Discours prononcé le vendredi 30 août 2013 à Lyon par le Général d’armée (2s) Bruno Dary
ancien Gouverneur militaire de Paris
Mon Commandant,
Mon ancien,
Ils sont là, ils sont tous présents, qu’ils soient vivants ou disparus, oubliés de
l’histoire ou célèbres, croyants, agnostiques ou incroyants, souffrant ou en pleine
santé, jeunes soldats ou anciens combattants, civils ou militaires, ils sont tous présents,
si ce n’est pas avec leur corps, c’est par leur coeur ou par leur âme ! Tous ceux
qui, un jour, ont croisé votre chemin, ou ont fait avec vous une partie de votre route
ou plutôt de votre incroyable destinée, sont regroupés autour de vous : les lycéens de
Bordeaux, les résistants du réseau Jade Amicol, les déportés du camp de Langenstein,
vos frères d’armes, vos légionnaires que vous avez menés au combat, ceux qui sont
morts dans l’anonymat de la jungle ou l’indifférence du pays, les enfants de Talung
que vous avez dû laisser derrière vous, les harki abandonnés puis livrés aux mains du
FLN ! Je n’oublie pas vos parents et votre famille, qui ont partagé vos joies et vos
épreuves : il faut ajouter à cette longue liste les jeunes générations qui n’ont connu
ni la Guerre de 40 ni l’Indochine, pas plus que l’Algérie, mais qui ont dévoré vos
livres, qui vous ont écouté et que vous avez marqués profondément ! Cette liste ne
serait pas complète, si n’était pas évoquée la longue cohorte des prisonniers, des
déchus, des petits et des sans-grades, les inconnus de l’histoire et des media, ceux
que vous avez croisés, écoutés, respectés, défendus, compris et aimés et dont vous
avez été l’avocat. Eux tous s’adressent à vous aujourd’hui, à travers ces quelques
mots et, comme nous en étions convenus la dernière fois que nous nous sommes vus
et embrassés chez vous, je ne servirai que d’interprète, à la fois fidèle, concis et surtout
sobre. Aujourd’hui, Hélie, notre compagnon fidèle, c’est vous qui nous quittez,
emportant avec vous vos souvenirs et surtout vos interrogations et vos mystères ;
vous laissez chacun de nous, à la fois heureux et fier de vous avoir rencontré mais
triste et orphelin de devoir vous quitter. Vous laissez surtout chacun de nous, seul
face à sa conscience et face aux interrogations lancinantes et fondamentales qui ont
hanté votre vie, comme elles hantent la vie de tout honnête homme, qui se veut à la
fois homme d’action et de réflexion, et qui cherche inlassablement à donner un sens
à son geste ! Parmi tous ces mystères, l’un d’eux ne vous a jamais quitté. Il a même
scandé votre vie ! C’est celui de la vie et de la mort. Car qui d’autres mieux que
vous, aurait pu dire, écrire, prédire ou reprendre à son compte ce poème d’Alan
Seeger, cet Américain, à la fois légionnaire et poète, disparu à 20 ans dans la tourmente
de 1916 : “ j’ai rendez-vous avec la mort ” ? C’est à 10 ans que vous avez
votre premier rendez-vous avec la mort, quand gravement malade, votre maman
veille sur vous, nuit et jour ; de cette épreuve, vous vous souviendrez d’elle, tricotant
au pied de votre lit et vous disant : “ Tu vois Hélie, la vie est ainsi faite comme
un tricot : il faut toujours avoir le courage de mettre un pied devant l’autre, de
toujours recommencer, de ne jamais s’arrêter, de ne jamais rien lâcher ! ”. Cette
leçon d’humanité vous servira et vous sauvera quelques années plus tard en camp de
concentration. Votre père, cet homme juste, droit et indépendant, qui mettait un point
d’honneur durant la guerre à saluer poliment les passants marqués de l’étoile jaune,
participera aussi à votre éducation ; il vous dira notamment de ne jamais accrocher
votre idéal, votre “ étoile personnelle ” à un homme, aussi grand fût-il ! De l’époque
de votre jeunesse, vous garderez des principes stricts et respectables, que les aléas de
la vie ne vont pourtant pas ménager ; c’est bien là votre premier mystère d’une éducation
rigoureuse, fondée sur des règles claires, simples et intangibles, que la vie va
vous apprendre à relativiser, dès lors qu’elles sont confrontées à la réalité ! Puis, à
20 ans, vous aurez votre deuxième rendez-vous avec la mort ! Mais cette fois-ci, vêtu
d’un méchant pyjama rayé, dans le camp de Langenstein. Deux ans de déportation
mineront votre santé et votre survie se jouera à quelques jours près, grâce à la libération
