Depuis qu’Internet a étendu sa toile sur toute la planète, on peut dire que
jamais dans l’histoire de l’humanité la “ société de l’information ” n’avait joué
un si grand rôle dans les politiques et dans les stratégies des institutions étatiques
et des entreprises privées de l’économie mondiale. Mais, paradoxalement, alors
que les discours édifiants des candidats aux élections dans les démocraties occidentales
se targuent d’agir en toute “ transparence ”, ils évitent prudemment
d’évoquer les “ zones d’ombres ” qui subsistent dans leurs sociétés respectives.
Les “ non-dits ” ne couvrent pas seulement les scandales périodiquement
révélés par quelques habiles journalistes d’investigation. Ils n’épargnent aucun
parti politique, aucune collectivité humaine. Certes ces francs-tireurs profitent
des lois sur la liberté de la presse qui caractérisent les démocraties authentiques.
Mais il faut beaucoup de courage à leurs homologues de régimes autoritaires et
des “ États faillis ” pour poursuivre et publier leurs investigations, parfois au
péril de leurs vies.
Un des sujets les plus sensibles à cet égard est celui de la corruption parce
qu’elle prend les formes les plus variées et qu’aucune institution n’est à l’abri des
manoeuvres frauduleuses de quelques-uns de ses membres. On la dénonce chez
l’adversaire, mais on feint de l’ignorer chez soi !
De Tien an Men aux “ printemps arabes ” la révélation des scandaleux privilèges
des pouvoirs en place et des familles de leurs dirigeants, a été à l’origine
des révoltes populaires remettant en cause les régimes précédents. En décembre
2012, les déclarations publiques de l’ancien et du nouveau maître de la Chine
populaire ont été très significatives : le sacro-saint parti communiste chinois luimême
est interpellé après la révélation des comportements frauduleux de Bo
xilai, l’ancien premier secrétaire du parti de Chonking et de sa richissime épouse.
En Chine la corruption va probablement être traitée comme une affaire d’État.
L’Église catholique en a été victime à travers l’IOR, l’Institut pour les oeuvres
de Religion. Les déclarations du nouveau président de la “ banque du Vatican ”
sont tout à fait claires : en confirmant les non-dits et les insuffisances du contrôle
des flux financiers qui ont eu lieu dans le passé, il reconnaît la gravité des
manoeuvres frauduleuses des quelques menteurs et escrocs qui ont abusé
l’Institution. Il veut rétablir sa réputation en renonçant aux prudences du silence,
amplificateurs des rumeurs et responsables de perceptions très négatives de l’Église,
dans les opinions publiques et les milieux dirigeants du monde entier.
Tout essai de problématique sur le thème des “ non-dits ” conduit inévitablement
à évoquer un vaste ensemble de sujets qui sont du domaine des sciences
politiques et sociales et des pratiques gouvernementales, dans les différents
contextes du secteur public et des secteurs privés. Le “ non-dit ” relève aussi,
évidemment, des responsabilités du Renseignement et des Services Secrets.
Certains secrets sont incontestablement légitimes, par exemple pour des États de
droit victimes d’agressions militaires ou de menaces terroristes. A l’opposé, les
secrets de la corruption et de la criminalité sont évidemment inavouables par
leurs auteurs et leurs complices. Entre ces deux extrêmes j’appelle ambigües, les
centaines de nuances du secret qu’on peut distinguer en fonction des contextes,
des personnes et des circonstances. Elles soulèvent des interrogations fondamentales
en termes d’exigences morales et de règles déontologiques. Les bouleversements
géopolitiques d’après la fin de la Guerre froide ont dessiné les
premiers contours d’un nouveau monde et d’un nouveau siècle. Mais la rapidité
et la complexité des évolutions démographiques, politiques, économiques et
sociales, contrastent avec les pesanteurs, les rigidités ou les archaïsmes des mentalités
et des comportements.
Des secrets légitimes s’observent notamment dans les situations de guerre,
chez chacun des adversaires en présence. Dans les grands conflits militaires du
XXe siècle, comme dans les nouvelles formes de conflits asymétriques de luttes
contre le terrorisme, de guerres révolutionnaires et de guerres de religion, les pratiques
du secret s’imposent à l’évidence aux forces de l’ordre professionnelles,
militaires et policiers, à la Justice et aux gouvernants.
