En cette fin d’année 1986, que de thèmes de réflexion s’imposent à nous, anciens des Services Spéciaux, à propos de deux anniversaires : celui de la fin de la Bataille de Verdun, en décembre 1916, et celui du début du prologue de la Seconde Guerre Mondiale avec, fin août 1936, le rétablissement du service militaire obligatoire en Allemagne!
En effet, il y a soixante-dix ans, à la suite de l’échec allemand devant Verdun, nos grands anciens apportaient leur concours — sans être dans le secret des dieux, à la préparation d’une nouvelle bataille grâce à laquelle le Haut Commandement espérait reprendre l’initiative et forcer la décision.
Nul ne savait encore que celle-ci prendrait le nom du « Chemin des Dames », celui d’une route reliant l’Aisne et l’Ailette. Il leur fallait quant à eux reconstituer l’ordre de Bataille de l’Ennemi, suivre les mouvements des troupes sur les arrières, percer les intentions du Grand État-Major Impérial et neutraliser ses espions.
Humbles artisans — conscients de leur rôle d’auxiliaires discrets de la machine de guerre française, ces grands anciens, que notre ami le Colonel Allemand nous a fait si bien connaître dans ce Bulletin, ne prétendaient ni se substituer au Commandement qu’ils renseignaient, ni à la Troupe qu’ils servaient. Chacun était à sa place et la victoire de 1918 a été celle de tous.
De côté, ceux de notre génération qui — voilà un demi-siècle, servaient au 2 bis, avenue de Tourville sous les ordres du regretté Colonel Rivet; le faisaient dans le même esprit que leurs anciens de 14-18.
Ceux d’entre nous qui devaient les rejoindre entre 1940 et 1944 pour participer à la Résistance d’abord, et à la Libération ensuite, ont découvert ainsi des Services devenus clandestins sans pour autant avoir la prétention de se substituer à la Direction Politico-Militaire de la France Combattante.
Là aussi chacun était à sa place, même si le tribut payé par nos Services pour que la France retrouve sa place parmi les vainqueurs devait être plus lourd que lors du conflit précédent.
Or de nos jours, devenus par la force des choses les spectateurs ou tout au plus les figurants du conflit permanent en cours depuis 1945, nous assistons à une curieuse interversion des rôles.
Pour commencer, les responsables au sommet — surtout en ce qui concerne le Monde Occidental, paraissent incapables de percevoir la nature et de comprendre les règles de l’affrontement total dans lesquels leurs pays respectifs se trouvent engagés. Les Forces Armées ne sont sollicitées que périodiquement à l’occasion de conflits secondaires, leur mission essentielle étant, de part et d’autre, de dissuader l’adversaire — autrement dit de se neutraliser mutuellement.
En revanche les Services Spéciaux — au sein desquels la Branche « Action » a pris définitivement le pas sur le S.R. et le C.E., jouent les premiers rôles échappant souvent au contrôle d’un pouvoir politique dépassé par ce conflit d’un genre nouveau.
C’est ainsi qu’en U.R.S.S. le K.G.B. détient depuis plusieurs années la réalité du pouvoir et que dans les démocraties occidentales nous assistons avec tristesse à un dérèglement de la machine dont de récents événements fournissent la pénible illustration.
Que le système totalitaire soviétique récolte ce qu’il a semé en subissant la férule de son propre outil de coercition est après tout admissible. Mais que dans nos pays de vieille tradition démocratique le pouvoir politique ne sache pas utiliser de façon rationnelle des Services parfaitement adaptés au conflit en cours nous paraît à la fois désolant et dangereux.
Il serait quand même temps que ceux qui ont accepté la lourde charge de gouverner les pays du monde libre comprennent que la « paix » est devenue la forme de la guerre moderne par excellence et que pour survivre leurs pays doivent pouvoir utiliser tous les moyens nécessaires à leur Sécurité et à leur Défense.
Les Services Spéciaux sont actuellement les premiers de ces moyens. Encore faut-il savoir les utiliser