du camp par les Américains. Mais votre survie se jouera aussi par l’aide fraternelle
d’un infirmier français qui volait des médicaments pour vous sauver d’une
pneumonie, puis celle d’un mineur letton, qui vous avait pris en affection et qui chapardait
de la nourriture pour survivre et vous aider à supporter des conditions de vie
et de travail inhumaines. En revanche, vous refuserez toujours de participer à toute
forme d’emploi administratif dans la vie ou l’encadrement du camp d’internement,
ce qui vous aurait mis à l’abri du dénuement dans lequel vous avez vécu. Vous y
connaîtrez aussi la fraternité avec ses différentes facettes : d’un côté, celle du compagnon
qui partage un quignon de pain en dépit de l’extrême pénurie, du camarade
qui se charge d’une partie de votre travail malgré la fatigue, mais de l’autre, les rivalités
entre les petites fraternités qui se créaient, les cercles, les réseaux d’influence,
les mouvements politiques ou les nationalités… Mystère, ou plutôt misère, de
l’homme confronté à un palier de souffrances tel qu’il ne s’appartient plus ou qu’il
perd ses références intellectuelles, humaines et morales ! Vous avez encore eu rendez-
vous avec la mort à 30 ans, cette fois, à l’autre bout du monde, en Indochine.
Vous étiez de ces lieutenants et de ces capitaines pour lesquels de Lattre s’était
engagé jusqu’à l’extrême limite de ses forces, comme sentinelles avancées du monde
libre face à l’avancée de la menace communiste. D’abord à Talung, petit village à la
frontière de Chine, dont vous avez gardé pieusement une photo aérienne dans votre
bureau de Lyon. Si les combats que vous y avez menés n’eurent pas de dimension
stratégique, ils vous marquèrent profondément et définitivement par leur fin tragique
: contraint d’abandonner la Haute région, vous avez dû le faire à Talung, sans
préavis ni ménagement ; ainsi, vous et vos légionnaires, quittèrent les villageois, en
fermant les yeux de douleur et de honte ! Cette interrogation de l’ordre que l’on exécute
en désaccord avec sa conscience vous hantera longtemps, pour ne pas dire toujours
! Plus tard à la tête de votre compagnie du 2e Bataillon étranger de
parachutistes, vous avez conduit de durs et longs combats sous les ordres d’un chef
d’exception, le chef d’escadron Raffalli ; Nhia Lo, la Rivière Noire, Hoa Binh,
Nassan, la Plaine des Jarres. Au cours de ces moments, à l’instar de vos compagnons
d’armes ou de vos aînés, vous vous sentiez invulnérables ; peut-être même vous sentiez-
vous tout permis, parce que la mort était votre plus proche compagne : une balle
qui vous effleure à quelques centimètres du coeur, votre chef qui refuse de se baisser
devant l’ennemi et qui finit par être mortellement touché ; Amilakvari et Brunet de
Salrigné vous avaient montré le chemin, Segrétain, Hamacek, Raffalli et plus tard
Jeanpierre, Violès, Bourgin, autant de camarades qui vous ont quitté en chemin.
Parmi cette litanie, on ne peut oublier votre fidèle adjudant d’unité, l’adjudant
Bonnin, qui vous a marqué à tel point que, plus tard, vous veillerez à évoquer sa personnalité
et sa mémoire durant toutes vos conférences ! Et avec lui, se joignent tous
vos légionnaires, qui ont servi honnêtes et fidèles, qui sont morts dans l’anonymat
mais face à l’ennemi, et pour lesquels vous n’avez eu le temps de dire qu’une humble
prière. Tel est le mystère de la mort au combat, qui au même moment frappe un compagnon
à vos côtés et vous épargne, pour quelques centimètres ou une fraction de
seconde ! Dix ans plus tard, vous aurez encore rendez-vous avec la mort ! Mais cette
fois-ci, ce ne sera pas d’une balle perdue sur un champ de bataille, mais de 12 balles
dans la peau, dans un mauvais fossé du Fort d’Ivry. En effet, vous veniez d’accomplir
un acte grave, en vous rebellant contre l’ordre établi et en y entraînant derrière
vous une unité d’élite de légionnaires, ces hommes venus servir la France avec honneur
et fidélité. Or, retourner son arme contre les autorités de son propre pays reste
un acte très grave pour un soldat ; en revanche, le jugement qui sera rendu – 10 ans
de réclusion pour vous et le sursis pour vos capitaines – montre qu’en dépit de toutes
les pressions politiques de l’époque, en dépit des tribunaux d’exception et en dépit
de la rapidité du jugement, les circonstances atténuantes vous ont été reconnues.