L’observation des États-Unis montre comment les principaux traits de la culture
nationale sont déterminants dans les “ représentations ” des réalités dans
l’opinion publique et dans leurs perceptions par les cercles dirigeants. Dans leur
grande majorité, les citoyens américains avaient adhéré aux visions primaires
diabolisant le communisme : l’URSS était perçue comme “ l’Empire du mal ”.
Avant le 11 septembre 2001, ce singulier aveuglement avait conduit les “ faucons
” du Parti Républicain à ne pas prendre au sérieux les menaces les plus précises
du terrorisme. Un même tropisme simplificateur, les mêmes confusions sur
la nature exacte de leurs ennemis islamistes, les ont enfermés dans une nouvelle
sorte de “ croisade ” diabolisant, cette fois-ci, “ l’Islam en général ”. Cette
funeste erreur de jugement sur des situations bien plus complexes que les visions
binaires “ ami-ennemi ” a eu des conséquences dramatiques.
Les fabuleuses capacités de leur immense arsenal militaire font l’orgueil de
la majorité des citoyens américains. C’est seulement de nos jours, après les
défaites des années 70 au Vietnam, puis les déboires successifs en Irak et en
Afghanistan, qu’ils commencent à douter des affirmations, des jugements et des
décisions des maîtres du “ complexe militaro-industriel ” qui n’a jamais cessé
d’exercer une influence dominante sur la politique des États-Unis. Déjà, à la fin
de ses deux mandats présidentiels des années cinquante, le Président Dwight
Eisenhower avait mis en garde ses concitoyens sur les dangers de ce très puissant
lobby. Soixante-dix ans plus tard, des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent
pour fustiger les mensonges de G.W. Bush en 2003 à la tribune des Nations
Unies et pour condamner ses stratégies “ d’apprenti sorcier ” dans les années
suivantes.
Des secrets inavouables visent à camoufler les activités illégales ou criminelles
de certains membres des partis politiques et de leurs clientèles électorales,
pour abuser les citoyens désinformés. Les non-dits sur les organisations de type
“ mafieux ” sont caractéristiques à cet égard. En dépit d’une documentation précise,
complète, incontestable et aisément accessible sur le sujet, comme ce n’est
pas un enjeu politique visible, on évite d’en parler dans les campagnes électorales.
Au début des années 90, j’ai publié un essai, sous le titre “ les mafias contre la
démocratie ” pour analyser leurs stratégies et leurs méthodes. Elles ne sévissent
pas seulement en Italie ; on en trouve dans plusieurs autres sociétés européennes,
américaines et asiatiques. “ Corruption et Omerta ” sont les deux mots-clés qui
résument le mieux les raisons de leur exceptionnelle résistance à toutes les
attaques, y compris dans des États de droit. Des familles de la “ Cosa Nostra
américaine ” sont encore présentes dans toutes les grandes métropoles des États-
Unis. La “ criminalité en col blanc ” sévit dans les milieux financiers de Wall
Street sous la forme de délits d’initiés et de subtiles et monumentales escroqueries.
Elles sont, sans aucun doute, au coeur de la déroute des “ subprimes ” de
2008 sur le marché immobilier américain. Elles figurent, incontestablement,
parmi les principales causes de la crise financière, budgétaire et économique qui
sévit depuis cinq ans dans le monde.
Quelques révélations tardives permettent de rompre peu à peu la loi du
silence. Cependant les réseaux légaux et illégaux sont si étroitement imbriqués
que les plus habiles des escrocs trouvent toujours le moyen d’échapper aux
contre-mesures. Le cas des paradis fiscaux est particulièrement significatif. Je
me rappelle, il y a plus de trente ans, la tentative de régulation internationale, au
“ sommet de l’Arche ”, à l’initiative du Président Mitterrand. Trois décennies
plus tard, le sujet est toujours d’actualité dans les médias, mais ils ne lui accordent
qu’un intérêt marginal comparé à la place qu’ils ont réservé pendant des
mois au “ mariage pour tous ”…
Car la grande criminalité est un “ sujet qui fâche ”. Les idéologues qui l’ont
délibérément éliminé de leurs discours prétendent que les criminels ne sont pas
personnellement responsables, dès lors que ce sont les sociétés libérales qui les
ont conduits à exercer leurs méfaits ! Cette manière de travestir les vérités sous
les sophismes et les non-dits est une autre justification de la formule “ secrets
ambigus ”. Leur dévoilement est une des obligations les plus nécessaires pour
l’avenir de la société française. Le devoir de vérité s’impose si l’on veut rétablir
des relations de confiance et réaliser des dialogues constructifs entre personnes
de bonne volonté. Au-delà des clivages et des haines politiciennes il faut oser
dire franchement certains non-dits les plus dommageables. D’autant plus que
beaucoup de secrets ambigus expliquent la chute de popularité du Président élu
en 2012 à la tête de l’État.
