision un mois plus tard d’utiliser l’arme nucléaire contre le Japon, ce qui aura pour effet de limiter l’importance de l’intervention soviétique en Extrême-Orient, et surtout de placer le Kremlin en position de faiblesse.

 

Dès lors, nous allons assister à un affrontement confus dans lequel la course aux armements prendra d’année en année une importance croissante. Finalement, après la mort de Staline, ses successeurs et en particulier Khrouchtchev vont commettre une série d’erreurs et s’aliéner la Chine Communiste.

 

C’est ainsi qu’en 1963 – au lendemain de la crise de Cuba, on passera du troisième au quatrième conflit mondial opposant la Chine et une partie des nationalismes révolutionnaires du Tiers Monde à une coalition « de facto » dans laquelle L’Alliance Occidentale et l’Empire Soviétique se trouveront englobés. Nous serons alors – et ce d’une façon encore plus dangereuse qu’à Cuba, au bord d’une guerre générale, l’Union Soviétique envisageant, en 1969, une attaque brusquée contre la Chine. Le Président Nixon tentera alors de clarifier la situation et y parviendra presque, mais sa chute politique ramènera le chaos antérieur.

 

En fin de compte l’accord sino-nippon d’août 1978 constituera le début du cinquième conflit mondial (dans lequel nous sommes encore actuellement) opposant l’Empire Soviétique à une coalition « de facto » comprenant l’Alliance Occidentale et le binôme sino-nippon. Vue de Moscou, il faut dire qu’il s’agit d’une inquiétante tenaille dont les deux branches – asiatique et européenne, ne sont que des têtes de pont des États-unis menaçant l’Empire Soviétique.

 

Avec les projets américains de Défense spatiale et de la supériorité des États-unis rétablie dans tous les domaines ; avec d’autre part la perspective d’un renforcement spectaculaire du binôme sino-nippon d’ici le début du troisième millénaire, la vision scientifique de l’avenir se trouve passablement assombrie pour les dirigeants soviétiques.

 

Ce n’est certainement pas une telle issue que le génial « père des peuples » entrevoyait au Palais de Livadia lors de sa rencontre avec ses « futurs adversaires ». Là aussi on peut parler du « Malentendu de Yalta !»

 

 




1984 : Analyse du drame afghan par le Mouvement de Résistance du Commandant MASSOUD

Conférence du colonel M Garder et de M. TENDAR, représentant pour l’Europe du Mouvement de Résistance du Commandant MASSOUD lors du congrès de l’AASSDN à Colmar en 1984 :

Le conflit global et permanent – conçu et orchestré par le Kremlin dès la fin de la Deuxième Guerre Mondiale – est entré depuis 1978 dans une phase nouvelle sans que la plupart des responsables occidentaux aient de cet affrontement une vision très nette. Rares sont parmi eux ceux qui perçoivent l’unicité, la nature exacte et le caractère permanent et global de cette transposition à l’échelle mondiale du schéma de la « lutte des classes » devant aboutir à la victoire définitive du Communisme soviétique. D’aucuns s’imaginent qu’il s’agit uniquement d’une lutte d’influence entre les États-unis et l’U.R.S.S. et qu’il suffirait d’une « bonne négociation » américano-soviétique sur le désarmement et le règlement pacifique du contentieux Est-Ouest pour que tout s’arrange ».

D’autres s’érigent en arbitres – alors qu’ils sont « partie prenante », distribuent les « satisfecit » et les « blâmes » aux deux camps et regrettent que ceux-ci n’écoutent pas leurs conseils.

D’autres enfin voient la solution dans une troisième voie dont les idées pacifistes et le non-engagement politique finiraient par s’imposer aux « fau­cons » des deux blocs (1). Ici et là on évoque avec nostalgie l’époque de la détente qui a pourtant coûté assez cher aux Occidentaux, et on agite le spectre d’un retour à la « guerre froide » sans comprendre que ces deux formules qualifient deux aspects d’une même réalité : le conflit en cours sur le Théâtre occidental. La phase dite de la « guerre froide » était celle où le Kremlin appliquait son effort principal sur ce Théâtre, et celle de la détente correspond à deux changements successifs de « direction principale » (de 1966 à 1976 sur l’Asie et de 1976 à 1981 sur l’Afrique).

En fait non seulement il s’agit, de 1945 à nos jours, d’un même conflit, quelles que soient les phases par lesquelles il passe, mais de plus, tous les affrontements de caractère local éclatent pour des motifs indépendants de ce conflit – comme par exemple l’affaire des Malouines ou la guerre irano-irakienne,- tendant quasi automatiquement à s’intégrer à lui. Cette unicité du phénomène n’apparaît pas toujours de façon évidente à des esprits occidentaux habitués à des distinguos subtils entre « partisans » et « neutres », alors que pour les Soviétiques tout ce qui n’est pas avec eux est contre eux. C’est ainsi que Moscou considère, par exemple, la Suède ou la Suisse comme des membres objectifs du camp adverse et ne se gêne pas de violer leur neutralité.

Comme par ailleurs l’oligarchie moscovite met en œuvre une stratégie totale combinant tous les moyens : psycho-politiques, diplomatiques, financiers, économiques, etc., à l’exclusion, en principe, d’un recours direct à la force, le rôle d’exécutant essentiel revient du côté soviétique au K.G.B. complété par les Services Spéciaux militaires (G.R.U.). C’est pour cela que les personnels des ambassades, des délégations et des diverses missions écono­miques, scientifiques et techniques de l’U.R.S.S. maintient hors de ses frontières comprennent une proportion écrasante de « tchékistes ».

Enfin les règles de conduite de ce conflit d’un genre spécial ne peu­vent souffrir d’improvisations et exigent en premier lieu une planification rigoureuse qui s’effectue au sein du Secrétariat du Comité Central, cet énorme État-major Général de Stratégie Totale. Aussi est-il totalement erroné de parler, comme le font de nombreux dirigeants occidentaux, du pragmatisme des Soviétiques. Ceux-ci sont tenus d’appliquer un « plan » et ne peuvent faire preuve de souplesse que dans le cadre d’une manœuvre donnée.

« Ultima ratio » de cette stratégie, les Forces Armées soviétiques ne sont appelées à intervenir que dans des cas exceptionnels – plus souvent à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Empire – et en dehors de cela elles participent à la manoeuvre d’ensemble en tant qu’épouvantail et réservoir d’instructeurs pour les pays du Tiers Monde.

Notons pour finir que le terme de « guerre froide » – inventé naguère par les Occidentaux pour qualifier ce conflit que les soviétiques désignent sous le nom de « coexistence pacifique » nous paraît inadéquat. Il s’agit selon nous d’une « guerre tiède aux nombreux points chauds » – ces derniers préfigurant le risque d’une escalade dramatique. Jouant adroitement avec le feu, les soviétiques s’efforcent d’ailleurs d’utiliser ce « risque » à leur profit en faisant croire que sa responsabilité incombe à leurs adversaires.

Ces quelques réalités étant rappelées, nous allons tenter une fois de plus de faire le point de la situation à l’échelle mondiale à la veille du solstice d’été 1984, en envisageant cette situation du point de vue du Kremlin dans la mesure où, à l’inverse des Occidentaux, les soviétiques ont un plan stratégique à l’échelle mondiale.

UN EMPIRE FACE A UNE COALITION « DE FACTO »

Depuis août 1978, l’Empire soviétique – qui se trouvait en position de force face à une Alliance Occidentale passablement ébranlée et, en Asie, à une Chine isolée et à un Japon plus ou moins dans la mouvance américaine – doit affronter une coalition « de facto » en voie de renforcement, comprenant un groupement occidental d’une part, et le binôme sino-nippon d’autre part.

Nous avons déjà eu l’occasion de signaler dans notre Bulletin le fait que le Kremlin a dû attendre le XXVIe Congrès du Parti Communiste soviétique de Mars 1981 pour modifier son plan stratégique en fonction de cette nouvelle situation. L’effort principal qui jusque là s’exerçait sur le continent africain fut reporté sur l’Asie où il s’agissait en premier lieu de dissocier le binôme sino-nippon et d’en neutraliser les composants. Face aux Occidentaux on adopte une attitude défensive active à base d’offensives de paix utilisant en particulier l’affaire des euromissiles et visant à neutraliser l’Allemagne Fédérale, à morceler l’Europe, à séparer celle-ci des États-unis et à fixer l’attention de Washington grâce à un regain de la subversion en Amérique latine.

Enfin sur la direction Moyen-Orient-Afrique, on décida de maintenir les positions acquises en Syrie, au Sud Yémen, en Éthiopie, au Mozambique et en Angola, en modérant la fougue de l’ « allié » libyen.

Un peu plus de trois ans se sont passés depuis, et on ne peut pas dire que ce plan, par ailleurs logique, ait été couronné de succès, même au Moyen-Orient. Pour s’en convaincre il suffit de passer en revue la situation sur chacun des trois grands Théâtres « de guerre » de la Stratégie Totale soviétique.

ÉCHEC PATENT EN ASIE

Pour comprendre la façon dont les dirigeants soviétiques perçoivent le binôme sino-nippon et envisagent le renforcement de ses liens avec les Etats­Unis, il nous paraît opportun de rappeler ce que nous disait en substance, en 1974, un analyste de haut rang travaillant pour le Comité Central.

A ce moment-là, un éventuel rapprochement entre Tokyo et Pékin constituait une simple hypothèse que notre interlocuteur considérait comme hautement improbable. « De toute façon – avait-il ajouté, nous ne pourrions tolérer un tel rapprochement car ce serait pratiquement un « casus belli ». Mettez-vous à notre place : la technologie nipponne, plus le potentiel chinois, plus la haine qu’ils nous portent les uns et les autres, unis dans un même faisceau, cela constituerait pour nous un danger mortel !

Encore notre analyste n’avait-il pas évoqué « le renforcement des liens » entre le binôme sino-nippon et les États-unis.

Or ces derniers mois nous avons assisté coup sur coup aux visites à Pékin du Premier Ministre japonais NAKASONE et du Président REAGAN, reçus tous deux avec un faste inhabituel, alors que depuis le XXVIe Congrès le Kremlin a tout fait pour améliorer ses relations avec la Chine et pour amadouer le Japon.

Ancien officier de Marine, partisan d’un renforcement du potentiel de défense de son pays, M. NAKASONE est venu confirmer le plan d’une coopération sino-nipponne dans les domaines économique, scientifique et technologique, grâce à laquelle les deux pays devenus complémentaires constitueront au début du prochain millénaire un ensemble puissant, ultra moderne et redoutable.

De son côté, même si certaines déclarations anti-soviétiques du Président REAGAN ont été censurées par les Chinois, il a, lui aussi, jeté les bases d’une véritable coopération américano-chinoise.

Enfin en marge de ces deux visites qui ont dû inquiéter sérieusement les oligarques du Kremlin, il y a eu une ouverture du Japon en direction de l’Inde – alliée de l’U.R.S.S. – et des menaces non voilées de Pékin à, l’encontre de l’autre allié soviétique en Asie : le Vietnam dont les troupes n’arrivent pas à éliminer la résistance khmère qui tient une partie du territoire cambodgien.

Le seul gain réalisé par Moscou en Asie ces derniers temps a été un changement d’orientation de la Corée du Nord inquiète d’un éventuel rapprochement entre la Chine et la Corée du Sud.

Rappelons que toutes les tentatives soviétiques en vue de la normalisation des relations avec la Chine se sont heurtées aux trois conditions suivantes posées par Pékin :

– Allègement du dispositif militaire soviétique à la frontière chinoise ;

– Fin du soutien soviétique à l’impérialisme vietnamien ;

– Évacuation des troupes soviétiques du territoire afghan.

Or ce sont là des conditions inacceptables pour Moscou. Et c’est ainsi que non seulement le dispositif aéro-terrestre à la frontière chinoise n’a pas été allégé, mais de plus, le nombre des SS-20 menaçant la Chine et le Japon s’est accru d’une centaine d’unités.

Il ne pouait pas davantage être question d’abandonner le Vietnam, et cela à un moment où cet allié fidèle se trouve menacé par la Chine… et enlisé au Cambodge.