Elles vous seront aussi reconnues cinq ans après, quand vous serez libéré de prison,
comme elles vous seront encore reconnues quelques années plus tard quand vous
serez réhabilité dans vos droits ; elles vous seront surtout reconnues par la nation et
par les media à travers le succès éblouissant de vos livres, celui de vos nombreuses
conférences et par votre témoignage d’homme d’honneur. Ces circonstances atténuantes
se transformeront finalement en circonstances exceptionnelles, lorsque, 50
ans plus tard, en novembre 2011, le Président de la République en personne vous élèvera
à la plus haute distinction de l’Ordre de la Légion d’honneur ; au cours de cette
cérémonie émouvante, qui eut lieu dans le Panthéon des soldats, nul ne saura si l’accolade
du chef des armées représentait le pardon du pays à l’un de ses grands soldats
ou bien la demande de pardon de la République pour avoir tant exigé de ses soldats
à l’époque de l’Algérie. Le pardon, par sa puissance, par son exemple et surtout par
son mystère, fera le reste de la cérémonie !… Aujourd’hui, vous nous laissez
l’exemple d’un soldat qui eut le courage, à la fois fou et réfléchi, de tout sacrifier
dans un acte de désespoir pour sauver son honneur ! Mais vous nous quittez en
sachant que beaucoup d’officiers ont aussi préservé leur honneur en faisant le choix
de la discipline. Le mot de la fin, si une fin il y a, car la tragédie algérienne a fait couler
autant d’encre que de sang, revient à l’un de vos contemporains, le Général de
Pouilly qui, au cours de l’un des nombreux procès qui suivirent, déclara, de façon
magistrale et courageuse, devant le tribunal : “ Choisissant la discipline, j’ai également
choisi de partager avec la Nation française la honte d’un abandon… Et pour
ceux qui, n’ayant pas pu supporter cette honte, se sont révoltés contre elle, l’Histoire
dira sans doute que leur crime est moins grand que le nôtre ” ! Et puis, quelque vingt
ans plus tard, alors que, depuis votre sortie de prison, vous aviez choisi de garder le
silence, comme seul linceul qui convienne après tant de drames vécus, alors que vous
aviez reconstruit votre vie, ici même à Lyon, vous êtes agressé un soir dans la rue par
deux individus masqués, dont l’un vous crie, une fois que vous êtes à terre : “ Taistoi
! On ne veut plus que tu parles ! ” Cette agression survenait après l’une de vos
rares interventions de l’époque ; elle agira comme un électrochoc et vous décidera
alors à témoigner de ce que vous avez vu et vécu à la pointe de tous les drames qui
ont agité la France au cours du XXe siècle. Ainsi, au moment où vous comptiez
prendre votre retraite, vous allez alors commencer une troisième carrière d’écrivain
et de conférencier. Alors que le silence que vous aviez choisi de respecter vous laissait
en fait pour mort dans la société française, ce nouvel engagement va vous redonner
une raison de vivre et de combattre ! Toujours ce mystère de la vie et de la mort !
