1994 : les firmes etrangères et l’intendance militaire russe

Article de P DE VILLMAREST-Le 27 novembre 1994, Moscou admettait que 65 millions de dollars ont été « réalisés » en quatre ans par les trafics illégaux de quelques douzaines d’officiers supérieurs du Groupe des Armées de l’Ouest et leurs associés mafieux; soit l’équivalent du tiers des investissements étrangers directs en Russie en six mois de 1994.

Extrait de La Lettre d’information n° 13-1994 avec l’aimable autorisation de P. de Villemarest qu’on ne présente plus à nos lecteurs :

LES FIRMES ÉTRANGÈRES ET L’INTENDANCE MILITAIRE RUSSE

Le 27 novembre 1994, Moscou admettait que 65 millions de dollars ont été « réalisés » en quatre ans par les trafics illégaux de quelques douzaines d’officiers supérieurs du Groupe des Armées de l’Ouest et leurs associés mafieux; soit l’équivalent du tiers des investissements étrangers directs en Russie en six mois de 1994. Nous estimons en réalité qu’il s’agit d’une somme trois fois supérieure. Quoi qu’il en soit, on doit au chroniqueur militaire Alexandre Jiline des précisions sur «le business des généraux », ce qui lui vaut d’être sous la menace d’un assassinat.

Tout est parti de l’autorisation accordée à l’Intendance «ouest» des armées — sous prétexte d’améliorer l’ordinaire des troupes — de passer des contrats d’achats en gros détaxés, de cigarettes, alcools, conserves, auprès de firmes «occidentales». Un Vice-ministre, V. Makharadze avait, début 1992, attiré l’attention de Boris Eltsine sur les pratiques qui en découlaient. Un proche du Président a fait en sorte qu’il perde ses fonctions gouvernementales, et soit muté à la représentation commerciale russe au Canada.

En août 1992, rapporte Jiline, Yuri Boldyrev, Contrôleur Général auprès du cabinet du Président, s’inquiète de ce qui se passe en Allemagne. Il est relevé de son poste, mais il sera ensuite élu à la Douma, et compte bien poursuivre ces «affaires». Toutes les pistes mènent à ces conclusions : Les deux principales firmes «occidentales» qui ont amorcé en 1989 et 1990 les trafics de denrées destinées en principe aux armées russes d’Allemagne, mais immédiatement revendues au marché noir en Russie occidentale, Biélorussie, Sibérie, voire Extrême-Orient et, à partir de Kaliningrad et des états baltes (jusqu’en 1993), ont été la M. & S. et l’American Eagle. • La M. & S. a son siège à Anvers, (Belgique), avec filiales à Berlin, Hong Kong, Hambourg, Singapour, Yokohama et récemment à Moscou. Son directeur s’appelle Raschmiel Brandwein. La sécurité allemande et Interpol imputent à la firme une dizaine d’assassinats, trafics de drogue, lavage d’argent dans des salles de jeux, etc. Pendant trois ans, elle a fourni des tonnes de denrées aux armées russes de l’Ouest. • L’American Eagle, bien connue à Berlin, est dirigée par Moshe Ari. Elle rayonne dans les mêmes circuits que la précédente et, comme elle, a multiplié les filiales et sous-filiales en Europe et dans le monde. Ainsi Nathalena, Irena, Panthera, Cornet (dit le Groupe belge, d’après Jiline); ou encore les sociétés mixtes Innova, Tumas, Mir Trade Company, Osar, Mibis, Formula 7, Mos-Enico.

Jiline révélait encore en juin 1994 qu’une conférence tenue à Anvers les 9 et 10 novembre 1993, réunissait les délégués de ces deux firmes, et, côté russe, pour le groupe d’armées de l’Ouest, les officiers intendants A.S. Vankov, Evgueni Karatchuk, G.S. Katcherenko. II s’agissait d’un marché portant sur 5 millions de marks pour la M. & S., et de 3 millions pour l’American Eagle.

Jiline assure que l’Internationale des mafias est impliquée bien au-delà du « marché allemand », tant en milieu émigré russe que dans le «milieu» ouest européen. Car, dans l’autre sens, des armements légers ou lourds sont proposés aux «Occidentaux» (165 dollars pièce pour un AK-47, vendu par lots de 5.000).

