Depuis le dimanche 23 juin 2024, tout s’est aggravé très vite entre les Etats-Unis et la Russie – mais il y avait des signes annonciateurs – des nuées qui s’accumulaient sans bruit. Avec des conséquences aussi sur la position d’Emmanuel Macron, passées ici inaperçues. Regardons les faits.
Commentaire AASSDN : Une analyse soigneusement argumentée et très pertinente sur la montée des risques d’embrasement et d’extension territoriale du conflit russo-ukrainien.
« L’administration Biden s’apprête à lever l’interdiction de facto imposée aux prestataires militaires américains de se déployer en Ukraine, ont indiqué à CNN quatre responsables américains au fait de la question, afin d’aider l’armée du pays à entretenir et à réparer les systèmes d’armement fournis par les Etats-Unis » (1).
La chaine américaine CNN en détaillait le 25 juin, les raisons. « Les discussions font suite à une série de décisions prises par les États-Unis ces derniers mois pour tenter d’aider l’Ukraine à repousser les Russes. Fin mai, M. Biden a autorisé l’Ukraine à frapper des cibles à l’intérieur de la Russie, près de la frontière avec la ville ukrainienne de Kharkov, avec des armes américaines – une demande que les États-Unis avaient refusée à plusieurs reprises par le passé. La semaine dernière, cette politique a semblé s’étendre une fois de plus, lorsque le conseiller à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a déclaré que l’Ukraine pouvait contre-attaquer avec des armes américaines n’importe où le long de la frontière entre l’Ukraine et la Russie » – ce que Politico, qui suit l’actualité du Congrès à Washington, confirmait (2).
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Puis tout s’est précipité en quelques jours.
Le résultat de l’autorisation américaine donnée aux Ukrainiens ne s’est pas fait attendre avec l’attaque le 23 juin, jour de la Pentecôte orthodoxe, de cinq missiles américains ATACMS équipés d’ogives à sous-munitions lancés par l’armée ukrainienne sur des plages, au nord de la ville de Sébastopol, en Crimée. Aucune cible militaire n’a été touchée. « Quatre missiles auraient été abattus par la défense russe, mais l’ogive d’un autre a explosé en l’air au-dessus de la plage, son épave et les sous-munitions ont frappé les civils » explique Anthony Marcus, correspondant pour Eurasia Business News (3). « Initialement, le bilan provisoire était de quatre personnes tuées, dont deux enfants, comme l’indique le ministère de la Santé. Le nombre de victimes blessées suite à ces frappes est passé à 144, dont 83 sont pris en charge dans les hôpitaux de Sébastopol (56 adultes et 27 enfants) puis à 153 victimes (données du 25 juin). Plusieurs enfants ont été envoyés à l’Hôpital pour enfants de Moscou, pour y recevoir des soins intensifs. Au moins cinq enfants ont été placés en réanimation ».
Peu d’échos dans la presse des deux côtés de l’Atlantique – mais, remarque le Canberra Times australien (4), « des responsables russes ont déclaré que le conflit entrait dans l’escalade la plus dangereuse à ce jour ».
Officiels dont le porte-parole du Kremlin, Dimitri Peskov. « “Bien entendu, l’implication des États-Unis dans les combats, qui entraînent la mort de Russes pacifiques, ne peut qu’avoir des conséquences”, a-t-il dit ». Ceci sachant que les Ukrainiens ne peuvent mettre en œuvre seuls lesdits missiles, installation et désignation des cibles. Dans le même temps, Sergueï Lavrov « a convoqué l’ambassadrice des États-Unis, Lynne Tracy, et lui a dit que Washington “menait une guerre hybride contre la Russie et était en fait devenu partie au conflit” » (4). Quelqu’un a dû entendre le sérieux de l’avertissement à Washington puisque, pour la première fois depuis plus d’un an, – le 15 mars 2023 exactement – le secrétaire à la Défense américain, Lloyd Austin, a appelé le 25 juin son homologue russe, Andreï Belousov, le récent successeur de Sergueï Choïgou (5) – annonce du Pentagone. Officiellement pour garder ouvertes des voies de communication. Et les informations sur le contenu réel de la conversation sont rares.
