Services Speciaux et valises diplomatiques

L’affaire de la ” Malle égyptienne ” qui devait transporter de Home, mi-Caire pour ” examen de la situation “, un infortuné ” agent double “, a relancé l’intérêt porté aux valises diplomatiques dont nul n’ignore puisque qu’en font la plupart (les Services Spéciaux du monde).

Les valises et la petite Histoire

Le premier ” scandale ” retenu par la petite Histoire remonte à Louis IV : les services diplomatiques se querellaient fort en ce temps-là ; deux ou trois politiques contradictoires se menaient à la Cour de Versailles, ayant chacune ses agents et sa police.

Des adversaires (de Choiseul, se permirent un jour de forcer la valise diplomatique que le ministre expédiait à Vienne. Ils espéraient y trouver les documents leur permettant de prendre avantage sur lui.

Ils n’y découvrirent, en dehors de quelques papiers d’importance nulle, que deux mignonnes pantoufles féminines et un peu de lingerie de dentelle.

L’aventure fut vite connue, elle amusa paris et malgré les efforts du ” clan anti-Choiseul ” pour envenimer l’historiette, tout se termina au mieux. Par des chansons et deux ou trois épigrammes.

Depuis, on ne compte plus les aventures des valises diplomatiques.

Pendant l’entre-deux-guerres, neuf ou dix fois au moins leurs secrets furent trahis par des porteurs Candides ou corrompus.

Et l’opinion publique s’agita quelques jours.

En juillet 1939, la valise afghane, égarée, retrouvée, vit sortir de ses soufflets près d’un million (million or) de stupéfiants ; des notes assez aigres furent échangées à l’époque entre Paris et Kaboul. Puis l’oubli se lit.

La précédente année, la valise espagnole avait fait parler d’elle : elle ne renfermait aucun dossier, mais plusieurs ciboires, ostensoirs et précieux, ainsi que quelques lourds lingots, toujours de tout.

Une valise officielle, subtilisée au Consul britannique a Saint-Sébastien, au cours de l’été 1938, puis reprise en mauvais état à ses voleurs. transportait les plans de deux ou trois opérations d’envergure préparées par un gang d’espions francoistes travaillant en France.

L’enquête permit de mettre en fuite une douzaine de péninsulaires qui s’intéressaient un peu trop aux arsenaux. Le Consul anglais n’était pour rien dans l’affaire il avait été berné par les services secrets madrilènes.

Les valises à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale

A la veille de la Deuxième Guerre Mondiale, nos services de contre-espionnage avaient quelques raisons d’être inquiets des activités à peine occultes de la plupart des ambassades étrangères résidant â Paris.

Le Quai d’Orsay, maintes fois alerté, faisait la sourde oreille.

Le ” secret ” de la diplomatie française de 1938 était de ne rien faire qui puisse soulever des incidents avec les états adverses et notamment avec ceux dont il était notoire qu’ils préparaient la guerre.

Faute d’obtenir par la voie officielle ta fin des agissements préjudiciables à la France, de certaines représentations étrangères, il fallut bien se résoudre a faire éclater quelques scandales et persuader ainsi le Gouvernement français de l’obligation qui lui était faite de réagir.

Un coup de main sur la valise diplomatique allemande fit découvrir un obus français de fabrication nouvelle qui partait allègrement pour Berlin.

Une ” visite ” de la valise diplomatique japonaise amena la découverte d’énormes liasses de dessins complets d’un nouveau moteur français d’avion qui devait être embarqué sur un bateau nippon faisant escale à Marseille.

Bien entendu ces ” scandales ” furent étouffés ” diplomatiquement “. mais permirent à nos Services Spéciaux d’obtenir une meilleure collaboration des Affaires Etrangères françaises et surtout une série de mesures défensives essentielles en cette année 1939.

Les valises pendant la guerre La guerre n’interrompit pas cet usage des valises diplomatiques.

Les Italiens que, par une incompréhensible complaisance (?) le Gouvernement français n’avait pas voulu priver de leurs consulats dans la zone des Armées, acheminèrent par valises diplomatiques sur Rome et Berlin, et pendant toute la ” drôle de guerre ” les renseignements recueillis par eux sur le dispositif de nos troupes.

Il fallut la perspicacité et l’obstination du poste de contre-espionnage de Lille, Colonel ROBERT-DUMAS en tête, pour faire cesser ces agissements criminels en faisant encore une fois éclater un ” scandale de valise “.

On pourrait assimiler à l’usage fait des valises diplomatiques, l’utilisation que comptait faire l’ambassade d’Allemagne de Bruxelles du ” train diplomatique ” (?) mis à sa disposition pour évacuer, en mai 1940, son ” personnel ” de Belgique.

Il s’agissait, ni plus ni moins, par ce moyen extraordinaire, que de mettre à l’abri plusieurs centaines d’agents de l’Abwehr brûlés dans le Nord et le Bénélux.

Le ” train ” devait transiter par la France pour gagner la Suisse. Fort heureusement, malgré l’opposition du Quai d’Orsay et sous la pression des Services Spéciaux français, il dût s’arrêter à Jeumont et à Fresnes, où, en dépit des protestations véhémentes de l’Ambassadeur d’Hitler, des ” visites ” permirent d’extraire les agents de l’Abwehr et de les interroger avec un intérêt exceptionnel…

Mais, revenons aux ” valises normales “. Pour la plus grande commodité de nos services clandestins (S.R. et C.E.) elles furent largement ouvertes de 1940 à 1942 pour acheminer nos courriers vers Londres, vers Genève ou vers Lisbonne.

Qu’il nous soit permis, au passage, de rendre une fois de plus hommage au personnel de la ” valise française ” de Vichy qui seconda si courageusement les efforts de résistance de nos réseaux, et à M. Dupuis, Ministre du Canada, qui achemina régulièrement vers Londres par la voie diplomatique canadienne, nos courriers les plus secrets.

Les ” valises modernes “

En 1958 la valise avait été la grande vedette de l’actualité. M. Lov Henderson, adjoint à M. Dulles, était en mission spéciale au Moyen-Orient.

Fin octobre, sa valise lui fut dérobée et l’on n’en retrouva plus trace. Quelques jours plus tard, M. Krouchtchev accusa avec violence les U.S.A. de tramer avec la Turquie un complot contre la sécurité syrienne. Il affirmait en avoir la preuve indiscutable. Les diplomaties occidentales sont à peu près unanimes à penser que ces preuves c’est dans la valise Henderson qu’il les avait trouvées. A quand et à qui la prochaine valise ? Le moyen est commode, encore que très éventé. Peu importe. La valise diplomatique continue ses bons et loyaux services comme le prouve l’affaire de la « malle égyptienne ». Pour les Services Spéciaux le vrai problème n’est pas de savoir si leurs ” clients ” utilisent ou non la valise diplomatique, mais bien de savoir quand il est opportun d’en provoquer l’ouverture, avec toutes les conséquences que cela peut comporter..




Juin 1941 :Rencontre entre le colonel Groussard et Winston Churchill Extrait du livre de J Stead

Nos lecteurs trouveront ci-après le récit de l’émouvante entrevue du Premier Britannique WINSTON CHURCHILL et du colonel GROUSSARD à Londres le 14 juin 1941. Ce récit, fertile en informations et peu connu, éclaire d’un jour particulier les sentiments de notre Allié le Royaume Uni, à l’égard de la France à cette époque.

“Churchill m’attendait sur le pas de sa porte et me serra vigoureusement les mains ; sa cordialité me toucha ; il me mit ensuite le bras sur les épaules et me conduisit près d’un vaste bureau situé à l’autre bout de la pièce. ” Je pus constater la rigueur avec laquelle étaient suivies les consignes de la défense passive : aucune lueur ne pouvait certainement filtrer à l’extérieur. Churchill me désigna un fauteuil de cuir, plaça tout près de nous le Général et le Commandant et dans un discours, moitié anglais, moitié français, exprima sa joie de me rencontrer ! “.

Le Colonel Groussard parlait heureusement l’anglais couramment, ce qui lui permit de suivre facilement l’exposé de Churchill. Ce dernier se frotta les mains, et, s’approchant d’un plateau chargé de whisky et de soda, en remplit quatre verres et tous burent à la santé de la France.
L’entretien dura deux heures ; le Premier Ministre fut, pour ainsi dire, seul à parler. Groussard avait suffisamment fréquenté les hauts personnages pour savoir qu’ils aiment bien s’exprimer par monologue, afficher leurs connaissances et développer leurs idées.
Le Premier Ministre, vêtu avec soin d’une tenue kaki, arpentait la pièce en tirant d’énormes bouffées de son cigare ; il le posait, le mâchonnait ou le rallumait, tout en écoutant les réponses de Groussard, en admiration devant tant d’énergie. Churchill était sûr de la victoire. Il ne fit aucun mystère des difficultés présentes de la Grande-Bretagne.

Il décrivit d’une façon saisissante l’effort de l’Empire en guerre, et affirma, qu’avec l’aide des États-unis, la production de guerre de l’Angleterre surpasserait bientôt celle de l’Allemagne. Dans cet ordre d’idée, le pire était passé. La conversation roula ensuite sur la France. Groussard fut au comble de la stupéfaction : à entendre Churchill, on aurait cru qu’il venait d’arriver de Paris occupé, tellement il paraissait bien informé de ce qui s’y passait réellement.

Son objectivité était parfaite. C’était l’homme qui comprenait vraiment la situation tragique dans laquelle la France se débattait. Groussard lui exposa l’objet de son voyage. Churchill lui répondit : ” Dites bien à ceux qui vous ont envoyé que je comprends le tragique de votre situation… Je sais que la tâche de vos chefs est surhumaine, j’approuve leur désir de sauvegarder de leur mieux la France et les Français : mais je leur demande de ne pas oublier que leurs alliés sont toujours dans la lutte. Je leur demande d’avoir foi en l’avenir. Si j’étais à la tête de votre Gouvernement, je ne dirais pas aux Allemands que je les hais, car il faut toujours, à tout prix, éviter le pire, j’essayerais moi aussi de ne pas trop me compromettre et de gagner du temps, mais je ferais en sorte, et de toutes les manières possibles, de venir en aide à ceux qui sont toujours mes camarades de combat, mes compagnons d’armes. ” Dites encore à Vichy que je respecte profondément la personne du Maréchal Pétain. Jamais je n’ai pensé que cet homme pouvait souhaiter la victoire de l’Allemagne; néanmoins, je dois constater qu’il aurait pu, à maintes reprises, depuis l’armistice, nous être utile, et qu’il n’en a rien fait… “

Churchill souffla un nuage de fumée et but un verre de whisky. ” J’admets même que l’on m’attaque dans votre presse et qu’on y vilipende l’Angleterre, si cela doit vous aider à donner le change à l’ennemi. ” Je suis d’accord avec vous pour que vous remettiez cent cartouches aux Allemands, si cette opération vous permet de leur en soustraire un millier. La seule chose que je ne puisse admettre, c’est de voir la France oublier que la cause des alliés est aussi la sienne. ” Vous avez des membres du Gouvernement de Vichy qui sont des criminels avérés ; il faut agir à leur insu, ou les mettre hors d’état de nuire. Votre patrie n’est pas neutre. Que se passerait-il si, la guerre terminée, vos compatriotes se réclamaient d’une neutralité, qu’ils auraient revendiquée aujourd’hui ? Dites bien, quoi qu’il arrive, que mon désir sera toujours de restaurer la France dans son intégrité territoriale d’avant-guerre. Insistez sur ce fait, et demandez, simplement à ceux qui doutent, si l’Allemagne a l’impudence de vous faire la même promesse… “

Le Premier Ministre ajouta que l’Angleterre et la France devaient s’épauler de leur mieux. ” Il est aussi honteux que ridicule pour la France d’essayer de pratiquer le jeu de balancé entre ses alliés et ses ennemis, comme Vichy le fait. ” ” La France ne bénéficiera de la Victoire que dans la mesure où elle y aura contribué. ” Churchill se rendait bien compte de l’avantage qu’il y avait pour l’Angleterre, comme pour la France, d’avoir, dans ce pays, un gouvernement régulier, susceptible de tenir tête à l’occupant et capable de l’empêcher d’agir tout à fait à sa guise : “]e sais combien il est précieux pour nous de voir à la tête de votre Gouvernement un Pétain, plutôt qu’un Doriot ou un Laval. ” Le Maréchal peut à Vichy servir la France avec autant d’utilité que le Général de Gaulle le fait à Londres ; mais vous n’êtes pas sans savoir que, dans son Empire, la France dispose encore d’énormes ressources et que ces ressources doivent être utilisées à notre profit. ” Je ne serais pas ce soir ici avec vous s’il n’en était pas ainsi. “

Il y a, à Vichy, quantité de gens de bonne foi qui pensent que le salut de la France est de suivre une politique de stricte neutralité; ce sont des imbéciles; d’autres savent qu’ils doivent contribuer en France ou dans vos possessions d’outre-mer, à travailler pour la cause des alliés. A ceux-ci je dis : Nous n’aboutirons à rien si nous ne suivons pas une politique commune. C’est parce que je suis persuadé de cette possibilité d’accord entre nous que je suis si content de vous voir ici. Ce sera votre mission : forger cette entente, cette commune compréhension : je vous promets de vous donner tous les moyens susceptibles d’en faciliter au maximum d’accomplissement. Nous devons tous deux conserver un contact direct; j’espère que vous reviendrez bientôt à Londres, plus tôt vous le pourrez, mieux cela vaudra. Vous me remettrez alors personnellement les messages dont vous aurez été chargé. “

Churchill s’enquit ensuite auprès de Groussard des sentiments de certaines personnalités Vichyssoises. Ce dernier lui dépeignit les sentiments antibritanniques d’un grand nombre d’amiraux, que Darlan avait placés au Gouvernement. Churchill demande à Groussard ce qu’il pensait de ce dernier : ” Je le connais personnellement très peu ; je ne l’ai rencontré que deux ou trois fois au plus ; mon sentiment est qu’il est un parfait arriviste. Il est capable, par ambition, de suivre la politique allemande ; mais il agira certainement avec moins de conviction que Laval ; c’est donc un moindre mal, qu’il soit actuellement Vice-Président du Cabinet plutôt que Laval. “

Ils parlèrent ensuite de Pétain. Groussard insista tout particulièrement sur son grand âge et son hostilité envers l’Allemagne. ” Je ne vois pas ce que vient faire ici son grand âge, rétorqua Churchill, en haussant les épaules ; la vérité est tout autre ; il n’est pas capable d’assumer la tâche qu’il voudrait accomplir : c’est un soldat ; il a passé sa vie à donner des ordres en exécution de directives reçues ; maintenant, il est tout à coup appelé à résoudre des problèmes dont il ignore complètement les éléments. Il ne possède que les nombreuses connaissances classiques du soldat blanchi sous le harnois. “

La conversation se porta ensuite sur l’Afrique du Nord. Groussard dit à Churchill qu’il était à son avis nécessaire de ne pas attirer l’attention de l’ennemi sur les possessions françaises dans cette région. Il insista sur le fait, qu’en tenant compte de l’Armée de Franco au Maroc, il faudrait, si l’on voulait donner quelque chance à un soulèvement contre l’Axe dans ce secteur, que les alliés débarquent en Afrique du Nord un minimum de 10 divisions, dont trois blindées, appuyées par mille avions au moins. A ce moment, le Premier Britannique qui s’était assis un instant auparavant en face de Groussard se dressa, leva les bras au ciel et dit au petit Général : ” Vous avez entendu ? Ce sont exactement les mêmes chiffres que ceux donnés par Weygand en février dernier. Jusqu’à nouvel ordre, il nous est humainement impossible de fournir un tel effort. “

Le Colonel Groussard en conclut, in petto, que, dès février 1941, Weygand avait déjà été en contact direct avec les Anglais. Il expliqua alors que, dans ces conditions, les alliés feraient bien de ne se limiter qu’à des préparatifs clandestins, en vue d’une action extérieure en Afrique du Nord. Les deux interlocuteurs en vinrent ensuite à parler de la Syrie, occupée par les troupes anglaises, en dépit de la présence de l’Armée française. Groussard souligna les difficultés rencontrées par le Général Dentz, Haut-Commissaire de France dans ce pays. ” Je comprends tout cela, dit Churchill, mais il était facile à Dentz de sauver la face, sans verser tant de sang ! “

Ce fut ensuite au tour de de Gaulle. Groussard affirma que sa popularité, en France, croissait à mesure que l’occupation allemande devenait plus rigoureuse ; mais quelle tristesse de voir la France divisée : Groussard s’efforça de résumer la situation avec clarté. Un des objectifs les plus importants, à l’heure actuelle, est d’unifier la Résistance en France.

” Pour l’instant, de Gaulle est sans discussion possible la force d’attraction la plus grande de la Résistance. ” Les Français viendront de plus en plus nombreux prendre part à la lutte contre l’Allemagne; mais on peut compter aussi sur ceux qui, par antipathie personnelle, animosité envers ses partisans, méfiance ou toute autre raison, ne voudront pas se trouver sous la coupe de la France Libre. Ce n’est là actuellement qu’une minorité. Il est cependant possible que cette minorité atteigne un jour une telle importance qu’il deviendra nécessaire de l’utiliser pour hâter, dans une certaine mesure, l’issue de la guerre. “

Churchill répondit qu’il y pensait depuis longtemps. Il y avait une grande tâche à remplir, il fallait en France et dans les territoires d’Outre-Mer unifier les forces combattantes de la France ; mais, du point de vue des alliés, il était encore plus important d’utiliser sans distinction toute l’aide qui se présentait. Groussard conseilla à Churchill de s’emparer de la Martinique. ” L’idéal serait ” que le Maréchal Pétain se mette secrètement d’accord avec le Général de Gaulle, pour ne pas contraindre l’Amiral Robert à livrer bataille, ce qui entraînerait des ” pertes sanglantes. ” Churchill sembla hésiter. Groussard pensa qu’un arrangement entre Vichy et les Forces Françaises Libres le rendait sceptique. Par malheur de Gaulle n’était pas à Londres mais en Syrie. Groussard donna à Churchill l’assurance qu’à son retour à Vichy il s’efforcerait de conclure un accord secret entre certains membres du Gouvernement du Maréchal et les Français Libres. ” Essayez, dit Churchill, je suis certain qu’un accord précis entre Vichy et nous facilitera considérablement l’entente que nous désirons entre de Gaulle et Pétain. ” Il posa à Groussard quelques questions sur Huntziger et dit à plusieurs, reprises :” Huntziger est un gentleman “.

Groussard néanmoins insista sur le fait que même un succès total de sa mission n’entraînerait, en aucun cas, un revirement de la politique de Vichy à l’égard des Alliés ; il ne ferait seulement qu’établir une coopération effective entre les Alliés et certains membres du Gouvernement de Vichy. Groussard estimait bon de ne porter la conclusion de cet accord qu’à la connaissance d’un groupe très restreint de personnalités, telles que le Maréchal Pétain et quelques-uns de ses collaborateurs immédiats : Huntziger, Weygand, l’Amiral Leahy et peut-être Bergeret. ” De toute façon, je ne voudrais pas prendre le risque d’informer l’Amiral Darlan de mon voyage en Angleterre, j’aurais trop peur que la Gestapo vienne ” le lendemain me chercher… “

Churchill souhaitait vivement que le secret de ma mission soit strictement conservé ; m’ayant entendu mentionner le nom de l’Amiral Leahy, il me déclara que la participation des États-unis à la guerre était désormais une certitude : ” La guerre prendra un tournant décisif le jour où les États-unis jetteront dans la balance le poids écrasant de leur puissance. Je vous assure que vous n’aurez plus de longs mois à attendre pour que cet événement se réalise ; d’ailleurs, ajouta-t-il, avant l’entrée en guerre des États-unis, nous pourrions avoir une grande surprise. “

C’était là une allusion à l’attaque imminente d’Hitler contre la Russie. (Groussard était encore à Londres quand elle eut lieu.) Il se leva pour prendre congé ; Churchill l’accompagna jusqu’à la porte et lui exprima de nouveau son désir de voir la France revenir à son ancienne grandeur. Les larmes aux yeux, il lui serra les deux mains et lui souhaita bon voyage. Groussard venait ainsi d’accomplir la première partie de sa mission. Il sortir et disparut dans le ” black out ” de Londres.

Pendant son séjour à Londres, le Colonel Groussard prit plusieurs contacts importants. Il se rendit au Foreign Office et fut reçu par M Eden. Il lui exposa la nécessité qu’il y avait, d’après lui, à rassembler les Français dans une Résistance unique, sans idée politique. Là aussi, l’accueil fut bon et encourageant. Alors, par voie détournée, il envoya au Général Huntziger un message radio l’informant de la tournure favorable que prenait sa mission. Il rendit également visite à M. Winant, l’Ambassadeur des États-unis, très impatient, lui aussi, de savoir quand son pays déclarerait la guerre. La conversation fut courtoise et franche; Winant désirait vivement savoir quelles étaient, en France, les possibilités d’action du Général de Gaulle, et quels étaient les sentiments réels de Pétain, Huntziger et Darlan.