Enfin, nous l’avons déjà souligné dans le dernier Bulletin -, l’Afghanistan est désormais considéré à Moscou comme faisant partie de l’Empire. Le Commandement soviétique y multiplie des offensives de printemps et plus personne ne s’imagine de par le monde que l’U.R.S.S. puisse envisager d’abandonner sa proie. Nous reviendrons sur ce point plus loin.

De toute façon, et pour en revenir à l’objectif essentiel du Kremlin sur le Théâtre asiatique, l’échec est patent et le temps n’y travaille pas pour l’U.R.S.S. Ajoutons que même l’esquisse d’un rapprochement avec la Corée du Nord est toute relative et que KIM IL SUNG n’a pas hésité à se rendre à Pékin au lendemain de la visite en Chine du Président Reagan.

Enfin, quelle sera la réaction de Moscou au cas où – après la saison des pluies, c’est-à-dire en automne prochain, la Chine prendrait la décision de « corriger » une nouvelle fois le Vietnam ?

RESULTATS DISCUTABLES SUR LE THEATRE OCCIDENTAL

En dépit de tous ses efforts, l’U.R.S.S. n’a pu empêcher, fin 1983, l’arrivée en Allemagne Fédérale des premiers Pershing 2 et s’est crue obligée d’implanter de nouvelles fusées sur les territoires de ses « satellites ».

Certes la propagande soviétique a connu quelques échos favorables dans certains pays de l’ouest européen tels que l’Allemagne Fédérale et la Hollande et l’orientation neutraliste d’une partie des socialistes allemands peut lui être attribuée.

Ceci dit, l’attitude ferme de la France et de l’Italie, la position sans équivoque de Mrs THATCHER – même si celle-ci persiste à vouloir, à l’instar du Président de la République Française, se rendre à Moscou pour y rencontrer Constantin TCHERNENKO limitent la portée des succès tactiques mentionnés plus haut.

C’est cependant la partie américaine de ce Théâtre occidental qui continue d’angoisser les dirigeants soviétiques. De plus en plus présents dans le Pacifique et l’Extrême-Orient, les États-unis ne paraissent nullement désireux de se désengager vis-à-vis de l’Europe occidentale. Le programme militaire lancé par l’Administration actuelle qui vise à restaurer la suprématie actuelle dans les domaines conventionnel et nucléaire, terrestre, aérien et maritime comporte en outre un projet de domestication de l’espace. Si ce programme se réalise, on peut estimer que d’ici la fin des années 90 les États-unis domineront l’U.R.S.S. de façon irrémédiable en interdisant aux fusées soviétiques l’espace américain et même européen.

Dès lors, rien d’étonnant que l’oligarchie soviétique se déchaîne quotidiennement contre le « bellicisme » de Ronald REAGAN en souhaitant sa défaite aux prochaines élections présidentielles (2) cela d’autant plus ardemment qu’en cas de réélection le Président ne manquera pas de régler – au besoin par la force, certains problèmes latino-américains, tel celui du Nicaragua.

Il n’est pas dit par ailleurs que dans l’hypothèse d’une victoire démocrate, le nouveau président – autrement dit M. MONDALE, ne reprenne à son compte sinon le projet d’intervention en Amérique latine, du moins le programme militaire de l’administration actuelle, ne serait-ce qu’en raison de ses conséquences bénéfiques sur l’économie du pays.

Ce ne sont pas les menaces de poster les submersibles lance-missiles à distance rapprochée des côtes américaines, ou autres mesures de riposte aux euromissiles qui feront plier les États-unis, quel que soit leur futur président.

SUCCÈS LIMITE AU MOYEN-ORIENT. DES POSITIONS MENACEES EN AFRIQUE NOIRE

L’échec des tentatives américaines d’un règlement du problème libanais sous l’égide de Washington et le désengagement de la force de paix occidentale de Beyrouth, ont fourni à la Syrie – alliée de l’Union Soviétique, l’occasion de remporter une victoire facile au Moyen-Orient, en même temps qu’une revanche psychologique sur Israël.

Toutefois, Moscou a adopté en l’occurrence une attitude très prudente et c’est, semble-t-il, dans le sens de la modération que Gueïdar ALYEV a incité le Président ASSAD à agir, lors de leur entrevue à Damas en mars dernier.

Il faut dire que la guerre irano-irakienne dans laquelle Damas soutient Téhéran et Moscou a pris parti pour Bagdad ne facilite pas le jeu soviétique au Moyen-Orient. Ce jeu a été également contrarié par la mainmise de la Syrie sur une partie de la résistance palestinienne rejetant l’O.L.P. d’ARAFAT dans les bras des Chinois.

Enfin les relations entre Moscou et son « allié » du Sud-Yemen ne semblent plus aussi confiantes que par le passé.

C’est cependant en Afrique Noire, et plus spécialement dans la partie australe du continent que la situation est devenue franchement difficile pour l’U.R.S.S.

Pour commencer, le bastion lénino-marxiste éthiopien connaît une crise dont on ne voit pas l’issue, à moins d’une aide massive de l’U.R.S.S. dans tous les domaines. Cette aide, le Colonel MENGISTU est allé la réclamer à Moscou, sans grand résultat, semble-t-il. Avec d’une part la sécheresse et la famine qui affectent une partie du pays et, d’autre part, l’interminable guerre d’Érythrée, le régime communiste d’ADDIS ABEBA ne sait où donner de la tête. Parvenu au pouvoir grâce à un coup d’État militaire, MENGISTU pourrait bien à son tour être déposé par de jeunes officiers révolutionnaires du type de ceux qui, sur l’autre façade du continent, viennent de se débarrasser, en Guinée, des successeurs de SEKOU TOURE. Même si le dictateur guinéen n’était pas aussi aligné sur le Kremlin que MENGISTU, il n’en avait pas même droit au titre de « camarade » et le coup d’État militaire qui a mis un terme au régime qu’il incarnait a constitué une incontestable défaite pour l’U.R.S.S. en Afrique Occidentale.

C’est ainsi que l’importante mission permanente soviétique comportant de nombreux officiers du K.G.B. a dû quitter Conakry en démontant son Poste de Services Spéciaux et des installations d’écoutes radio-électriques travaillant sur une bonne partie du continent.

Pendant ce temps, en Afrique Australe, les deux républiques populaires d’Angola et du Mozambique, fondées en 1976 grâce à une aide soviéto-cubaine massive, vacillent sur leurs socles. En Angola, les maquisards de l’Unita – soutenus par l’Afrique du Sud, tiennent une partie importante du pays et en sont déjà au stade du terrorisme cubain. Le désengagement des unités cubaines paraît désormais imminent et il serait étonnant que l’U.R.S.S. s’accroche à un territoire qui ne lui a rien rapporté.

Il en est de même du Mozambique, tributaire de l’Afrique du Sud pour une bonne partie de son économie et où le communisme a totalement échoué.

LA PLACE DE L’AFGHANISTAN DANS LE CONFLIT EN COURS

Dans le dernier Bulletin n° 121, nous avons longuement exposé la genèse et les étapes de « l’enlisement soviétique en Afghanistan » en montrant que, contrairement à « l’avis autorisé » de nombreux kremlinologues et stratèges en chambre occidentaux, il ne s’agissait pas en l’occurrence d’une « poussée en direction des mers chaudes ». Une erreur initiale grave commise le 27 avril 1978, lors de la liquidation du prince DAOUD, a amené les Soviétiques à porter au pouvoir le communiste TARAKI. Il en est résulté un engrenage qui a abouti à l’intervention de Décembre 1979. Celle-ci a eu lieu dans des conditions courtelinesques et a débouché sur un chef-d’oeuvre d’incohérence qui dure jusqu’à nos jours.

Depuis quatre ans et demi, le « Corps Expéditionnaire Restreint » (ce dernier adjectif empêche le général qui le commande de recevoir des renforts importants) piétine et pourrit sur pied en Afghanistan. Certes les unités terrestres et surtout aériennes soviétiques infligent de lourdes pertes aux résistants et plus encore aux populations civiles, mais elles ne peuvent emporter la décision, faute d’infanterie bien entraînée et en nombre suffisant.

Ne se trouvant pas sur la Direction Principale d’effort – qui porte, nous l’avons vu, sur le binôme sino-nippon – et de plus en plus considéré par ailleurs comme faisant partie du Théâtre intérieur, l’Afghanistan est devenu pour le Kremlin un abcès de fixation que l’oligarchie moscovite espère régler à plus ou moins long terme.

LE POINT DE VUE DE LA RÉSISTANCE AFGHANE

par Omaïoun TENDAR

Parlant un français admirable, le représentant pour l’Europe du mouvement de résistance du Commandant MASSOUD, commence par une brève présentation de la personnalité exceptionnelle de son chef et ami.

Ancien élève du lycée français de Kaboul, Ahmed Scheh MASSOUD, dit « le lion de la vallée du Panschir » est un extraordinaire autodidacte dans le domaine militaire et un meneur d’hommes hors du commun. Son territoire est avant tout constitué par la vallée de la rivière Panschir qui débute à une trentaine de kilomètres de Kaboul, à partir de la ville de Goulbahar et s’achève avec le Col d’Andjouman, à quelque 160 kms au nord-est de Goulbahar où la Panshir prend sa source.

Dès la fin des années 70, cette région a constitué un bastion de la résistance contre TARAKI et ensuite AMIN, en attendant de jouer un rôle très important dans la lutte contre l’occupant soviétique. Disposant d’une bonne dizaine de milliers de combattants, MASSOUD a pu ainsi s’opposer victorieusement, entre 1980 et 1982, à dix grandes offensives soviétiques – la sixième ayant abouti, au cours de l’été de 1982, à un échec sanglant, les forces soviétiques ayant perdu un millier de morts et près de 2.000 blessés et un bataillon de l’armée régulière afghane étant passé à la Résistance ; le commandement soviétique en fut ainsi réduit à entamer des pourparlers avec MASSOUD.

Ces pourparlers traînèrent en longueur pour finalement déboucher sur un « armistice » en janvier 1983. Pendant environ un an la vallée devint une oasis pour la Résistance, avec un gouvernement local. MASSOUD put recompléter et réorganiser ses forces. Toutefois du côté soviétique on mit cette trêve à profit pour noyauter la Résistance et exploiter des divergences entre les différents mouvements nationalistes. On tenta même d’assassiner MASSOUD.

Finalement, devant l’échec de leurs actions politico-subversives les Soviétiques prirent, au début de 1984, la décision d’en finir avec la vallée en faisant coïncider une nouvelle offensive générale avec l’assassinat de MASSOUD.

Alerté deux mois à l’avance – c’est-à-dire en février 1984, au sujet des préparatifs de l’offensive, MASSOUD prit les mesures nécessaires.

Le 20 avril 1984, la septième offensive – précédée d’un bombardement massif de la vallée, devait tomber partiellement dans le vide. Près de 20.000 hommes des forces soviétiques et afghanes, soutenus par 500 chars et 80 hélicoptères précédés par 8.000 parachutistes, eurent pour mission d’occuper et de nettoyer la vallée.

A la mi-Mai, d’après les renseignements obtenus par Omaïoun TENDAR de la base arrière de MASSOUD au Pakistan, les Soviétiques avaient à peine atteint la moitié de la vallée en subissant de lourdes pertes.

Pendant ce temps MASSOUD et le gros de ses forces avaient pu se retirer dans les vallées adjacentes.

De plus, cette attaque avait eu pour effet de faire – au moins partiellement, l’unité de la Résistance.

Tout en étant entièrement d’accord avec l’analyse du Colonel GARDER, A. TENDAR estime nécessaire de souligner les points suivants :

– En ce qui concerne les forces soviétiques on peut estimer qu’elles sont mal adaptées à ce genre de guerre ; que le moral n’est pas élevé et que le commandement manque totalement d’imagination.

Toutefois, on a enregistré depuis quelque temps certains progrès tactiques réalisés par les unités à partir de l’échelon bataillon, en particulier dans le domaine des actions combinées hélicoptères/infanterie.

On peut enfin se demander si les Soviétiques ne finiront pas par augmenter considérablement les effectifs de deux corps d’intervention pour tenter de régler une fois pour toutes le problème afghan.

