A Londres, le 16 juin 1944, j’étais allé prendre congé du Général Bedell-Smith, chef de l’État-Major du Général Eisenhower, et du Colonel Scheen, chef de son 2e bureau. Depuis le 10 mai 1944, je participais avec eux à l’organisation des Services de Sécurité dans les grandes unités alliées et sur les territoires français qu’elles devaient libérer à partir de juin 1944.

En dépit de la résistance allemande en Normandie, des raids des bombes volantes V1 et de l’offensive annoncée des fusées V2 sur l’Angleterre, leur optimisme était intact. …” La Déception marche fort “… m’avait confié Scheen faisant allusion au plan d’intoxication mis en oeuvre par les alliés depuis février 1944 pour tromper l’ennemi sur leurs intentions.

Grâce à un stupéfiant effort scientifique qui annonçait l’ère de l’ordinateur, nos amis captaient et décryptaient les messages radio les plus secrets en un temps record. Scheen me faisait lire deux fiches. L’une était la transcription du déchiffrement d’un message du Général Oshima, ambassadeur du Japon à Berlin, informant son gouvernement de son entretien du 1er juin 1944 avec Hitler. Le Führer estimait terminés les préparatifs alliés pour un débarquement imminent en Normandie ou en Bretagne, prélude à une opération d’envergure sur le Pas-de-Calais. L’autre fiche concernait un message du 14 juin d’Oshima à Tokyo… Le ” Haut Commandement allemand estime qu’il serait dangereux de s’engager à fond en Normandie alors que l’armée Patton est toujours en Angleterre “. L’Ambassadeur ” rassurait ” ainsi son gouvernement, inquiet de l’absence d’une contre-offensive suffisamment puissante pour rejeter les troupes débarquées à la mer. Leur tête de pont avait une profondeur moyenne de 12 kilomètres sur une longueur de 80 km entre Caen (solidement tenu par la Wehrmacht) à l’est et Montebourg à l’ouest, dans le Cotentin. Au nord de la Seine, la XVe Armée allemande demeurait l’arme au pied, face au Pas-de-Calais et les importantes réserves – notamment de blindés – à la disposition exclusive du Führer, attendaient des ordres. Tels étaient le 16 juin 1944 lorsque je quittais Londres pour Alger, les effets de ” Fortitude “, le plan de ” Déception ” dont Scheen se réjouissait des effets.

Fortitude et Bodyguard

Historiens, romanciers, journalistes se sont maintes fois emparés de ” Fortitude ” pour montrer, chacun à sa façon, ce que fut l’intoxication de l’adversaire dans la réussite du débarquement allié de juin 1944. Rarement a été montré le rôle – modeste certes – de la participation française dans cette gigantesque ruse de guerre. Rarement en ont été évoqués les origines de sa conception et les précédents qui ont justifié sa mise en application.

Je remercie la Saint-Cyrienne de me permettre de préciser ici quelques souvenirs. C’est le 23 janvier 1944 que les chefs d’État alliés (Roosevelt, Churchill, Staline) signèrent le plan d’intoxication Bodyguard à mettre en oeuvre dans le cadre de la guerre contre l’Allemagne et le Japon. Son but était ” d’amener l’ennemi à adopter des dispositions stratégiques inadaptées face aux opérations militaires alliées décidées à Eureka “. Plus loin, le texte allié précisait : … ” Nous devons persuader l’ennemi de disposer ses forces de manière qu’elles ne puissent intervenir que le moins possible contre les opérations Overlord et Anvil … ” Les études relatives à la préparation d’Overlord et Anvil étaient en chantier depuis longtemps et le projet d’offensive sur le Pas-de-Calais, abandonné. Les côtes, souvent abruptes, étaient défendues par des fortifications denses, importantes et par la XVe Armée allemande, de qualité et sur le qui-vive. Les larges plages de Normandie avaient déterminé la préférence alliée que Téhéran confirmait en créant en Angleterre un commandement suprême (SHAEF) confié au Général Eisenhower avec mission de mener à terme les opérations Overlord et Anvil. Cet ensemble de décisions découlait des enseignements des opérations d’intoxication en Méditerranée menées par la Force A avec succès.