Le Colonel Groussard lui fit, sur la situation en France, le même exposé que celui qu’il allait faire à l’officier commandant les services secrets anglais, celui que l’on appelait le ” vieux Colonel ” : ” Une proportion relativement faible de la population française, d’ailleurs divisée, déteste de Gaulle et son activité : ce sont les ” collaborateurs “. La grande majorité sympathise de tout coeur avec de Gaulle, et écoute la radio de Londres quand elle peut. Une courageuse minorité enfin combat dans la clandestinité et témoigne ainsi que le seul chef reconnu par eux est l’Homme du 18 Juin. ” Entre ces extrêmes, vous avez la masse de ceux qui, faute de termes mieux appropriés, peut prendre le nom de ” Pétainistes “. Il ne faut pas se dissimuler qu’actuellement (il n’en sera pas toujours ainsi), ceux-ci, quoique en lente diminution, ont des racines profondes dans le pays. La déroute de nos armées a été pour nous, Français, un choc si violent, le nombre de nos prisonniers de guerre est tellement considérable, la propagande de Vichy par la presse et la radio est d’une telle insistance, enfin, le prestige du Maréchal Pétain est si grand, qu’il aurait difficilement pu en être autrement. Ce sont d’ailleurs pour la plupart des hommes simples. Il est impossible, à leurs yeux, que le vainqueur de Verdun puisse se tromper, ou qu’il puisse jouer le jeu des Allemands. La position de Pétain est autrement plus forte que celle de de Gaulle : Il représente, en premier lieu, le Gouvernement légal. D’autre part, son autorité et sa personnalité lui confèrent une profonde influence tant auprès des vétérans de 1914-18 qu’au sein du peuple entier. “

Groussard conclut son exposé en affirmant qu’il était cependant possible de s’appuyer sur certains membres du Gouvernement de Vichy dans le but de poursuivre la lutte engagée contre l’ennemi. Sur ces entrefaites, Groussard apprit par une communication de Vichy que le Maréchal avait été informé de sa mission et qu’il lui donnait son approbation. Ce qu’il fallait maintenant réaliser, c’était un accord secret entre les membres du Gouvernement de Vichy et les Alliés, d’une part, et entre Vichy et de Gaulle, d’autre part.

Pendant son séjour à Londres, Groussard, resté en contact avec ses réseaux du continent, avait reçu divers renseignements intéressant la Marine. Les Services de Renseignement Britanniques, auxquels il les transmit, lui en furent très reconnaissants.

Il reçut également une invitation à dîner de celui qu’il avait appelé le ” vieux Colonel “. Comme bien des services secrets, le Service de Renseignement Anglais avait une organisation double.

” Le vieux Colonel était chargé de tout ce qui était ultra secret. Il avait à prendre les décisions les plus importantes ; il était, assurément, l’homme au ” monde le plus redouté ” ; c’est lui que les combattants des armées secrètes craignaient, en tout cas, le plus. ” Ils dînèrent dans un club de Londres avec l’officier supérieur chargé de mission auprès de Groussard. Le ” vieux Colonel ” était âgé d’environ 6o ans, il était chauve, de taille moyenne, bâti en force ; ses mouvements étaient mesurés, son visage exprimait le calme. Il parlait parfaitement le français. Ses connaissances sur la France impressionnèrent Groussard : ” J’avais l’impression qu’il en savait sur mon pays plus que moi. “

Le ” vieux Colonel ” dit à Groussard que ses projets lui semblaient réalisables : jamais la conclusion d’un accord entre les éléments sains du Gouvernement de Vichy et les Anglais ne s’était présentée sous un jour aussi favorable. ” En réfléchissant bien, je pense que ceux qui pourraient se succéder au Gouvernement ne feront pas mieux. Huntziger s’en ira, Weygand aura de plus en plus les mains liées et quant à Pétain, plus le temps passera, plus il risquera de faiblir, de se décourager, de se laisser abuser par les manoeuvres des Allemands ” et de leurs valets. “

Le regard du ” vieux Colonel ” s’assombrit, il laissa paraître une nuance de regret :” Quel malheur, dit-il, que vous n’ayez pu venir à Londres aussitôt après ” votre entente avec Huntziger ! je ne dis pas que c’est maintenant trop tard, mais l’atmosphère de Vichy est devenue si lourde, l’attitude de Darlan si équivoque, qu’il nous faudra non seulement être prudent ou utiliser la ruse, mais aussi avoir beaucoup de chance. “

Après quelques instants de silence, le ” vieux Colonel ” reprit :” Vous avez 50%de chances de réussir, ce n’est pas si mal. “

Le Colonel Groussard éprouvait un grand respect pour les Services Secrets Anglais. Il estimait que les Anglais étaient, sous ce rapport, les maîtres de la deuxième guerre, comme ils l’avaient déjà été lors de la première guerre. Il fit donc grand cas du jugement porté par le ” vieux Colonel ” sur la situation.

Pendant les jours qui précédèrent son départ, Groussard fut très occupé. Il assista à des manoeuvres de Corps d’Armée, exécutées par le Général Montgomery, sous la direction du Général Alexander. Il fut très favorablement impressionné par les progrès réalisés par l’Armée anglaise depuis la période de mars à juin 1940, époque à laquelle il l’avait, pour la dernière fois, vue combattre sur le front. Il assista également d’un poste de contrôle ” quelque part en Angleterre ” à la direction des opérations aériennes, au-dessus d’Abbeville.

Il ne s’agissait plus maintenant que d’organiser une liaison avec le Général de Gaulle. Cette deuxième partie de sa mission était d’autant plus difficile à réaliser que de Gaulle était en Syrie. Churchill et Eden avaient formellement interdit à Groussard toute prise de contact avec le Directeur politique du Général de Gaulle : M. Dejean. Groussard, néanmoins, crut bon de passer outre : il eut un entretien avec Dejean. Ce fut une grande déception, car ce dernier n’avait alors sur la Résistance que des vues étroites et partisanes.
Le contact le plus fructueux avec la France Libre fut celui qu’il eut avec son ancien subordonné à Saint-Cyr, le Commandant Passy, alors chef du 2ème Bureau du Général de Gaulle. Groussard joua cartes sur table ; il lui révéla quelle était son activité en France, les cellules qu’il avait organisées, depuis la dissolution de la police auxiliaire qu’il commandait. Il lui parla de ses cinq réseaux de renseignement, de son groupe de représailles. Il proposa de les mettre à la disposition du Général de Gaulle. L’essentiel était d’obtenir des résultats ; pour cela, il fallait de l’argent. Il préférait évidemment que le financement soit effectué par la France Libre. Dans le cas contraire, il l’obtiendrait des Anglais.

Ils conclurent un accord provisoire sur la somme de deux millions de francs, que l’agent gaulliste Fourcaud lui remettrait à son retour en France. Cet argent suffisait pour assurer pendant deux mois, la marche des cinq réseaux de renseignements.

Groussard devait faire au mieux avec les cellules qu’il venait de mettre sur pied, et réexaminer la question avec Passy, à son prochain voyage à Londres. D’un commun accord, ils décidèrent que Groussard s’efforcerait, sous sa propre responsabilité, d’unifier la Résistance intérieure française, et d’en référer au plus tôt à de Gaulle et de se soumettre à ses décisions, en cas de réussite.

La mission Groussard était maintenant accomplie. Il avait obtenu, auprès des Français Libres, la compréhension qu’il avait recherchée ; il avait établi des relations avec Churchill, Eden et Winant.

L’Intelligence Service aurait désormais avec certains ministres de Vichy des relations officielles tout en demeurant secrètes. Groussard avait les noms et adresses des gens par lesquels il pouvait sans délai communiquer avec l’Angleterre. Le 1er juillet, enfin, il prit de nouveau l’avion pour Lisbonne.

Au Portugal, ” Georges Gilbert ” redevint ” Georges Guérin “, et s’envola pour Madrid, il gagna Pau par le train et se rendit à Toulouse, puis à Marseille, pour y rencontrer Fourcaud et ses chefs de réseaux ; il se dirigea ensuite vers Vichy. Il s’installa aux environs de Ferrières-sur-Sichon, chez Louis Guillaume, directeur d’une agence de détectives privée bien connue. Il fit savoir au Général Huntziger qu’il était de retour et, le lendemain, il était reçu par le Ministre de la Guerre.

Il découvrit que Huntziger craignait par-dessus tout d’être compromis par une indiscrétion :” J’ai toujours la confiance du Maréchal, mais j’ai, en la personne de Darlan, un ennemi acharné. Je suis continuellement surveillé, et je ne sais ce qui se passerait si l’Amiral avait des preuves lui permettant de m’attaquer ouvertement. Dans les circonstances présentes, je ne pourrais me défendre avec succès. ” . Il fut satisfait du résultat des entretiens avec Churchill, mais manifesta une certaine appréhension lorsqu’il eut connaissance des contacts pris par Groussard avec Dejean et Passy.

Pourtant, en tant que Français, Groussard ne pouvait pas agir autrement. Huntziger devait aller voir le Maréchal et obtenir son approbation pour une nouvelle mission à Londres.

Le lendemain, Groussard reçut un message d’Huntziger lui demandant un rapport écrit. La note était rassurante :” J’ai vu le Maréchal, hier soir, tout va bien. ” Le rapport du Colonel Groussard ne tarda pas à être remis au Maréchal. Groussard reprit ses relations avec les Colonels Baril et Ronin, il revit le Docteur Ménétrel et plusieurs autres personnalités favorables.

Pendant ce temps on établissait le programme de sa mission. Ménétrel lui procura un nouveau passeport revêtu du visa espagnol . Le Docteur dit à Groussard que le Maréchal était satisfait de la perspective de négociations avec les Alliés, mais qu’il lui interdisait tout rapport avec les Français Libres. Ménétrel crut bon d’ajouter que l’Amiral Darlan et Pucheu, son ministre de l’Intérieur, représentaient un véritable danger ; il promit, au cas où quelque chose irait mal, de l’en aviser à Ferrières et s’engagea, en cas de nécessité, à le conduire personnellement en voiture de l’autre côté de la frontière espagnole.

A sa sortie de l’Hôtel du Parc, Groussard s’aperçut qu’il était suivi ; cela ne l’inquiéta pas outre mesure, Louis Guillaume lui ayant en effet prêté une voiture rapide.

Il consacra les jours suivants à préparer sa mission, à s’entretenir avec Huntziger, à évaluer la puissance de ses adversaires : Darlan et Pucheu à Vichy, Laval, Brinon, Luchaire, Deloncle, Doriot, Bucart, Chateaubriant à Paris.” Ne nous faisons aucune illusion, dit Huntziger, tôt ou tard, et sans doute hélas, plut tôt que tard, les Allemands apprendront que nous sommes en train de négocier. Dans la conjoncture actuelle, il est de la première importance d’être en mesure de travailler le plus longtemps possible. ” Il serra la main de Groussard. Ils ne devaient plus se revoir. La nuit suivante, Groussard était chez Guillaume à Ferrières en train de déchiffrer des messages de Londres quand la police fit irruption dans la pièce où il se trouvait, et le mit en état d’arrestation. Darlan et Pucheu avaient eu vent de l’affaire et avaient agi trop rapidement pour que Ménétrel pût intervenir. Groussard fut conduit à Vichy sous escorte. Huntziger fit son possible, mais ne put obtenir de Darlan qu’il lâche sa proie. Le Maréchal ne leva pas le petit doigt pour venir à son secours. Le Colonel Groussard eut encore de nombreuses aventures tout au long de la guerre secrète contre les puissances de l’Axe.

Les Services de Renseignements Britanniques ont eu de multiples raisons d’être reconnaissants à Groussard pour les rapports de ses milliers d’agents, transmis de Suisse où il avait installé son Poste de Commandement. Le Colonel Groussard ne porte aujourd’hui aucune condamnation contre Pétain, pour ne pas l’avoir couvert lors de son arrestation : ” C’était le jeu , dit-il à l’auteur de ce livre ;” les agents secrets doivent toujours s’attendre à être désavoués. ” Il n’éprouve pas plus de rancune à l’égard de Laval, qui le fit également arrêter (Groussard fut arrêté deux fois) ; il est en effet persuadé que Laval avait agi de bonne foi, et qu’il considérait la victoire allemande comme certaine, grâce à l’emploi de nouvelles armes secrètes. A l’occasion, il marque même son estime à l’égard des officiers allemands de l’Armée active.

L’histoire du Colonel Groussard symbolise d’une manière parfaite le courageux esprit d’initiative, la farouche résolution de résistance qui régnaient alors dans l’esprit des officiers de l’Armée française. Elle brosse un tableau saisissant de la vie et du monde de Vichy sous l’occupation. C’est en plus l’histoire d’un vrai gentilhomme de France…




Services speciaux et Deuxieme bureau

Dans nos derniers Bulletins, nous avons publié quelques avis autorisés sur les SERVICES SPECIAUX et leurs oeuvres.

Aujourd’hui, l’un de nos camarades, que nous considérons comme l’un des spécialistes les plus qualifiés du “2ème BUREAU”, nous donne son point de vue – celui du Commandement. En fait,- sur l’indispensable liaison à établir entre SERVICES SPÉCIAUX et 2ème BUREAU.

Dans le Bulletin N° 13, plusieurs témoignages dénonçaient le scepticisme général en matière de Renseignement et de Sécurité, l’inorganisation aussi de Services Spéciaux et Militaires adaptés aux formes nouvelles des conflits.

Cette fois encore, au travers du travail technique de notre correspondant, apparaît le manque de coordination et d’impulsion qui doit être l’oeuvre du Commandement (Civil ou Militaire) à l’échelon le plus élevé.

En diffusant des avis de spécialistes aussi autorisés, nous espérons que nous finirons par intéresser les “Pouvoirs publics” à un problème dont ils ignorent le plus souvent les données élémentaires.

Nous poursuivrons donc ce travail contre vents et marées, parce que nous savons que dans la conjoncture actuelle, l’utilisation rationnelle des SERVICES SPECIAUX et leur développement adapté aux circonstances est la meilleure défense de notre Patrie.

Alors que les profanes, dont l’éducation a été faite exclusivement par le film et le roman policier, font une confusion regrettable des SERVICES SPECIAUX et des 2èmes BUREAUX, il existe souvent, en fait, une rivalité entre les organismes voués au Renseignement, rivalité qui peut conduire les uns et les autres à des comportements incompatibles avec l’intérêt général.

Ce petit exposé est l’oeuvre d’un “spécialiste” du 2ème Bureau, n’ayant jamais appartenu aux Services Spéciaux, ayant toujours – ou presque – entretenu avec eux les meilleures relations et en ayant ainsi apprécié le bénéfice.

Que les adhérents de l’A.S.S.D.N. ne s’étonnent donc pas de trouver ici un point de vue sensiblement différent, sans doute, de celui qu’ils adoptent généralement. Qu’ils n’y voient nul amour-propre mal placé, mais le seul désir d’aider à la création d’un climat toujours favorable pour le meilleur service du Commandement responsable.

LE CHEF DE GUERRE a besoin de RENSEIGNEMENTS pour DECIDER et AGIR.

Tout acte de guerre exige une décision de la part d’un Chef ou, plus exactement, un ensemble de décisions prises à chaque échelon par le chef responsable de chacun d’eux. On peut dire, bien entendu, qu’il y a guerre dès qu’il y a un ennemi, intérieur ou extérieur, même sans rupture officielle des relations entre deux pays, voire entre le pays légal et une opposition.

Or aucune décision n’est valable, qui ne tienne compte de l’ennemi. La connaissance de l’adversaire est une des bases indispensables au succès. On s’est toujours efforcé de l’avoir aussi parfaite, aussi complète que possible.

Il fut un temps où ce système était relativement facile à résoudre celui où les armées, peu nombreuses, lentes, se trouvaient, lors de la rencontre dans le champ visuel du Chef. Celui-ci pouvait alors décider sur un ennemi bien connu dont rien ne lui échappait. Mais très vite le Chef éprouva l’impérieuse nécessité de savoir, avant la rencontre, à qui il aurait affaire, où et quand ?

Ce jour-là le problème du Renseignement fut posé. Il ne tarda pas à prendre une ampleur considérable.

Pour le résoudre, l’idée d’envoyer des informateurs chez l’ennemi lui-même, de susciter des trahisons, se forma vite. L’informateur avant la bataille, les yeux pendant la bataille suffisaient. Le Chef lui-même pouvait ensuite utiliser, exploiter ces renseignements qui d’ailleurs trouvaient dans le temps un échelonnement normal. Le rôle de l’informateur s’effaçait lorsque le contact était pris. Cette époque n’est pas si lointaine. Napoléon, il y a cent cinquante ans, ne laissait à personne le soin de lancer ses agents puis d’observer le combat.

L’augmentation des effectifs engagés rendit impossible l’observation directe de l’ensemble du champ de bataille et, à fortiori, du ou des théâtres d’opérations. L’existence de moyens ennemis non engagés conduisit à poursuivre l’investigation des agents alors que la bataille était déjà en cours. Le Chef dut abdiquer en partie et confier à un auxiliaire le soin de recevoir ces renseignements et de les lui présenter. Ainsi naquit le 2ème BUREAU.

Chaque élément de premier échelon dut signaler ce qu’il constatait chez l’ennemi au contact. Le rapport qui existait entre l’ennemi vu à l’arrière et l’avant avait toujours été retenu. La rapidité des mouvements faisait de plus en plus immédiate la menace que l’ennemi lointain pouvait constituer pour le front d’engagement. Il n’était absolument plus possible de considérer avant et arrière comme deux domaines indépendants. Ils avaient été analysés par les agents et les troupes au contact. Il fallait confronter ces analyses, parvenir à une vue d’en­semble. Le Chef, axé sur une bataille qui offrait une complexité de plus en plus grande pouvait-il encore s’attacher aux détails qu’ils soient de mouvements, de ravitaillement ou de Renseignement ? Certainement pas. Aussi, dans ce dernier ordre d’idées, le 2ème BUREAU, de simple collecteur, devint-il organe de synthèse.

En outre, l’observation directe, complétée par l’action lointaine des agents, fut bientôt renforcée par d’autres moyens. L’aviation, les écoutes, le radar, remplirent le hiatus qui existait entre le contact et l’arrière éloigné et que ne comblaient suffisamment ni les interrogatoires de prisonniers, ni l’étude des documents.

La recherche, la centralisation et l’exploitation des renseignements devinrent ainsi un énorme travail pour les 2èmes Bureaux.

La nécessité de saisir l’ennemi sous les aspects de plus en plus différents qu’il présentait : courants envoyés sur les fils, ondes, avions rapides s’imposa, s’ajoutant aux activités multiples du contact, sur mouvements des arrières.

On ne conçoit pas aujourd’hui la possibilité de faire un tableau exact et complet de l’ennemi en négligeant systématiquement un des aspects qu’il soit aérien, radio, ou tout bonnement terrestre. Mais encore plus, on ne comprendrait pas, sinon dans un but d’information technique, une description de l’ennemi ne comportant qu’un seul aspect.

Comment engager une action valable en connaissant seulement l’activité aérienne ou uniquement la situation terrestre de l’adversaire ?

Or, chacun des moyens de recherche ne donne, soit du fait de ses caractéristiques techniques, soit de par les conditions dans lesquelles il travaille, qu’un aspect incomplet de l’ennemi. L’aviation n’a jamais pu donner à coup sûr les effectifs, l’observation terrestre est limitée par la première crête. Les agents, qui peuvent donner presque tout, sont sans possibilité sur l’extrême avant et connaissent même de grosses difficultés quand il s’agit de travailler sur les arrières, à l’intérieur de dispositifs compacts et vigilants.

NECESSITE DE RECOUPEMENT ET DE LA SYNTHESE.

De plus, chacun sait l’intérêt du recoupement : or, il n’y en a pas de meilleur au renseignement recueilli par un moyen, qu’une investigation faite sur le même objet par un autre moyen.

Enfin, un renseignement recueilli par un moyen quelconque, isolé, aviation, radar, troupes terrestres; services spéciaux, risque de laisser dans l’ombre un point intéressant. Confronté avec les résultats obtenus par d’autres sources, il prend toute sa valeur.

Une synthèse n’est jamais polyvalente. Elle doit toujours répondre aux besoins réels du commandement responsable, suivant sa zone d’action, sa mission, les nuances mêmes de celle-ci, l’effort dans le temps et l’espace.