– Du côté de la Résistance les faiblesses résident ;

– dans le manque de cohésion entre les différents mouvements ;

– dans la pénurie chronique en matière d’armements et de munitions, en particulier dans les domaines anti-aérien et anti-chars ;

– dans l’insuffisance du nombre des spécialistes en matière d’exploitation du Renseignement et du Sabotage.

Cependant, à l’intérieur – explique Omaïoun TENDAR – « nous n’avons qu’un seul motif d’inquiétude : jusqu’où la population pourrait-elle endurer la guerre ? »

Car au plan militaire la Résistance se renforce. Les actions sont dorénavant coordonnées entre les provinces. Les cadres sont formés dans trois écoles militaires et divers centres d’instruction. Pour M. TENDAR le Commandant ,MASSOUD ne manquera pas de réoccuper la vallée du Panschir d’ici quelque temps.

Les véritables soucis des responsables de la Résistance sont d’ordre extérieur.

Il y a tout d’abord le Pakistan qui, pour le moment, grâce au courage du Président ZIA UL HAG permet à la Résistance de disposer de bases sur son territoire et lui apporte une aide discrète. Qu’en adviendra-t-il en cas de changement de gouvernement à Islamabad ?

Il y a ensuite cette stupide guerre irano-irakienne dont la Résistance pourrait – à la longue – faire les frais.

Il y a enfin l’attitude des États-unis, très réservée pour le moment, et cela en dépit de l’anti-communisme du Président REAGAN. Le rôle de l’Afghanistan étant minime dans l’échiquier mondial, que fera l’actuel président en cas de réélection, ou quelle sera la politique de Washington dans l’hypothèse d’une victoire démocrate en novembre prochain ?

En définitive, estime le représentant du Commandant MASSOUD, la clef du problème se trouve à Moscou. La guerre d’Afghanistan qui dure bientôt depuis cinq ans n’est pas populaire en U.R.S.S.

« Lorsque l’esprit des populations commencera à être vraiment atteint, ils seront obligés d’arrêter » ­conclut-il_

L’orateur est ovationné par l’assistance et Michel GARDER reprend la parole.

TOUT SE JOUE EFFECTIVEMENT A MOSCOU… MAIS D’UNE AUTRE FAÇON

par le Colonel Michel GARDER

La clef du problème est bien au Kremlin, acquiesce Michel GARDER, mais ce ne sont pas les populations qui obligeront les dirigeants à mettre les pouces. L’avenir de l’Afghanistan, voire même l’avenir de la paix mondiale est lié au sort du régime totalitaire soviétique. Tant que le régime subsistera nous n’aurons rien de bon à en attendre. Seul un changement radical consécutif à une révolution de palais, du genre de celle qui a ébranlé le communisme tchécoslovaque en 1968, pourrait ouvrir des perspectives nouvelles.

Pour le moment l’U.R.S.S. est dirigée par une oligarchie d’une bonne centaine d’individus, oligarchie à la fois pléthorique, gérontocratique, anachronique et de qualité médiocre. Derrière la façade monolithique de ce système totalitaire, l’érosion due au temps a déjà fortement lézardée l’édifice. L’appareil du Parti, naguère le seul maître du jeu, ne parvient plus à contrôler entièrement ses deux auxiliaires : l’Armée et le K.G.B.

– La partocratie a évolué en une « sbiro-strato-partocratie » policiers et militaires tendant à s’affranchir de la férule du Parti. Des histoires récentes telles que celle de l’attentat contre le Saint-Père (manifestement fomenté par un échelon opérationnel du K.G.B.), ou bien celui de la destruction du Boeing sud-coréen le 1er septembre 1983, ordonnée par le général ROMANOV – récemment « suicidé » – nous en fournissent la preuve.

Aux échecs répétés sur le Théâtre Extérieur du conflit mondial en cours, aux perspectives d’avenir inquiétantes, tant à l’Ouest (avec l’effort de guerre américain) qu’à l’Est (avec le renforcement du binôme sino-nippon), viennent s’ajouter les difficultés du Théâtre Intérieur parmi lesquelles prend place l’enlisement en Afghanistan.

Aussi l’avenir du régime soviétique peut-il se réduire à quatre grandes hypothèses, avec chacune trois sous-hypothèses, soit :

H1: C’est la perpétuation du régime actuel avec les trois variantes suivantes :

h 11: serait une U.R.S.S. tendant à se rapprocher des Occidentaux

h 12: serait, à l’inverse, une U.R.S.S. plus proche de la Chine et du Japon

h 13: serait – à l’instar de l’attitude actuelle du Kremlin, une U.R.S.S. hostile à la fois aux Occidentaux et aux Asiatiques.

Bien entendu on espère la réalisation de h 11 en Occident et de h 12 à Pékin et à Tokyo. On craint la perpétuation de h 13 ici et là.

H 2: serait une nette aggravation de h 13 débouchant sur une « guerre » avec :

h 21: étant une « guerre éclair » en Europe avec ou sans échange nucléaire soviéto-américain

h 22: une guerre nucléaire préventive contre la Chine

h 23: une guerre générale sur deux fronts Ouest et Est.

H 3: serait l’éventualité d’une révolution de palais avec à l’origine :

h 31: une conjuration d’officiers du K.G.B. et de jeunes apparatchiks

h 32: – dito – de jeunes apparatchiks et d’officiers des Forces Armées

h 33: un putsch militaire

H 4: serait une guerre civile consécutive à un putsch militaire avec :

h 41: une guerre civile rapidement gagnée par un des camps

h 42: une guerre civile limitée au territoire de l’Empire Soviétique

h 43: une guerre civile gagnant à la fois l’Asie et l’Europe.

Pour Michel GARDER l’hypothèse la moins probable est H 1, une hypothèse que jouent tous les chefs d’États occidentaux et orientaux.

H 2 et H 4 sont évidemment redoutables et demeurent l’une et l’autre possibles.

La seule hypothèse souhaitable est H 3, surtout ses variantes h 32 et h 33.

Ce sont là les seules éventualités dans lesquelles une « Russie nouvelle » pourrait remplacer l’entité « soviétique » et vouloir revenir dans le concert des nations, ce que depuis 1922 l’URSS, de LÉNINE à TCHERNENKO, n’a jamais voulu.

C’est la seule possibilité de voir se refaire l’unité de la civilisation hélléno-judéo-chrétienne en vue d’aborder de façon constructive les grands problèmes du prochain millénaire.

H 3 pourrait ainsi apporter une solution au problème afghan en mettant un terme à l’agression actuelle et aux souffrances indescriptibles de ce peuple héroïque… et si peu aidé.

L’assistance applaudit longuement les deux conférenciers.

Le Colonel PAILLOLE remercie au nom de tous Omaïoun TENDAR – qu’il assure du soutien de l’AASSDN à la Résistance afghane, et Michel GARDER.

Il revient ensuite à leur « duo » en mettant l’accent sur la similitude des situations d’avant-guerre et d’aujourd’hui, « qui se rejoignent par l’impuissance des nations et leur indifférence sous le signe du pacifisme. Aujourd’hui la Pologne et l’Afghanistan et à l’époque l’Anschluss… C’est, hélas, une fois de plus, notre civilisation occidentale qui est en jeu ».




Evenements en Pologne 1981-Note de synthese du colonel M Garder cercle d’etudes de strategie totale dec1981

LE COUP DE FORCE DU GÉNÉRAL JARUZELSKI

Préparé certainement de longue date, supervisé par le maréchal de l’Union Soviétique KOULIKOV, commandant en chef des Forces du Pacte de Varsovie, et exécuté avec une maîtrise incontestable, le coup de force du pouvoir communiste polonais a constitué, le 13 décembre 1981, une opération militaire réussie. La surprise a été totale, le choix du jour, c’est-à-dire le dimanche, était bon, la mise en place d’un dispositif militaire carroyant l’ensemble du territoire polonais s’est réalisée sans à-coups apparents ; enfin la coopération entre l’armée et la milice, déjà mise au point lors de l’évacuation des élèves officiers pompiers, a fonctionné parfaitement.

Cette réussite initiale dans le domaine purement militaire du maintien de l’ordre contraste singulièrement avec les erreurs commises par le pouvoir au plan psycho-politique. Ces erreurs que nous allons voir dans le détail sont lourdes de conséquences, au point à la limite, de risquer de précipiter l’intervention soviétique que le coup de force était sensé éviter.

UNE CONCEPTION PSYCHO-POLITIQUE ERRONÉE

En préparant le coup de force du 13 décembre 1981, le pouvoir communiste polonais aux abois, probablement conseillé par ses amis soviétiques, a tenté de mettre dans son jeu toute une série d’atouts psycho-politiques. C’est ainsi que par exemple le remplacement de l’inexistant KANIA par le général JARUZELSKI à la tête du système a été la première mesure de camou­flage d’un pouvoir honni et discrédité.

Ce fut ensuite « l’ouverture » vis-à-vis de Solidarité et de l’Église visant officiellement à accréditer l’esprit conciliant du P.O.U.P. et en réalité à prouver l’intransigeance des syndicats libres. Ceux-ci devaient très vite découvrir la mauvaise foi de leurs interlocuteurs et, par voie de conséquence, adopter une attitude plus radicale.

Profitant de cette erreur tactique de Solidarité, le pouvoir allait à la fois lancer son projet de loi d’exception interdisant le droit de grève et tenter de discréditer Lech WALESA en diffusant sur les écrans de la télévision une « émission pirate » ayant trait à une réunion de la direction des syndicats libres. Grâce à un montage ingénieux des échanges entre dirigeants syndicaux, les téléspectateurs pouvaient éventuellement croire à l’imminence d’un coup d’État fomenté par Solidarité.

L’engrenage ci-dessus ayant conduit à une situation estimée favorable par les « Machiavel » du Bureau Politique du P.O.U.P., il ne restait plus qu’à passer à l’action sous les plis du drapeau national, afin soi-disant d’éviter une guerre civile entre Polonais. L’adversaire étant de bonne composition devait d’ailleurs commettre une nouvelle erreur tactique dans la soirée du 12 décembre en votant une motion annonçant une grève générale pour le 17, au cas où la Diète aurait voté la loi d’exception, en réclamant pour le mois de février un référendum sur l’avenir politique du pays et des élections libres au Parlement.

Au premier abord, tout paraît se tenir dans le raisonnement du pouvoir et l’engrenage des faits. Cependant c’est au départ que ce raisonnement était faux. Habitués à régner sans partage sur une société atomisée au préalable, les communistes polonais et leurs conseillers soviétiques avaient oublié un point essentiel, à savoir que la Pologne n’était plus celle d’avant août 1980. Avec le phénomène Solidarité qui ne se limite pas aux syndicats libres qui portent ce nom, c’est en fait à la résurrection d’une société civile transcendée par l’Église et animée par des intellectuels, enfin réalistes, que nous avons assisté au cours des 18 mois écoulés. C’est cette société vivante et fière que le pouvoir devait mettre au pas, et non, comme ils se l’imaginaient, une poignée de meneurs.

TOUT SE RETOURNE CONTRE LE POUVOIR

Passé le moment de la surprise initiale qui permet au général JARUZELSKI de marquer un certain nombre de points : arrestation de la plupart des dirigeants de Solidarité, contrôle de tous les points stratégiques du pays, des moyens de communication et de transmission, attitude digne mais pacifique de l’Église désireuse d’éviter une lutte fratricide entre Polonais, et enfin l’absence de tout heurt avec la population, la situation va progressivement se retourner contre le pouvoir.

Le coup de force ayant eu lieu le dimanche, ce n’est que le lundi, jour où les ouvriers et les employés retournent à leur travail, que la société civile polonaise va reprendre son souffle et retrouver peu à peu son unité. C’est à partir de ce moment que la tâche du pouvoir communiste, camouflé en junte militaire, va devenir plus que difficile. Il ne s’agit plus en effet de faire respecter un certain nombre de consignes, mais d’obliger les ouvriers politisés à reprendre le travail contre leur gré. Pour ce faire, le pouvoir ne dispose que de quelques « mouches du coche » communistes, de la milice haïe de tous et d’unités militaires à base de soldats du contingent.