La Force A

Le 28 mars 1941, l’IS (MI6) avait chargé l’un de ses spécialistes de l’intoxication, le Colonel Dudley-Clark, de mettre ses compétences à la disposition du Général Wavell, Commandant en Chef au Moyen-Orient. Ainsi naquit la Force A qui se rendit compte, très vite, que ses succès ne pouvaient qu’être liés à l’efficacité d’agents qu’elle réussirait à introduire dans les Services Spéciaux ennemis pour les tromper.

Recrutement délicat, difficile, qui exigea de longs mois d’efforts pour de maigres résultats. Tout allait changer à partir du débarquement allié en AFN (novembre 1942) et de l’appoint décisif des Services Spéciaux Français. Évadé de France, j’arrivais à Alger le 3 janvier 1943 après avoir rencontré à Londres mes camarades de l’IS et m’être entendu avec leur chef, le Général Menzies, sur les modalités de notre travail commun, notamment dans le domaine de l’intoxication. Le 8 janvier 1943 mon homologue au sein de l’IS, le Colonel Cawguill, vient à ma rencontre. Le 10 janvier 1943 il provoque, sous la présidence du Général Clark, délégué du commandant en chef, une réunion avec le Colonel Dudley-Clark, les Colonels américains Eddy et Stephens de l’OSS et moi pour définir une charte de l’intoxication. Elle associe les différents Services Spéciaux alliés, fixe leurs attributions, leurs moyens et place la Force A sous l’autorité directe du Commandant en Chef qui en définit les objectifs en Méditerranée. Pour notre part nous apportons des cadres expérimentés, un réseau d’agents sûrs, rompus au travail subtil et dangereux de pénétration dans les Services Spéciaux ennemis. Cawguill en est conscient depuis le stage qu’il a effectué à Paris auprès de moi en octobre 1938. Il ne sera pas déçu. L’appoint de la Force A dans les opérations difficiles de libération de la Tunisie puis de la Sardaigne et de l’Italie, sera d’une telle efficacité qu’il servira de test à Téhéran… Il provoquera la promotion de Dudley-Clark au grade de général.

A mon télégramme de félicitations, Dudley-Clark avait la courtoisie de répondre le 15 décembre 1943 : … ” Je me rends parfaitement compte que cet heureux résultat est dû au grand enthousiasme et à la grande habileté professionnelle de vos Services. Il eût été impossible de mener à bien notre mission sans l’aide si experte que vous nous avez généreusement accordée “… Toute autre allait être notre collaboration dans la mise en oeuvre de Fortitude.

Mise en oeuvre de Fortitude

Responsable des opérations Overlord et Anvil, Eisenhower décidait en janvier 1944 de laisser à la Force A le soin de poursuivre son oeuvre d’intoxication dans le cadre méditerranéen, notamment en faveur du projet de débarquement en Provence (plan Anvil). Dans le même temps, il lançait l’opération Fortitude et créait à cet effet, au sein du SHAEF une section spécialisée ” OPS ” confiée au Colonel Wild de la Force A. Le 23 février 1944 le Commandant en Chef fixait les objectifs de Fortitude :

1- Persuader l’ennemi que l’offensive alliée principale se situera dans le Pas-de-Calais.

2- Laisser l’ennemi dans l’ignorance de la date du débarquement en Normandie .

3- Maintenir pendant un minimum de deux semaines, à partir du Jour J, le maximum des forces ennemies au nord de la Seine et au sud de la Loire (sous la menace Anvil).

4- Couvrir d’un secret absolu les opérations Overlord et Fortitude. Cette dernière directive implique la satisfaction de l’objectif (n° 2).

A partir du 1er avril 1944, elle mettra l’Angleterre à l’abri d’un véritable rideau de fer. Elle aura des conséquences dont j’ai pu admirer à Londres en mai 1944 la rigueur, l’ampleur et l’efficacité, mais observer aussi le caractère parfois humiliant pour les diplomates étrangers, les alliés soviétiques et français, privés de toutes communications avec le monde extérieur.