Rares et contradictoires, note un ancien sous-secrétaire adjoint à la défense, Stephen Bryen (6). Par exemple ? « Des blogueurs russes ont rapporté que les Russes avaient abattu un drone américain Global Hawk au-dessus de la mer Noire. Cependant, les États-Unis ont déclaré que leur drone supposé être impliqué dans le ciblage (des plages de Sébastopol), identifié comme un RQ-4 Global Hawk, était retourné sain et sauf à Sigonella (Sicile) ». Stephen Bryen note encore que « les informations russes ne concernent pas le maintien des communications (entre Washington et Moscou). Les Russes rapportent que Belousov et Austin ont “échangé des points de vue sur la situation en Ukraine”. Selon le ministère russe de la défense, M. Belousov “a souligné le danger d’une nouvelle escalade de la situation liée à la fourniture continue d’armes américaines aux forces armées ukrainiennes”. Le ministère a également indiqué que “d’autres questions ont également été abordées” ».
C’est que, rappelle Stephen Bryen, les incidents graves se sont multipliés qui touchent à la sécurité de la Russie.
« Avant l’attaque de la Crimée, l’Ukraine a lancé deux attaques de drones contre des stations radar stratégiques russes d’alerte précoce. Ces attaques auraient nécessité une aide au ciblage de la part des États-Unis et de l’OTAN, y compris des tactiques d’évasion pour éviter les défenses aériennes russes. Contrairement aux États-Unis, qui disposent de capacités d’alerte rapide par satellite, les Russes dépendent de radars terrestres capables d’alerter les défenses aériennes conçues pour intercepter les missiles balistiques ». On sait qu’une station a été touchée, sans en connaître la gravité. Et encore ? « Le même jour que l’attaque sur la plage de Sébastopol (23 juin), quatre missiles ATACMS ont été tirés sur la base radar NIP-16 du centre de communications spatiales à longue portée, à Vitino, en Crimée. “Le NIP-16 était destiné à accueillir le complexe de communication avec l’espace lointain Pluton, qui pouvait maintenir le contact avec des engins spatiaux jusqu’à une distance de 300 millions de kilomètres ». Enfin, « Le 26 juin, le lendemain de l’appel d’Austin, l’armée ukrainienne a bombardé une station de surveillance des radiations près de la centrale nucléaire de Zaporozhye, la plus grande installation de ce type en Europe. L’attaque visait une station de surveillance située à Velikaya Znamenka, un village situé à environ 15 km à l’ouest de la centrale nucléaire. La station de surveillance a été détruite lors de l’attaque ».
La situation inquiète aussi l’ancien ambassadeur britannique Alastair Crooke
On le sait, dit-il, Vladimir Poutine a proposé le 14 juin, en même temps que se tenait la « conférence pour la paix » en Suisse, près de Lucerne, sa solution pour mettre un terme à la guerre en Ukraine. Il a rejeté clairement « les dispositifs tels que les “cessez-le-feu” ou les “gels”. Il recherche quelque chose de permanent : Un arrangement qui a des “jambes solides”, qui est durable ». Pensait-il qu’il serait entendu à Washington ? « Pour être clair, Poutine ne s’attendait certainement pas à ce que ses propositions soient accueillies en Occident autrement que par le mépris et la dérision dont elles ont fait l’objet ». Pourquoi ce mépris ?
La raison en est, pour notre ambassadeur, que « les Etats-Unis, dans leur état d’esprit, sont restés bloqués à l’époque de la guerre froide, dans les années 1970 et 1980 ». On en trouve les fondements dès 1992 dans la doctrine Wolfowitz (8) qui « soulignait la suprématie américaine à tout prix dans un monde post-soviétique, ainsi que “l’élimination des rivaux, où qu’ils se trouvent” ». Et le successeur de la puissante URSS « n’était pas son égal et n’était donc pas considéré comme suffisamment important pour être impliqué dans le processus décisionnel mondial ». Sauf que « la Russie est aujourd’hui un acteur mondial de premier plan, tant sur le plan économique que politique. Pourtant, pour la strate dirigeante des États-Unis, il est hors de question d’accorder un statut égal à Moscou et à Washington ».
Un acteur russe de plus certain que « le monde ne sera plus jamais le même » avec la disparition du système de sécurité euro-atlantique. Et que seule une architecture de sécurité tenant compte des intérêts de chacun (« le Rimland et le Heartland dans un langage à la Mackinder* ») peut amener une paix durable. « Et pour être clair », ajoute Alastair Crooke, « si cette analyse est correcte, la Russie n’est peut-être pas si pressée de conclure les affaires en Ukraine. La perspective d’une telle négociation “globale” entre la Russie, la Chine et les États-Unis est encore lointaine ». Que peut-elle faire ? Laisser passer l’été et attendre l’après 5 novembre ? Avec le risque, d’escalade en escalade, de l’utilisation du nucléaire ? Les Américains pensent que Poutine bluffe.