Au cours de la journée de lundi, des grèves partielles affectent divers secteurs de la production industrielle et testent en quelque sorte les capacités d’intervention du pouvoir. Pendant ce temps, dans la coulisse, les organisations ouvrières et estudiantines, voire même paysannes, renouent les contacts et rétablissent les liaisons perturbées depuis dimanche. Des mots d’ordre commencent à circuler. Vrais ou faux, ils affolent les responsables du service d’ordre.

Le tournant sera pris le mardi 15 décembre. Ce jour-là les mass media officielles sont obligées de reconnaître l’existence de grèves dans diverses régions du pays. Des gouverneurs de province sont relevés. Des mesures d’isolement du pays sont renforcées. Enfin dans la nuit du 15 au 16 une noria d’avions de transport soviétiques amène sur divers aérodromes de la Pologne des ravitaillements mystérieux que l’Agence Tass sera obligée de qualifier « d’aide alimentaire fraternelle » au peuple polonais. En fait il devait s’agir d’un soutien logistique aux unités polonaises sur le pied de guerre depuis trois jours.

PERSPECTIVES D’AVENIR

Désormais une chose paraît presque certaine, à savoir que le coup de force du pouvoir communiste polonais ne peut pas réussir. « On peut tout faire avec des baïonnettes, disait Talleyrand, sauf s’asseoir dessus ». Si on ajoute à cela une partie des baïonnettes confiées à des soldats du contingent issus de la même société civile polonaise que le pouvoir prétend mettre au pas, on voit mal comment le général JARUZELSKI pourra arriver à ses fins.

Nous voyons quant a nous deux issues possibles au coup de force du 13 décembre 1981.

La première est celle d’une évolution rapide et dramatique débouchant avant la fin de l’année sur des explosions sanglantes et l’intervention quasi inévitable dans ce cas des forces armées soviétiques.

La deuxième est celle d’un long pourrissement de la situation à base de grèves larvées tournantes, de fraternisations discrètes entre ouvriers, soldats, étudiants et paysans, de la décomposition sur pied des forces de l’ordre et, pour finir, d’un chaos semi généralisé d’ici deux à trois mois. Là aussi une intervention soviétique serait difficilement évitable.




Conference de M Garder- Analyse de la situation mondiale suite aux evenements de Pologne

L’été écoulé n’a pas dû apporter de grosses satisfactions aux oligarques moscovites. Depuis le point auquel nous avons procédé dans le B L. 110, le Kremlin n’est pas parvenu à « redresser » la situation en Pologne ; en Afghanistan les divisions soviétiques et leurs supplétifs « karmalistes » ont essuyé une série de revers graves et en Extrême-Orient un nouvel affrontement sino-vietnamien peut à tout moment placer l’U.R.S.S. dans une position embarrassante. Au même moment, l’Administration américaine met en oeuvre une stratégie totale qui déroute les dirigeants soviétiques, peu habitués à voir utiliser contre eux leurs propres procédés, et les offensives psycho-politiques de Moscou, s’appuyant sur des manifestations pacifiques en Allemagne et d’autres pays occidentaux, n’ont pu jusqu’ici compromettre gravement l’unité de l’Alliance Atlantique.

En ce qui concerne ce dernier point, le changement de président et de majorité en France n’a en rien affecté la position de notre pays demeuré fermement fidèle à l’Alliance. Enfin à l’intérieur de l’Empire soviétique, le mauvais exemple polonais risque avec le temps de faire tache d’huile et en U.R.S.S. même, la situation pourrait fort bien devenir préoccupante pour le pouvoir totalitaire lénino-marxiste.

LE CASSE-TÊTE POLONAIS

Plus de quatorze mois après l’émergence – avec le phénomène « Solidarité » – d’une Société Civile polonaise transcendée par l’Église et fortifiée par le sentiment national, le Kremlin se trouve dans l’incapacité totale de ramener la Pologne dans le giron communiste.

Toutes les tentatives de pression et quelques provocations n’ont pu modifier le cours inexorable des événements. L’oligarchie communiste polonaise ne représente plus qu’une minorité de privilégiés accrochée désespérément à un pouvoir qu’elle ne peut plus exercer face à un peuple debout exigeant des élections libres et la création d’un nouvel état au sein duquel la « solidarité nationale » se substituerait aux dogmes périmés du marxisme­léninisme.

Une intervention militaire soviétique paraît de moins en moins concevable, Selon Lech WALESA lui-même, il ne resterait qu’une chance sur cent pour que Moscou commette cette erreur tragique. En effet, la situation en Pologne n’est guère comparable à celle de la Hongrie en 1956, ni a priori à celle de la Tchécoslovaquie en 1968. On ne peut pas non plus la comparer à celles qui prévalaient lors des deux partages ou des insurrections historiques, voire du dépècement en 1939 par l’Allemagne nazie et l’U.R.S.S. stalinienne.

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Pour la première fois dans son histoire le peuple polonais se trouve uni, organisé et résolu, alors que l’adversaire qui le menace est parfaitement conscient de ce qu’il court le risque d’une aventure sanglante aux conséquences difficilement prévisibles et, de plus, en contradiction totale avec le plan stratégique qu’il poursuit actuellement. Ce plan nous l’avons exposé dans le B.L. 110 (p. 12, Face aux Occidentaux » ) et toute l’attitude récente du Kremlin montre que l’oligarchie moscovite ne l’a pas modifié. Or il est non moins évident que l’inaction entraînerait ipso facto non seulement un changement total de régime en Pologne, mais également la désagrégation du ciment même de l’Empire soviétique et, en fin de compte, la mort du bolchevisme.

La rage impuissante qui se manifeste dans le déferlement haineux de la propagande du Kremlin à l’égard « des éléments anti-socialistes manipulés par la C.I.A. qui agissent en Pologne » – autrement dit la majorité écrasante des polonais – montre à souhait que ce danger n’a pas échappé à l’oligarchie moscovite. Ce danger est d’autant plus grand que le casse-tête polonais n’est pas le seul problème qui se pose auxdits oligarques.

L’ENLISEMENT EN AFGHANISTAN.

Au cours de l’été écoulé les soviétiques ont, une fois de plus, tenté par une série d’offensives de résoudre militairement le problème afghan. Chacune de ces offensives s’est soldée par un échec. C’est ainsi que, fin juillet, le commandement soviétique avait cru bon, pour déloger les troupes de la Résistance de la province de Paghman au N.O. de la capitale, d’expédier sur les lieux le « bataillon des anciens » de l’école d’officiers de Kaboul. Soutenus par l’aviation tactique et les hélicoptères blindés soviétiques, les élèves officiers afghans furent encerclés à quelque vingt kilomètres de leur base de départ et sommés de se rendre. Près de deux cents d’entre eux devaient passer dans le camp de la Résistance ; une centaine ont été massacrés et seule une trentaine de survivants a pu revenir à Kaboul.

Amenés par hélicoptères, les renforts soviétiques furent rapidement anéantis, un détachement étant tombé dans une embuscade et le suivant ayant été pris par erreur sous le feu de sa propre aviation.

Il fallut dépêcher sur le terrain de nouvelles unités soviétiques et « karmalistes ». Après trois jours d’intenses combats aboutissant à la destruction de vingt-cinq villages et à de nombreuses pertes civiles (les résistants ayant quatre-vingts tués dans leurs rangs), les « forces de l’ordre » se sont retirées ramenant sur Kaboul environ trois cents cadavres.

Après leur départ les résistants ont repris le contrôle de la province d’où ils ont été à même d’intensifier leurs raids sur Kaboul.

Finalement le commandement soviétique a été amené à fermer l’école d’officiers afghans, des émeutes ayant éclaté parmi les jeunes E.O.A. Une partie des élèves aurait été expédiée en U.R.S.S., les autres ayant été incorporés dans l’armée « karmaliste ».

Début et fin août, d’autres offensives soviétiques au nord et à l’est de Kaboul n’ont pas connu plus de succès. Enfin en septembre il y a eu une longue et sanglante bataille pour la possession de Randahar, la deuxième ville de l’Afghanistan, qui est restée finalement aux mains des résistants.

Les caractéristiques essentielles de cet enlisement soviétique en Afghanistan sont désormais les suivantes :

– Même si les résistants ne peuvent pas vaincre militairement l’envahisseur, celui-ci de son côté ne serait à même de l’emporter qu’à la condition de quadrupler – sinon de quintupler – les effectifs engagés et de modifier radicalement sa tactique.

– Les pertes en matériel des forces armées soviétiques s’accroissent au fur et à mesure que les résistants reçoivent des armes antichars et antiaériennes perfectionnées.

– Le régime « collaborationniste » de Babrak KARMAL paraît d’ores et déjà condamné, ce qui tend à réduire, sinon à annuler les chances d’un règlement politique du problème.

En définitive, un engrenage, plus implacable encore que celui que nous avons connu en Indochine et en Afrique du Nord, ou que celui qui a traumatisé les Américains au Viêt-nam, entraîne les Soviétiques dans une impasse totale ne leur permettant ni de conclure victorieusement cette guerre coloniale, ni d’y mettre un terme impunément.

La CONFRONTATION SOVIÉTO-CHINOISE.

Les problèmes précités ne manquent pas d’avoir une influence directe sur le conflit inexpiable qui oppose l’U.R.S.S. et la Chine, et par voie de conséquence ils renforcent encore la cohésion du binôme sino-nippon et le rapprochement entre les Asiatiques et le camp occidental.

En effet, Moscou qui voit déjà la main de la Chine dans l’affaire afghane, constate la joie mauvaise de Pékin devant l’évolution de la situation en Pologne. Faute de pouvoir rendre les îles Kouriles au Japon, l’U.R.S.S. a perdu toute chance de séparer ce pays de la Chine. Enfin l’antagonisme – à la limite de l’explosion – sino-vietnamien ne peut laisser l’Union Soviétique indifférente. En l’occurrence Moscou a déjà perdu la face une première fois, en janvier 1979, en ne se portant pas immédiatement au secours de l’allié vietnamien agressé par la Chine. Or nous voici à la fin de la saison des pluies et les motifs d’une nouvelle guerre sino-vietna­mienne ne manquent pas.

Depuis le printemps dernier l’U.R.S.S. a renforcé son dispositif à la frontière chinoise et il est possible que les troubles récemment signalés au Sin-Kiang aient eu à leur origine une manoeuvre du K.G.B.

On peut se demander dès lors si le face à face haineux soviéto-chinois demeurera longtemps au point mort le long de sept mille kilomètres de frontière commune.

LA NOUVELLE STRATÉGIE LÉTALE AMÉRICAINE.

Même si tout ne baigne pas dans l’huile du côté américain et si l’opposition démocrate – initialement sans réactions sérieuses – a fini ces derniers temps par s’organiser contre l’effet Reagan », il n’en demeure pas moins que la nouvelle administration a surpris les adversaires et les alliés des États-unis par la vigueur et la cohérence de sa stratégie totale.

En Europe, au Moyen-Orient, en Asie, en Afrique et surtout en Amérique Latine, le « vent d’ouest » tend à supplanter le « vent d’est ». La détente, cette géniale duperie du Kremlin a laissé la place à un brutal bras de fer américano-soviétique. La course aux armements qui, soit dit en passant, n’avait jamais cessé – surtout du côté soviétique – a été relancée par les Américains. Quand on connaît leurs qualités de sérieux et d’efficacité on ne peut douter de leur victoire dans cette course d’ici quelques années.

Du coup, les négociations américano-soviétiques sur la limitation des armements qui doivent reprendre en novembre vont se dérouler selon un schéma quelque peu modifié, les États-unis ne permettant plus, comme avant, aux Moscovites de faire des concessions sur leurs propres exigences.

DES OFFENSIVES DE PAIX EN RAFALE.

Ainsi qu’il fallait s’y attendre depuis le 26e Congrès de février-mars 1981, l’U.R.S.S. a multiplié face aux Occidentaux des offensives de paix, soutenues et amplifiées par ses alliés conscients – les communistes européens – ou inconscients, autrement dit les libéraux de gauche, les pacifistes, les écologistes et autres idéalistes. Certes ce genre d’offensives a enregistré quelques succès tactiques, en particulier en Allemagne où l’opinion publique s’est trouvée divisée. Toutefois dans l’ensemble le camp occidental n’a pas été ébranlé et la France – naguère maillon important du dis­positif – a tenu bon. Jusqu’à nouvel ordre le principe de l’installation en Europe des Pershings et des « Cruise missiles » en 1983 a été maintenu et l’arme à rayonnement renforcé (bombe à neutrons) devrait finalement être intégrée au corps de bataille aéro-terrestre de l’Alliance Atlantique.