Pour l’observateur en retraite que je suis, les méthodes d’analyses prospectives
et stratégiques offrent plusieurs pistes d’explications. Par exemple celle de
l’opposition fondamentale entre les “ stratégies d’appareil ” et les “ stratégies
de gouvernement ”. Les premières consistent à élaborer en permanence des
compromis et des arrangements variables entre des courants idéologiques opposés
et des personnes en conflits. Les secondes dépassent et subordonnent les préoccupations
clientélistes de la République parlementaire pour privilégier l’intérêt
national et l’imposer sur la scène intérieure comme sur la scène internationale.
Car les logiques de contrôle de partis politiques perpétuellement secoués par des
divergences de “ courants ” et de personnes, sont fondamentalement différentes
des logiques d’hommes d’État confrontés aux problèmes cruciaux de l’avenir de
la Nation. Les responsabilités opérationnelles du pouvoir exécutif s’opposent
alors aux positions des doctrinaires, des sectaires et des “ apparatchiks ”.
La situation du gouvernement et de la société française en 2013 est profondément
inquiétante. La publication d’innombrables études, rapports et témoignages,
français et étrangers, démontre qu’il ne s’agit pas ici de “ non-dits ”,
mais de la révélation d’un vaste ensemble de “ dénis de vérité ” ; des préjugés,
des partis-pris, des amalgames ; des contre-vérités et des dérives idéologiques.
Le militantisme intellectuel et politicien, l’esprit de revanche, la diabolisation de
l’opposition, qui dégénèrent en règlements de comptes. Ce n’est pas l’apanage
des majorités “ de gauche ” contre celles “ de droite ”, mais les effets d’un travers
national, “ les querelles gauloises ”, qui remonte aux plus anciens temps de
notre histoire. Une autre de nos spécificités combine le centralisme administratif
avec la complexité des textes législatifs et réglementaires et avec un nombre abusif
de fonctionnaires. Elle explique notamment le refus des réformes les plus
nécessaires pour éviter à la société française de sombrer dans la faillite. Et pourtant,
il y a de nombreux exemples d’institutions, d’entreprises et de communautés,
qui ont accepté de se réformer à l’appel des gouvernements successifs, au
profit du bien général et au détriment de certains de leurs intérêts égoïstement
corporatistes. Deux illustrations, l’Éducation Nationale et les Armées, rappellent
des évidences conformes aux exigences de la mondialisation ainsi qu’aux principes
essentiels de l’Intelligence Économique et d’une saine gouvernance.
Le budget de l’Éducation Nationale, devenu le premier de l’État, est presque
entièrement consacré à des dépenses de personnel. L’histoire des échecs, cent
fois répétés, de presque tous les Ministres de l’Éducation Nationale démontre à
l’évidence les rigidités d’une immense administration allergique aux réformes.
La publication d’innombrables études, rapports et témoignages sur ce Ministère
est bien la preuve d’un insupportable “ déni de vérités ”. Le recours systématique
aux pressions de la rue, aux actions para-révolutionnaires de quelques
groupes activistes puissamment organisés, idéologisés et politisés s’inspire des
pratiques “ totalitaires ”. Elles sont toujours parvenues à annuler les décisions
des gouvernements successifs… sauf quand ils ont accepté de se soumettre à
leurs propres exigences.
Le livre publié en 2000 par Claude Allègre sous le titre “ Toute vérité est
bonne à dire ” est, à cet égard, le plus édifiant des témoignages. Venant d’un
militant de gauche, intime des membres les plus notables du Parti socialiste, ses
propos ne sont guère contestables. Désavoué par Lionel Jospin, son meilleur ami
alors premier ministre, Claude Allègre a subi les redoutables représailles de l’appareil
semi-clandestin qui n’a jamais cessé de régner à l’Éducation Nationale.