Un seul Bureau centralise toutes les questions de transport, de ravitaillement et coiffe les services chargés de leur réalisation. C’est par une seule voie que le Chef doit recevoir la synthèse répondant à ses soucis. Lui en envoyer plusieurs, c’est l’obliger à choisir, à faire une super synthèse, lui-même, ou à travailler sur des notions fragmentaires.

Le 2ème BUREAU reçoit du Chef responsable le Plan de Renseignements, énoncé des besoins pour la manoeuvre à effectuer. Ce plan est le guide pour l’établissement de la synthèse.

TRAVAIL EN COMMUN DES 2èmes BUREAUX ET SERVICES SPECIAUX.

Cet examen schématique de l’évolution du problème du renseignement permettra peut être de mieux comprendre le point de vue du 2ème BUREAU.

Il semblerait résulter de cette étude que ce Bureau voudrait se voir subordonner les SERVICES SPECIAUX, et, plus exactement, voir ses services découpés en tranches correspondant aux divers échelons de responsabilité.

Il n’en est rien.

Le 2ème BUREAU sait parfaitement qu’il est deux catégories de moyens de recherche : ceux qui travaillent normalement dans le cadre des unités tactiques et stratégiques, et ceux qui échappent à ce cadre. Parmi les premiers figurent par exemple les unités au contact, l’observation terrestre. A ceux-ci, le 2ème BUREAU peut rapidement et facilement faire donner l’ordre d’effectuer des mouvements, des actions même, nécessaires pour obtenir un renseignement particulier ; il leur adresse des “ordres de recherche”, traduction technique des “plans de renseignements”.

Aux moyens qui n’appartiennent pas à son échelon tactique ou stratégique, le 2ème BUREAU ne peut adresser que des demandes de recherche. Il sait que limiter leur action à un cadre étroit, les compartimenter, c’est réduire leur rendement. ­C’est bien le contraire qu’il désire,

Mais ce qu’il demande, c’est que ces organes de recherches lui donnent tous les renseignements sous une forme brute, la seule qui lui permette d’établir la synthèse que son chef veut avoir. Il demande aussi que les renseignements ne soient pas envoyés ou communiqués directement au chef responsable ou au bureau “opérations”. Ceci parait secondaire; mais combien de fois a-t-on vu tout un travail de synthèse ruiné par un renseignement qui, présenté isolément, a été négligé, ou au contraire, grossi exagérément, a suffi pour déclencher une action intempestive.

A chaque échelon de commandement, il y a un responsable. Ne rendons pas sa tâche impossible.

Le Chef ne doit pas recevoir deux ou plusieurs synthèses; peut être contradictoires, sûrement divergentes. La confrontation des résultats doit se faire entre le chef du 2ème BUREAU et le responsable local des SERVICES SPECIAUX, avant toute présentation .

Il va de soi que cette liaison n’est pas à sens unique. Le 2ème BUREAU doit se considérer comme appartenant à une “Equipe”, englobant tous les autres 2èmes Bureaux et les organes de recherche. Il lui faut, non seulement, répondre aux demandes de recherche que lui adressent les SERVICES SPECIAUX, mais encore favoriser les recoupements, mettre ces Services dans son ambiance en leur communiquant ses préoccupations, ses bulletins de renseignements, voire ses synthèses.

Dans cette aide donnée par le 2ème BUREAU, n’oublions pas que, s’il existe un front, il est responsable du passage des agents. Mieux que n’importe qui, il sait où le franchissement sera le plus facile et même le plus immédiatement payant.

On voit donc comment cette collaboration doit s’établir à tous les échelons, faite d’ailleurs plus de contacts personnels et d’union intellectuelle, que de documents échangés.

Mais nous avons vu les raisons qui justifiaient l’établissement de ces règles. C’est en particulier l’abondance des moyens de recherche, qui, dans la zone de contact, conduit à cette primauté du 2ème BUREAU. Sur les arrières lointains, il n’en est plus de même. La part des SERVICES SPECIAUX peut y être telle, si même ils n’y sont pas seuls à pouvoir agir, qu’ils deviennent naturellement les meneurs du jeu. S’ils sont seuls à faire l’investigation analytique, seuls aussi ils peuvent faire la synthèse utile au Commandement ou au Gouvernement. Qu’ils n’oublient pas l’appoint possible des autres moyens.

L’IMPORTANCE CROISSANTE DES SERVICES SPECIAUX.

C’est d’ailleurs au Commandement Civil ou Militaire, responsable, qu’il appartient de répartir les responsabilités entre les moyens et de prescrire les centralisations et les liaisons qu’ils doivent assurer.

On voudrait être sûr que, dans le domaine du renseignement, ils pensent quelquefois !

La situation présente et les conditions dans lesquelles se dérouleront les conflits de l’avenir ne peuvent manquer d’accroître le rôle des SERVICES SPECIAUX.

En effet, alors qu’avec les moyens “classiques” un temps appréciable s’écoule entre la mise sur place, la fabrication, l’instruction des unités et des armes et leur engagement, et que ces délais donnent le loisir de déterminer la valeur de ces moyens et la direction qu’ils prennent, l’avenir sera bien différent.

De l’usine au point de chute, les délais seront à peu près nuls. Les engins seront “tous azimuts”. On devra se borner à déceler leur existence. Mais on ne pourra le faire qu’au stade de l’étude ou de la fabrication. Seuls les SERVICES SPECIAUX pourront s’en charger.

L’Aviation pourra être une aide. De même, les “écoutes-radio”, sans doute d’autres moyens .. Et alors les SERVICES SPECIAUX devront tenir compte des renseignements obtenus par d’autres organes de recherche, qui travailleront pour eux. Il leur faudra bien synthétiser ces résultats, ou il faudra bien que quelqu’un le fasse pour eux. Nous avons de bonnes raisons de croire que ce travail n’est pas fait ac­tuellement avec une méthode rigoureuse.

AUTRES MISSIONS COMMUNES AUX 2èmes BUREAUX ET SERVICES SPECIAUX.

Les SERVICES SPECIAUX n’ont certes pas cette seule mission de renseignement dans le domaine militaire. C’est elle qui exige le plus d’entente mais déclenche le plus de “compétitions” avec les 2èmes Bureaux, C’est pour cela que nous lui avons donné la première place.

Les autres missions tout aussi importantes, réclament aussi des liaisons entre ces différentes organisations.

Certes, le 2ème BUREAU n’a pas à s’immiscer dans la lutte menée contre l’ennemi intérieur, jusqu’à ce que celle-ci se transforme en guérilla. Mais il ne peut être pris au dépourvu. Si l’Autorité Civile se dessaisit de ses pouvoirs au profit de l’Autorité Militaire, celle ci doit être renseignée et se préparer à la tâche qui l’attend. Les SERVICES SPECIAUX doivent songer en permanence à cette responsabilité qui peut échoir au Chef Militaire. C’est une obligation pour eux que d’informer les 2èmes Bureaux de ce qui les attend.

Enfin qu’il s’agisse de la lutte contre l’Espionnage ou du maintien de la cohésion nationale, il est indispensable qu’il connaisse le point d’application de l’effort ennemi. Il y a souvent une liaison intime entre la zone où l’ennemi intensifie ses renseignements, le sabotage matériel ou moral et l’action frontale à venir. Ces renseignements sur l’effort de l’adversaire en profondeur, confrontés avec les possibilités qu’il a pu se constituer pour une action purement militaire, permettent de lever bien des doutes.

Pour ce qui est de la mission “Action” sur les arrières ennemis, dont sont chargés les SERVICES SPECIAUX, la part des organes de synthèse sera du même ordre. Bien orientée, la recherche au contact pourra déceler des objectifs intéressants : les documents recueillis, les interrogatoires des prisonniers contiennent de nombreuses données sur la vie des arrières lointains. Encore faut-il les rechercher et, avant tout, savoir l’intérêt qu’elles présentent.

Ces actions ne sont pas sans répercussions sur les moyens au contact ne serait-ce que sur leur moral. Il appartient aux 2èmes Bureaux de les rechercher. Il ne s’agit pas pour cela de les mettre dans tous les secrets mais bien d’utiliser leurs possibilités. Pour cela, point n’est besoin de dévoiler les buts que l’on veut atteindre au loin. Des demandes de recherches bien étudiées et bien rédigées suffisent.

Des 2èmes Bureaux instruits et disciplinés savent exécuter de tels ordres intelligemment, tout en comprenant les servitudes du secret .

Recherche et Exploitation doivent être coordonnées à l’Echelon le plus élevé.

Tout le problème des rapports entre les 2èmes BUREAUX et les SERVICES SPECIAUX peut se traduire en quelques mots :

Il y a UN ennemi, mais d’aspects de plus en plus complexes.

Le Chef responsable doit prendre ses décisions en toute connaissance de cet ennemi.

Les différents aspects de l’Ennemi sont relevés par des moyens de recherche de plus en plus nombreux et de moins en moins unifiés. La part de chacun est variable suivant les circonstances.

Tous ces aspects sont indispensables pour faire un tableau ressemblant de l’ennemi, c’est la synthèse que le Chef ne peut plus faire lui-même.

Qui doit lui présenter cette synthèse ? Organe de recherche, ou organe de synthèse ? L’un ou l’autre. Certainement pas l’un et l’autre. La technique, les règles qui commandent le fonctionnement du renseignement donnent à ces deux organismes le moyen d’assurer leurs liaisons et le meilleur rendement de l’ensemble. Encore faut-il que le Chef responsable au niveau le plus, élevé, – qu’il soit civil ou militaire – répartisse les rôles de chacun. C’est une question d’organisation générale qu’il faut, aujourd’hui plus que jamais, pousser à un degré extrême de minutie. Nous craignons fort qu’en dépit des affirmations, et des bonnes volontés des exécutants, cette organisation soit négligée ou insuffisante. Peut être parce qu’aux échelons nationaux et gouvernementaux on n’a pas encore compris l’importance capitale du RENSEIGNEMENT.




L’inspecteur du C.E. francais etait un espion allemand

Le but suprême de tout C.E. offensif consiste à pénétrer et à noyauter le S.R. adverse. Le C.E. offensif de l’Abwehr allemande (section III f) n’a été créé qu’en 1936 alors que notre C.E. offensif récoltait toutes les semaines le fruit du travail commencé déjà avant l’évacuation de la Rhénanie (10 juin 1930). Néanmoins, les sections III f ont réussi avant la guerre quelques petites opérations de ce genre. L’une de ces opérations fait l’objet de la présente histoire vécue. Si je dis 3 petites opérations ” ce n’est pas pour minimiser les succès des services spéciaux allemands, car pendant la guerre le C.E. offensif allemand a été en mesure d’intoxiquer avec succès plusieurs S.R. alliés, notamment dans l’affaire « Nordpol » en Hollande.

Revenons à nos adversaires directs d’avant-guerre. A partir de mars 1936, date de l’occupation militaire de la Rhénanie par l’armée allemande, l’Abwehrstelle de Kassel (Vehrkreis IX) détacha un Capitaine III f en antenne avancée à Trèves, face au Grand-Duché de Luxembourg, à la Belgique et à notre Région Militaire, avec mission d’opérer surtout contre la France.

Cet officier, camouflé comme commerçant, choisit des pseudonymes commençant toujours par la lettre R : Ritter, Robert, etc. Nous apprîmes plus tard que son nom réel était REILE Oscar.

Les officiers du S.R. allemand avaient une prédilection pour le titre de ” Docteur “.

Le Docteur RITTER n’échappa pas à cette règle et, pour se moquer de cette manie, certains officiers du S.R. français firent quelquefois de même, par exemple Docteur SORGE.

Autant que nous ayons pu en juger, REILE traitait avant la guerre au Luxemhourg, en Sarre et le long de la frontière française surtout des petits ” Grenzspione “, c’est-à-dire des frontaliers recrutés parmi les bergers, les cheminots, les anciens légionnaires et les douaniers allemands ; tous ces agents étaient incapables de renseigner le S.R. allemand en profondeur sur la France. La police spéciale, objectif du C.E. allemand REILE faillit réussir un coup de maître en mars 1936 non pas par le recrutement d’un membre du S.R. français, mais d’un inspecteur de la police spéciale française. L’affaire dura un peu plus d’un an. On sait que la police spéciale dans les gares et aux postes frontière était chargée du renseignement politique et de la répression de l’espionnage jusqu’au moment de la création des Commissariats de Surveillance du Territoire dans les Régions Militaires.

Aux yeux des services spéciaux allemands toutefois toute la police spéciale française faisait partie du S.R. français, probablement en souvenir de la Sûreté de l’Armée du Rhin, qui, de 1919 à 1930, faisait souvent concurrence à notre S.R. militaire en Rhénanie et dans la Ruhr. Il y aurait beaucoup à dire sur ce triste chapitre qui provoqua des incidents multiples, même pour la diplomatie (arrestation de l’inspecteur Klein à Remagen, en Rhénanie non occupée, etc.).

D’ailleurs quelques rares anciens fonctionnaires de cette Sûreté de l’Armée du Rhin avaient conservé, après le repli de l’Armée du Rhin en France, cette manie de faire du renseignement militaire au-delà des frontières, sans en avoir les moyens ni la compétence, à tel point qu’un Commissaire spécial considérait le Grand-Duché de Luxembourg comme son propre ” fief ” et gênait souvent nos propres contacts dans ce pays.

Rendons cependant justice au personnel de la Sûreté : les rares exceptions de concurrence ” déloyale ” étaient largement compensées par de nombreux autres fonctionnaires de cette Sûreté qui collaboraient loyalement et efficacement avec nos S.R. et C.E. en recrutant des agents pour notre compte, servant souvent d’intermédiaires, de boîtes aux lettres. L’exemple de Kemppff est à cet égard particulièrement probant.

Mais venons-en au fait. J’entends examiner cette affaire de l’inspecteur traître, au double point de vue : français et allemand Intervention de ce Français à Longwy Les aveux

En août 1938, un touriste français, revenu un dimanche soir d’une excursion en Allemagne par le poste frontière luxembourgeois de Remich sur la Moselle, signala à un de nos camarades du Service qu’il avait vu en territoire allemand un nommé B…, qu’il connaissait vaguement comme inspecteur de la police spéciale de Longwy ; B… y avait discuté dans un café d’une façon ” conspirative ” avec un Allemand louche. C’était surtout le fait qu’après avoir traversé le pont de la Moselle, B… avait changé à Remich un billet de 100 marks qui avait incité le touriste en question à faire part de ses soupçons. Il était bigrement bien inspiré.

Remarquons en passant que contrairement aux touristes britanniques circulant en pays étrangers, qui faisaient à leur retour leurs rapports à l’I.S., le Français voyageant à l’étranger a toujours répugné à rendre compte au ” Deuxième Bureau ” des faits militaires, politiques et autres qu’il a pu constater en pays étrangers.

Après avoir consulté le Service Central (SCR) nous avons estimé que pour plusieurs raisons (dont il sera peut-être question dans un autre récit) le Commissaire Spécial, Chef du secteur de C.E. de Longwy, ne nous paraissait pas l’homme idoine pour tirer l’affaire B… au clair.

Etant donné le personnage de B… (connu comme individu brutal) et ses fonctions au poste de C.E. à la frontière, il a été convenu de ” faire affaire ” avec le concours du Commissaire de la B.S.T. de Nancy, poste nouvellement créé et dirigé par un ami très compétent, Albert KOENIG.

Un examen de la situation devait avoir lieu immédiatement à Longwy même.

B… était en congé chez lui ; il fut convoqué au bureau et pour qu’il ne nous fausse pas compagnie, son logement avait été surveillé.

Il arriva immédiatement au bureau de la gare, un peu étonné, et comprit de suite la signification des messieurs inconnus de lui qui l’interrogèrent.

L’accouchement se fit assez rapidement sans césarienne. B… avait commis l’imprudence de se rendre en Allemagne. Résultat (provisoire) : vingt ans de travaux forcés en 1939 à Metz.

C’était le S.R. français de Metz qu’il avait été chargé de pénétrer en première urgence.

B…, vu par le S.R. allemand

Quinze ans après la guerre, le Lieutenant-Colonel REILE (cheveux châtain clair, yeux bleus, teint brun) de l’Abwehr III f a relaté à sa façon, l’affaire de l’inspecteur B… qu’il appela ” Flobert ” et dont il fit un Commissaire du service secret français, recruté par l’agent allemand Peter Brenner du Luxembourg (bien connu de nos services longtemps avant la guerre).

REILE prétendit que B… avait reçu à plusieurs reprises des sommes de mille marks en échange de photocopies des documents secrets français. B… avait avoué avoir seulement perçu des centaines de marks (il avait changé un billet de 100 marks à Remich) et avoir remis les originaux des documents (ils étaient pliés !).

REILE précisa d’ailleurs que dans la suite il avait donné à B… des sommes relativement faibles pour le maintenir sous pression. Qui a raison ?

REILE ajouta qu’il ne pouvait pas avoir de rendez-vous avec B… en territoire allemand, ” B… aurait couru le trop grand risque d’être vu par des indicateurs du S.R. français au moment de franchir la frontière allemande “.

Ce fut pourtant ainsi qu’il a été démasqué.

REILE spécifia que les fournitures de B… était de la plus haute importance pour l’Abwehr entre autres, ces documents secrets permirent au S.R. allemand de retirer, avant arrestation, des agents allemands ” brûlés ” en France.

REILE prétendit que B… connaissait des officiers du soi-disant 2ème Bureau français opérant contre l’Allemagne à partir de la région frontière, recrutant des agents ” en masse “.

B… avait donc été chargé de renseigner sur les méthodes de travail, le personnel et les objectifs du S.R. français, notamment de celui de Metz que ” B… était normalement chargé de protéger “, dit REILE.

Il ajouta textuellement : ” FLOBERT était un vulgaire traître. Quoique français de naissance, il a divulgué tous les secrets qu’il possédait ou qu’il pouvait apprendre sur les services français. Il a ainsi causé à son pays le plus grand préjudice, ce qui ne semblait nullement le gêner… pour la forme et à contre-coeur je le traitais comme un gentleman… il nous était difficile de trouver un homme comme lui qui, à chaque entrevue, livrait froidement (als Messer liefern) les agents du service secret français. En 1937, différents agents m’ont fourni de France des renseignements et de la documentation secrète, mais FLOBERT resta mon fournisseur le plus précieux et le plus rentable ; en outre il avait réussi à se lier d’amitié avec des membres du 2e Bureau et il promit de fournir à l’avenir également des informations sur l’activité du S.R. militaire français… “.

Lorsqu’il apprit l’arrestation de B…, REILE exprima ses craintes que B…, caractère faible et mou, ne résisterait pas aux méthodes d’interrogatoire de l’adversaire.

REILE réorganisa son service qui devint « Abwehrnebenstelle » du Wehrkreis XII de Wiesbaden, n’alla plus au Grand-Duché, réexamina le cas de tous ses informateurs et retira du circuit luxembourgeois tous ses collaborateurs qui avaient eu affaire à B… .

B… eut le tort de nier d’abord qu’il avait été deux jours auparavant en territoire allemand et ne voulut pas reconnaître qu’il y avait reçu de l’argent allemand qu’il avait changé à Remich.

Au point de vue psychologique, c’était un cas intéressant : B… s’était enferré dans ses mensonges et n’eut d’autre ressource de s’en tirer, croyait-il, qu’en avouant une partie de la vérité.

Devant nos méthodes expérimentées d’interrogatoire basées sur nos connaissances des méthodes du S.R. allemand, B… espérait retourner sa veste et pouvoir à l’avenir travailler pour la France. Il fut d’ailleurs contraint de faire des aveux complets à la suite d’un incident bizarre.

Nous avions examiné de près les archives du Commissariat spécial de Longwy confiées spécialement à cet inspecteur. Tous les documents secrets qu’il avait livrés depuis un an au S.R. allemand étaient légèrement pliés au milieu ; il les avait emportés dans sa poche pour ne pas attirer l’attention par une serviette en allant au Luxembourg.

Nous avions ainsi pu nettement délimiter le préjudice causé : il s’agissait pour la plupart des documents secrets, circulaires du Ministère de l’Intérieur, mandats d’arrêts pour espionnage, listes de suspects, textes officiels sur l’organisation et les attributions des Commissariats de Surveillance du Territoire, etc.

B…, avait passé en 1932 le concours d’inspecteur de police spéciale et fut affecté à Longwy.

A la suite de beuveries au Grand-Duché de Luxembourg et d’histoires de femmes, il s’endetta et devint une proie facile pour le S.R. allemand qui le fit recruter par l’intermédiaire d’un Luxembourgeois, son compagnon d’orgies.

A ce moment ses dettes risquaient de lui coûter sa carrière et il avait accepté avec empressement l’argent du S.R. allemand en échange d’une fourniture d’essai de documents provenant de son service. D’autres livraisons eurent lieu environ une fois par mois.