ET PENDANT CE TEMPS !…

Confrontée dans des conditions de plus en plus difficiles aux quelques problèmes – dont la liste est loin d’être exhaustive – que nous venons de passer en revue, l’oligarchie moscovite se trouve sérieusement menacée sur l’ensemble de ses arrières. De très nombreux points d’interrogation inquiétants pour la survie du système s’y posent sans que l’on puisse entre­voir la moindre réponse satisfaisante pour la plupart d’entre eux.

Le premier est, bien entendu, celui de l’exercice du pouvoir au sommet du système totalitaire soviétique. Pléthorique, gérontocratique, anachronique, de qualité discutable et divisée en son sein, l’oligarchie soviétique se trouve de plus en plus en butte aux pressions divergentes de ses deux piliers auxiliaires : l’Armée et les Services Spéciaux. Aussi paraît-elle, ces derniers temps, incapable de prendre des décisions rapides et cohérentes face aux problèmes extérieurs et intérieurs qui se posent à elle. De plus, une relève massive au sommet, sans cesse reculée, devrait finir par s’imposer dans une atmosphère de fin d’Empire.

Or au sein de cet Empire « le mauvais exemple » polonais pourrait à tout moment faire tache d’huile alors que Moscou doit résoudre d’urgence les problèmes suivants :

– faire participer plus activement les satellites à son effort en Asie ;

– réaliser un juste équilibre entre la férule économique qu’elle impose à ses vassaux européens par le biais de l’énergie (pétrole, gaz naturel) ;

– conjurer les dangers d’explosion populaire sur lesquels pourrait déboucher la crise économique, difficilement évitable, résultant de cette férule.

Le même « mauvais exemple » polonais menace d’ailleurs également les populations soviétiques, et en premier lieu celles des républiques baltes, de Biélorussie et de l’Ukraine. Déjà nous croyons savoir que depuis septembre dernier le thème des « syndicats libres polonais » trouve une audience de plus en plus grande dans la partie européenne de l’Union.

A cela viennent s’ajouter en s’aggravant :

– la radicalisation des sentiments nationalistes dans les Républiques allogènes ;

– l’éveil croissant du sentiment religieux parmi les populations de souche chrétienne, son intensification chez les citoyens d’origine juive et sa confirmation dans les républiques musulmanes ;

-la croissance des besoins insatisfaits au sein des populations découvrant le mirage d’une société de consommation, sans cesse reportée au lendemain.

UNE ÉCHÉANCE SANS CESSE RETARDÉE.

Certains amateurs d’analogies en histoire comparent la période actuelle à celle qui a précédé la 2èm guerre mondiale. Les analogies ne manquent certes pas entre ces deux prologues de « catastrophes ». Toutefois, outre le fait que seul l’avenir confirmera ou non ce diagnostic pessimiste, il y a d’ores et déjà une série de différences fondamentales entre le « perturbateur de 1939 » et « l’agresseur potentiel » de 1981.

La première de ces différences réside dans l’approche du problème de la guerre. L’arme nucléaire n’existait pas en 1939. HITLER pouvait fort bien, avec CLAUSEWITZ, considérer la guerre comme la poursuite de la guerre par d’autres moyens. C’était d’ailleurs également l’opinion de STALINE. Il en va de même aujourd’hui des successeurs de ce dernier qui ont pu, depuis des années, prendre pleinement conscience du caractère apocalyptique d’une guerre totale moderne.

Monocrate, confiant dans son étoile et dans l’avenir glorieux du peuple allemand, HITLER avait une psychologie de joueur de poker ; même de qualité intellectuelle discutable, l’oligarchie moscovite est essentiellement une équipe de joueurs d’échecs.

Enfin l’Allemagne nazie électrisée et unie par son chef et une idéologie conquérante ne peut se comparer à un Empire, surpuissant peut-être, mais affecté ainsi que nous l’avons dit plus haut d’une série de maux difficilement curables. C’est d’ailleurs de l’avenir de cet Empire – plus que d’importantes décisions de son oligarchie – que dépend, selon nous, le sort de notre monde.

Dans le B.L. précédent nous avons rappelé les quatre hypothèses relatives à cet avenir. Ces hypothèses demeurent toutes valables. Cependant avec le temps, ce sont H-3, celle d’une révolution de palais à Moscou et H-4, celle d’une guerre civile en U.R.S.S., qui nous paraissent de plus en plus probables.

En effet, faute d’intervenir en Pologne et de pouvoir régler le problème afghan, l’Empire – à moins d’une fuite en avant sous la forme d’une guerre par surprise en Asie ou en Europe, voire partout à la fois -, se trouve menacé par une implosion.

Au moment où nous écrivons ces lignes on prête aux oligarques soviétiques l’intention de laisser se dégrader la situation économique en Pologne en restreignant les livraisons de vivres, de gaz naturel et de pétrole à ce pays. Il serait étonnant que les membres de Solidarité finissent par capituler devant les effets de cette manoeuvre de strangulation économique.

Aussi croyons-nous que le fait de retarder sans cesse l’échéance en Pologne, un risque de subir d’autres avatars au sein de leur empire ne peut profiter aux dirigeants actuels du Kremlin.




1981 : le 26eme Congrès du parti communiste et les événements de Pologne par Michel Garder

Au lendemain du 26e Congrès du Parti Communiste de l’Union Soviétique qui s’est tenu du 23 février au 3 mars 1981, nous avons pu, au travers des discours des principaux dirigeants soviétiques ou satellites, discerner les grandes lignes du nouveau plan stratégique du Kremlin. Ce plan qui comportait une modification majeure par rapport à celui qui était en vigueur depuis le 25e Congrès de 1976, pouvait se résumer ainsi :

Sur le théâtre extérieur :

Report de l’effort principal de l’Afrique sur l’Asie : Golfe Persique et Chine, celle-ci étant nommément désignée comme ennemie. Les objectifs principaux de cet effort principal semblaient devoir être les suivants :

– renforcement de la présence soviétique dans la zone du Golfe : Afghanistan et, si possible, en Iran et au Pakistan ;

– isolement de la Chine en la dissociant du Japon et des Occidentaux, soit encerclement en s’appuyant sur l’Inde et surtout le Vietnam, et si possible une révolution à Pékin.

Face aux Occidentaux on multiplierait les offensives de paix compor­tant au besoin quelques concessions apparentes et visant à les couper totalement de la Chine, à amadouer les Américains, à dissocier ceux-ci des Européens et à jouer sur les contradictions entre ces derniers, la France étant choisie comme le « maillon » important du dispositif.

Enfin en Afrique on se contenterait de maintenir les positions acquises tout en diminuant nettement l’effort.

Sur le théâtre intérieur :

Aucun changement. Autrement dit, « poursuite du renforcement de l’Union Soviétique et maintien de la cohésion et de la sécurité du camp socialiste ».

En d’autres termes, l’U.R.S.S. s’efforcerait de poursuivre à la fois le renforcement de son potentiel militaire et le développement de son économie au besoin grâce à l’aide de « l’adversaire capitaliste » (Amérique, Europe, Japon) et veillerait au maintien de l’intégrité et du monolithisme de l’Empire, l’Afghanistan et la Pologne constituant ses deux préoccupations immédiates.

1. UNE STRATEGIE RIGIDE ET UN PLAN CONTESTABLE

Contrairement à une idée fausse partagée par bon nombre de responsables occidentaux, les dirigeants soviétiques sont beaucoup moins opportunistes et pragmatiques qu’il n’y paraît, et leur stratégie totale n’est nullement souple.

Cette erreur d’appréciation provient d’une part de ce que lesdits responsables ne se donnent pas la peine de suivre au jour le jour le jeu stratégique de Moscou, en effectuant au besoin des retours en arrière à des fins de vérification et, d’autre part, du fait qu’au plan tactique les Soviétiques font effectivement preuve d’une certaine souplesse.

En réalité, prisonniers des dogmes au nom desquels ils détiennent le pouvoir, les oligarques soviétiques raisonnent en fonction des schémas établis une fois pour toutes et s’accrochent en ce domaine, comme en celui de l’économie, aux vertus magiques de la planification. Ce détail essentiel du fonctionnement de cet état-major général que représente l’appareil du Comité Central échappe curieusement à la quasi totalité de nos « Kremlinologues »: C’est ainsi que Michel VOSLENS y fait à peine allusion clans sa « Nomnenklatura » et que Mme CARRERE D’ENCAUSSE n’en parle absolument pas dans son excellent ouvrage « Le Pouvoir confisqué ».

La majeure partie des succès soviétiques, sur le théâtre extérieur, son justement dus à cette grave méconnaissance chez leurs adversaires de la véritable nature d’une stratégie par excès de planification, laquelle, Dieu merci, a valu par ailleurs bien des déboires au Kremlin. Il se trouve même que nous sommes probablement à la veille d’une éclatante démonstration de cette dernière affirmation, dans la mesure où les stratèges de Moscou paraissent incapables tant d’en modifier le plan – pourtant contestable – qu’ils mettent actuellement en oeuvre que de résoudre les contradictions existant entre les objectifs des théâtres extérieurs et intérieurs.

En effet, si les stratèges soviétiques avaient été effectivement pragmatique et opportunistes, autrement dit libres de leurs initiatives, ils auraient eu dans la situation actuelle le choix entre deux solutions : soit un rapprochement réel avec les Occidentaux pour se retrouver en position de force vis-à-vis des Asiatiques, soit à l’inverse une franche ouverture en direction de ces derniers.

Dans le premier cas il leur eût suffi de quelques gages : retrait progressif d’Afghanistan et attitude compréhensive en ce qui concerne le règlement de problèmes du Moyen-Orient par exemple, avec, en retour, une aide substantielle à leur économie.

Dans le second cas, la seule restitution des Îles Kouriles au Japon et éventuellement quelques avances à la Chine auraient pu modifier la situation du tout au tout.

Mais une loi non écrite et pourtant formelle interdit aux oligarques soviétiques d’avoir des alliés. Moscou ne peut avoir que des subordonnés ou des ennemis. De là la rigidité de sa stratégie et l’avantage que détient en l’occurrence Pékin qui ne dédaigne aucune alliance contre l’« hégémonisme soviétique ».

C’est également la raison pour laquelle les oligarques moscovites ne peuvent souffrir la moindre incartade de leurs subordonnés et traitent immédiatement en ennemis ceux qui tentent de se libérer de leur férule.

Rien d’étonnant dès lors que le plan stratégique rappelé ci-dessus, plan auquel on s’accroche envers et contre tout à Moscou, soit plus que contestable.

2. UN MOIS ET DEMI DE TÂTONNEMENTS

Dès la fin du Congrès, le Kremlin avait tenté de mener de pair sa grande offensive de paix vis-à-vis de l’Occident et la remise au pas de la Pologne. Convoqués une fois de plus à Moscou, les dirigeants de Varsovie avaient promis de faire leur possible pour « normaliser » la situation dans leur pays. C’était là une promesse purement gratuite car, en réalité, la situation leur échappait totalement et pour obtenir la moindre solution il fallait à Stanislas KANIA et au général JARUSELSKY implorer la bénédiction de l’Eglise et passer par les exigences de « Solidarité ». Pour un régime qui se voulait encore totalitaire c’était un constat de faillite.

Au Kremlin pendant ce temps, on ne pouvait pas croire à la liquéfaction du Parti polonais, et l’on s’accrochait à l’espoir qu’il suffirait aux camarades de Varsovie de faire preuve d’un peu plus d’énergie pour en imposer à la fois à l’Église et aux syndicats autonomes.

Les manoeuvres du Pacte de Varsovie prévues pour la deuxième quinzaine de mars devaient apporter aux « nomenclaturistes » polonais l’appui moral nécessaire à une reprise en main de la population.