Pourtant leurs « chiffres mettent en avant le risque d’un échange nucléaire. S’ils pensent qu’il s’agit d’un bluff, c’est parce qu’ils présument que la Russie n’a pas beaucoup d’autres options ».
Ce serait une erreur, affirme Alastair Crooke. « La Russie peut franchir plusieurs étapes dans l’escalade, avant d’atteindre le stade de l’arme nucléaire tactique : contre-attaque commerciale et financière ; fourniture symétrique d’armement avancé à des adversaires occidentaux (correspondant aux livraisons américaines à l’Ukraine) ; coupure de la distribution d’électricité en provenance de Pologne, de Slovaquie, de Hongrie et de Roumanie ; frappes sur les passages frontaliers de munitions ; et s’inspirer des Houthis qui ont abattu plusieurs drones américains sophistiqués et coûteux, mettant hors service l’infrastructure de renseignement, de surveillance et de reconnaissance (ISR) de l’Amérique » – toutes choses que nous avons, ici, en effet observées.
La gravité de la situation serait-elle apparue à l’Elysée ?
Notamment avec l’annonce de troupes de mercenaires américains au sol – mercenaires plutôt que soldats réguliers, Joe Biden ne souhaitant simplement pas voir revenir des body bags dans les familles aux Etats-Unis ? Parce que TASS annonçait dès le 24 juin que « la France n’enverrait pas de soldats en Ukraine dans un avenir prévisible » (9). Et que de plus, Emmanuel Macron souhaitait « poursuivre le dialogue avec Vladimir Poutine (10). Ce à quoi le Kremlin répondait le même jour « qu’aucune condition n’est nécessaire pour relancer le dialogue entre la Russie et la France » (11). Nous n’avons pas plus d’explications. Nous posons des faits.
« Nous marchons vers la guerre comme des somnambules » écrivait Henri Guaino le 12 mai dernier pour le Figaro. La voix de la France peut-elle encore compter ?
Hélène NOUAILLE
Notes :
(1) CNN, le 25 juin 2024, Natasha Bertrand et Oren Liebermann, Ukraine: Biden administration moving towards allowing American military contractors to deploy to country
https://edition.cnn.com/2024/06/25/politics/biden-administration-american-military-contractors-ukraine/index.html
(2) Politico, le 20 juin 2024, Laura Seligman, US says Ukraine can hit inside Russia ‘anywhere’ its forces attack across the border
https://www.politico.com/news/2024/06/20/us-says-ukraine-can-hit-inside-russia-anywhere-00164261
(3) Eurasia Business News, le 23 juin 2024, Crimée : attaque de missiles américains ATACMS à Sébastopol, 153 victimes
https://eurasiabusinessnews.com/2024/06/23/crimee-attaque-de-missiles-americains-atacms-a-sebastopol-144-victimes/
(4) The Canberra Times, le 24 juin 2024, Russia swears retaliation against US for Ukraine strike
https://www.canberratimes.com.au/story/8673816/russia-swears-retaliation-against-us-for-ukraine-strike/
(5) TASS, le 25 juin 2024, US defense secretary speaks over phone with Russian defense minister — Pentagon
https://tass.com/world/1808411
(6) Weapons and Strategy, le 27 juin 2024, Stephen Bryen, Why Did US SECDEF Austin Call Russian Defense Minister Belousov ?
https://weapons.substack.com/p/why-did-us-secdef-austin-call-russian
(7) Strategic Culture, le 24 juin 2024, Alastair Crooke, Putin’s “war” to re-shape the American Zeitgeist
https://strategic-culture.su/news/2024/06/24/putins-war-to-re-shape-the-american-zeitgeist/
(8) The New York Times, le 8 mars 1992, Excerpts From Pentagon’s Plan: ‘Prevent the Re-Emergence of a New Rival’
https://www.nytimes.com/1992/03/08/world/excerpts-from-pentagon-s-plan-prevent-the-re-emergence-of-a-new-rival.html
(9) TASS, le 24 juin 2024, France not to send troops to fight in Ukraine in near future – Macron
https://tass.com/world/1807781
(10) TASS, le 25 juin 2024, Macron says ready for dialogue with Putin
https://tass.com/world/1807855
(11) TASS, le 25 juin 2024, Kremlin says no conditions needed to revive Russia-France dialogue
https://tass.com/politics/1808141