Il rencontra REILE pour la première fois à Echternach, en territoire luxembourgeois, à la frontière allemande ; d’autres rendez-vous suivirent, toujours en territoire luxembourgeois, jusqu’au jour où, d’une part, le gouvernement grand-ducal vota une loi analogue à la législation helvétique, c’est-à-dire interdiction de faire du S.R. sur son territoire quelle que soit la nation au profit ou au détriment de laquelle l’agent travaillait et où, d’autre part, le S.R. allemand s’était rendu compte que certains de ses agents et même des officiers traitants de l’Abwehr s’étaient fait arrêter dans ce petit pays. Réapparition du traître et l’inévitable conclusion

En été 1940, tous les espions allemands se trouvant en prison en France occupée furent libérés immédiatement par les détachements III f de l’Abwehr, B… à la Centrale de Clairvaux fut ainsi relaxé.

” Qui a bu, boira “, dit le proverbe, B… fut envoyé par l’Abwehr suivre un cours à Bruxelles dans une école de formation d’espions allemands.

Affecté ensuite à l’Abwehrstelle nouvellement créé à Lille, il s’y fit passer comme agent de l’I.S. à la recherche de parachutistes anglais dans le Nord.

Il fit arrêter par les Allemands ses compatriotes français, membres d’une chaîne française d’évasion vers l’Angleterre et déporter des membres du réseau de la ” Voix du Nord “.

Il fut également responsable de l’arrestation de quelques membres du réseau de résistance de la police de Lille (ses camarades !) et de la mort au camp de concentration de plusieurs Français.

Même en Allemagne où il avait suivi ses employeurs au moment de la retraite de 1944, il continua sa sale besogne de traître en dépistant des résistants parmi les requis du S.T.O.

Sa femme l’avait suivi partout. Sous la fausse identité de D… .

Ils revinrent en France. B… travailla d’abord au déminage à Vannes, puis avec sa femme, pour une société d’explosifs dans la Sarthe.

Dans les fournitures faites pour la Défense Nationale on constata, en 1952, des malfaçons et l’instruction ouverte pour atteinte à la Sûreté extérieure de l’Etat permit de découvrir la véritable identité des époux B…

Résultat (définitif) : en mars 1955, le tribunal militaire des Forces Armées de Rennes condamna : – B…, pour intelligence avec l’ennemi, à la peine de mort. – G…, sa femme, à cinq ans de prison.

Cinq cents arrestations, cinquante victimes, voilà le triste bilan reproché à B…

Si B… avait travaillé pour son propre pays, on aurait pu lui appliquer la phrase de George V d’Angleterre : ” Parmi tous les soldats, l’espion me paraît le plus grand ; si l’ennemi le méprise le plus, c’est uniquement parce qu’il le redoute le plus “.




Les Barbouzes

Nous sommes venus dans les SERVICES SPECIAUX par idéal. Ceux qui en étaient dépourvu ne restaient pas, à moins que, gagnés par la contagion, ils découvrissent à leur tour le caractère exaltant de nos missions et la joie de lui sacrifier toute ambition. Il est vrai qu’aux extrémités de nos tentacules se trouvaient parfois des besogneux. Ils trouvaient dans des gains substantiels – et somme toute légitimes – la justification de l’aide qu’ils nous apportaient. Ce n’étaient ni les meilleurs, ni les plus sûrs. Il s’agissait de veiller en tous temps à la sûreté du Pays, à la sécurité de la Nation, de protéger son patrimoine ; cela à l’encontre des entreprises les plus insidieuses et les plus secrètes de nos adversaires extérieurs quels qu’ils fussent, quels que fussent leurs zélateurs. Travail discret, obstiné, difficile, exclusif. NOTRE CONSCIENCE ET NOTRE SENS NATIONAL ETAIENT SOUVENT NOS SEULS GUIDES. Au delà des intrigues, des régimes et de leurs fluctuations politiques, la force d’un ÉTAT, comme la sauvegarde d’une NATION, est de disposer en permanence d’une telle force insensible à tout autre intérêt que celui de la PATRIE.

L’Honneur d’un Gouvernement et son mérite sont de lui conférer puissance et invulnérabilité. Son devoir est de l’employer, l’écouter et l’entendre – dût son oreille quelquefois en souffrir.

Puissance et invulnérabilité découlent de considérations multiples qu’il n’est pas dans mon propos d’analyser ici.

Je veux souligner simplement l’importance du choix des hommes et de leur autorité morale.

Le choix doit porter sur les élites, toutes les élites, sans autres exclusives que celles des personnes attachées à la politique ou liées à des partis – à fortiori à des factions ou à des hommes.

Si l’invulnérabilité des SERVICES SPECIAUX, j’allais écrire leur indépendance – s’acquiert à ce prix, l’autorité morale qui en découle doit trouver un support dans l’estime et le respect dont les Pouvoirs Publics doivent les entourer.

Leurs efforts seraient vains si leurs objectifs étaient tributaires des régimes politiques, leur rendement dérisoire s’il devait s’inspirer du désir de plaire, leurs possibilités compromises et leur existence précaire si des parasites (officiels ou officieux) prétendaient se substituer, même partiellement, à eux, ou si des missions autres que les leurs leur étaient imposées.

Le rocambolesque n’est pas leur vocation, le roman n’est pas leur ” bible “, la délation et le crime ne sont pas de leur compétence. Contrairement à des légendes trop facilement établies, les SERVICES SPECIAUX et leurs cadres ne sont ni aptes à tout, ni capables de tout.

Ils doivent laisser à d’autres le privilège de commercialiser quelques prétendues connaissances en matière d’espionnage, comme ils doivent laisser à d’autres les missions qui ne sont pas les leurs.

Il faut de tout pour faire un monde : Mais il ne peut être question d’autoriser quiconque à spéculer sur leur crédit. ” Barbouzes ” ? Nous voulons bien ! Les soldats de Napoléon étaient fiers d’être les ” Grognards ” de l’Empire.

Mais ce serait la mort des Services Spéciaux que de les laisser confondre avec tant d’organes ténébreux, qui n’ont de commun avec eux qu’un sobriquet dérisoire




Histoire du poste SR Marseille et de Nice (2)

Nous poursuivons la publication du récit historique de notre prestigieux camarade, le Colonel GIALLIZIA, dont le début a paru dans le B.L. 132. Au printemps de 1941, le Commandant MANARANCHE, chef du Poste S.R « P.5 » (Marseille) a envoyé le Capitaine GALLIZIA à Nice pour y reconstituer une antenne. Dès son arrivée sur les lieux le Capitaine s’emploie à développer un réseau.

L’ENTRÉE EN JEU DE LISA

Des industriels français obtinrent l’autorisation de voyager en Italie. Ils nous rapportèrent des renseignements économiques, des impressions personnelles et des confidences qui ne manquaient pas d’intérêt. C’est ici que Lisa entre en scène. Dépitée de ne plus être utilisée, elle avait décidé de se faire agent indépendant, s’était débarrassée de son restaurant et engagée comme domestique chez un officier supérieur italien de la garnison de MENTON, après toutefois m’en avoir demandé la permission par l’intermédiaire de CAMBOURS. Je lui fis répondre qu’elle était libre de tout lien avec nous, mais que je la couvrirais en cas de difficulté avec les autorités françaises. CAMBOURS la rencontrait de temps en temps, l’écoutait, ne disait rien. Réduite ainsi à ses propres ressources, elle se révéla incapable de fournir le moindre renseignement qui eût une valeur quelconque. Un jour même, elle nous en passa un d’une telle absurdité que je voulus la voir pour m’assurer de sa bonne foi. Maintenant, nous savions que le fichier du S.R. n’était pas tombé dans les mains des Allemands. Je résolus de la mettre à l’épreuve. Ni intelligente, ni jolie, ni instruite, elle avait l’air d’une fine mouche. Je lui proposai une place de femme de chambre à l’hôtel Miramar, boulevard Carnot, où logeaient les officiers italiens de la Commission d’Armistice et dont je pouvais toucher le directeur. Elle accepta sans hésiter. Mais je n’en tirai guère que la chronique des aventures galantes de ces messieurs. Je fis convoquer, afin de tenter de la recruter, une de leurs petites amies par un commissaire de la Surveillance du Territoire qui la jugea inepte. Lisa ramassa dans les corbeilles des bouts de papier insignifiants, suivit la délégation à l’hôtel Hermitage sans plus de succès et, lasse de ma déconvenue, s’éclipsa discrètement. Été 1941. Les Lieutenants CIMA et MALET, affectés à P. 5 à MARSEILLE, sont, le premier, adjoint au Capitaine MARTIN, le second, préposé au M.G. 26 janvier 1942. J’ai le plaisir de revoir à Nice le Capitaine PAILLOLE, mon camarade des équipes d’escrime de Saint-Cyr. Chef de notre service de C.E., installé à MARSEILLE, il a obtenu la libération d’une dizaine de Français condamnés en Italie pour espionnage et confie à ma sollicitude ceux qui habitent le département : POLACCI, FOULD, SALMON. Deux mois après, ce sera le tour de GAGGERO, GASIGLIA et VALORI. Il y avait bien six mois que j’étais sans nouvelles de Lisa quand elle émergea pour m’annoncer négligemment qu’elle travaillait comme femme de ménage dans les bureaux de la Délégation italienne pour l’Assistance et le Rapatriement, à l’hôtel Continental, place Mozart. Je n’ignorais pas que là siégeait le fameux « dottore BARRANCO ». Nous le connaissions bien, commissaire de police, il assumait avant la guerre la responsabilité de la sécurité au consulat général de NICE, couverture qui dissimulait son appartenance à l’O.V.R.A (1). et au CS (2) Cela changeait tout. Les corbeilles de BARRANCO devaient contenir autre chose que des lettres féminines. Dès lors, j’en aurai la preuve constante, dix-huit mois durant. Chaque soir, Lisa emportait, dans une poche cachée sous sa robe, une incroyable quantité de morceaux de papier. J’allais les chercher le dimanche chez elle, quelque fois en semaine dans un café de la place Mozart, et nous passions avec CAMBOURS des jours et des nuits à les recoller. Le puzzle est un bon exercice de S.R. Depuis ma jeunesse, l’affaire Dreyfus me passionnait. Je croyais la revivre. Moi aussi, j’avais une Mme BASTIAN. La plupart des informations qui sortaient de la poche de Lisa intéressaient le contre-espionnage. Elles étaient transmises au T.R. 115, le poste C.E. de MARSEILLE. Si elles révélaient une menace sur des personnes que je connaissais, je les prévenais aussitôt. Ce fut le cas en mai pour le Général CARTIER, ancien Commandant de la 27e Division d’Infanterie Alpine, que MANARANCHE et moi, nous avions eu pour chef et admirions également. MANA m’envoya à ANNECY dont le général était maire, et celui-ci se détermina à se réfugier en Suisse (3). Je ne sus pas, au contraire, comment toucher mon camarade de promotion Henri FRENAY, fondateur du mouvement COMBAT, dont un agent de BARRANCO signalait le passage sur la Côte, et PAILLOLE s’en chargera. Juillet 1942. Arrivée à P.5 du Lieutenant BONNARD. Polytechnicien, artilleur, il sera l’officier M.G. du poste, en remplacement du Lieutenant MALET. Revenons à Nino. Les contrebandiers, en général, concentrés sur leur affaire, ne sont pas propres au renseignement. Nino cependant s’était piqué au jeu. Il avait progressivement réussi à constituer dans la province d’IMPERIA un véritable réseau d’informateurs plus ou moins conscients. Vers la fin de l’été, l’ensemble de leurs indications décelait un important rassemblement de troupes à notre frontière. Nino, orienté sur la raison de ces mouvements, répondit que la région était une zone de repos pour les unités combattantes. Cela me sembla plausible, mais on pouvait avoir une autre idée d’autant plus qu’à la même époque, VICHY demandait à P.5 d’organiser son territoire dans la perspective de l’occupation totale.

DE L’OCCUPATION DE LA ZONE SUD A LA CAPITULATION DE L’ITALIE

11 novembre 1942. Je me trouvais place Saluzzo, au pied de la Moyenne Corniche, quand, après 13 heures, s’y présentèrent les premiers éléments des troupes italiennes qui entraient dans NICE. La colonne prit la direction du bord de mer. Je la devançai pour aller m’asseoir à la terrasse du café de l’hôtel Savoy, sur la Promenade des Anglais, et assister à la revue parmi sa clientèle élégante. Les unités passaient au sans cadence, dans un certain désordre, les hommes harassés, couverts de poussière, les muletiers accrochés à la queue de l’animal qui les précédait, sous l’oeil curieux et narquois des consommateurs vautrés dans leurs fauteuils, et l’on eût dit plutôt d’un défilé de prisonniers que de celui d’une armée conquérante. Les soldats italiens portaient encore leurs écussons, flammes ou mostrines, et dès l’abord j’iden- tifiai les régiments. Je constatai avec satisfaction qu’ils figuraient tous sur la liste des corps de troupe qui, d’après Nino, se délassaient sur la Rivière du Ponant. Le lendemain, je me rendis à la poste Thiers où fonctionnait le contrôle téléphonique. Les subordonnés de Pierre DESCAVES ne m’avaient pas attendu pour se mettre à l’écoute des occupants, qui utilisaient à fond et sans fard les lignes des P.T.T. Dans l’espace de quelques jours, nous parvînmes à dresser de leur ordre de bataille, de leur déploiement et de leurs effectifs un état digne de la réputation de la S.E.R. Puis cette source tarit parce que le commandement militaire italien posa ses propres lignes et plaça des surveillants au contrôle. L’occupation de NICE provoqua de l’émotion dans tous les milieux. Quarante-huit heures ne s’étaient pas écoulées que je reçus la visite de deux des amis les plus pondérés de DARNAND, désireux de connaître mon avis sur la situation. Le tableau que j’en fis devait achever de les détacher de l’inspecteur général des S.O.L. Dix minutes après arriva un autre militant du même clan, un petit commerçant nommé B…. « Maintenant, j’ai compris, me dit-il en substance. Je me mets à votre disposition. Demandez- moi ce que vous voudrez. » Mais B… était un homme de violence, il ne convenait pas à mon système. Je le remerciai et l’oubliai. Il retourna à son démon. Milicien, il appartiendra à l’équipe qui assassina MANDEL le 7 juillet 1944 et il sera fusillé à MONTROUGE à la fin de l’année pour intelligences avec l’ennemi.

°°° Le Commandant MANARANCHE réunit tous ses officiers à MARSEILLE, dans les combles de la Bourse. Il les informa du départ pour ALGER du Colonel RIVET, rappela que depuis le 11 novembre leur activité relevait des tribunaux militaires de l’occupant (4), précisa que la dissolution de l’armée les rendait libres de leur sort, mais qu’il serait possible, s’ils le souhaitaient, de les diriger sur l’Afrique du Nord. Enfin, il demanda à chacun de prendre parti sur-le-champ. Nous étions sept. La réponse fut unanime. Le poste, au complet, resterait en place sous les ordres du chef du Service.

(4) MARSEILLE était occupé par les Allemands. Le bureau de la rue de Rome avait déjà disparu. La clandestinité devenait totale. Le patron modifia le dispositif. Il ne gardait à MARSEILLE que BONNARD. GOBIS irait à TOULON, MARTIN à NIMES, CIMA en Corse. Ces trois officiers avaient dans leurs nouvelles affectations des moyens personnels de renseignement, et, de plus, une telle dispersion, qui accroissait la sécurité, assurerait un meilleur contrôle de la façade méditerranéenne dont l’importance se manifestait désormais sans conteste.

Malheureusement, P.5 se trouvait isolé. C’était, paraît-il, le Lieutenant- Colonel PETETIN, adjoint depuis août au Colonel RIVET, qui remplaçait en France ce dernier, avec le Lieutenant-Colonel DELOR à la tête du S.R. Mais MANARANCHE ne savait pas comment les toucher, ni même où adresser le courrier.

De retour à NICE, j’appris par LE BAS que PETETIN séjournait à SAINT GERVAIS-LES-BAINS. Je le signalai à MANARANCHE, et celui-ci me dépêcha auprès de notre chef présumé afin de lui réclamer des instructions. Je dénichai dans une villa charmante un vacancier détendu. Il m’accueillit fort aimablement, mais en guise d’instructions, il déclara que DELOR et lui considéraient le vieil S.R. comme incurablement brûlé et qu’ils avaient décidé d’en reformer un tout neuf avec des officiers de réserve.

De quelle façon se rétablirent le commandement et les liaisons est une histoire que je connais mal. Quoi qu’il en soit, le poste ne s’arrêta pas un seul instant.

Le Commandant CURET, engagé pour des raisons personnelles dans le réseau GILBERT, ne s’opposait pas à mes accointances avec BURG. Grâce aux documents que recevait des Italiens à la Commission d’Armistice la délégation française, mon camarade me fournissait maintenant nombre de renseignements sur les troupes d’occupation. Son caractère droit et son jugement sain lui valaient la sympathie des fonctionnaires français avec qui il traitait et on lui glissait volontiers des notes qui nous intéressaient, numéros, effectifs, emplacements, mouvements d’unités, travaux de fortification, etc.

L’heure avait sonné de se faire agent. C’est alors que débuta cette longue série de reconnaissances qu’en voiture d’abord, puis à bicyclette lorsqu’on nous retira nos permis de circulation, j’ai jusqu’aux derniers jours effectué personnellement sur toutes les routes des Alpes-Maritimes, exploration systématique et continue qui m’apportait une indispensable lumière. Un dimanche que je patrouillais avec LE BAS sur la route Napoléon, nous ramassâmes dans un fossé deux soldats italiens blessés par suite du dérapage de leur side-car et nous en ramenâmes un à son cantonnement, à SAINT-VALLIER. J’inspectai l’unité à loisir et ne manquai pas de lire sa pancarte. C’était une compagnie de transport divisionnaire dont je ne soupçonnais pas l’existence.

A SAINT-RAPHAËL, MOREAU, chargé du ravitaillement, que ses fonctions mettaient en relations avec les occupants, commençait, seul, en observant et en conversant, à brosser le volet gauche d’un diptyque dont à NICE on exécutait le volet droit.

Les services italiens installés à l’hôtel Continental s’étaient développés. Ils occupaient tout le premier étage de l’hôtel, trente-deux chambres ou suites aménagées en bureaux, et se composaient de deux éléments fort différents, séparés par l’escalier central. L’un était la Délégation pour l’Assistance et le Rapatriement qui, en sus de son rôle consulaire, servait de couverture à l’autre, les services secrets. Ceux-ci comprenaient un très puissant centre de C.S. (contre-espionnage) et la direction de l’O.V.R.A. en France, assumée par le dottore BARRANCO.

Lisa vaquait au nettoyage de l’ensemble des locaux mais, suivant mes consignes, ne s’attaquait qu’aux papiers des services secrets. Excitée par l’importance de l’enjeu, elle ne se contentait plus de puiser dans les corbeilles, elle dérobait des pièces sur les tables et dans les armoires. Elle s’enhardit même, le jour où le Major PESCARA, chef du C.S., se tua dans un accident d’auto, à enlever de son bureau plusieurs dossiers épais dans leurs chemises souples. Nous découvrions des agents italiens, des menaces sur nos agents et sur des résistants inconnus. Il y avait dans ces services un tel désordre que personne ne s’apercevrait de rien(5). Après l’arrestation à VICHY, le 9 janvier 1943, de GISCARD, dénoncé par un agent licencié, le chef de P. 5 estima que j’étais vulnérable à NICE et décida de m’en éloigner provisoirement. Je proposai de m’abriter à GRENOBLE, ma ville natale, où j’avais beaucoup d’amis et où je pourrais sans difficulté, fût-ce par simple observation, me renseigner sur l’occupation italienne. Il était convenu que je gardais le commandement de mon annexe et que je passerais une semaine à NICE chaque mois.

Je partis donc en auto pour le Dauphiné, vers le 20 février, avec ma femme et mes enfants, et m’installai dans notre vieille propriété de famille, à BRESSON, à 6 kilomètres au sud de GRENOBLE. Un soir, en ville, je rencontrai HUMM. Il avait échappé de justesse aux Allemands le 11 novembre à MACON où il commandait une annexe de P.4, l’ex-S.C.M. C’est à la mi-mai, je crois, que je le vis arriver à BRESSON, portant une valise : il venait d’apprendre l’arrestation de ses camarades de P.4 à LYON (5bis) et me demandait asile. Il resta une quinzaine de jours chez nous, puis il loua une chambre à une brave femme du village et y vécut en paix. Le patron avait du flair. A NICE, la Sécurité Militaire italienne me recherchait. Le Général REMUSAT, alors Commandant, me l’a raconté. Rentré de captivité en octobre 1942, il s’était affilié au réseau ALLIANCE. Ami de LE BAS, il me pria de lui prêter son concours, ce que je déclinai, naturellement. Rien n’était plus dangereux que ces interférences. Arrêté en mars, conduit à la villa « Lynwood » à Cimiez, il lisait à l’envers mon nom en haut d’une feuille posée sur la table de l’officier qui l’interrogeait. Au bout de plusieurs séances, celui-ci lança : « Vous connaissez GALLIZIA, n’est-ce-pas ?

