Amiral Pierre Lacoste : L’évolution de la culture francaise du renseignement (1997)
En ce début d’année 1998 je veux rendre hommage à l’A.A.S.S.D.N. et à son prestigieux Président, le Colonel Paillole, en témoignage de mon affectueuse admiration. Sous son impulsion, l’Association a su préserver la mémoire des services rendus à la Nation par les membres des Services Spéciaux dont l’action discrète, clandestine et souvent héroïque, avait été trop souvent oubliée. Sous l’effet d’une écriture simpliste ou parfois abusivement partiale de l’histoire des années terribles de la Deuxième Guerre Mondiale, leurs exploits seraient demeurés méconnus sans la vigilante attention de leurs camarades survivants.
D’autant plus que, dans notre pays, le renseignement en général et les Services Spéciaux en particulier, sont particulièrement mal connus. Ils continuent à être traités par les médias en fonction des mythes et des phantasmes habituels : les ” espions “, les traîtrises et les coups tordus ; les ” barbouzes ” et les aventuriers douteux… L’opinion publique est totalement ignorante des réalités mais, plus grave encore, les milieux dirigeants de la politique et de la haute administration ne sont guère mieux informés. J’ai eu l’occasion de constater à quel point les intellectuels et les universitaires français sont en retard par rapport à leurs homologues étrangers, notamment anglo-saxons.
Il y a heureusement depuis quelques années une certaine prise de conscience dans notre pays. Dans le domaine de l’économie ” l’Intelligence économique ” est devenue un sujet à la mode.
En 1994, pour la première fois, un document gouvernemental a fait du renseignement une des priorités de la Défense. Le Livre Blanc publié cette année-là était destiné à remplacer celui qui, depuis 1971, avait fixé pour près de 20 ans les grandes lignes de la doctrine française. La fin de la guerre froide imposait en effet que soient reconsidérés les choix essentiels de notre politique en fonction des nouvelles données de la situation internationale. Et la Guerre du Golfe avait spectaculairement mis en évidence les insuffisances de notre Renseignement militaire et stratégique en montrant la dépendance quasi totale de nos forces par rapport aux informations fournies par les Américains.
Contrairement au document de 1971 qui n’y faisait pas du tout allusion, le livre Blanc de 1994 a donc fait du Renseignement la première des capacités prioritaires de nos forces armées, en insistant sur son caractère d’instrument de la politique militaire aux trois niveaux, stratégique, opératif et tactique. Il a précisé les thèmes et les zones d’intérêt privilégiés, invitant à un effort d’organisation, de formation des hommes et de gestion des moyens, dont les plus modernes comme ceux de l’espace et des techniques avancées de l’information.
Le Ministère de la Défense a créé et développé la nouvelle Direction du Renseignement militaire, la D.R.M., dotée de ressources humaines et techniques incomparablement supérieures à celles de son prédécesseur, le C.E.R.M. des années 70.
Engagées dans les opérations de Somalie, de Yougoslavie et d’Afrique, les armées françaises ont eu l’occasion de montrer, aux yeux du gouvernement comme à ceux de nos voisins et alliés, qu’elles avaient parfaitement pris en compte les exigences et les atouts du Renseignement et qu’elles étaient capables d’y exceller. Est-ce à dire que la partie soit gagnée ? Je ne le crois pas. Une chose est d’avoir modifié nos comportements ” opérationnels militaires “, une autre est de changer durablement et en profondeur les habitudes acquises dans notre pays par des générations de responsables politiques et de haut fonctionnaires, en un mot de faire évoluer ” la culture française du Renseignement “.
Il faut agir dans la durée en s’attachant en priorité à l’éducation et à la formation des hommes, à commencer par les jeunes. C’est pour cette raison que j’ai entrepris depuis 1994 d’introduire cette matière à l’université en créant un ” séminaire de troisième cycle ” consacré à la culture française du Renseignement. Les travaux de la première année 1995-96 ont déjà fait l’objet d’une publication à la documentation française ceux de 1996-97 sont en cours d’édition et j’espère pouvoir diffuser de la même façon ceux de la troisième et dernière année qui est encore en cours.
Mais ces travaux sont bien modestes au regard des besoins et de l’énorme documentation réunie par les chercheurs et les universitaires étrangers sur le sujet. Mon ambition a surtout un caractère incitatif : il s’agit de faire prendre conscience à des historiens, à des politologues, à des juristes, à des sociologues et à des spécialistes français des relations internationales, qu’il y a là pour eux un champ vierge qu’il leur faut défricher, chacun dans sa spécialité. Je voudrais qu’ils se rendent compte des lacunes de leur savoir sur le sujet comparées aux connaissances de leurs collègues anglo-saxons. Je voudrais qu’ils soient, comme moi, scandalisés par le fait que la seule étude universitaire récente sur l’histoire des Services Secrets français ait été écrite par un historien américain, le professeur Douglas Porch, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il s’est trop souvent laissé aller à émettre des opinions subjectives plutôt que de s’en tenir à une stricte objectivité.
C’est pourquoi je me réjouis qu’une convention ait été signée entre l’A.A.S.S.D.N. et l’École Spéciale Militaire de Saint-Cyr – Coëtquidan et que les jeunes officiers qui se consacrent à des études historiques aient eu l’occasion d’être longuement reçus par le Colonel Paillole au mois de décembre. J’ai recueilli les échos de leur enthousiasme et je vois avec le plus grand intérêt s’accumuler des travaux de qualité dans le cadre de mémoires ou de thèses d’histoire. Mais, comme tous les historiens, ils sont avides de trouver des sources inédites, et de ce point de vue l’A.A.S.S.D.N. représente une mine de savoirs et, sans doute d’archives encore inconnues, qu’il faudrait absolument exploiter.
Des témoignages oraux n’ont sans doute pas encore été tous recueillis, des documents personnels mériteraient d’être exploités. De même que les connaissances et les compétences de nombreux camarades qui se sont jusqu’à présent strictement conformés aux règles traditionnelles de discrétion liées à la déontologie du métier.
En raison des contrevérités qui courent encore, en raison du besoin d’explication et d’éducation qui s’impose, à mon avis, vis-à-vis des générations montantes, je souhaite qu’ils acceptent de nous apporter leur savoir.