Cependant en Pologne, les paysans qui n’avaient toujours pas pu obtenir la reconnaissance de leur propre syndicat autonome accentuaient leur pression sur les autorités, et à Bygdoszcz leurs représentants s’étaient emparés de la préfecture pour une occupation illimitée. Maladresse ou provocation, les autorités locales crurent bon de faire intervenir brutalement la milice. D’où une réponse énergique de « Solidarité » exigeant une enquête officielle et des sanctions contre les responsables locaux. Ce fut le début d’une épreuve de force risquant de tourner à l’avantage des syndicats, ce que Moscou pouvait difficilement tolérer. Du coup les manoeuvres en cours se transformèrent en une mise en place d’un important dispositif opérationnel aux frontières et à l’intérieur même du territoire polonais. On procéda, semble-t-il, à des rappels de réservistes dans les régions militaires de la Baltique, de Biélorussie et des Carpates ; la flotte de la Baltique simulait un blocus des côtes de la Pologne avec exercices de débarquement d’unités blindées et de détachements de fusiliers-marins ; des divisions de l’Allemagne de l’Est s’installaient carrément sur la rive droite de l’Oder et, sous prétexte de manoeuvres, paradaient sur les anciens territoires allemands cédés à la Pologne depuis 1945.

Cependant « Solidarité » lançait le 27 mars une grève d’avertissement de quatre heures, massivement suivie dans tout le pays, et annonçait pour le 31 une grève générale illimitée.

Une intervention des forces armées du Pacte de Varsovie paraissait imminente. Les États-unis et les pays membres de l’Alliance Atlantique crurent bon d’adresser à Moscou d’énergiques mises en garde.

L’offensive de paix soviétique risquait d’être totalement compromise. Réuni à Varsovie le 29 mars 1981, le Plenum du Comité Central du Parti Polonais devait, entre-temps faire l’étalage de ses divisions et de son impuissance.

Sur le conseil de l’épiscopat, Lech WALESA estima bon d’assouplir quelque peu l’attitude de « Solidarité » et de sauver en quelque sorte le pouvoir, grâce à un compromis et à l’annulation de l’ordre de grève. Au même moment, aux États-unis l’attentat contre le président REAGAN captait l’attention de l’opinion publique mondiale et dédramatisait – dans une certaine mesure – les événements de Pologne.

Nous ignorons bien entendu l’effet produit sur l’oligarchie soviétique par l’attentat de Washington, mais il n’est pas exclu que celui-ci ait renforcé la position de ceux qui étaient opposés à une intervention en Pologne Il n’est pas exclu, en particulier, que l’argument selon lequel les Américains auraient pu trouver un lien entre les deux événements ait été invoqué à cette occasion.

Toutefois, du jour au lendemain, la propagande soviétique allait changer de thèmes et englober dans ses anathèmes les forces anti-socialistes polonaises et le laxisme des dirigeants de Varsovie.

Les manoeuvres se poursuivant, on eut de nouveau l’impression en Occident que l’engrenage fatal s’était remis en route, cela d’autant plus que les dirigeants des pays satellites donnaient de plus en plus de la voix, Allemands de l’Est et Tchécoslovaques étant les plus virulents.

Le point culminant devait être atteint le vendredi 3 avril ; puis le samedi 4 ce fut la surprise de l’annonce de la participation de Leonid BREJNEV au Congrès du Parti Communiste Tchécoslovaque deux jours plus tard.

Dès lors il devenait évident que l’intervention se trouvait remise « sine die », ce que le secrétaire du Parti Communiste Soviétique allait confirmer par son discours de Prague qui contrastait curieusement avec celui du camarade HUSSAK, écrit probablement au moment où celui-ci croyait encore à l’inévitabilité d’une « aide fraternelle à la Pologne ».

En marge de ce Congrès il y eut une mystérieuse entrevue BREJNEV-JALLOD, le second Libyen venant peut-être réclamer de nouvelles armes à son fournisseur soviétique.

Depuis, nous avons assisté à la fin des manoeuvres et, semble-t-il, à la démobilisation des réservistes. Certes le Kremlin allait jouer dans la coulisse un certain rôle dans les événements du Moyen-Orient, coïncidant avec la visite du général HAIG dans cette partie du monde ; toutefois le ton de la propagande moscovite était devenu moins virulent. Il y eut ensuite le Congrès du Parti Est-Allemand au cours duquel l’irascible SOUSLOV, « missus dominicus » au Kremlin, se montra moins en verve que d’habitude, cependant que le repré­sentant du Parti Communiste Français se permit de condamner l’éventualité d’une intervention soviétique en Pologne. Il fallait attendre l’avant-veille de Pâques pour que de nouvelles concessions de l’oligarchie polonaise vinssent rappeler au reste de l’Empire Soviétique qu’il n’y avait pas lieu de trop compter sur le Parti ouvrier unifié polonais pour résoudre lui-même ses problèmes.

3. UNE SITUATION INTOLÉRABLE POUR LE KREMLIN

Il est vrai qu’en ce jour de Vendredi-Saint on devait apprendre coup sur coup que les autorités de Varsovie avaient accepté d’enregistrer avant le 10 mai un syndicat autonome rural et pris bonne note des revendications formulées à Torun par un vaste forum de contestataires de la base du Parti. Ces deux faits dépassaient largement en importance tous les événements précédents. D’une part le Parti reconnaissait à trois millions et demi de petits propriétaires (de koulaks, selon le jargon soviétique) le droit de se grouper en un syndicat et de partager avec les dix millions d’ouvriers et employés le beau titre de « Solidarité ». Ainsi toute la population active du pays, ne reconnaissant au fond que la seule autorité de l’Église, tendait à se dresser face à une poignée d’« apparatchiks », lesquels d’autre part se voyaient contestés par leur propre base et acceptaient humblement cette contestation.

Devant l’énormité de ces deux événements, le Kremlin surpris une fois de plus, est demeuré pratiquement sans réaction. L’agence Tass s’est contentée de citer sans commentaire des extraits de l’agence de presse polonaise annonçant la reconnaissance du syndicat rural. De son côté, un des stratèges du Kremlin, M. ZAMIATINE, Chef du département d’information internationale du Comité Central du Parti Communiste Soviétique, devait reprendre tous les thèmes officiels de la propagande en vigueur depuis la reculade du 4 avril : ingérences occidentales, forces anti-socialistes manipulées par le « Comité de Défense antisociale » (K.O.R.), et réitérer la confiance de son Parti aux dirigeants polonais. En revanche à Prague on s’est montré moins confiant vis-à-vis de ces derniers en les accusant d’avoir « cédé une nouvelle fois à la pression politique de « Solidarité ».

De toutes façons, il est évident que la situation est devenue franchement intolérable pour le Kremlin et qu’au sein de l’oligarchie, comme à la veille de l’intervention en Tchécoslovaquie, partisans de « l’aide fraternelle à la Pologne » et tenants d’une hypothétique solution polonaise s’affrontent durement.

4. PERSPECTIVES D’AVENIR

« L’observateur étranger — écrit l’éditorialiste du Monde des 19 et 20 avril 1981 – doit se borner à « toucher du bois » sans formuler de pronostics qui, au-delà d’un certain point pourraient porter le mauvais sort ». Après quoi il conclut assez justement : « En réalité, le Kremlin hésite entre deux risques également catastrophiques : celui d’une contagion non endiguée qui mettrait à bas son système de domination, et celui d’une intervention qui l’obligerait à livrer une coûteuse guerre en Europe, à sacrifier toute son offensive diplomatique en direction de l’Occident et à assurer seul la charge de 36 millions de Polonais aussi affamés qu’indisciplinés ».

Il nous semble, quant à nous, qu’aux deux hypothèses du dilemme posé par Le Monde, il conviendrait d’en ajouter une troisième : celle d’une révolution de palais au Kremlin.

Ceci dit, nous allons tenter d’examiner tour à tour ces trois hypothèses dont pour le moment il paraît difficile d’établir l’ordre de probabilité.

La première hypothèse H-1, celle de la « contagion non endiguée » est peut-être la moins probable, mais après les deux reculades du Kremlin, en décembre 1980 et début avril 1981, elle ne peut être exclue « a priori ».

En effet, la centaine de vieillards qui constitue l’échelon de décision de l’oligarchie soviétique, c’est-à-dire le Bureau Politique, le Secrétariat, les chefs de département et leurs adjoints, doit certainement comporter une solide majorité d’anti-interventionnistes, ce qui explique les reculades mentionnées plus haut. Il y a bientôt treize ans, à quelques unités près, les mêmes ont hésité longuement avant d’intervenir en Tchécoslovaquie. D’après ce que nous croyons savoir, la décision a été prise à 51 voix contre 49.

Or les situations ne sont pas comparables. Tout d’abord la Pologne est un morceau beaucoup plus dur que la Tchécoslovaquie. Ensuite, en 1968 les États-unis se trouvaient en pleine campagne présidentielle avec à leur tête un président, Lyndon B. JOHNSON, qui terminait son mandat sans aucune ambition. De nos jours, le Kremlin a été averti qu’une intervention en Pologne provoquerait des réactions sérieuses de la part de l’administration REAGAN, et celle-ci pourrait ne pas se limiter à des sanctions économiques. Or il est certain que les États-unis, actuellement en pleine résurrection, impressionnent fortement le Kremlin. De plus, l’U.R.S.S. ressent sur ses arrières le poids du binôme sino-nippon auquel l’oligarchie a tendance à prêter des intentions agressives. Enfin il y a, qu’on le veuille ou non, l’enlisement en AFghanistan.

La deuxième hypothèse H-2, autrement dit celle de l’intervention, paraît a priori difficilement évitable. Ceci dit, il n’est pas aisé d’en imaginer les différents scénarios, car celui de la Tchécoslovaquie en 1968 ne convient pas et celui de l’Afghanistan ne devrait pas convenir. En dehors de la formule du journal Le Monde énoncée ci-dessus, il s’agirait d’un bain de sang totalement improductif, lequel pourrait fort bien ne pas se limiter au territoire polonais. Rien ne dit en effet qu’engagée en Pologne l’U.R.S.S. ne soit entraînée à élargir son action à la Yougoslavie pour tenter par la même occasion de mettre un terme au scandale des Balkans. Enfin la tentation de profiter des circonstances pour s’emparer dans la foulée de l’Europe Occidentale – avant que les États-unis n’aient reconquis leur supériorité militaire sur l’U.R.S.S. et redonné un souffle nouveau à l’Alliance Atlantique – est également à prendre en considération.

Les inconvénients de H-1, catastrophiques à plus ou moins long terme, et les perspectives peut-être apocalyptiques de H-2 rendent finalement fort probable l’hypothèse H-3, c’est-à-dire une révolution de palais au Kremlin, soit anticipant sur H-2, soit consécutivement à celle-ci.

Cette révolution pourrait comporter trois variantes principales :

– H-31. La révolution de palais serait l’œuvre d’une conjuration grou­pant de jeunes « apparatchiks » bien placés dans les rouages du Comité Central et de « jeunes loups » du K.G.B.

– H-32. La conjuration serait l’oeuvre d’une combinaison de « jeunes apparatchiks » et de « jeunes officiers brevetés » (,généraux et colonels de l’EMG et de la Région Militaire de Moscou).

– H-33. Il s’agirait tout simplement d’un putsch militaire fomenté par les officiers mentionnés dans H-32.

Dans ces trois variantes le but des conjurés serait de mettre fin au totalitarisme lénino-marxiste et d’instaurer un régime autoritaire susceptible de faire revenir une Russie nouvelle dans le concert des nations.

Le plus gros risque que comporterait cette hypothèse – et plus spécialement sa variante H-33 – serait celui d’une cassure au sein des forces armées débouchant sur une guerre civile à l’échelle de tout l’Empire.

Cette nouvelle hypothèse H-4 pourrait être encore plus catastrophique que H-2 et fait actuellement l’objet d’une étude du C.E.S.T.E.

Nous estimons de notre devoir de la mentionner dès maintenant, car sans être a priori la plus probable, elle nous paraît parfaitement concevable.

En soixante ans de totalitarisme sanglant, le régime bolcheviste a accumulé sur les territoires qu’ils contrôle tant de haines inexpiables qu’une explosion de ce genre ne pourrait être qu’épouvantable et, de plus, devrait avoir des répercussions graves hors des limites de l’Empire Soviétique.