REMUSAT le nia : « Mais si, vous le connaissez. Nous ne lui voulons pas de mal, nous désirons seulement causer avec lui. Donnez-moi son adresse. » Il insista en vain. Mon adresse ! Que ne consultait-il l’annuaire du téléphone? Pas celui des P.T.T., celui de l’agence Havas qui m’y avait inscrit sans mon assentiment. On ne m’aurait plus trouvé là en mars, il est vrai, mais on n’y alla pas. Petite leçon de C.E. Le risque pour moi était-il si grand? Aujourd’hui que je suis au courant des tentatives de tractation de diverses autorités italiennes avec les Alliés en ce printemps 1943, je me demande si les gens de la villa « Lynwood » ne voulaient pas vraiment « causer » avec moi. A chacune de mes tournées sur la Côte, je voyais Nino, Lisa, BURG, MOREAU, mes H.C., mes amis. CAMBOURS assurait la permanence. L’aviateur s’était envolé pour ALGER, le marin avait plongé. Ce dernier, à mon insu, utilisait les services d’un de nos H.C., officier de réserve mobilisé en 1939 au Bureau des Liaisons, M. CARENCO, fondé de pouvoir d’une grande banque de NICE.

Un jour, en avril, je tapai à la porte de son bureau, j’ouvris, entrevis un client. CARENCO me retint. Je tombais bien, s’exclama-t-il. Son visiteur était Marco, le meilleur agent de P…(6). . Marco ne savait pas comment atteindre son employeur. Il me fit des offres alléchantes, il ravitaillait les foyers des garnisons italiennes en France. Je répondis prudemment, lui fixai un rendez-vous à la banque le mois suivant. Cette affaire me paraissait louche. Je ne comprenais surtout pas que Palis ait abandonné un tel agent (7). Je conseillai à CARENCO de se méfier et j’avançai d’une semaine mon voyage de mai. CARENCO fut arrêté peu après la date du rendez-vous, auquel, bien entendu, je n’étais pas allé. Beaucoup plus tard, j’appris que Marco était un agent du C.S.(8) Le Colonel des CC.NN. BANDINI (9) venait souvent à NICE. Il semble qu’il dirigeait à Rome un service chargé de préparer l’annexion de l’ancien comté. Il avait un bureau à l’hôtel Continental.., avec une corbeille. Aussi fûmes-nous assez bien instruits des menées des « groupes d’action niçoise » (10) dont il était l’animateur. Il prenait contact avec de nombreuses personnalités locales et relatait ces conversations sur de longues fiches de carton bleu serrées dans une boîte. Lisa en préleva dix-sept. « Il s’en apercevra sûrement. Elle aurait dû tout emporter », me dit MANARANCHE. Il y eut en effet un beau remue-ménage au Continental : enquête, fouilles, sanctions. Mais Lisa en sortit blanche comme neige. Après tout, Mme BASTIAN était restée huit ans à l’ambassade d’Allemagne sans éveiller aucun soupçon.

DE LA CAPITULATION DE L’ITALIE A LA LIBÉRATION

9 septembre 1943. Les Allemands désarment les Italiens et leur succèdent. Le Commandant MANARANCHE me renvoya à NICE. Je laissai les miens à GRENOBLE et je m’installai dans une villa de la rue François-Aune, ” la petite turquoise “, où un capitaine de réserve favorablement connu du Service tenait une pension de famille (11). Un de nos H.C., l’architecte belge Robert STREITZ, mit à ma disposition son atelier, perdu sous les combles du palais Marie-Christine (12), dont je fis un bureau que CAMBOURS seul connaissait. Mon camarade de promotion Paul DEMIDOFF, qui à sa sortie de l’École avait quitté l’armée et gérait à NICE un cabinet d’assurances, me munit d’une serviette de démarcheur. Enfin, j’embauchai un gendarme à la retraite pour porter le courrier à MARSEILLE. Ainsi équipé, fraternellement entouré, je me sentais solide. On affecta à l’annexe un radio avec un poste émetteur fonctionnant sous 50 périodes alors que la Côte était alimentée en 25 périodes. Un industriel de MONACO, Jacques TAFFE, ami de LE BAS, se procura, non sans mal et sans risques — car la Gestapo y fourra le nez — un transformateur approprié, mais le poste ne marcha pas mieux et, l’opérateur ne voulant pas le reprendre, je congédiai ce jeune homme et je rangeai soigneusement l’appareil sur une poutre du faîtage de Marie-Christine où je le récupérerai à la Libération. Fin août, les Italiens avaient procédé à des arrestations dans la délégation française auprès de la Commission d’Armistice. Le Lieutenant-Colonel CURET, l’un des plus visés, réussit par bonheur à s’y soustraire. BURG, lui-même menacé, jugea expédient de se retirer de la délégation et me déclara son désir de servir à plein temps dans notre réseau. Il ne serait certes pas de trop. MANARANCHE et moi, nous lui donnâmes de grand coeur notre accord, et je le pris pour premier adjoint, CAMBOURS devenant le second. J’ignorais tout de la Wehrmacht. Notre adaptation à ce nouvel objectif était d’autant plus difficile que, depuis le printemps, ses totems divisionnaires et ses panneaux de fléchage avaient disparu. Cependant, les véhicules hippomobiles des régiments qui occupaient la région portaient un signe caractéristique et le numéro de la compagnie ou batterie, ce qui permettait de reconstruire petit à petit le déploiement de la division. D’autre part, les travaux de fortification entrepris par les Allemands offraient à l’observation directe un champ illimité. C’est à ce moment que jaillit la plus enviable des sources. Ingénieur électricien sorti de l’Institut Electrotechnique de GRENOBLE, ce qui créait un lien entre nous, directeur du Téléphone à MONACO, Pierre BLANCHY, qui bénéficiait de la double nationalité française et monégasque, avait été mobilisé chez GISCARD pendant la campagne 1939-1940. Devant nos peines, il pensa à exploiter la possibilité d’intercepter les communications des états-majors allemands sur le câble international France-Italie qui comporte une coupure au central de MONACO. Justement sa secrétaire, Mlle G… comprenait très bien l’allemand. L’intérêt de ces conversations, qui se situaient le plus souvent à un niveau élevé, était considérable, et notre connaissance des forces qui occupaient la Côte arriva à dépasser celle que nous avions eue des Italiens en 1943. BLANCHY, qui habitait NICE, me remettait lui-même les informations captées et ne craignait pas de s’attarder dans le jardinet de « la petite turquoise » où il paraissait se plaire. P.5 n’a subi, du commencement à la fin de la guerre, aucune perte. Nous fûmes enclins à nous en attribuer le mérite. D’autres peut-être nous en auront fait grief. A la vérité, nous eûmes beaucoup de chance. BONNARD ne me démentira pas. En mars 1943, le Capitaine BOIRON, représentant du S.R. AIR à MARSEILLE, lui avait remis divers renseignements concernant, en particulier, l’ordre de bataille de la Wehrmacht dans les Bouches-du-Rhône et le Var et les coordonnées des pièces d’artillerie de marine allemandes dans les îles du Frioul.

BONNARD, portant dans sa serviette ces documents et des victuailles, fut interpellé sur le quai de la gare Saint-Charles par des policiers allemands qui vérifièrent ses papiers, l’interrogèrent, ouvrirent sa serviette.., et laissèrent là leur contrôle sur l’intervention de l’inspecteur français qui les accompagnait : c’était une méprise, déclara ce dernier qui ne s’était pas mépris, lui, du moins sur la nature de l’embarras de BONNARD. Bis repetita…

En novembre de la même année, pendant qu’il participait à une espèce de battue organisée par le chef de P. 5 dans le massif de l’Estérel, la Gestapo perquisitionna chez lui, à OPPEDE, où il habitait depuis deux mois. Elle cherchait un poste émetteur qu’on lui avait confié comme poste de secours (l’opérateur, arrêté, avait parlé). Mais elle ne sut pas le retrouver et repartit bredouille. Ce fut la Milice qui le découvrit le surlendemain. Dans l’intervalle, Mme BONNARD avait rejoint à CANNES son mari qui, naturellement, ne remit plus les pieds à OPPEDE. MARTIN n’eut pas moins bonne fortune au cours de ce mois. Chargé d’une mission du côté de DRAGUIGNAN, Il en profita pour reconnaître, à la demande de l’aviateur, le terrain de FAYENCE. Deux hasards successifs l’incitèrent, au retour, à brûler l’étape de MARSEILLE qu’il avait prévue afin d’aller chez BOIRON rendre compte de ses observations, et il continua sur NIMES. C’est là qu’il apprit que, durant son voyage, la Gestapo avait arrêté notre très vaillant collègue et ami du S.R. AIR et établi une souricière à son domicile (13). Quant à moi, j’ai conté mes alertes. Fin 1943, le Capitaine B.. prédécesseur de GISCARD à la tête du Bureau des Liaisons, que ses opinions d’extrême droite avaient conduit à la Milice, m’avisa que celle-ci s’intéressait à mes occupations. Je ne pensais pas qu’elle put y déceler de quoi m’incriminer. Je pris néanmoins quelques précautions mais, grâce à B… probablement, les hommes de DARNAND ne m’inquiétèrent pas. * * Il existait tout de même à l’hôtel Continental quelqu’un qui avait fini par percer le manège de Lisa, sans doute à force de la regarder. L’amour n’est pas toujours aveugle. C’était un sous-officier des carabiniers affecté au C.S. et détaché à l’O.V.R.A., Remo, et il garda le silence. Après la capitulation italienne, il entra au service de l’Abwehr, avec l’accord de ses chefs. Un beau jour de février 1944, sortant de l’hôtel avec Lisa, il l’emmena chez lui, la fouilla et découvrit la poche bourrée de papiers. Il lui demanda pour qui elle travaillait. Intuitive et audacieuse, elle répondit froidement que c’était « pour un officier du deuxième bureau ». Remo — j’abrège — exprima son désir d’en faire autant. Elle avait confiance en lui, j’eus confiance en elle et j‘acceptai de rencontrer le carabinier, en dépit des protestations de CAMBOURS. Quel était le mobile de Remo ? Lisa y voyait clair. Joueur invétéré, il avait de gros besoins d’argent. Et, la défaite approchant, il jugeait le moment venu de changer de camp. Il n’était pas alors le seul de son espèce. MANARANCHE supposait que, fût-il sincère, Remo m’épierait, chercherait à pénétrer mon organisation afin de se couvrir en cas d’accident. C’est du moins ce qu’il m’expliqua pour justifier sa décision de contacter et de manipuler lui-même ma nouvelle recrue. Lisa invita mon patron à dîner avec Remo dans le coquet petit appartement où logeait celui-ci, rue de Russie.

MANARANCHE arriva la veille, descendit à l’hôtel de Berne qui appartenait à un de nos H.C. Je lui présentai Lisa, et nous ne parlâmes plus de l’affaire. Il paraissait tout à fait décontracté. A l’instant de partir, il me dit simplement : « Est-ce que vous êtes sûr que je peux y aller ? Que feriez- vous maintenant, vous? » Je répondis qu’il y avait un certain risque, mais que je le croyais mineur et que je le courrais. Je l’attendis à son hôtel. Le couvre-feu était à 23 heures. Il ne rentrait pas. L’inquiétude me saisit. A 23 h 30 enfin, il s’encadra dans la porte. L’entretien s’était prolongé, et Remo lui avait donné un sauf-conduit (14). Le lendemain, il me raconta la soirée, m’instruisit de l’accord conclu. Nous réglâmes les détails de la liaison avec Remo : elle exigeait mon intervention, on verra pourquoi. MANARANCHE revint à NICE le mois suivant pour vérifier le bon fonctionnement de ce que nous avions conçu et, persuadé de la bonne foi de notre agent, il me le rendit. L’Abwehr confiait à Remo des enquêtes préparatoires à l’arrestation de résistants gravement compromis. Il m’en informait immédiatement par une note que Lisa déposait dans un hôtel (15) où je passais tous les trois ou quatre jours. Comme il devait fournir son rapport dans le délai d’une semaine, je disposais au minimum de trois jours pour prévenir les intéressés. Souvent nous les connaissions, CAMBOURS, moi ou l’un de mes fidèles amis. Sinon, Je téléphonais ou j’envoyais une lettre anonyme. Je dînais chez Remo une fois par mois. Lisa faisait la cuisine. La chair était excellente, l’atmosphère, intime. Après le repas, en prenant les liqueurs, Remo m’éclairait sur l’activité des services secrets allemands et me racontait les intrigues qui les divisaient. Il ne lâchait pas toutes ses proies, assurément. C’eut été trop dangereux pour lui. Et nous, nous ne réussissions pas toujours. Ainsi ne pûmes-nous pas alerter à temps M. BORGHINI, secrétaire du Conseil National de MONACO, et M. HARANG, commissaire de police à BEAUSOLEIL, tous deux du même réseau, dont l’arrestation avait été décidée avant que Remo eût terminé son enquête. Lisa me rapporta que celui-ci avait eu très peur parce qu’il s’imaginait que BORGHINI se rattachait à nous, ce qui, entre parenthèses, prouvait qu’il ne me surveillait pas. (16) En revanche, nous pûmes, la semaine suivante, sauver l’abbé GIRAUD, aumônier du Lycée de jeunes filles de NICE, au domicile de qui, depuis novembre 1943, se réunissait un groupe de membres du Comité départemental de la Libération. C’est LE BAS qui alla le prévenir à la chapelle du boulevard Carabacel où il disait sa messe quotidienne. L’abbé fit un saut chez lui et partit avec LE BAS qui lui offrait l’hospitalité. Vingt minutes après, la Gestapo frappait à sa porte. Elle gagnait de vitesse l’Abwher, elle n’en arrivait pas moins trop tard. Dès ma première rencontre avec Remo, Lisa avait quitté le Continental. Italienne subtile, elle ne se sentait pas en sécurité chez les Tudesques. Chose extraordinaire, elle me demanda mon avis. Je l’approuvai entièrement. Formé à l’école de la montagne, je percevais, moi aussi, qu’il fallait faire demi-tour (17). Un rapport de GUIRAUD expose comment en 1943, ” bien des portes se fermèrent à partir de l’hiver ” (18)

Que ce soit par crainte ou sous l’empire de la propagande officielle, une partie de nos H.C. dévoués de 1940 nous évitaient ou se dérobaient. Le gros de la délégation française auprès de la Commission d’Armistice était maintenant aux ARCS. BURG y alla, revit ses anciens camarades. Non seulement ils ne lui donnèrent aucun renseignement, ils le traitèrent encore en indésirable. Il fut plus heureux à NICE même où le chef d’escadrons C. de G. lui montra une note destinée à la division allemande qui occupait le secteur (à lui, envoyée par erreur), ce qui permit d’identifier cette grande unité tout récemment arrivée. Il conservait, quoique réduits, ses correspondants dans les administrations et les services publics, notamment celui des Ponts et Chaussées dont les ingénieurs, par leurs fonctions, étaient les mieux informés des destructions et des réparations sur les voies de communication. Circulant partout, en relations étroites avec les entreprises de travaux publics, ils nous donnèrent aussi sur les travaux de fortification des renseignements précis. Un noyau indéfectible d’H.C. — qui se connaissaient presque tous, mais chacun ignorant la présence des autres dans le réseau — participa activement à cette phase décisive de notre longue lutte. Ils repéraient les blockhaus, voire les photographiaient, ils lisaient les numéros des véhicules militaires, ils observaient l’armement des unités, estimaient leurs effectifs, jugeaient de leur qualité et quelquefois, ils avaient la chance de les identifier, rare !

L’atelier de montage et de réparations de LE BAS était réquisitionné par les Allemands. Mon ami déployait son ingéniosité à soutirer des secrets à l’officier qui le contrôlait, une certaine sympathie s’étant créée entre eux. Ainsi apprit-il l’imminence d’une expédition punitive sur le village d’ALLOS où un soldat allemand venait d’être tué. LE BAS put faire avertir le maquis local qui tendit une embuscade. La voiture de tête de la colonne allemande fut stoppée dans un col par un coup de bazooka, ses occupants dont le chef de l’expédition, tués, ce qui décida le reste à faire demi-tour. Un autre exploit de LE BAS fut l’ensemble de ses explorations du bord de mer à NICE qui était zone interdite. Il y allait avec des véhicules allemands confiés à son atelier, sous prétexte de les essayer. Le relevé des défenses (blockhaus, tapis de rails, pièges divers) qu’il établit ensuite avec une minutie extraordinaire valait mieux qu’une photographie.

Robert STREITZ avait retrouvé, employé par l’organisation TODT, un ingénieur d’origine russe, nommé TOUMAYEF, avec qui il avait effectué avant la guerre de mémorables raids à ski. TOUMAYEF, qui redoutait de futures représailles, accepta de nous aider. Il fournit à STREITZ les plans d’une base de sous-marins en cours de construction dans la baie de Passable (19) et ceux de la fortification de la colline du Château à NICE (20). De plus, il lui signala que les bunkers d’artillerie du secteur étaient inutilisables, faute de ventilateurs. STREITZ, dont la première femme était autrichienne, obtenait par elle d’un major autrichien antinazi affecté à la Komandantur des renseignements sporadiques sur la garnison et les mouvements de troupes. BLANCHY et TAFFE qui, l’un et l’autre, avaient des possibilités, ne laissèrent pas échapper grand chose de l’occupation dans la Principauté. BLANCHY faisait chaque jour en car le trajet NICE-MONACO et retour par la Basse-Corniche, zone interdite. Le capitaine qui contrôlait son central téléphonique bavardait, et ses indiscrétions paraissaient volontaires. « Quel dommage, regrettait BLANCHY, que vous n’ayez pas un million à lui donner » Un million en 1944, 100 millions de francs anciens Certes, nous ne les avions pas. Nous étions, je profite de l’occasion pour le dire, relativement pauvres. MOREAU, à SAINT-RAPHAËL, toujours scrutant, enregistrant, causant et sachant plaire, effectuait le même travail que nous dix à NICE et MONACO. Le Colonel RIVET fut nommé général de brigade le 13 avril 1944 et admis à faire valoir ses droits à la retraite. Le poste en reçut la nouvelle avec un message de notre grand patron, sans doute cet ordre du jour du 24 novembre 1943 que l’accrochage de RAMATUELLE avait retardé (21).

Des échos indistincts d’un conflit entre les services spéciaux de LONDRES et ceux d’ALGER parvinrent jusqu’à nous. Quels que fussent le respect et l’affection que nous éprouvions pour le chef inégalable qu’était le Colonel RIVET, nous nous absorbions trop dans notre tâche pour nous soucier de cette querelle. Nous ne la comprîmes qu’à la Libération, lorsqu’on nous affirma que nous étions des giraudistes. Nous avions été des giraudistes, en effet, à la manière dont M. JOURDAIN disait de la prose, sans en rien savoir. Au début du mois de juin, j’opérai mon ultime recrutement. Vito était un subordonné de Remo. Comme celui-ci, il se rendait souvent à MILAN où se trouvait le centre de C.S. dont, détachés à l’Abwehr, ils continuaient de dépendre. Je lui fis demander par Remo de nous renseigner sur les troupes de l’État fasciste républicain. Il nous en remit l’ordre de bataille complet Jusqu’à l’échelon régiment. Ces unités étaient déficientes en effectifs les jeunes gens fuyant la conscription — en armement, en équipements et en matériel. Les Allemands, qui n’attendaient plus de l’Italie que de la main-d’oeuvre, se désintéressaient de cette nouvelle armée dans laquelle ils n’avaient pas confiance et ne lui fournissaient pas grand-chose. Pendant le mois de juillet et jusqu’au 15 août, nous avons pu recueillir des renseignements importants pour l’armée qui se préparait à débarquer sur les côtes de Provence. Les plus nombreux provenaient de l’interception des communications téléphoniques échangées par l’état-major de la XIXe armée allemande situé à AVIGNON avec celui d’une division dont le P.C. était à OSPEDALETTI (22).