Les engagements du Président de la République élu en 2012 au profit du recrutement
supplémentaire de fonctionnaires de ce ministère démontrent que cet
appareil demeure encore assez puissant pour abuser nos compatriotes et pour leur
imposer ses propres lois.
A l’opposé des fonctionnaires civils syndicalisés et politisés, qui défendent
des privilèges indus et des activistes impénitents qui refusent d’obéir à leurs
gouvernants, les communautés militaires ont fait preuve, dans les cinquante
décennies précédentes, d’un civisme exemplaire (1). Confrontées à des changements
radicaux dans les politiques de Défense ; engagées par la Quatrième
République dans les conflits de décolonisation, notamment en Indochine et en
Algérie, elles l’étaient simultanément dans l’OTAN, face à la menace soviétique.
Dans les années 60, pour la création et la mise en oeuvre des Forces nucléaires
stratégiques, les Armées ont réussi à relever des redoutables défis techniques et
opérationnels. Enfin après la fin de la Guerre froide la suppression du Service
Militaire a de nouveau bouleversé les structures et imposé des réductions drastiques
des capacités. Cependant qu’au plan opérationnel elles n’ont cessé de tirer
les leçons des nouvelles formes de conflits militaires. Dans la plus grande discrétion,
les Armées françaises ont toujours loyalement exécuté les réformes décidées
par le pouvoir politique. Dans l’esprit et dans la lettre du Livre Blanc de
2008 sur la Défense et la Sécurité, elles se sont remarquablement adaptées aux
exigences d’un monde en mutation. Mais de nouvelles épreuves les attendent
après la publication du nouveau Livre Blanc de 2013.
Conclusion : “ Pourquoi faire simple quand on sait faire compliqué ! ”
Longtemps passées sous silence, les dérives administratives de nos services
publics ne peuvent plus être ignorées. Tous les organismes français et européens
compétents, les meilleurs experts et les personnalités les plus qualifiées qui
observent et commentent les raisons et les remèdes de la crise économique et
sociale actuelle, font les mêmes constats. Ils dénoncent en France le poids excessif
des effectifs superflus, la complexité de nos structures administratives qui
plombent inexorablement les dépenses publiques au mépris des plus élémentaires
règles de bon sens.
Le “ déni de vérité ” est une des plaies de la société. Il s’explique par des
raisons historiques et culturelles : le centralisme de l’État remontant à l’ancien
Régime, aux jacobins de 1793 et au Premier Empire ; les privilèges de l’École
Nationale d’Administration qui illustrent jusqu’à la caricature les dangers d’une
superstructure étatique qui semble mépriser les activités du “ privé ”, alors que
beaucoup de ses anciens élèves bénéficient sans vergogne de leurs avantages
pécuniaires ! Cependant que d’autres, parmi ceux qui ont choisi de faire carrière
dans la politique, sont tributaires des logiques politiciennes, de leurs règles et de
leurs “ non-dits ”.
Le refus des réformes et l’impossibilité de les imposer à l’opinion résulte
donc d’un ensemble complexe de causes. Leur étude, dans le cadre des sciences
sociales, est plus nécessaire que jamais à une époque de mises en cause fondamentales
entre deux mondes et entre deux siècles.
(1) A l’exception du putsch des généraux contre le Général de Gaulle dans les tragiques
circonstances de la Guerre d’Algérie.
Ce plaidoyer pour plus de transparence ne m’empêche pas de recommander
d’agir avec circonspection. La prudence s’impose d’autant plus, dans ce
domaine, que la plupart des sujets que j’ai évoqués suscitent des réactions passionnelles.
C’est la passion contre la raison. “ Osons dire les non-dits ” oui, mais
dans le respect des opinions et des personnes de bonne foi, sans oublier de rappeler
les exemples de dirigeants qui n’ont jamais besoin de recourir à des moyens
illicites pour assumer leurs responsabilités et pour réussir dans leurs entreprises.
Article publié dans la lettre N° 10, juin 2013, “ Offensif et Stratégie ”, de Ludovic EMANUELY