Ajoutons pour finir que compte tenu de l’accélération des événements de Pologne, H-2, H-3, et peut-être même H-4 pourraient fort bien se produire dans un avenir très proche, la période dangereuse étant selon nous l’été de 1981.

TOUT BOUGE A L’EST

ADDITIF à l’exposé de Michel GARDER

Un peu plus d’un mois après le point que nous avons fait à Ramatuelle, l’évolution de la situation mondiale, vue de Moscou s’oriente, semble-t-il, dans la direction de l’hypothèse H3, autrement dit d’une révolution de palais au Kremlin.

En effet, au moment même où une violente campagne de propagande, orchestrée par Moscou et reprise par tous les satellites – y compris la Roumanie – dénonçait le laxisme du Parti polonais et la catastrophe à laquelle ne pouvait qu’aboutir le futur congrès de ce Parti et qu’un dispositif militaire d’invasion était mis en place aux frontières de la Pologne, une volte-face spectaculaire de l’oligarchie soviétique allait infléchir la crise vers un semblant de solution à l’amiable.

C’est ainsi que coup sur coup on allait enregistrer :

– l’annulation « pour des raisons sérieuses » de la session plénière du Comité Central du P.C. soviétique du 26 juin 1981,

– l’annonce quelques jours plus tard de la visite à Varsovie du Ministre des Affaires Étrangères André GRMYKO, d’abord fixée au 1er juillet puis deux fois retardée d’un jour,

– le brusque départ en « vacances » de Leonid BREJNEV, un mois plus tôt que les années précédentes.

Venu finalement à Varsovie le 3 juillet non pas « ès-qualité » mais en tant que membre du Bureau Politique, c’est-à-dire, la plus haute instance du pouvoir soviétique, André GROMYKO a semble-t-il, donné au Parti polonais le feu vert pour le congrès du 14 juillet, congrès dont jusqu’ici on ne voulait à aucun prix à Moscou.

Au même moment, changeant de ton, le roumain CEAUCESCU venait apporter son soutien au Parti polonais.

La presse occidentale concluait, en conséquence, à une détente entre Moscou et Varsovie. Or ladite détente ne fait l’affaire ni d’une partie de la « Nomenklatura » avec à sa tête Michel SOUSLOV, ni des services Spéciaux (K.G.B.) ni, semble-t-il, du haut commandement des Forces armées soviétiques, sans parler de la plupart des dirigeants satellites. Une épreuve de force serait déjà en cours au sein des hautes instances de l’oligarchie du Kremlin et des surprises de taille pourraient ébranler d’ici peu l’atmosphère détendue des vacances estivales.




Conderence du colonel M Garder 1980- des minarets de Kaboul a Gdansk.

L’année 1980 avait débuté dans l’angoisse du fait de l’invasion de l’Afghanistan et s’est achevée dans le soulagement à cause du sursis accordé par le Kremlin à la Pologne. D’ailleurs peu de temps avant Noël, le camarade Boris PONOMAREV, secrétaire du P.C. soviétique chargé de superviser les partis communistes des pays capitalistes, est venu en France nous rassurer sur les intentions de Moscou, et, profitant d’une page du Monde (1), nous vanta les vertus pacificatrices de la stratégie totale soviétique. « Jamais, en aucune circonstance, la politique extérieure soviétique ne vise à torpiller la détente. Cela est entièrement valable quant à l’aide de l’U.R.S.S. à l’Afghanistan. En répondant à la demande du gouvernement afghan, en apportant son aide à ce pays victime de l’agression, l’Union Soviétique a agi en pleine conformité avec la charte de l’O.N.U. On peut donc se demander depuis quand il est admis qu’une agression n’aggrave pas la situation, tandis que la riposte à cette agression l’aggrave ?» (1).

Les agresseurs, en l’occurrence, étaient bien entendu, les Américains qui avaient assisté sans réagir à l’assassinat de leur ambassadeur à Kaboul et qui, par la suite avaient attendu six mois pour tenter vainement une opération aéroportée pour libérer leurs diplomates retenus en otages par les Iraniens !

La vérité historique et les vraies responsabilités étant ainsi rétablies par notre haut dignitaire de la Nomenklatura moscovite, ce dernier nous a invités à méditer une phrase particulièrement profonde de son souverain, le maréchal Leonid BREJNEV, extraite de son immortel ouvrage « Pages d’une vie » : « il est très important que (…) la coopération soviéto-française reste un facteur dynamique et agissant de la détente et de la sécurité dans le monde, que nos pays et peuples se montrent des partenaires liés par la confiance mutuelle » (1).

Quand on se souvient que « la détente » n’est qu’une des formes de la « coexistence pacifique » et que celle-ci veut dire pour le Kremlin « la poursuite de la lutte par tous les moyens, à l’exclusion d’un, recours direct à la force », la phrase du maréchal-président ne prête à aucune équivoque.

La France se trouve impérativement conviée à seconder l’Union Soviétique dans la lutte contre ses propres alliés et cela en vue de « sauver la détente ». C’est d’ailleurs certainement pour « sauver la détente » qu’au même moment armés et conseillés par les Soviétiques, les Libyens du colonel KHADAFI intervenaient de façon décisive au Tchad et qu’en Érythrée les troupes éthiopiennes du grand ami de Moscou, le colonel MENGISTU, réglaient leur compte aux nationalistes locaux en attendant, soit de s’attaquer à la Somalie, coupable d’avoir rompu avec l’U.R.S.S., soit de se lancer en liaison avec la Libye dans d’autres aventures en Afrique où les objectifs à déstabiliser ne manquent pas.

Il serait temps que les responsables occidentaux cessent une fois pour toutes d’utiliser ce mot de « détente » qui pour les Soviétiques s’identifie au conflit mondial qu’ils mènent et qui pour nous devrait uniquement – selon la boutade de feu Alexandre SANGUINETTI – signifier une pièce du fusil.

Cette vérité essentielle étant rappelée, nous constatons une fois de plus qu’à la fin de 1980 c’était encore sur le continent africain que s’exerçait, et cela depuis 1976, l’effort principal de la stratégie totale soviétique. Pendant ce temps face aux deux groupements adverses dont l’oligarchie moscovite voudrait empêcher la réunion définitive, à savoir l’alliance atlantique d’une part et le binôme Chine-Japon d’autre part, on en était toujours au dilemme de l’âne de Buridan.

Il reste à savoir, en ce début de 1981, s’il en sera de même au cours d’une année qui nous paraît, quant à nous, peut-être encore plus menaçante que celle que nous venons d’enterrer.

L’INTERACTION DES DEUX THEÂTRES

Certes, il n’est absolument pas question pour nous de jouer, en l’occurrence, les oracles même si connaissant les règles de la stratégie totale soviétique et la façon de raisonner de ceux qui l’élaborent et la mettent en oeuvre, nous persistons à croire que les secrets de l’oligarchie bolcheviste sont loin d’être impénétrables. La stratégie totale soviétique n’étant qu’une application pratique de la dialectique lénino-marxiste, c’est en nous pliant aux règles de cette méthode que nous allons procéder à un examen sommaire de la situation générale, vue du Kremlin, et tenter ensuite d’en déduire les conséquences qui pourraient s’imposer aux responsables moscovites.

A ce propos il est bon de se rappeler que pour ces derniers le conflit en cours comporte deux théâtres d’action, pour ne pas dire de guerre : le théâtre intérieur – c’est-à-dire l’Empire Soviétique lui-même et le théâtre extérieur – autrement dit le reste du monde. Le premier nommé qui englobe l’U.R.S.S., les démocraties populaires attenantes et les bastions isolés (Viet­nam, Éthiopie, Mozambique, Angola, Cuba) est bien entendu le plus important puisqu’il conditionne le maintien au pouvoir de l’oligarchie et le renforce­ment des moyens nécessaires à la conduite des opérations sur le théâtre extérieur.

STALINE l’avait d’ailleurs souligné dans son fameux énoncé des cinq principes conditionnant la victoire dans n’importe quelle guerre en citant en premier « la sécurité des arrières » et ensuite « le moral des populations et de la troupe ».

Cette primauté du théâtre intérieur n’empêche pas que les résultats obtenus sur le théâtre extérieur conditionnent aussi dans une certaine mesure l’évolution de la situation intérieure. C’est ainsi que des succès spectaculaires remportés à l’extérieur renforcent le pouvoir totalitaire et que le maniement adroit du mot détente permet d’obtenir des pays capitalistes la technologie, les fonds ou bien le blé dont l’Empire a un besoin vital. Il faut ajouter à cela que jusque-là « l’Adversaire Capitaliste » – sauf peut-être dans une certaine mesure l’administration NIXON de 1969 à 1973 – s’est montré idéalement compréhensif facilitant au maximum le jeu de la stratégie totale soviétique et l’interaction des deux théâtres.

A l’intérieur l’oligarchie pouvait faire emprisonner et déporter des millions d’individus sans se faire taxer de totalitaire. Tout au plus quelques téméraires la mettaient sur le même pied que de minables dictatures sud-américaines. Alors que le Kremlin disposait dans la plupart des pays capitalistes d’organisations officielles politiques et syndicales quasi totalement intégrées au jeu de sa stratégie totale, les Occidentaux se voyaient accusés d’entretenir la subversion dans l’Empire Soviétique par l’intermédiaire de dissidents sans aucun lien avec leurs services spéciaux.

Ainsi le pouvoir totalitaire faisait-il coup double d’une part en déconsidérant sur le théâtre intérieur les dissidents grâce à l’étiquette infamante d’agents de l’étranger et en jouant sur le théâtre extérieur sur le complexe de culpabilité des hommes d’État occidentaux soucieux d’éviter toute ingérence dans les affaires intérieures de l’U.R.S.S. Certes, le président CARTER a eu parfois quelques velléités de condamner publiquement les atteintes aux droits de l’homme dans les pays de l’Est, mais même après sa vive réaction dans l’affaire afghane, on ne peut pas parler d’une véritable manœuvre acculant les stratèges du Kremlin à la défensive. Le boycott des Jeux Olympiques, non appliqué par une partie des alliés des États-unis, et l’embargo sur les céréales – tourné par Moscou avec la complicité cupide de certains États capitalistes – devaient marquer les limites de la contre-offensive américaine.

Avec des « arrières sûrs » et une propagande sans faiblesse se substituant au « moral des populations et de la troupe », la stratégie totale moscovite pouvait intensifier ses actions sur le théâtre extérieur, et cela en dépit de la mésaventure afghane.

Les événements de Pologne et la victoire électorale de Ronald REAGAN aux États-unis allaient, en fin d’année 1980, modifier les données du problème en affectant à la fois le théâtre intérieur et le théâtre extérieur.

DES MINARETS DE KABOUL AU CALCAIRE DE GDANSK

Contrairement à une idée fausse quasi généralement admise en Occident, l’affaire afghane, vue de Moscou, relevait du théâtre intérieur et, d’ailleurs, l’opération militaire, lancée sur Kaboul en décembre 1979, était calquée sur le modèle tchécoslovaque de 1968. Aussi le fait même que plus d’un an après un pays intégré à l’Empire se trouve encore en rébellion contre celui-ci constitue un échec grave pour l’oligarchie moscovite. Que des Kremlinologues occidentaux soient parvenus finalement à des conclusions différentes en estimant que l’U.R.S.S. avait gagné en Afghanistan ne change rien à une réalité fort différente. Sans la moindre intervention des Occidentaux, la majeure partie de la population d’une colonie asiatique de l’U.R.S.S. en voie d’intégration refuse, au nom de sa foi en Dieu, le pouvoir totalitaire lénino-marxiste. Il avait fallu naguère douze années pour imposer ce pouvoir aux Turkmènes, aux Ouzbeks, aux Tadjiks et autres Kazakhs qui avaient fait partie de l’Empire russe avant la révolution de 1917 ; il est difficile de dire combien de temps durera la guerre coloniale d’Afghanistan, laquelle n’en est encore qu’à ses débuts.