De l’ensemble des écoutes, nous dégageâmes les points essentiels de l’ordre de défense de la division d’infanterie qui occupait le terrain entre CANNES et MENTON (23), c’est-à-dire la durée de la résistance sur les plages (une heure), la position de repli (la Durance, où serait établie une liaison avec les troupes d’Italie), l’itinéraire principal de repli (la route Napoléon). Mes excursions à bicyclette révélaient que la région de NICE se vidait. BURG entreprit une vaste reconnaissance le long de la bande littorale et sur les arrières jusqu’à BARREME et PUGET-THENIERS. Il retrouva à SAINT-RAPHAËL une partie des unités qui avaient quitté NICE. Partout ailleurs, il ne restait presque rien. Le 15 août, jour du débarquement, la Feldkomandantur de NICE prit de telles mesures d’interdiction de la circulation que nous ne pouvions plus nous éloigner de la ville. Alors nous attendîmes.

C’est STREITZ qui eut le dernier mot. Sous la pression de notre H.C., TOUMAYEF grippa avec du sable les marteaux piqueurs affectés au creusement de fourneaux de mine dans les quais et les jetées du port de NICE, ce qui limita les dégâts des destructions que le commandement militaire y fit opérer. Le Général de MONSABERT installa son P.C. à la Préfecture des Bouches –du -Rhône le 23 août. Puis, ce fut à NICE, le 28 août, le soulèvement, le départ des Allemands dans la nuit. Et le matin merveilleux du 29, la Libération, enfin. La mission du poste S.R. de MARSEILLE était, cette fois, terminée.

(1)-Opera Volontaria Repressione Antifascismo. Police politique secrète. (2)-Controspionaggio : le C.E. italien. (3)-Le Général CARTIER s’était distingué par une protestation contre le guet-apens dans lequel le SOL. local avait attiré M. François de MENTHON en utilisant du papier à en-tête de la Mairie (J. DELPERRIE de BAYAC : « Histoire de la Milice », Ed. Fayard, p141).S.O.L. = Service d’Ordre Légionnaire. (4)-Marseille était occupé par les Allemands. (5)-Parmi les papiers figuraient les doubles des rapports de B. à Rome (Cf. Paillole — op. cit, p. 282). (5 bis) Il s’agit de l’arrestation d’HENRI, KAYSEN, MULLER, SCHMIDT, etc. au cours d’un de leurs rendez-vous, place Bellecour. (6)-Ici, le pseudonyme de PALIS dont je ne me souviens pas. (7)-Selon REMY, récupérer des agents d’un autre réseau est une « façon de faire qui engendre des catastrophes ». (Mémoires d’un agent de la France Libre.) (8)-Après la Libération, il fut arrêté, condamné à mort et fusillé. (9)-Les CC NN (camicie nere soit chemises noires) étaient les formations militarisées du parti fasciste. (10)-« Gruppidi azionenizzarda » ou G.A.N. (11)-Démolie en 1979 ; elle se trouvait côté Est. (13)-Le Capitaine BOIRON est mort en déportation. (14)-Le Commandant MANARANCHE a révélé après la guerre qu’il avait considéré comme probable l’hypothèse d’un guet-apens. Pourquoi donc alla-t-il ? A mon avis, il ne voulait pas refuser d’opérer ce recrutement de peur que je ne le taxe de pusillanimité. Mais il ne voulait pas non plus prendre la responsabilité de m’envoyer dans un piège. Il se résolut à assumer le premier contact. C’était agir à la fois en chef et en ami. Et puis, MANARANCHE aimait le jeu. Les raisons qu’il me donna n’en étaient pas moins valables. Mais manipuler Remo de MARSEILLE n’était pas possible. (15)-L’hôtel de Lorraine, avenue Durante, tenu par un couple courageux et dévoué. (16)-M. BORGHINI, sa secrétaire et le Commissaire HARANG furent fusillés à l’Ariane le 15 août 1944. (17)-J’estime à une trentaine le nombre de personnes que nous avons ainsi arrachées aux camps ou à la mort. (18)-Note à venir. (19)-Dans la rade de VILLEFRANCHE. (20)-Ces derniers comprenant le tracé d’une galerie souterraine située entre la rue des Ponchettes et le Monument aux Morts. (21)-Voir Miche! GARDER, op. cit., p. 454. (22)-Cinq kilomètres à l’ouest de SAN REMO. (23)-C’était, au moment du débarquement, la 148e , mais nous avions identifiée là précédemment la 157° qui fut ensuite employée à GLIÈRES et dans le Vercors.




Histoire abregee du poste SR de MARSEILLE et de son annexe NICE (1)

Nous avons le plaisir de publier à partir de ce numéro l’histoire d’un de nos Postes S.R. que notre prestigieux camarade, le Colonel GALLIZIA, Délégué Départemental de l’A.A.S.S.D.N. pour les Alpes-Maritimes nous a livrée apportant sa contribution à la restitution de notre « Sacrée Vérité ». Nous l’en remercions au nom de tous.

I. — DE LA FONDATION A L’ANSCHLUSS

Mon récit commence en avril 1938, lorsque j’arrive au poste S.R. de MARSEILLE, jeune capitaine venant d’un régiment d’infanterie alpine. C’est le moment où « avec l’Anschluss débute le drame ». Le poste achevait une restauration qu’avaient nécessitée deux années de léthargie. Il avait été créé en 1929 afin de coordonner l’activité des deux postes existant alors dans le Sud-Est, à NICE et à CHAMBERY, qui dépendaient directement du Service Central et dont la mission principale était le renseignement sur l’Armée italienne. Ceux-ci devinrent donc des annexes du poste de MARSEILLE. Or, « depuis le début de 1933, nous étions en relations suivies avec l’Italie, d’abord dans le cadre du Pacte à Quatre, puis, après l’échec définitif de cette conception, en vue d’une entente anglo-franco-italienne ». Fin juin 1935, le Général GAMELIN et le Maréchal BADOGLIO signèrent à ROME une convention militaire relative à la collaboration des forces de leurs pays dans le cas d’une action de l’Allemagne contre l’Autriche. Des raisons politiques déterminèrent ainsi l’État-major de l’Armée à mettre en veilleuse le poste de MARSEILLE, et quand son fondateur, le chef de bataillon BARBARO, qui l’avait quitté en juin 1934 pour effectuer un temps de commandement, y revint, en juin 1936, il n’y trouva presque plus de personnel et plus du tout d’agents. L’annexe de CHAMBERY avait disparu et celle de NICE, cessé de fonctionner. Cependant, en mars 1936, mois de la réoccupation de la Rhénanie par les troupes allemandes, « il ne restait rien, soit de la politique du Pacte à Quatre, soit de celle de STRESA », L’Italie, « engagée à fond dans l’affaire d’Éthiopie, condamnée et sanctionnée par la Société des Nations, se rapprochait chaque jour davantage de l’Allemagne. Quelques mois avaient suffi pour ruiner l’unité d’action des Alliés.., et pour réduire à néant les accords militaires franco-italiens conclus au cours de l’année 1935 » Il fallut encore d’autres mois pour que l’E.M.A. rendit la main au poste de MARSEILLE, mais grâce à la compétence et à l’énergie de son chef, le poste repartit très vite, et au bout de deux ans de travail acharné, il était parvenu à accomplir totalement sa mission.

II. DE L’ANSCHLUSS A LA GUERRE

Le poste de MARSEILLE s’appelait la Section d’Études Régionales. On disait d’ordinaire la S.E.R. Il était installé dans de vastes locaux à l’étage supérieur d’un des bâtiments de la caserne Audéoud, près de l’anse des Catalans. En ce mois d’avril 1938 où je viens d’y être affecté pour remplacer le Capitaine Henri GISCARD -d’ESTAING qui prend le Commandement du Bureau des Liaisons, nom de l’annexe de NICE, il se présente comme suit : A MARSEILLE, Chef de poste Commandant BARBARO — Renseignement Armée de terre Capitaine GALLIZIA (à qui sera adjoint en août le Lieutenant MARTIN) — Renseignement M.G. (matériel de guerre) : Capitaine AUDIERNE — Renseignement Air Capitaine REVERDY — Renseignement Allemagne: Capitaine GUIRAUD — Contre-Espionnage : Lieutenant BOURDEL Annexe de NICE : Capitaine GISCARD d’ESTAING, adjudant-chef CAMBOURS. Annexe de THONON Capitaine GOBIS. Le Colonel BARBARO a été l’une des plus brillantes figures du S.R. français. Saint-Cyrien de la promotion 1913-1914, breveté d’état-major, c’était d’abord un tacticien dont les leçons sur le terrain restèrent inoubliables dans la garnison où il commanda un bataillon, juste avant que j’en commande une compagnie. Très grand, mince avec un visage fin, il imposait à tous par son intelligence, sa distinction, son autorité naturelle la flamme intérieure qui l’habitait, la fermeté de son caractère et son désintéressement absolu. A la S.E.R. de 1938, les novices que nous étions à peu près tous aimaient et respectaient ce patron prestigieux, aussi juste et bienveillant qu’exigeant, qui à ses dons intellectuels et à sa longue expérience joignait un remarquable talent d’organisateur et cette espèce de génie intuitif de l’anthropologue reconstituant à partir de quelques os, fossiles, le squelette d’un préhominien. Mais à vrai dire, nous disposions de beaucoup plus, et les résultats furent moins incertains, GISCARD me laissait un ordre de bataille si complet et si exact que pendant plusieurs semaines, je n’eus rien à y inscrire que les mutations des commandants d’unités. J’avais l’impression d’appartenir à la direction du personnel de l’armée italienne. C’était d’ailleurs une plaisanterie courante au Service de raconter que MUSSOLINI, lorsqu’il désirait savoir où se trouvait un de ses régiments, téléphonait au commandant BARBARO. Puis, tout fut à recommencer parce que nos voisins réorganisèrent leur armée, principalement en augmentant le nombre de leurs divisions d’infanterie — ramenées pour cela de trois régiments d’infanterie à deux — ce qui entraînait la création d’état-majors, de régiments d’artillerie, de bataillons du génie, de compagnies de transmissions, etc. et un bouleverse ment général des garnisons et de la numérotation des unités. En même temps, la défense des frontières était rénovée par l’établissement de secteurs de couverture le long de l’arc des Alpes , de VINTIMILLE à FIUME, dispositif comparable à celui de nos troupes de forteresse. Enfin, l’armée fut dotée de divisions cuirassées. La vie au poste devint fiévreuse et passionnante. Nous suivions au fur et à mesure cette immense transformation. Quelles étaient nos sources? On peut classer les sources d’un service des renseignements dans deux groupes, selon qu’elles lui sont propres ou non. Parmi celles qui ne le sont pas figuraient en premier lieu les écrits publiés, les interceptions par écoute radio et les déserteurs. Le poste recevait d’Italie une quantité considérable de journaux et de revues de toutes sortes et, d’autre part, collectionnait les annuaires les plus divers, Bien que ces publications fussent soumises à des règles de secret très strictes les emplacements des unités, par exemple, ne devaient jamais être décelables — il y avait beaucoup à y glaner. C’est affaire d’attention et de rapprochements . Deux fois par semaine, le planton déposait sur mon bureau un énorme paquet de télégrammes interceptés par les centres d’écoute spécialisés situés sur le territoire des 14° et 15° régions militaires . La moitié de ces télégrammes étaient chiffrés, et le poste les expédiait à la Centrale pour décryptement. Le reste ne présentait qu’un médiocre intérêt. Cependant, les secteurs de couverture récemment constitués transmettaient de nombreux messages en clair — faute de moyens de chiffrement peut-être — et sans précautions; ainsi furent-ils assez vite bien connus de nous. Il ne se passait guère de semaine que la gendarmerie n’avisât la S.E.R. de l’arrivée d’un déserteur italien dans quelque localité des départements- frontière, l’interrogatoire des déserteurs en temps de paix appartenant alors au S.R. Mais il ne s’agissait pas toujours de ce qu’on nous annonçait. Certains immigrants clandestins, sachant que les autorités françaises donnaient asile aux déserteurs, se prétendaient tels, crainte d’être refoulés. L’un de nous se rendait sur place. Ce genre d’information, simple et facile, était d’un excellent rendement. Le patron, par son exemple — car il parlait peu — nous avait appris à tirer quelque chose même de ceux qui essayent de nous duper. C’est toutefois dans l’emploi des moyens propres aux services des renseignements, savoir les informateurs — agents rétribués ou H.C. (honorables correspondants) bénévoles — que consistait essentiellement la tâche du poste. Les procédés de recrutement et de manipulation des agents ont été largement décrits dans d’innombrables ouvrages. La tradition du S.R. veut qu’en la matière rien ne soit révélé de son activité passée. Je ne connais au demeurant qu’une faible partie des affaires traitées par la S.E.R. Ce serait fausser son bilan que de s’en tenir à celles-ci. Je me bornerai donc à quelques observations — Les grands agents sont rares. La plupart ont fait des offres de service ou sont amenés par le hasard. Il faut, pour les découvrir, une organisation développée et de la patience. Le poste de MARSEILLE, très amoindri par son endormissement forcé en 1935, n’ eut que trois ans pour combler son handicap. Il n’est pourtant pas douteux qu’il réussit à se procurer dans ce court laps de temps des documents et des renseignements fort importants. — L’urgence et les grosses modifications apportées à l’ordre de bataille de l’armée de terre en 1938 conduisirent le poste à utiliser une multitude d’informateurs occasionnels et de petits agents chargés de reconnaissances, dans le nord de la péninsule surtout. Guettés par un service de contre- espionnage puissant et habile, ces derniers ne revenaient pas tous, mais le résultat cherché fut, dans l’ensemble, obtenu.

— Le poste ne négligea pas les possibilités des H.C., français ou étrangers amis de la France, mais, comme il se doit, il n’en usa qu’avec modération. On a parfois moqué cette catégorie d’informateurs, bien à tort. Certains d’entre eux sont à même de recueillir au-delà des frontières, dans les milieux qu’ils fréquentent ou auprès des personnalités qu’ils connaissent, des renseignement militaires, économiques et politiques de valeur. Du printemps de 1939 à celui de 1940, des industriels, des financiers, des vedettes du monde artistique et littéraire, des princes — princes prétendants et princes de l’Église — avertiront le S.R. que l’Italie se préparait à la guerre contre la France et que personne n’empêcherait le Duce de la déclarer si notre situation militaire devenait défavorable. Dès 1938, le Commandant BARBARO ne nourrissait à ce sujet aucune illusion. Il commençait à jouer les Cassandre. L’annonce de l’envoi, cette année-là, d’une division française sur la frontière italienne avait fait rire à PARIS. L’annexe de CHAMBERY fut néanmoins réédifiée dans le courant de l’hiver 1938-1939, et c’est au capitaine LE TROTER, un ancien de la section Midi , qu’on en remit le soin. 20 septembre 1938 — La crise des Sudètes déclencha la première phase du plan de mobilisation de la S.E.R. Le poste se transporta à ANNEMASSE, et je fus détaché au consulat de France à LUGANO. Mais la signature des accords de MUNICH nous ramena tous à MARSEILLE. 15 mars 1939 — Les Allemands envahissent la Tchécoslovaquie. Le 7 avril, leur partenaire s’empare de l’Albanie. La guerre approchait. D’avril à juillet, le jeu des temps de commandement obligatoires dans chaque grade provoqua toute une série de changements au poste. LE TROTER, rappelé à la Centrale pour diriger la section Midi, cédait son annexe à un jeune officier que j’avais connu à MODANE et signalé, le Lieutenant PIGEOT, un alpin donc, comme nous l’étions presque tous. GOBIS était muté au 81° R.I.A., à BEZIERS (mon ancien régiment, celui aussi du commandant BARBARO et de MARTIN). L’annexe de Haute-Savoie fut alors déplacée de THONON à ANNEMASSE, fief historique du Service, et j’en reçus le commandement. Le Lieutenant PERIER, nouvellement affecté à la S.E.R., seconderait MARTIN au Renseignement Terre. Enfin, le Capitaine MANARANCHE, qui avait été l’officier M.G. du poste avant d’aller en 1936 commander le fort de TOURNOUX, en Ubaye, réoccupa la place qu’avait tenue, durant son absence, le Capitaine AUDIERNE.

Officier d’artillerie de vive intelligence et parfaitement organisé, MANARANCHE avait constitué dans son domaine — armement et production de matériel de guerre — une riche documentation, comme le faisait dans le sien — aviation — REVERDY qui, nanti d’un filon de premier ordre, submergeait de plans et de croquis notre atelier photographique. Nous étions prêts. MUSSOLINI, de nouveau, pouvait téléphoner. Pour les dix régiments d’alpini, le patron était même en mesure de lui indiquer l’emplacement des compagnies.