C’est un chanteur russe très connu, Iossif Kobson qui, sous couvert de ses tournées, était jusqu’à l’été dernier l’homme de liaison, et se chargeait parfois des transports d’argent liquide. • Côté Lituanie/Kaliningrad, le clan des Daktaras, bâti sur le modèle des familles siciliennes, a été jusqu’au printemps 1994, un des principaux réseaux de trafics illégaux, y compris d’armements entre les états baltes et la base russe de Kaliningrad. L’arrestation de Vladas Laurinivicius, Président à Kaunas de l’association Selma, a porté un coup aux mafias régionales menées par ses amis du clan des Daktaras. Le Général Pavel Gratchev, Ministre de la Défense, a qualifié cette arrestation et ses conséquences de «provocation». Or, lui-même assistait en mai 1992 à une réunion de travail entre la Selma et les «intendants» de la Flotte russe de la Baltique; Selma se chargeant de construire 4000 appartements pour ses officiers. Contrat alors approuvé par le Premier Ministre lituanien A. Abisala. Cinq unités navales devaient «en échange» être vendues aux Lituaniens. Vladimir Chumeiko, à l’époque Ministre d’Eltsine, soutenait l’opération… qui fut annulée en décembre 1992, en ce sens que deux unités navales et non plus cinq devaient être livrées aux Lituaniens. En fait, Henrikas Daktaras, «baron» des mafias de Lituanie tirait toutes les ficelles avec faux contrats portant sur telle ou telle somme, mais avec des dessous de table d’un montant triple.

LE RÉSEAU SUPÉRIEUR VENU DU K.G.B.

Cette autre « affaire » a été étouffée depuis le printemps dernier. On avouera qu’il est étrange que, dans tous les cas, la figure de l’actuel Ministre de la Défense apparaisse, puis disparaisse… A Moscou, il est surnommé «Mercedes» depuis qu’il dis pose de deux Mercedes grand luxe, ainsi d’ailleurs qu’une dizaine d’autres généraux. La raison en est, qu’au-dessus de tous ces micmacs, un réseau de plus grands «barons» des mafias et leurs quelque 500 banques, parmi lesquelles Most (à encadrement d’officiers venus du K.G.B. dont le Général Bobkov, ancien responsable de la chasse aux dissidents du temps d’Andropov et de Gorbatchev) et Menatep. De 700 barons coiffant près de 6.000 gangs en Russie (chiffres avancés cet été dans nos Dossiers), on est descendu à 289 barons en cette fin 1994. Soit une «concentration des pouvoirs» qui doit beaucoup aux efforts des quelques 2.370 ex-officiers du K.G.B. d’avant 1993, qui ont réussi à se faire élire à la Douma et dans les parlements des Républiques et territoires de la Fédération de Russie. Le spécialiste américain M. J. Waller confirme nos analyses de ces dernières années : un noyau secret du K.G.B. en exercice ou passé dans la réserve après remaniements de l’espionnage et du contre-espionnage a: — organisé les transferts illégaux d’argent à l’étranger depuis 1987; — organisé l’achat de banques, firmes, bureaux de changes, sociétés d’investissement, grâce à l’argent illégal blanchi et recyclé; — implanté dans le monde des sociétés parfaitement légales. Par exemple, pivot en Suisse de ces opérations : le fils de Vladimir Krioutchkov, chef du K.G.B. jusqu’à l’été 1991; pivot au Luxembourg: le fils de Valentin Pavlov, Premier Ministre de l’U.R.S.S. jusqu’à l’été 1991, etc. et c’est Evgueni Primakov, Directeur de l’espionnage russe, qui a bloqué, il y a dix-huit mois, toute investigation sur les réseaux d’évasion de capitaux dans la période de 1987-1993.

Aujourd’hui, 80 % des sociétés mixtes (joint-ventures) de Russie comptent dans leur administration un ou plusieurs ex-kgébistes. Lorsqu’un général du K.G.B. comme Viktor Ivanenko tenta en 1993 de démontrer que, contrairement aux illusions des Occidentaux, ces hommes allaient saboter les réformes, il fut éliminé de ses fonctions. Selon Waller, membre à Washington de l’American Foreign Policy Council, de 800 à 1.000 ex-officiers du K.G.B. servent actuellement d’analystes, de négociateurs, de réalisateurs des principales opérations économiques et financières russes (Soixante, rien qu’à l’intérieur de la banque Most); tandis qu’un milliard de dollars par mois s’évade vers l’étranger (Chypre, les Bahamas, l’Ile de Man, etc.)

Nous voilà loin des petits gangs de rues, et tout près des raisons qui font que Boris Eltsine n’est plus l’homme libre qu’il était encore au début de 1993.