De plus, entre 1922 et 1934, l’armée rouge des ouvriers et paysans, tel était le nom officiel à l’époque de ce qui n’est plus depuis 1946 que l’armée soviétique, représentait encore l’espoir d’un renouveau de la société humaine. Désormais il en va tout autrement et les Afghans montrent à la face du monde qu’ils ne veulent pas de la pseudo-religion lénino-marxiste imposée de force par les « chouravis » (2).

Toutefois ce refus du totalitarisme idolocratique par un ensemble de tribus musulmanes constituant à peine une nation, est beaucoup moins grave pour le Kremlin que le rejet de ce totalitarisme par la nation polonaise à l’issue d’une résurrection quasi miraculeuse à laquelle nous venons d’assister entre juillet et décembre 1980. Dans ce dernier cas il ne s’agissait pas – contrairement aux mensonges de la propagande soviétique, d’une tentative contre-révo­lutionnaire, mais bien d’une révolution au sens réel du terme – autrement dit d’une conversion de 180° débouchant sur l’émergence d’une société civile nouvelle, laquelle, sous le beau nom de solidarité, remettait totalement en cause le totalitarisme moscovite et son succédané polonais.

A l’ancien duopole Parti-Eglise, se substituait le binôme Solidarité + Église qui réduisait à un rôle de plus en plus honorifique un Parti vidé de sa substance et confiné dans des tâches administratives.

C’était, à un an de distance, la conséquence en quelque sorte de l’aventure afghane. Fin décembre 1979, du haut des minarets de Kaboul, des muezzins afghans avaient lancé le « Allah Akbar » (3)invitant les fidèles à la guerre sainte. Le 16 décembre 1980, un million de Polonais massés face aux Trois ancres crucifiées sur le calvaire de Gdansk leur faisaient écho en alternant l’hymne à la Vierge Marie, « Reine de Pologne » et le chant national.

Ce cri de guerre et ces hymnes interpellaient les oligarques moscovites en leur rappelant les limites et la fragilité de leur pouvoir. Cependant si à la rigueur en Afghanistan ils pouvaient encore espérer, selon nous à tort, que le temps devrait travailler en leur faveur, en Pologne ils se trouvaient subitement confrontés à un dilemme dramatique. Demeurer passif signifiait immanquablement pour le pouvoir totalitaire le début de la fin ; intervenir militaire­ment en Pologne risquait de déboucher sur une aventure aux conséquences incalculables.

Or ce dilemme coïncidait avec l’arrivée au pouvoir aux États-unis d’une administration décidée à redonner à Washington les moyens d’imposer au monde la « Pax Americana » que le Président NIXON avait failli réaliser en 1973 avant de disparaître dans la trappe de l’histoire en 1974.

Aussi au Kremlin l’année nouvelle a-t-elle débuté bien moins glorieusement que la précédente.

LES PERSPECTIVES D’UNE REPRISE DE L’INITIATIVE PAR LES ÉTATS-UNIS

A en croire bon nombre de spécialistes français des relations internationales « on ne serait nullement fâché au Kremlin d’avoir désormais à Washington des interlocuteurs durs en affaires mais sérieux ». Si tel est effectivement le cas, ce dont nous doutons fort, les stratèges moscovites ne manqueront pas de déchanter très vite. Nous avons d’ailleurs eu l’occasion dans le numéro précédent d’ÉSOPE d’exposer nos prévisions quant aux grandes lignes de la politique étrangère, pour ne pas dire de la stratégie totale, de l’administration REAGAN. Des contacts récents avec des personnes très proches de cette administration nous ont permis de vérifier et de confirmer nos hypothèses.

La nouvelle stratégie totale américaine visera en particulier à reprendre l’initiative partout en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Afrique et en Amérique Latine. C’est ainsi, en particulier, que le Kremlin serait fermement averti que les États-unis ne pourraient pas demeurer passifs devant un coup de force en Pologne, que les liens américano-pakistanais étant renforcés la résistance afghane pourrait bénéficier d’une aide militaire, financière et technique importante tant américaine, qu’égyptienne ou chinoise, que dans le Golfe Persique la situation pourrait se modifier et que l’aventure africaine de l’U.R.S.S., même par Libyens et Cubains interposés, pourrait s’achever sur un fiasco.

Bien sûr, dans le cas de la Pologne, Moscou pourrait passer outre, mais à quel prix ? Même si les Occidentaux ne voudraient pas « mourir pour Gdansk », une administration américaine décidée et sûre d’elle-même, pourrait, en reprenant en main tous ses alliés, imposer à l’U.R.S.S. des sanctions économiques autrement graves que celles prises par le président CARTER en 1980. De plus, et contrairement aux Hongrois et aux Tchèques, les Polonais, y compris ceux des forces armées, ne manqueront pas de se défendre avec acharnement et, après avoir perdu la première manche, de résister plus ou moins passivement aux occupants soviétiques. Enfin, il y a de très fortes chances que dans une telle éventualité l’Union Soviétique sera forcée d’étendre sa manoeuvre aux Balkans afin d’y mettre un terme à la semi indépendance de la Roumanie, de la Yougoslavie et de l’Albanie. Ce serait alors le début d’un engrenage pouvant en fin de compte déboucher sur la guerre générale.

En ce qui concerne l’Asie du Sud, il nous paraît évident que la nouvelle administration américaine s’efforcera de rectifier les erreurs de la précédente en renouant des relations plus confiantes avec le Pakistan et en prenant ouvertement à son compte le soutien à la résistance afghane. Dès lors la guerre coloniale d’Afghanistan pourrait prendre une tournure nouvelle, le Haut Commandement soviétique se voyant contraint d’envoyer de plus en plus de troupes et de s’adapter à un ennemi équipé de moyens modernes anti-chars et anti-aériens.

Dans la région du Golfe Persique et au Moyen-Orient, nous pourrions assister – à la condition que les États-unis se donnent la peine d’utiliser tous les atouts dont ils disposent dans ce régions – à des changements spectaculaires, en particulier en Iran où le régime actuel n’est certainement pas éternel et en Syrie où la situation intérieure pourrait se dégrader totalement. Toutefois c’est en Afrique que l’on devrait s’attendre à des renversements de situation les plus spectaculaires. Il suffirait pour cela que Washington laisse les mains libres – et en même temps ne ménage pas son aide – aux pays tels que l’Égypte, le Soudan et le Maroc pour mettre un terme aux aventures du colonel KHADAFI, et soutienne en Angola, au Mozambique et, éventuellement, en Érythrée les mouvements de résistance locaux. Si de plus les États-unis coordonnent leurs actions avec celles de la France et de la Grande-Bretagne et trouvent une langue commune avec l’Afrique du Sud, l’épopée africaine de l’U.R.S.S. se trouvera sérieusement compromise.

L’INCONNUE CHINOISE

Dans l’immédiat on s’interroge ici et là sur l’issue de la nouvelle phase de la lutte pour le pouvoir qui doit connaître son dénouement lors d’un prochain congrès du Parti Communiste Chinois. Dans l’ensemble la majorité des observateurs s’accordent pour créditer M. Deng XIAOPING d’une victoire aux points tout en estimant que les tâches qui attendent son équipe dans un proche avenir sont des plus redoutables. Toutefois il nous semble que l’on a tendance, en Occident, à minimiser les risques d’une nouvelle guerre sino­vietnamienne. Celle-ci pourrait même bien éclater avant le congrès du P.C. chinois, ne serait-ce que pour devancer celui du P.C. soviétique en plaçant les stratèges du Kremlin dans une position plus que difficile.

Cependant même si cet affrontement n’a pas lieu dans un avenir immédiat, l’épreuve de force entre la Chine et le Vietnam ne peut manquer de se poursuivre obligeant l’Union Soviétique d’intensifier son aide à Hanoi.

Par ailleurs, comme il faut s’attendre dans cette partie du monde à un renforcement des liens américano-chinois d’une part et sino-nippons d’autre part en vue de s’opposer à « l’hégémonisme soviétique », il en résultera une raison de plus pour que Moscou révise son plan stratégique actuel et reporte sa direction principale d’effort du continent africain sur l’Asie.

LE VINGT-SIXIEME CONGRÈS DU PARTI COMMUNISTE SOVIÉTIQUE

Cette révision pourrait, peut-être, s’effectuer à l’occasion du XXVIe Congrès du Parti Communiste convoqué pour le 23 février 1981. En principe ce Congrès ne devrait pas réserver de grandes surprises au sein de l’oligarchie où un certain équilibre paraît avoir été atteint. Toutefois face aux conséquences sur le théâtre intérieur, des événements de Pologne et d’Afghanistan, les perspectives des rapports avec la nouvelle administration américaine en particulier dans le domaine de l’économie et enfin l’évolution de la situation en Extrême-Orient, il est fort possible que l’équipe de Leonid BREJNEV – autrement dit celle des anciens de Dniepropetrovsk – opte pour une alliance tactique avec la faction des Asiatiques (Kounaev, Aliev, Rachidov). Nous pourrions assister alors à une opération similaire, mais en sens inverse, à celle qui s’est déroulée fins 1975 -début 1976 au moment où sur les instances de Fidel CASTRO un accord s’est réalisé entre l’équipe de BREJNEV – que certains désignent sous le nom de « conservateurs russes » et celle des champions de l’internationalisme prolétarien – en vue d’un effort sur le continent africain. Alors on avait remarqué l’apparition en tenue de maréchal au XXVe Congrès du P.C. soviétique en février 1976 du leader cubain, dont les troupes devaient jouer un rôle de premier plan en Angola, au Mozambique et en Éthiopie. Il n’est pas exclu que cette fois la vedette appartienne aux délégations des Partis frères d’Asie – et en particulier les Partis vietnamien, laotien, cambodgien, indien – et bien entendu afghan.

Toutefois l’évolution de la situation en Pologne pourrait, au cas où le pouvoir lénino-marxiste serait totalement débordé par la société civile, inverser les relations au sein de l’oligarchie et faire apparaître une nouvelle majorité favorable à une riposte brutale au défi de Gdansk.

De toute façon nous pensons que si cette dernière éventualité aux conséquences incalculables ne se produisait pas, le danger d’une explosion générale n’en disparaîtra pas pour autant. Même si l’oligarchie bolcheviste accepte, comme un moindre mal, l’expérience polonaise, il lui faudra faire face à la conjonction de la guerre coloniale d’Afghanistan, de l’évolution de la situation dans le Golfe Persique et de l’antagonisme sino-vietnamien, sans parler de la nécessité de faire revenir l’Inde dans la mouvance soviétique. Et c’est ainsi qu’après avoir révisé sa stratégie totale d’ici le printemps de 1981, l’Union Soviétique pourrait être amenée à se heurter une fois de plus de front avec la Chine et cela à une plus grande échelle qu’en 1969.

SAUVER LA PAIX ?

On ne répétera jamais assez que ce qui est en danger, ce n’est pas une mythique détente mais la paix mondiale et que l’oligarchie moscovite porte en l’occurrence, contrairement aux affirmations de Boris PONOMAREV, « une responsabilité écrasante ». Certes le Kremlin n’est pas à l’origine de phénomènes tels que le régime Khomeyniste en Iran ou bien des rêves de grandeur du colonel KHADAFI, mais il serait intéressant de savoir ce que la diplomatie soviétique a fait pour contrer les aspects dangereux de ceux-ci.

Dans le cas de l’inqualifiable prise en otage des diplomates américains par les « étudiants révolutionnaires » iraniens, Moscou a approuvé au fond cette atteinte au droit international alors qu’il était loisible au président BREJNEV de se ranger, pour une fois, du côté des peuples civilisés. Quant à l’épopée libyenne celle-ci n’a été rendue possible que grâce à l’armement et aux conseillers militaires soviétiques et allemands communistes.

On sait par ailleurs que le K.G.B. contrôle plus ou moins directement le mouvement terroriste international et que la vision conflictionnelle du monde qui caractérise la Nomenklatura moscovite est absolument incomparable avec la notion même de paix. Cette paix, seul un Occident uni, fort, courageux et sans illusion peut l’imposer aux stratèges bolchevistes. Espérons que la nouvelle administration américaine sera en état de réaliser l’unité du camp occidental et que celui-ci, et en particulier l’Europe, saura avoir le sursaut nécessaire pour dissuader l’Empire Soviétique et éviter la catastrophe.