III. — DE L’ENTRÉE EN GUERRE A L’ARMISTICE

A la mobilisation, la S.E.R. recevait un gros renfort de réservistes : une trentaine d’officiers, plus des sous-officiers et des hommes de troupe, comptables, secrétaires, chauffeurs, plantons. Les annexes s’étoffaient; celle de NICE, pièce principale du poste, un peu plus que les autres, mais la mienne, avec ses neuf officiers, dont un aviateur et un marin, ses trois sous-officiers et ses trois chauffeurs, sans parler des secrétaires et des plantons, faisait aussi bonne figure. Je l’installai à la gendarmerie. L’enseigne relevait du S.R. Marine et n’était que notre hôte, mais il travaillait en liaison étroite avec nous, et chacun y trouva son compte. Deux annexes venaient au jour, à GENÈVE et à LUGANO, sous la forme d’officiers de réserve détachés comme fonctionnaires dans les consulats de France. Elles se reliaient à MARSEILLE, directement en principe, pratiquement par le canal de l’annexe d’ANNEMASSE où elles quêtaient sans cesse des conseils, de la documentation, des concours, et je devins pour ces avant- gardes une sorte de tuteur . Les moyens d’information de la S.E.R. s’accroissaient encore de deux éléments : les postes d’interrogatoire, qui lui appartenaient en propre (ils dépendaient des annexes) , et les contrôles postaux. Les postes d’interrogatoire, composés chacun d’au moins deux officiers de réserve, choisis et préparés en temps de paix, et petit personnel, fonctionnaient aux frontières, entre GEX et MENTON, sur les principales voies ferrées et routes internationales. Les officiers, sans la moindre pression, s’enquéraient auprès des voyageurs venant d’Italie, avec qui souvent ils faisaient un bout de chemin. Ce système, lorsque les exécutants en eurent acquis l’expérience et surent bien ce qu’ils devaient rechercher, fut une source abondante de renseignements divers, en particulier de renseignements militaires précis et précieux. Le contrôle postal intérieur ne fournissait à peu près rien qui intéressât le S.R. En revanche, les interceptions du contrôle postal international tom baient fréquemment sur des numéros de secteurs postaux, quelquefois sur des numéros ou des emplacements d’unités, des noms de généraux et de colonels, et sur d’autres indiscrétions de soldats qui écrivaient à des parents ou des amis en France. La correspondance du comte SFORZA, exilé sur les bords du lac Léman, me captivait. Cela finissait par faire beaucoup de choses. Somme toute, nous étions gâtés. Nous possédions les moyens de la guerre sans en subir encore les difficultés. Le Commandant LOMBARD, chef du poste de BELFORT, le S.C.M . , se heurtait à la plus sérieuse de ces difficultés, l’imperméabilité de la frontière franco-allemande, qui le contraignait à déborder l’ennemi par le sud. Il avait, dès la déclaration de guerre, installé une annexe à PONTARLIER. Il en créa, peu après, une autre à ANNEMASSE, malgré qu’en eût le (fraîchement nommé) Lieutenant-Colonel BARBARO. L’existence, dans cette petite ville, de deux annexes autonomes et commises au même genre de mission risquait de diminuer leur crédit auprès des pouvoirs locaux et de susciter entre elles une concurrence fâcheuse sur le terrain du recrutement des informateurs. Cependant, parce que le Capitaine HUMM, chef de l’annexe du S.C.M., et moi, nous étions des hommes bonne volonté, parce que j’étais le plus ancien des deux, que mon annexe bénéficiait de la priorité et qu’elle disposait seule de moyens susceptibles de servir à l’un comme à l’autre (les postes d’interrogatoire, les interceptions postales, l’aviateur, le marin) et parce que, tout de même, nous chassions dans des directions opposées, la coordination nécessaire s’opéra sous mon autorité sans effort. Les deux annexes cohabitèrent quelque temps à la gendarmerie, puis, trop serrées, elles se transportèrent d’un commun accord dans une grande villa cachée au milieu d’un parc, l’Italie au rez-de-chaussée, l’Allemagne au premier étage. L’armée italienne commençait à se déployer sur la ligne des Alpes-Occidentales. Le poste de MARSEILLE, grâce à un de ces « grands agents » que j’ai évoqués, en connaissait le plan et, par d’autres voies, s’aperçut très vite de sa mise en oeuvre. Il semble qu’en haut lieu, on en ait douté ou qu’on ait préféré l’ignorer de peur d’énerver MUSSOLINI . Au mois de décembre, en effet, le patron fut l’objet de reproches pour avoir averti l’armée des Alpes que le 4ème Corps d’Armée italien, dont le commandement était à BOLZANO, faisait mouvement tout entier vers la frontière française. Le dimanche 7 avril 1940, un renseignement sensationnel passa par mes mains. Il provenait de l’envoyé spécial à BERLIN d’un grand journal américain, M. IRVING, qui commentait régulièrement l’actualité à la radio allemande et, par cette émission, au moyen d’un code, adressait des informations secrètes à son épouse, domiciliée à GENÈVE. Mme IRVING les communiquait au correspondant local du poste de BELFORT. Dans la soirée du 6 avril, IRVING transmit le message suivant : « Fortes concentrations de troupes et de navires de transport dans les ports de la Baltique (il en citait plusieurs). Invasion du Danemark et de la Norvège imminente. Mme IRVING se précipita, mais ne parvint pas à joindre son interlocuteur habituel, sans doute absent de GENÈVE, et porta le message à l’un des membres de notre annexe, qu’elle connaissait aussi. Celui-ci traversa la frontière aussitôt qu’elle fut ouverte , sept heures, je crois, et dix minutes après, il me remit le renseignement, que je montai immédiatement chez HUMM. L’agression se déclencha le surlendemain, 9 avril, à l’aube. 10 juin 1940. — L’Italie déclare la guerre à la France. Les Français habitant ou voyageant en Italie rentrent hâtivement dans la mère patrie. Les derniers convois passèrent par la Suisse. Nos postes d’interrogatoire firent une belle moisson auprès de ces fugitifs qui, indignés du « coup de poignard dans le dos » ne demandaient pas mieux que de servir toute de suite leur pays de la façon qu’on leur proposait. Je me souviens d’un de nos compatriotes, ingénieur dans une usine de constructions aéronautiques en Lombardie, qui accepta de se détourner de sa route et de s’arrêter à ANNEMASSE pour un entretien avec l’officier aviateur de l’annexe. Il lui donna des informations d’un grand intérêt et un échantillon d’un métal spécial employé par son usine. Il n’avait jamais eu de contact avec le S.R. Je prenais des notes, ouvris un fichier. Je pensais que cela pourrait être utile un jour, après la guerre… En face de notre armée des Alpes ont été massées trois armées italiennes réunissant trente divisions dont les effectifs théoriques et des dotations en matériels sont très incomplètement réalisés, à raison des pertes subies au cours des campagnes précédentes . Il m’est impossible de confronter avec ces armées, telles qu’elles se présentent sur le théâtre des opérations, l’image qu’à son QG. peut en avoir le Général OLRY. C’est d’ailleurs une question qui sort du cadre de cette histoire, car si important que fut le rôle de la S.E.R., elle n’était pas, dans le domaine italien, le seul instrument de recherches. Mais je dois attester qu’en juillet et août 1940, j’ai recueilli, de la bouche d’officiers des deuxièmes bureaux de l’armée des Alpes et d’officiers de liaison avec l’armée italienne, de nombreuses preuves de l’exactitude et de l’étendue des renseignements produits par le poste. Un officier de réserve de mon annexe qui, affecté à la Direction de la Commission d’Armistice à AVIGNON, parcourut la ligne d’armistice, en fut stupéfié. Pour le Lieutenant-Colonel BARBARO en juin 1940, ainsi qu’aux yeux du Commandant LOMBARD en septembre 1939, les armées en présence fermaient hermétiquement la frontière. L’annexe de NICE perdait la quasi-totalité de ses facultés. GISCARD et deux de ses officiers furent envoyés en mission en Espagne. ANNEMASSE deviendrait la première base de pénétration de la S.E.R., peut-être même le siège de son état-major, comme en septembre 1938. Était-ce dans cette éventualité que le patron m’avait pressenti sur une affectation à BUDAPEST ? En tout cas, il consolida sa position en Suisse par la constitution d’une troisième annexe à LAUSANNE. Mais Dieu dispose. Le repli de la Centrale a commencé le 11 juin. Les annexes de la S.E.R. reçurent l’ordre de préparer le leur. De MARSEILLE, on m’avisa que le poste serait dirigé sur PORT-VENDRES et embarqué pour l’Afrique du Nord. Le Commandant LOMBARD arriva à ANNEMASSE le 15 ou le 16. L’idée de continuer la guerre dans l’empire nous paraissait à tous naturelle et quand, le 17, à la radio, le Maréchal PÉTAIN annonça qu’il fallait « cesser le combat », je fis part de nos sentiments au chef du S.C.M. qui en rendit compte aussitôt par téléphone au Colonel RIVET. Puis ce fut le départ général pour des destinations différentes. La S.E.R. devait se rassembler à CAISSARGUES, à 4 kilomètres au sud de NIMES. MARSEILLE me prescrivit de brûler mes archives, sauf quelques documents essentiels qui tenaient dans une serviette. Je réquisitionnai un petit camion de déménagement afin d’emporter le matériel, car je ne voulais rien laisser aux Allemands. L’annexe se replia par échelons successifs. Conformément à mes consignes, je restai à ANNEMASSE le dernier, avec un chauffeur, me renseignant auprès des brigades de gendarmerie sur l’avance de l’ennemi, et lorsque ses éclaireurs passèrent à PONT-D’AIN, le 20 ou le 21, je pris la route du Midi.

IV. — DE L’ARMISTICE A L’OCCUPATION DE LA ZONE SUD

La S.E.R. demeura à CAISSARGUES une dizaine de jours durant lesquels les réservistes furent démobilisés. Le désastre avait été si soudain que nous, les cadres du poste, grandis, instruits ou mûris dans un air de victoire et de supériorité militaire, nous qui n’avions pas été battus, nous ne pouvions le croire irrémédiable. Bien que nous n’eussions pas entendu ni lu l’appel du Général de GAULLE, nous pensions et nous disions que la guerre n’était pas finie.

Le Lieutenant-Colonel BARBARO allégea et remania son dispositif. L’annexe d’ANNEMASSE disparaissait. GISCARD, brûlé à NICE, était affecté à la Centrale, à VICHY, comme adjoint du Commandant LE TROTER, toujours chef de la section Midi, et je lui succédais sur la Côte, mais provisoirement à SAINT-RAPHAEL, pour une raison de sécurité . GUIRAUD passait au service de contre-espionnage camouflé en Entreprise de Travaux Ruraux. PIGEOT allait à LAUSANNE, sous l’autorité de l’attaché militaire adjoint à BERNE, et PERIER le remplaçait à CHAMBERY. BOURDEL rejoignait son arme. Enfin, REVERDY se séparait de nous, le service de recherches Air devenant indépendant. Le poste, appelé désormais P.5, se composait donc en juillet 1940 des éléments suivants — à MARSEILLE Lieutenant-Colonel BARBARO, Capitaine MANARANCHE, Capitaine MARTIN, deux secrétaires, un radio, un chauffeur.; — à NICE Capitaine GALLIZIA, Adjudant-Chef CAMBOURS; — à CHAMBERY Lieutenant PERlER. Notre mission ne changeait pas. Elle ne changeait jamais. Le S.R. continuait, impassible, si les coeurs étaient blessés. Les modalités de notre action seraient différentes, certes, mais nous la poursuivions sans nulle impression de rupture, et les mots successifs dont on l’affublerait plus tard n’auraient pour nous aucun sens. Le poste abandonna ses casernes, et son état-major se transféra dans un petit appartement, rue de Rome, près de la place Castellane. Les divers matériels furent entreposées dans un local du quartier des Catalans et les archives enterrées, partie à MARSEILLE, dans la propriété du Capitaine MANARANCHE, partie à OPPEDE , dans celle du Capitaine BOIRON, un officier de réserve d’aviation qui avait été mobilisé à la S.E.R. et qui maintenant servait au S.R. AIR. Tous ces dépôts seront récupérés à la Libération et réemployés à la tâche séculaire. A SAINT-RAPHAËL, je louai une petite villa sur la colline, et mon adjoint se logea à l’hôtel. L’Adjudant-Chef CAMBOURS était un ancien du poste de NICE où il se trouvait déjà comme sous-officier secrétaire du temps que le Capitaine BARBARO le commandait. Ainsi de l’annexe qu’on me confiait et des milieux dans lesquels elle avait prospéré connaissait-il à peu près tous les personnages, les arcanes et les détours. Nous visitions notre domaine. CAMBOURS me présenta les H.C. qui conservaient des possibilités, les officiers de réserve qui avaient été mobilisés au Bureau des Liaisons, soit à NICE, soit dans les postes d’interrogatoire, et quelques fonctionnaires dont mon prédécesseur avait apprécié la serviabilité. Je pris contact avec les autorités militaires, administratives et autres des Alpes-Maritimes, celles de la police en particulier, de qui ma besogne requérait le concours. Sur place, un commissaire spécial retraité nous mit en rapport avec son ami MOREAU, secrétaire de la mairie de SAINT-RAPHAËL, qui sera jusqu’à la Libération notre seul élément dans la région et y accomplira un travail étonnant. Quant aux agents, le bruit courait que les Allemands avaient saisi le fichier du S.R. dans le fameux train de LA CHARITE-sur-LOIRE. Le chef de poste décida d’éliminer totalement les anciens informateurs et, avec eux, les divers auxiliaires : boîtes aux lettres, passeurs, hôteliers, etc. Les communications de l’annexe avec ses agents d’Italie étaient du reste interrompues depuis le 10 juin, à une exception près.

CAMBOURS me persuada que la mesure ne pouvait pas concerner cet agent, Nino, un contrebandier fraîchement recruté. Effectivement, pendant les quatre années qui vont suivre, Nino, chaque mois, passera la frontière clandestinement, je le rencontrerai dans le même hôtel de NICE, à une date et une heure convenues entre nous le mois précédent, et jamais, ni moi, ni lui, ni l’hôte, n’en subirons le moindre désagrément. Ce n’était, bien entendu, pas du tabac que Nino m’apportait. Nous reparlerons de lui. CAMBOURS me présenta également Lisa. Née Italienne, Française par son mariage avec un concierge de palace, elle gérait un restaurant minuscule à NICE, dans le quartier des Musiciens. Recrutée par GISCARD en septembre 1939, elle avait effectué, avec de bons résultats, deux ou trois petits voyages de reconnaissance de l’autre côté de la frontière. Elle brûlait d’envie de reprendre du service, bien qu’elle n’eût aucun souci d’argent. Je m’efforçai de lui faire comprendre, sans en donner la raison exacte, que je ne pouvais pas l’employer pour l’instant, mais que nous garderions le contact avec elle. Elle en fut déçue, me sembla-t-il. Il y avait eu dans ces Alpes méditerranéennes une telle pénétration réciproque des populations des deux pays, il existait tant de commerce entre leurs frontaliers que les nouvelles, voire les gens, s’infiltraient aisément à travers la ligne de démarcation et la frontière. Les militaires italiens qui s’y tenaient fermaient souvent les yeux, parfois servaient de véhicules, bavardaient volontiers et n’étaient pas toujours incorruptibles. Assez vite, grâce à mes récentes relations, je me pourvus d’antennes à SAINT-ETIENNE-DE-TINEE, SAINT MARTIN-VESUBIE, BREIL et MENTON-OUEST, je leur donnai carte blanche, et ce fut ma deuxième source. J’en découvris une troisième à la délégation française auprès de la commission d’Armistice de NICE. La délégation comprenait deux divisions affaires militaires et affaires civiles. La division des affaires civiles était dirigée par le Commandant CURET, un ancien du S.R. il avait servi au poste de MARSEILLE, puis à la Centrale comme chef de la section Midi. A ce titre, il était en 1937 intervenu dans mon affectation à la S.E.R. Il me fit un bon accueil et consentit à m’aider. « Une source particulièrement fructueuse fut l’utilisation des commissions d’armistice », écrit Pierre NORD, citant un rapport allemand . La chose est sûre. En contact direct avec les organismes officiels, français d’une part (Préfecture, municipalités, gendarmerie, police, administrations, etc.), italiens de l’autre (Commission d’Armistice, Délégation pour l’Assistance et le Rapatriement substituée au Consulat Général), appelés fréquemment à se rendre dans la mince portion de territoire occupé, les officiers de la délégation française récoltaient de nombreux renseignements qui nous regardaient.

Le Commandant CURET, technicien chevronné qui avait l’armée italienne dans la tête, n’en laissait échapper aucun. Nous aurions payé à des agents certains d’entre eux. Par exemple, un haut fonctionnaire italien qui arrivait de SERAJEVO lui fit une description minutieuse de la situation en Croatie et en Bosnie-Herzégovine — anarchie, insécurité — et lui apprit que la division alpine TAURINENSE (une de nos vieilles connaissances) avait quitté le cercle de SERAJEVO pour aller participer à des opérations de maintien de l’ordre en Dalmatie. Le Commandant CURET était secondé, aussi bien dans ses relations avec moi qu’avec la division des affaires civiles, par un de mes jeunes de Saint-Cyr, le Capitaine BURG. Au début de 1941, le Lieutenant-Colonel BARBARO reçut une nouvelle affectation , et le Chef d’escadron MANARANCHE, alors âgé de quarante- trois ans, prit le commandement du poste. J’ai déjà dit sa prompte intelligence et son esprit méthodique. En vérité, pareillement énergique et sensible, c’était, sous son aspect massif, un homme complet, doué pour tout, sportif, artiste, adroit, aimant la vie, la nature et les livres, simple, bon, spirituel et gai. Provençal ouvert et passionné de politique, d’une verve rare, quelquefois brutale, qui lui valut des inimitiés, mais sincère, loyal et sans rancune, il se montrait dans le service calme et mesuré. La force qui éclatait en lui, son bon sens, son imagination, son intuition, sa puissance de travail faisaient merveille au S.R. Il conduisit P.5 de main de maître. Le Lieutenant-Colonel BARBARO fut remplacé numériquement au poste par GOBIS qui revenait de BELGRADE. Dans le courant du mois de mars, le Commandant MANARANCHE ramena mon annexe à NICE où il me mit en rapport avec son cousin, Pierre LE BAS, agent d’une grande marque d’automobiles. Marin, aviateur, pilote de course, homme d’action intrépide, homme d’affaires avisé, LE BAS sera pour moi sans relâche un précieux collaborateur et un très cher ami. Je pouvais désormais développer mon réseau. Des fonctionnaires et des employés de la S.N.C.F. et des Douanes, qui se rendaient quotidiennement de NICE à MENTON-EST occupé et à VINTIMILLE, doublèrent la partie que jouait l’antenne de MENTON-OUEST. Je m’abouchai avec les contrôles postaux et téléphoniques. Leur chef régional était à MARSEILLE Pierre DESCAVES, fils de l’académicien Goncourt. Étincelant d’esprit, conteur pittoresque et savoureux, il s’était lié avec notre nouveau patron. Ils vinrent plusieurs fois à NICE ensemble. Nous déjeunions à la campagne, eux, moi, CAMBOURS et l’équipe des contrôles. Là naquit une sorte de camaraderie qui portera des fruits un jour. Je dînais presque chaque semaine avec le Commandant PETETIN, chef d’état-major de la subdivision. Le Lieutenant LOESCHER et l’enseigne de vaisseau PALIS, mes collègues des S.R. AIR et MARINE, se joignaient à nous de temps en temps. Je les voyais régulièrement. Nous échangions des renseignements et nous essayions de coordonner nos activités. Président de la Légion des Combattants des Alpes-Maritimes, DARNAND tenait à NICE le haut du pavé. Il avait été, avant la guerre, avec deux ou trois de ses amis politiques, agent du Bureau des Liaisons. L’occasion me fut donnée de le rencontrer plusieurs fois dans des cafés que fréquentaient les militants d’extrême droite. J’espérais découvrir dans ce milieu quelqu’un d’utile. Mais après l’ouverture des hostilités en Russie, le beau soldat des deux guerres afficha une telle assurance de l’invincibilité allemande que, pressentant son évolution, j’estimai prudent de l’éviter. Je ne lui avais rien demandé. Il partit pour VICHY, et je renouai avec certains de ses compagnons qui commençaient à se poser des questions. L’un d’eux me présenta M. SINIBALDI, directeur de jeu au casino de MONTE-CARLO. Celui-ci, jusqu’à la Libération, me documenta abondamment sur sa clientèle, une faune dont les intrigues regardaient largement le C.E.




La contribution des Services Speciaux a certaines heures cruciales da la 2eme Guerre mondiale

Par le Colonel Paul Paillole en 1988 :

On peut considérer trois phases — juillet 1940 à décembre 1940 : notre action dans cette phase la plus critique du conflit; — décembre 1940 à fin 1943 : c’est le développement de nos moyens de défense; — fin 1943 à août 1944 : c’est la préparation de la libération du territoire.

La première phase est de loin la plus dramatique et la plus incertaine sur l’issue de la guerre. La Grande-Bretagne supporte seule, tout le poids de la guerre. Deux terribles menaces pèsent sur elle : — l’une immédiate, le débarquement de la Wehrmacht en Angleterre; — l’autre à court terme, l’asphyxie de l’Empire par la saisie de ses voies de communication, l’occupation de Gibraltar et de Suez.

A cet instant décisif nos Services Spéciaux sont les seuls en mesure d’aider l’I.S. dans la recherche et la connaissance des projets de l’ennemi. Depuis des années nous l’observons, nous le connaissons. Nos techniciens sont rompus dans l’art de s’introduire chez lui. Juillet 1940 : nous venons de ressaisir nos moyens de recherche dispersés par la débâcle de juin. Nos liaisons avec l’I.S. sont rétablies.

Depuis 1937 nos services installés à Toulouse et Bayonne couvrent les Pyrénées et l’Espagne. Desjardins et Germain pour le S.R., d’Hoffelize pour le C.E. Lorsque l’Abwehr s’installe à Bordeaux il est déjà pénétré.

Son chef Rumpe est une vieille connaissance. Ses principaux informateurs sont nos agents. Rigaud, ici présent, peut en témoigner. Le Grand Patron de Rumpe, l’Amiral Canaris, est lui aussi sous notre surveillance constante. Or c’est lui qui est chargé à partir de juillet 1940 de négocier avec l’Espagne l’attaque de Gibraltar. C’est un vieil ami de Franco.

C’est si vrai qu’après l’exécution de Canaris en 1945, le Caudillo versera une pension à sa veuve. C’est un jeu de suivre ses déplacements et d’informer Londres. L’ordre de bataille de la 7° Armée allemande stationnée dans le Sud-ouest est tenu à jour et nous observons au Valdahon l’entraînement du Corps prévu pour attaquer Gibraltar.

Le 17 septembre 1940, la Luftwaffe vaincue par la R.A.F., Hitler renonce au débarquement en Angleterre. Il se tourne résolument vers Gibraltar. De nouveau, Canaris file à Madrid, prépare une entrevue du Führer et de Franco. Elle a lieu à Hendaye le 23 octobre, la veille de l’entrevue de Montoire avec Pétain.

Franco réclame des garanties de ravitaillement et des promesses de territoires en A.F.N. Hitler est réticent. On se quitte amis sans engagements réciproques. Pourtant le Führer entend poursuivre son plan. Le 12 novembre 1940, il fixe au 15 décembre 1940 l’assaut de Gibraltar. Canaris revient à Madrid via Bordeaux où nous le prenons en chasse. Franco demeure réticent. Hitler veut passer outre mais le chef de l’Abwehr l’en dissuade. Le 10 décembre 1940 il renonce à l’aventure espagnole. C’est le deuxième tournant du conflit. Nous pouvons l’annoncer aux Anglais pour leur plus grand soulagement, en même temps que le reflux vers l’Est des meilleures unités de la Wehrmacht.

Me voici au deuxième aspect de nos missions. Elles seront essentiellement défensives. A côté de l’Abwehr et pour le supplanter, nous voyons s’installer à Bordeaux, à la tête de la Section IV du S.I.P.O./S.D. (Gestapo) le S.S. Dohse, l’homologue de Barbie.

Il s’agit pour l’Allemand de juguler toute velléité de résistances, de surveiller la frontière franco-espagnole, la côte Atlantique, et d’implanter en France et en A.F.N. des réseaux de propagande et de renseignements.

Lutte implacable qui voit nos postes décimés. Lullé déporté, Germain le remplace. Proton, puis de Bonneval sont à leurs tours arrêtés. Guiraud et Dulac les remplacent. Fin 1942, l’un des nôtres, Taillandier, avec l’aide d’André Fontes, met sur pied le Groupe Morhange qui va s’illustrer dans la répression impitoyable de la trahison. Fin 1943, 184 agents de l’Axe ont été arrêtés ou neutralisés, 42 ont été exécutés, la plupart en A.F.N. où l’ennemi n’a pas réussi à pénétrer.