Au-delà des faits et des drames que vous évoquerez avec autant d’humilité que de
pudeur, vous expliquerez les grandeurs et les servitudes du métier des armes et plus
largement de celles de tout homme. A l’égard de ceux qui ont vécu les mêmes
guerres, vous apporterez un témoignage simple, vrai, poignant et dépassionné pour
expliquer les drames vécus par les soldats qui, dans leur prérogative exorbitante de
gardiens des armes de la cité et de la force du pays, sont en permanence confrontés
aux impératifs des ordres reçus, aux contraintes de la réalité des conflits et aux exigences
de leur propre conscience, notamment quand les circonstances deviennent
exceptionnellement dramatiques. A l’égard des jeunes générations, qui n’ont pas
connu ces guerres, ni vécu de telles circonstances, mais qui vous ont écouté avec ferveur,
vous avez toujours évité de donner des leçons de morale, ayant vous-même trop
souffert quand vous étiez jeune des tribuns qui s’indignaient sans agir, de ceux qui
envoyaient les jeunes gens au front en restant confortablement assis, ou de notables
dont la prudence excessive servait d’alibi à l’absence d’engagement. Vous êtes ainsi
devenu une référence morale pour de nombreux jeunes, qu’ils fussent officiers ou
sous-officiers ou plus simplement cadres ou homme de réflexion. Puis dans les dernières
années de votre vie, vous avez aussi eu plusieurs rendez-vous avec la mort, car
votre “ carcasse ” comme vous nous le disiez souvent, finissait par vous jouer des
tours et le corps médical, avec toute sa compétence, sa patience et son écoute, ne pouvait
plus lutter contre les ravages physiques des années de déportation, les maladies
contractées dans la jungle indochinoise et les djebels algériens, les conséquences des
années de campagnes, d’humiliation ou de stress. Pourtant, vous avez déjoué les pronostics
et vous avez tenu bon, alors que vous accompagniez régulièrement bon
nombre de vos frères d’armes à leur dernière demeure ! Là encore, le mystère de la
vie et de la mort vous collait à la peau. Et puis, aujourd’hui, Hélie, notre ami, vous
êtes là au milieu de nous ; vous, l’homme de tous les conflits du XXe siècle, vous
vous êtes endormi dans la paix du Seigneur en ce début du XXIe siècle, dans votre
maison des Borias que vous aimiez tant, auprès de Manette et de celles et ceux qui
ont partagé l’intimité de votre vie. Mais, Hélie, êtes-vous réellement mort ? Bien sûr,
nous savons que nous ne croiserons plus vos yeux d’un bleu indéfinissable ! Nous
savons que nous n’écouterons plus votre voix calme, posée et déterminée ! Nous
savons aussi que lors de nos prochaines étapes à Lyon seule Manette nous ouvrira la
porte et nous accueillera ! Nous savons aussi que vos écrits sont désormais achevés !
Mais, Hélie, à l’instar de tous ceux qui sont ici présents, nous avons envie de nous
écrier, comme cet écrivain français : “ Mort, où est ta victoire ? ” Mort, où est ta
victoire, quand on a eu une vie aussi pleine et aussi intense, sans jamais baisser les
bras et sans jamais renoncer ? Mort, où est ta victoire, quand on n’a cessé de frôler
la mort, sans jamais chercher à se protéger ? Mort, où est ta victoire, quand on a toujours
été aux avant-gardes de l’histoire, sans jamais manquer à son devoir ? Mort, où
est ta victoire, quand on a su magnifier les valeurs militaires jusqu’à l’extrême limite
de leur cohérence, sans jamais faillir à son honneur ? Mort, où est ta victoire, quand
on s’est toujours battu pour son pays, que celui-ci vous a rejeté et que l’on est toujours
resté fidèle à soi-même ? Mort, où est ta victoire, quand après avoir vécu de
telles épreuves, on sait rester humble, mesuré et discret ? Mort, où est ta victoire,
quand son expérience personnelle, militaire et humaine s’affranchit des époques, des
circonstances et des passions et sert de guide à ceux qui reprendront le flambeau ?
Mort, où est ta victoire, quand après avoir si souvent évoqué l’absurde et le mystère
devant la réalité de la mort, on fait résolument le choix de l’Espérance ? Hélie, notre
frère, toi qui a tant prôné l’Espérance, il me revient maintenant ce vieux chant scout
que tu as dû chanter dans ta jeunesse et sans doute plus tard, et que tous ceux qui sont
présents pourraient entonner : “ Ce n’est qu’un au revoir, mon frère ! Ce n’est qu’un
au revoir ! Oui, nous nous reverrons Hélie ! Oui, nous nous reverrons ” ! Oui,
Hélie, oui, nous nous reverrons à l’ombre de Saint Michel et de Saint Antoine, avec
tous tes compagnons d’armes, en commençant par les plus humbles, dans un monde
sans injure, ni parjure, dans un monde sans trahison, ni abandon, dans un monde sans
tromperie, ni mesquinerie, dans un monde de pardon, d’amour et de vérité ! A Dieu,
Hélie… A Dieu, Hélie et surtout merci ! Merci d’avoir su nous guider au milieu des
“ champs de braise ! ”.