L’objectif n°1 était, de loin, le plus important. Il demandait qu’en trois mois Fortitude persuade le Commandement allemand de s’attendre à l’ouverture d’un second front, le principal. Il fallait administrer la preuve que les alliés disposaient en Angleterre des forces et des moyens suffisants pour entreprendre deux opérations simultanément. Sans que l’intoxication alliée ait eu à intervenir, l’Abwehr avait largement surévalué depuis 1943 les effectifs stationnés en Grande-Bretagne.

Le 6 juin 1944, il les estimait à 70 divisions alors qu’il n’en existait que 44. Jouant sur cette erreur dont il avait connaissance par les décryptements, Fortitude conçut en avril 1944 un plan destiné à accréditer la menace sur le Pas-de-Calais. Prenant acte des effectifs et des matériels concentrés sur les côtes sud et sud-est de l’Angleterre (environ 30 divisions), ce plan utilisait et complétait fictivement les divisions disponibles pour constituer un faux groupe d’armées d’environ 30 divisions aux ordres du Général US Patton.

Il était ostensiblement réparti sur les côtes est de l’Angleterre et autour de l’estuaire de la Tamise. Faute de réserves suffisantes pour assurer matériellement la crédibilité de ce leurre, Fortitude constituera en deux mois des concentrations de faux dépôts de matériels, de blindés, de faux terrains d’aviation, de faux engins de débarquement, etc… le tout repérable par l’aviation d’observation de la Wehrmacht, mais parfaitement interdit à la curiosité publique.

Pour compléter l’illusion, un réseau de communications radio fut mis en service à partir du 24 avril 1944. Les messages chiffrés classiquement ou en clair, répondaient aux exigences et aux besoins d’un groupe d’armées réel. On ne pouvait guère faire mieux pour matérialiser la menace sur la XVe Armée allemande au nord de la Seine. Restait à conforter les renseignements recueillis par la Luftwaffe, les écoutes allemandes et d’éventuels informateurs de l’ennemi.

Ce fut l’oeuvre d’un ensemble de mesures tactiques et techniques, méthodiquement orchestrées: bombardements aériens accentués entre la Belgique et la Seine, interventions de la Royal Navy sur les côtes et les ports, etc… Ce fut encore l’oeuvre confiée, à leur insu, aux organisations de résistance et de renseignement. Par leurs recherches et leurs sabotages, elles ont accrédité la menace sur le Pas-de-Calais sans pour autant négliger la Bretagne et la Normandie.

Restaient les possibilités d’intoxication par messages radio (tout autre moyen de sortie était interdit) des agents britanniques infiltrés dans les Services Spéciaux allemands. Ce qui était possible en Méditerranée, c’est-à-dire permettre à de soi-disant agents de l’ennemi de se déplacer, d’observer le dispositif allié et d’en informer par radio leurs employeurs, ne l’était plus en Grande-Bretagne où la destruction des tentatives d’infiltration de l’Abwehr avait été systématique et où le trafic radio était strictement contrôlé… ce que l’Abwehr savait.

En dépit de ces obstacles majeurs, l’IS (MI5) prétend avoir pu faire parvenir à l’adversaire des renseignements ” recueillis ” entre mars et juin 1944 sur les rares espions infiltrés par l’Abwehr et ” retournés ” par nos amis. S’il a réellement existé, ce moyen d’intoxication n’a pu être qu’occasionnel… et bénéficier d’un certain aveuglement de l’Abwehr, mal en point il est vrai en ce début de 1944.

Deux semaines après le jour J, Fortitude avait rempli la mission fixée par Eisenhower. Les messages décryptés de la Wehrmacht montraient encore, après le 20 juin 1944, l’incertitude du Commandement allemand et Oshima avisait Tokyo le 27 juin 1944 du ” prochain débarquement de Patton “…

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