Autre aspect de cette lutte : notre participation au travail clandestin de l’Armée. C’est l’un des nôtres qui est dans le Sud-ouest la cheville ouvrière du C.D.M. et de la mobilisation secrète. J’ai nommé André Pommiés, le Bordelais. A partir de 1942 (novembre), c’est-à-dire de l’occupation totale de la France, ses initiatives et ses réalisations seront au sommet des exploits de la Résistance.

Sa maîtrise de l’action secrète fait merveille. Avec l’aide de cadres de l’Armée, il implante dans le Sud-ouest une organisation de guérilla et de sabotage dont l’effectif, en juin 1944, dépassera 6.000 hommes dont l’action rejoindra souvent la nôtre. C’est de cet ensemble bien structuré que naîtra le Corps franc Pommiés. En septembre 1944, il rejoindra à Autun la 1er Armée Française. « Parmi les F.F.I. — écrira le Général de Lattre, il représente l’élément le plus homogène, il est l’exception. » Devenu le 49° R.I. il se battra admirablement dans les Vosges, en Alsace et jusqu’au cœur de la Bavière.

1944 — La 3e phase de notre action revêt un caractère plus offensif. Les opérations de libération sont proches. Il faut intensifier nos recherches aussi bien sur la Wehrmacht que sur les Services Spéciaux ennemis et leurs auxiliaires.

C’est l’envoi de nouvelles missions par parachutage « pick-up », par l’Espagne. C’est le renforcement de nos liaisons avec les réseaux locaux : « Gallia », « O.C.M. », « Combat » et bien sûr l’ « O.R.A. » et le « C.F.P. »

Deux exemples illustrent ces efforts En juillet 1943, notre camarade Jean Bézy est envoyé par Giraud à Madrid. Il doit y remplacer le Colonel Malaise, développer nos recherches dans le Sud-ouest et participer avec Mgr Boyer Mas à la récupération des évadés de France.

Déjà le réseau dit des « Rois Catholiques » avec Odette de Blignières, apporte régulièrement d’excellentes informations. Bézy va amplifier ses moyens avec des volontaires extraits des prisons espagnoles. Ainsi fin juillet 1943, il recrutera un personnage d’une trempe exceptionnelle. Au mépris des dangers et des fatigues, il passera, repassera, passera encore les Pyrénées pour accomplir les missions les plus risquées et les plus payantes; il s’agit de Gaston Vincent.

Il faudrait un livre pour conter ses exploits. Le plus fameux est le rétablissement en un temps record de nos liaisons avec l’un de nos plus importants réseaux celui du Commandant Fournet. Depuis 1941, Fournet dirige le Comité d’Organisation des Transports Routiers. Plus de 60.000 camionneurs circulent pour lui dans toute la France; travaillent pour l’Organisation T.O.D.T. et le ravitaillement de la Wehrmacht. C’est une mine de renseignements de la plus haute valeur.

Parti le 14 août 1943 de Madrid, Vincent est 48 heures après chez Fournet à Paris. Une semaine plus tard, mission accomplie, il est de retour chez Bézy, porteur de l’énorme courrier en souffrance. Au passage à Bordeaux il a établi un relais chez l’adjoint de Fournet. Désormais, chaque mois, les courriers se succèdent, abondants et précis. « Fournet, Vincent… hommes d’épopée que l’on se félicite d’avoir eu la chance de connaître »… écrira Bézy dans son beau livre « Le S.R. Air ».

Je pourrais en écrire autant de Elly Rous Serra. Esprit curieux, d’une étonnante jeunesse, déjà formé au combat clandestin, il était le chef idéal pour une mission de contre-espionnage dans la région du Sud-ouest qui lui était familière et dont beaucoup de chefs de réseaux sont des amis. Venu en sous-marin par Barcelone, il était à pied d’œuvre dès les premiers jours de janvier 1944.

En quelques jours, son réseau « Baden Savoie » s’implante dans le triangle dont le sommet est Bordeaux et la base les Pyrénées, d’Hendaye à Andorre. En mars 1944 son rendement s’affirme. Les liaisons radio sont à ce point assurées avec Alger qu’il en fait bénéficier d’autres réseaux, notamment les Prisonniers de guerre. Il en est de même de ses filières pyrénéennes et de ses terrains de parachutage.

Le 26 août 1944, lorsque Bordeaux est libéré, il peut s’enorgueillir d’un bilan exceptionnel 1.330 suspects identifiés, 459 arrestations, 60 kg de documents saisis, 500 dossiers capturés à la Kommandantur, 529 de Bordeaux, 573 messages radio expédiés ou reçus. Tout cela avec un effectif de 175 agents. Tel était l’homme dont le rayonnement et le souvenir nous rassemblent ici.

De ce survol de nos activités, que retenir d’essentiel ? Bien sûr que la recherche du renseignement en profondeur ne s’improvise pas. C’est un principe primordial de technique. Mais je crois que l’Histoire devra mettre en évidence la contribution capitale des Services Spéciaux français à certaines heures cruciales du Deuxième conflit mondial. C’est notre devoir et notre rôle d’imposer cette vérité.

Ce n’est pas tout : lorsqu’en mai 1944 est venu en discussion avec nos alliés le partage des responsabilités dans les territoires français libérés, notre fierté demeure d’avoir contribué, par notre présence permanente dans la bataille du renseignement et l’efficacité de notre organisation de Sécurité, au retour de la pleine souveraineté de la France.




Le TR Italie recit du colonel Parisot

Il a échu au plus ancien des survivants de nos services ayant participé à la Campagne d’Italie, d’en rappeler le souvenir.

Malgré toute la juste publicité donnée au débarquement allié en Normandie, il convient en effet de ne pas oublier que l’effort de guerre français a été soutenu en majeure partie par l’Armée d’Afrique ; après avoir largement participé, dans des conditions particulièrement méritoires, à la dure campagne de reconquête de la Tunisie, et sans escamoter l’entreprise exclusivement française de la libération de la Corse ni le débarquement de vive force à l’Île d’Elbe, il y a lieu de se souvenir que nos services étaient déjà présents en Sicile avant même le désistement italien. Ainsi notre ami le Docteur Rigaud a-t-il pu goûter en toute connaissance de cause l’évocation de certaines péripéties relatées dans notre bulletin 152 (1991/IV) concernant l’année 1943.

Les magnifiques exploits du Corps Expéditionnaire Français d’Italie, le génie manoeuvrier de son chef prestigieux, le futur Maréchal Juin, ont fait l’objet de maintes relations, aussi bien limiterons-nous notre article au rôle que nous avons rempli à l’échelon du 15ème Groupe d’Armées (8ème Armée britannique et 5ème américaine) ou à celui plus modeste du CEF – partie intégrante de la 5ème Armée US.

A notre débarquement à Naples et lors de notre pause à Maddaloni, nos équipes de Sécurité Militaire étaient coiffées par un camarade expérimenté, Gacon, qu’assistaient Cot, Whiteway, Delseny, Huet…

Le TR était représenté par votre serviteur, secondé par son ancien complice du débarquement américain au Maroc du 8 novembre 1942, Lupatelli. Le SRO avait été confié à Weil, qui prenait suffisamment au sérieux le renseignement dit ” de contact ” pour se faire un jour, ” piquer ” sa jeep et son chauffeur Ginestar au cours d’une échauffourée avec une patrouille allemande dans les Apennins.

Le rôle des équipes SM était évidemment la chasse aux espions. Ceux d’entre eux qui étaient jugés susceptibles d’être retournés, étaient proposés au TR, chargé de les transformer si possible en “W” (agents doubles). A lui, alors, de les manipuler, de façon à intoxiquer l’Abwehr au moyen de ” fournitures ” savamment dosées et préalablement discutées avec les services alliés. Ceux-ci pouvaient d’ailleurs à l’occasion être nos concurrents, en dépit d’excellentes relations personnelles avec l’équipe du Major britannique Malcolm Smith et de son adjoint français Walter Borg (qui s’était fait prendre au Cap Bon en flagrant délit d’émission avec Malte, pour signaler à ceux qui n’étaient pas encore rede­venus nos alliés, les convois ennemis passant par le canal de Sicile).

Quant au SIM ” indigène ” – Servizio Informazioni Militare – en complète déconfiture, il était de surcroît trop peu sûr pour être fréquenté.

Les Britanniques n’en ont pas moins récupéré sournoisement Roatta.

Me sentant peu qualifié pour exposer l’historique de l’ensemble de nos Services Spéciaux au cours de la Campagne d’Italie, je me bornerai à évoquer les points forts ou les plus pittoresques de notre seule activité TR.

A Naples, il nous a fallu cornaquer une antenne de l’important réseau allemand coiffé en Tunisie. Un de ses ” W ” a été par nos soins intégré dans l’Institut français, permettant à son chef ” Gilbert “, depuis Tunis, de donner une origine vraisemblable aux fournitures qu’il répercutait par radio au Colonel Reile, patron de l’Abwehr.

Mais bientôt la SM nous a livré un étudiant génois ” Sergio ” qui avait accepté une mission des Allemands ; nous en avons patiemment fait un double au prix d’une action psychologique assez longue, après avoir pris sur lui un indéniable ascendant : tout à fait par hasard en explorant le dédale des souterrains de Naples, nous avions découvert un itinéraire menant des locaux de la SM à notre appartement de la Via dei Mille ; si bien que notre hôte, bluffé par ce raffinement, ne savait qui nous étions, où nous logions, et ne risquait pas de nous vendre. Lorsque ce double a été mûr, il a fallu le renvoyer à ses employeurs en lui faisant franchir les lignes nuitamment dans le sauvage parc national des Abruzzes ; nous y avons même craint, sans armes, d’être attaqués par les loups qui hantaient ces solitudes et souffraient, eux aussi, d’un ravitaillement succinct ! Dans une autre circonstance Lupatelli, un beau jour surpris par des tirs d’artillerie a attrapé des sueurs froides en s’apercevant qu’il s’était mis à l’abri derrière un dépôt d’obus.

Il était moins dangereux de coiffer un ” pianiste ” (émetteur radio) italo-bulgare, qui opérait sur une terrasse offrant une vue sublime sur les vieux toits de tuiles de Rome. Nous l’avons retrouvé à Florence, pendant la semaine où la ville, sillonnée de patrouilles adverses et sous les tirs de partisans juchés sur les toits, se trouvait entre les lignes. Dans une trattoria minable, il nous a remis une liasse de billets et un questionnaire de ses employeurs, en nous tendant discrètement d’une table voisine le contenu d’un pot de moutarde mal rincé. A la même époque le fidèle aspirant Rabouille – celui qui récupéra pour nous, plus tard, l’intégralité du trésor de la Milice de Darnand, arrêté à Milan (1) , y gagna sa médaille militaire dans un combat de rues non programmé.

Mais auparavant, c’est bien à Rome, où nous avons pénétré le 4 juin 1944 (les troupes y sont entrées le lendemain) que s’est déroulé le plus clair de notre activité. Nous y avons bénéficié de précieuses relations entretenues jusqu’à l’entrée en guerre de l’Italie, par l’auteur de mes jours, attaché militaire au Palais Farnèse (2).

A ses ” HC ” (Honorables Correspondants) de grande classe, dont un cardinal français, doyen du Sacré Collège et patron des Églises d’Orient, S.E. Mgr Tisserant alias ” Minerve “, qui ne reniait pas ses activités passées d’officier de renseignement au Levant, s’est ajouté un ministre italien, Giuseppe Bottai, qui a joué un rôle de premier plan dans l’éviction de Mussolini le 25 juillet 1943. Je suis allé le chercher dans un couvent, et selon son désir – mais à la barbe de tous les services alliés ou ennemis qui le recherchaient, français y compris, je l’ai accompagné jusqu’à Bel Abbés pour l’engager à la légion où il a fait le reste; la campagne de France et d’Allemagne comme mitrailleur d’un blindé léger. Il avait du cran, et le logement où on l’avait hébergé, annexe de notre PC des Parioli, a ainsi mérité son nom très pompéien de ” Villa des Mystères “. Il ne fallait pas se faire prendre et déjeunant avec luià l’escale de Naples pour changer d’avion, j’ai eu très peur qu’il ne soit reconnu par les serveurs italiens du mess américain intrigués par sa barbiche (malgré la tenue française qui avait remplacé… la soutane qu’il portait au couvent).

Enfin, bien qu’il s’agisse d’une escapade marginale, improvisée avec les moyens du bord mais avec l’autorisation du Commandant Paillole, nous avons pris pied dans les Balkans en Albanie, au cours d’une équipée que j’ai relatée dans le bulletin n° 36 (1962/IV) de l’A.S.S.D.N. et qui a été reproduite sans notre aval par un plagiaire, directeur de la revue H…….a.

Cette aventure nous a permis de blouser le dictateur communiste Enver Hodja en lui extorquant la récupération des ” Malgré-nous ” alsaciens et mosellans, déserteurs de la Wehrmacht.

Nous avons aussi mis la main sur les photos aériennes des puits locaux de pétrole.

Le chef de poste de notre antenne de Tiran, le captain J. Wisdorff, montait en toute simplicité un pur-sang du Roi Zog, évincé par les italiens.

Nous avons aussi bien failli faire de notre camarade, Jean Nadal, Père de la congrégation de Bétharram et Lieutenant de réserve, le premier nonce apostolique dans les Balkans libérés de l’occupation italo-allemande, mais pas de celle des Soviétiques…

Entre Noël 1945 et le nouvel An 1946, notre camarade, le Capitaine Lacat ayant disparu en mer entre Malte et la Sicile, j’ai dû quitter mon équipe d’Italie, d’ailleurs un peu féminisée et de moins en moins laïque ( que de jupons ! ) pour aller prendre à la Centale ( installée Boulevard Suchet dans les meubles de la Luftwaffe ) sa succession à la section géographique 25-7 ( Sud Europe ). La guerre chaude était finie, la guerre froide commençait.

(1) Une partie du très important magot – des sacs de doublons d’Espagne, sans doute volés à des juifs – était camouflée dans les tuyaux d’orgue d’un monastère de Tirana (Valteline, tout près de la frontière suisse).

(2) A ce sujet, qu’il me soit permis d’évoquer ici la plus grande joie de ma carrière : je l’ai eprouvée le jour où, exactement 4 ans après, j’ai assisté avec un bataillon de tirailleurs à un lever de conteurs expiatoire, sur les ruines de la villa Incisa all’olgiata où mon père avait été contraint, comme dernier attaché militaire à Rome, la mort dans l’âme, de signer l’Armistice de 1940 avec les Italiens




La liberation de la Corse Du S.R. au bataillon de Choc

Curieuse compagnie que la nôtre ! Le Commandant Gambiez ne disposait d’aucune réserve en uniforme pour nous équiper. C’est donc en vêtements civils, qu’après quelques jours d’entraînement commando, nous prîmes part aux premières opérations de Libération de la Corse. Afin de ne pas être traités comme des francs-tireurs en cas de capture, nous avions été pourvus d’un brassard blanc portant la tête de maure, emblème de la Corse. Cette précaution me parut très illusoire à un moment où les maquisards étaient l’objet de terribles représailles de la part des troupes allemandes. Nous fûmes par contre dotés du même armement que celui dont étaient pourvues les autres unités du Bataillon de Choc. Il comprenait essentiellement le fusil-mitrailleur Brent, le pistolet-mitrailleur Sten et la grenade Gammon dont la charge de plastic causait de terribles ravages au moment de l’impact.

J’avais retrouvé dans mes bagages un vieux béret alpin et mon ancien blouson des Corps Francs de 1940; ces deux attributs, complétés par des galons de lieutenant un peu défraîchis, me donnèrent une allure assez convenable dont se souciaient assez peu les garçons que j’avais à commander.

En rejoignant le Bataillon de Choc, je ne faisais que retrouver mon statut d’Officier de carrière. Pourtant pour les autorités civiles locales je demeurais Marcel CIMA, Délégué Départemental de l’Artisanat.

Il me fallait me dépouiller de ce déguisement. J’écrivis une lettre officielle au Préfet de la Corse pour lui annoncer ma démission de mes fonctions civiles et ma réintégration dans l’Armée.

Les événements évoluaient rapidement.

En effet, les Allemands ne furent pas longs à réagir. La Corse constituait pour eux un tremplin qui leur permettait d’acheminer par la plaine orientale et par Bastia vers l’Italie du Nord, leurs unités stationnées en Sardaigne. Ils ne tenaient pas à ce que ce marchepied leur fut interdit par l’armée française ou la résistance corse.

La mission du Bataillon de Choc était de s’opposer par tous les moyens (embuscades, coups de main, harcèlement) aux mouvements des unités allemandes qui se dirigeaient vers Bastia.

Notre compagnie, dont les sections opéraient isolement, prit vaillamment sa part dans cette mission.

Nos déplacements s’effectuaient soit en camion, soit souvent à pied. Je me souviens des marches exténuantes sur des sentiers de montagne auxquelles nos volontaires à tête de moines, non entraînés, étaient peu préparés. Ils furent en tous points remarquables par leur courage et leur entrain.

A plusieurs reprises ma section fut transportée sur des camions de l’armée italienne conduite par des soldats italiens en uniforme. Ces garçons auraient d’ailleurs fait n’importe quoi pour nous être agréable et se faire pardonner.

Nous arrivâmes ainsi un soir à Vescovato, village à 20 kilomètres au sud de Bastia.

Depuis notre départ d’Ajaccio, le Lieutenant Riquebourg avait été remplacé à la tête de notre compagnie par le Capitaine Charles Torri, un de mes grands anciens de Saint-Cyr.

Il vint me retrouver à Vescovato pour me fixer la mission du lendemain.

Il avait appris que les troupes allemandes occupaient le petit village d’Olmo (3 kilomètres à l’ouest de Vescovato). Il savait aussi que chaque matin, un ou plusieurs camions militaires allemands montaient à Olmo pour ravitailler le poste et y amener du personnel.

Ma mission consistait à tendre une embuscade pour détruire ces camions le lendemain matin.

Le « Maquis » mit un guide à ma disposition et nous quittâmes Vescovato avant l’aube.

La progression lente et pénible dans une végétation très dense et sur un terrain escarpé fut soudainement arrêtée par des rafales de pistolets- mitrailleurs. Nous venions de tomber nous-mêmes dans une embuscade ou sur une patrouille allemande chargée de découvrir si Vescovato était tenu par les Français.

Le guide Corse qui marchait devant moi avait été tué sur le coup.

La réaction de la section fut immédiate. Aux rafales allemandes succédèrent celles de nos P-M. et les explosions de nos grenades.

Il ne pouvait plus être question de remplir une mission dont le succès reposait sur la surprise. Je fis replier ma section qui fut accompagnée sur le chemin du retour par des tirs de mortier. Un de mes hommes fut légèrement blessé. Je n’étais pas fier, et mes hommes étaient furieux.

Le Capitaine Torri vint me retrouver quelques heures après à Vescovato.

Mis au courant des événements il me dit simplement : « Tu recommences demain matin. »

Ce qui fut fait, mes hommes avaient la rage au ventre.

Après une progression aussi lente et aussi pénible que celle de la veille, je fis mettre des fusils-mitrailleurs en batterie sur une pente qui dominait la route.

Un camion de la Wehrmacht l’emprunta ce matin-là. Foudroyé par les fusils-mitrailleurs il n’alla pas plus loin. Ses occupants non plus.

Après la libération complète de la Corse et le regroupement du Bataillon de Choc à Calvi, je revins à Vescovato pour revoir cette pittoresque localité dont le médecin m’avait hébergé.

Plus tard encore, le Capitaine Torri y fut enterré. C’était son village.

A CALVI

Fin 1943, le Bataillon de Choc fut regroupé à Calvi où il s’installa dans la citadelle qu’occupe maintenant la Légion Etrangère.

Les souvenirs de cette ville sympathique se sont progressivement estompés. Il ne reste dans ma mémoire que la vision d’une rade magnifique sur fonds de montagnes et ce promontoire autoritaire que constituait la citadelle dominant la cité.

Notre 4e Compagnie avait enfin reçu ses uniformes et équipements américains. Blouson Corps Franc, Béret alpin et brassard à tête de Maure trouvaient désormais leur place parmi d’autres reliques. L’instruction et l’entraînement poussés auxquels nous étions astreints achevaient de nous intégrer dans le Bataillon de Choc. Seul ne pouvait nous être donné l’entraînement parachutiste auquel avaient été soumis en Algérie tous les chasseurs de la prestigieuse unité. La Corse avait été libérée. Il fallait être en mesure de la défendre d’éventuels retours en force des Allemands. Le Bataillon avait reçu une mission de défense des côtes dans la région de Calvi en attendant de se voir confier une tâche plus conforme à sa vocation. C’est à Calvi que me parvinrent fin décembre 1943 l’ordre de rejoindre la Direction du Service de Renseignements à Alger pour une autre destinée.