Le réseau supérieur venu du K.G.B. est en passe de réussir la plus vaste opération du siècle.

LE RETOUR EN FORCE DU K.G.B.

Un décret daté du 23 novembre dernier n’a guère attiré l’attention des observateurs : un an après que Eltsine ait dissout le ministère de la sécurité (appelé K.G.B., avant 1992) pour lui substituer le F.K.S., ou contre espionnage intérieur, toute les prérogatives sont rendues à cette police secrète.

Comme au temps du K.G.B., le F.S.K. peut de nouveau instruire lui-même des procès contre toute tentative de conspiration, de terrorisme, contrebande, et dispose de ses propres prisons. Le Parquet n’est plus là que pour enregistrer ses conclusions et décisions. Le F.S.K. c’est «l’État dans l’Etat», tel que le fut le K.G.B. Sur les 1.100 juges de cet organisme, 550 viennent de l’ex-K.G.B.

Le F.S.K. compte près de 76.000 officiers et employés, sous la direction de Serguei Stepatchine, entouré de 227 généraux. Général Major depuis 1992, âgé de 42 ans, sa carrière s’est déroulée, depuis sa sortie de l’Académie Lénine, dans les rouages du K.G.B. Il s’est rallié à Boris Eltsine en été 1991, parce que ce dernier jouait, contre Gorbatchev, de la fraction kgébiste acquise aux réformes, par lucidité politique et par tactique, bien plus que par une quelconque attirance vers la démocratie.

D’ailleurs, c’est Oleg Lobov, secrétaire du Conseil de Sécurité depuis septembre 1993, qui s’est chargé de revoir et sélectionner le haut personnel du F.S.K.; âgé de 57 ans, lié à Eltsine depuis vingt-deux ans, Lobov n’a rien d’un réformateur pro-occidental.

Auprès de Stepatchine, on trouve Alexandre Strelkov qui jusqu’en 1992 était responsable du goulag; ou encore Valeri Timofeiev, chef du K.G.B. de la région de Gorki du temps où Sakharov y vivait sous surveillance étroite. Stepatchine vient d’assurer à la Pravda que, depuis un an, le F.S.K. a mis en prison «plus d’espions que le total des cinq années écoulées»! , Et il se félicitait que, par accords avec les Occidentaux, ces cas ne soient pas « politisés»!

Bien entendu, la justification donnée à ce retour du K.G.B., c’est la lutte contre l’ampleur du crime organisé et la corruption. Mais rappelons que lorsqu’en 1990 Gorbatchev sentit faiblir son pouvoir et vaciller une perestroïka uniquement créée pour la survie du communisme, Krioutchkov, alors directeur du K.G.B., «justifia» le renforcement du K.G.B. au nom de la lutte «contre le sabotage économique». Il implanta alors des centaines de kgébistes dans l’appareil économique du gouvernement et des administrations régionales.

Parallèlement, au fur et à mesure des premières privatisations, il donna à ses officiers les moyens financiers et techniques de contrôler le pétrole, l’uranium et les matières premières. Si bien que, depuis 1992, l’appareil économique russe se trouve en grande partie sous la coupe d’officiers qui sont restés dans le F.S.K.

Résultat : le K.G.B. légal, dit F.S.K., et le KGB. «Illégal» passé dans le secteur privé, peuvent désormais travailler ensemble, sans freins. S’ajoute le fait sur lequel nous attirons l’attention notamment des milieux industriels et financiers: le F.S.K. a récupéré le droit de poser à sa guise des écoutes; il travaille main dans la main avec la F.A.P.S.I. (Agence Fédérale de Communication et d’Information), laquelle s’occupe d’écoutes, de censure, du courrier, de cryptographie, etc., sous la direction du vétéran du K.G.B., le Général Alexandre Starovoïtov.

Plus de secrets d’affaires, ni dans la vie privée. Pour s’être, comme Gorbatchev hier, associé au K.G.B./F.S.K. afin de protéger son pouvoir, Eltsine est à présent prisonnier d’une mafia politico policière, dont certaines mafias sont l’instrument, et d’autres, l’instrument du S.V.R. (l’espionnage russe).

Fin février 1995 la Douma a voté une loi substantielle (32 pages!), restituant au F.S.K. les pouvoirs que cette institution détenait avant 1989. Face aux libéraux américains et au laxisme des gouvernements européens, l’appareil néo-kgébiste a la partie belle.